1Bien qu’aujourd’hui le mot psychopédagogie ne soit pas très utilisé en France, il est présent dans le nom porté par ces centres de traitement « psy » recevant des enfants pour qui, en principe, l’enfance et l’expérience scolaire ne se passent pas bien, les Centres Médicaux Psycho-Pédagogiques ou CMPP. À l’origine de ces institutions toujours très actives, se trouve la création en 1946 du Centre Psychopédagogique Claude Bernard, initié et dirigé par Juliette Favez-Boutonnier et Georges Mauco. La psychopédagogie en tant que champ théorico-pratique et le métier de psychopédagogue n’ont pas connu, en France, un développement de même ampleur que dans d’autres pays et tout particulièrement en Argentine et au Brésil. Les raisons de cette différence de situations ne seront pas évoquées dans cet article.
2Dans ces deux pays sud-américains où n’existe pas de réseau de CMPP « à la française », tout enfant qui n’arrive pas à bien travailler peut très bien être invité sans délai par l’école à consulter un psychopédagogue. Ce professionnel n’est ni un enseignant ni un psychologue clinicien. Il peut éventuellement avoir été l’un ou l’autre, mais il a dû effectuer une formation spécifique pour devenir quelqu’un qui saura prendre en charge l’enfant d’une manière considérée comme très singulière afin de le faire avancer dans les apprentissages scolaires.
3Si cela peut paraître simple, la grande question qui fait débat est celle de préciser la supposée singularité inhérente à cette opération dite psychopédagogique développée par un professionnel et située aux frontières de l’enseignement et du soin psychologique. Bien que fermement établi en Argentine et au Brésil, le champ théorico-professionnel de la psychopédagogie est depuis toujours un terrain de grandes disparités, héritier des imprécisions, des controverses et des débats qui traversent autant les études pédagogiques que psychologiques. Même un survol panoramique sur le déroulement de ces controverses risquerait de nous faire perdre le fil argumentatif de cet article.
4Durant les années soixante-dix, la psychanalyse était bien présente en Argentine de même que les études piagétiennes. Le coup d’état militaire de 1976 qui bannit Freud et Piaget de la bibliographie des cursus universitaires – ainsi que de nombreux intellectuels du sol national – n’a pas stoppé tout un effort de réflexion qui, d’une manière ou d’une autre, est à l’origine de ce qui, aujourd’hui, en Argentine, au Brésil et dans d’autres pays latino-américains, est encore nommé la clinique psychopédagogique ; même si, lors de ces années, la figure professionnelle du psychopédagogue n’existait pas encore et si le processus de reconnaissance jusqu’à la réglementation de la pratique professionnelle est tout à fait singulier à chaque pays. L’idée opérant dans l’imaginaire social en Argentine à cette époque était un peu identique à celle qui donna lieu à la création du premier Centre Psycho-Pédagogique en France : si un enfant n’apprend pas bien comme il est souhaitable qu’il le fasse à l’école, il doit y avoir une raison psychologique susceptible d’être surmontée. Cette vague idée est encore opérationnelle même si la vieille supposition qu’il s’agirait d’un déficit neurologique auquel il faudrait se résigner est en train de redevenir hégémonique, tout particulièrement en France. Cependant, en Argentine et au Brésil, le discours médical sur les « dys », bien que présent là aussi, n’a pas encore repris sa place hégémonique d’antan. Ce qui est curieux dans cette histoire, c’est qu’en Argentine, le prestige simultané – dans le domaine des savoirs psychologiques – de la psychanalyse et de la psychologie génétique a constitué, durant les années soixante-dix, un sol fertile permettant l’émergence d’une réflexion singulière sur l’intelligence de l’enfant et donc sur la nature d’une intervention professionnelle spécifique susceptible de le faire avancer dans les apprentissages scolaires.
5Dans ce contexte, les travaux de Sara Paín ont fini par prendre une place très importante, tout d’abord dans son pays natal l’Argentine, puis aussi au Brésil vingt ans après durant les années quatre-vingt-dix. Psychologue dotée d’une solide formation philosophique, Sara Paín était avant le coup d’état professeure en psychologie du développement à Buenos Aires. Elle a publié trois livres qui font référence : Diagnóstico y tratamiento de los problemas de aprendizaje (1973), Estructuras inconscientes del pensamiento. La función de la ignorancia I (1979) et La génesis del inconsciente. La función de la ignorancia II (1985); le premier ouvrage a été publié en français sous le titre Les difficultés d’apprentissage. Diagnostic et traitement (1980) et les deux autres réunis et aussi publiés en français sous le titre La fonction de l’ignorance (1989). Son raisonnement – qui doit être considéré comme étant le coup d’envoi de la constitution du champ théorico-pratique de la psychopédagogie clinique – est marqué par la double référence aux études piagétiennes et freudiennes. Aujourd’hui, tant en Argentine qu’au Brésil, ce champ se réfère à davantage d’apports, mais ce qui importait dans l’imaginaire social des années soixante et soixante-dix était que pour apprendre les mathématiques ou à lire et écrire, il fallait compter sur une espèce de synergie entre ce qui pourrait être, d’une part, l’intelligence de l’enfant et, de l’autre, la soi-disant affectivité. Si cette espèce de certitude est battue en brèche de nos jours par la croyance au réductionnisme neurologique, à cette époque, Piaget était le « patron » de l’intelligence et Freud le « conquérant » indiscutable de l’inconscient. Aussi, l’émergence d’un nouveau champ spécialement dédié à éclairer et à traiter ce qui était repéré en termes de problèmes ou troubles dans l’apprentissage scolaire ne pouvait au départ que se réclamer de ces deux grandes références dans le domaine des savoirs « psy ». Cette espèce d’amalgame intelligence/affectivité – Piaget/Freud faisait un certain consensus puisque, à l’époque, tant Piaget lui-même que la théorie et la clinique psychanalytique avec des enfants apportaient des arguments dans ce sens. D’une part, Piaget affirmait que la pensée entraînait deux aspects intimement interdépendants : l’affectif ou l’énergétique et le cognitif ou le structural. Il disait que la relation entre l’un et l’autre était comme celle d’un moteur avec le combustible nécessaire pour le faire tourner ; autrement dit, sans affectivité pas d’intelligence, mais la raison du fonctionnement de celle-ci n’était pas dû au combustible affectif. D’autre part, la pratique psychanalytique avec des enfants – majoritairement référée à l’époque en Amérique du Sud à la pensée de Melanie Klein – présupposait que l’intelligence ne pouvait que fonctionner naturellement sauf si elle était empêchée par la dynamique affective inconsciente. Aussi, le point commun entre piagétiens et psychanalystes était le fait de soutenir qu’entre les fonctionnements intellectuel et affectif, il n’y avait pas de rapport constitutif.
Des connaissances et du savoir
6La théorisation singulière de Sara Paín va remettre en question la dissociation intelligence/affectivité que, d’une certaine manière, permettait jusqu’alors une relation de voisinage marquée d’une certaine indifférence réciproque entre piagétiens et psychanalystes d’enfants. Son point de départ a été l’affirmation que le fonctionnement de l’intelligence et celui de l’inconscient freudien se présupposaient mutuellement. Elle parlait d’un binôme de structures inconscientes, celles de la connaissance et du savoir, comme constitutives de la pensée humaine. Elle soutiendra encore que ces deux fonctionnements, différents et irréductibles l’un à l’autre, émergent au même moment chez l’enfant, demeurant toujours solidaires. Ce fut cette proposition qui donna le coup d’envoi à la constitution d’un champ théorico-pratique spécifique concernant les problèmes liés aux apprentissages.
7Compte tenu du fait que les lecteurs de ce texte sont principalement de langue française, une clarification s’impose quant à l’utilisation de ces deux termes, connaissance et savoir, car celle-ci n’est pas équivalente en espagnol, portugais et français. Par exemple, la simple affirmation « transmettre des savoirs scolaires », bien qu’elle puisse être traduite littéralement, n’est pas compréhensible en Argentine ou au Brésil. En effet, dans ces deux pays, les enfants ne vont pas à l’école pour bénéficier de la transmission du savoir ou des savoirs scolaires, mais pour apprendre ou pour construire des connaissances. Par contre, de la même façon qu’en français, il est possible en espagnol et en portugais de prédiquer de quelqu’un qu’il est savant ou qu’il sait beaucoup.
8Le syntagme « rapport au savoir », très présent dans le domaine des sciences de l’éducation françaises, n’est pas non plus directement traduisible en espagnol ou en portugais. Tous les chercheurs sud-américains qui ont soutenu une thèse en France en utilisant cette notion – que ce soit dans la tradition sociologique ou du côté de l’approche clinique d’orientation psychanalytique en sciences de l’éducation – ont dû à leur retour au pays « bricoler » une traduction afin de ne pas réduire sa richesse à quelque chose qui serait du type « la relation avec le savoir ».
9La dichotomie connaissance/savoir – marque de la théorisation de Sara Paín – a été possible parce que, d’une part, elle était déjà disponible dans la langue espagnole courante et, d’autre part, parce que c’était une référence éclairée par la théorisation piagétienne et l’enseignement lacanien. Piaget s’est toujours servi en français du mot connaissance. Lacan, pour sa part, a affirmé que l’inconscient freudien est un savoir refoulé, c’est-à-dire un réseau de signifiants à l’œuvre ; l’inconscient détermine le rapport d’un sujet au réel de la castration ou du désir, l’inconscient en tant que savoir étant un savoir insu ou un savoir qui ne se sait pas. Le savoir inconscient n’a donc rien à voir avec l’idée traditionnelle du savoir comme coextensif à la réflexion d’un sujet connaisseur pris ou non, selon les goûts, aux pièges d’une dynamique affective inconsciente. Le savoir n’est pas non plus une vérité immergée dans les profondeurs psychiques et dans l’attente d’être repêchée. Celle-là était précisément l’idée non-psychanalytique de Carl Jung, comme le rappela Lacan dans La science et la vérité (1965/1966). D’une certaine manière, l’expression « rapport au savoir » dans le sens courant d’un rapport à (quelque chose) n’a pas de place à l’intérieur de la réflexion de Lacan. En revanche, ce qui l’intéresse est le rapport à la vérité, c’est-à-dire à la castration ou au désir, le rapport au manque de savoir. C’est justement dans ce sens que le terme « rapport » est par exemple utilisé par Piera Aulagnier dans Le désir de savoir dans ses rapports à la transgression (1967). Ce texte dialogue en permanence avec le texte La science et la vérité (Lacan, 1965/1966). Le désir est celui du savoir impossible sur le désir, tandis que la transgression à laquelle l’auteure d’origine italienne se réfère est celle du pervers par rapport à la castration. C’est de celle-ci – la castration de la mère – que ledit pervers refuse de savoir quelque chose.
10Dans l’enseignement lacanien, désir et savoir sont des notions qui se présupposent. Le désir est précisément ce qui « ne cesse pas de ne pas s’écrire » (Lacan, 1975, p. 87) comme manque dans le registre même du savoir. Si le désir est un savoir qui manque (qui fait défaut, qui boite), alors il vise le savoir pour faire le savoir de l’Un, c’est-à-dire, un savoir Un ou incestueux. Mais cela est impossible et donc le désir veut savoir, mais en même temps, il ne veut pas savoir qu’il ne peut pas savoir, qu’il n’y a pas de savoir sur le désir (Massota, 1979). C’est pour cette raison que, suite à l’enseignement lacanien, nous pouvons parler en termes de désir de savoir ou de savoir du désir, mais jamais de savoir sur le désir, ce qui donnerait un savoir sur, bref de la connaissance.
Le point de départ du travail de thèse
11C’est dans ce champ – nommé psychopédagogie – ouvert par la réflexion de Sara Paín, que j’ai développé, à la fin des années quatre-vingt, mon projet de recherche à l’université de Campinas (UNICAMP) au Brésil. La thèse que j’ai soutenue en 1992 s’intitule : De Piaget à Freud : pour repenser les apprentissages. Elle a été publiée tout d’abord au Brésil – en 1992 sous le titre De Piaget à Freud : pour repenser les apprentissages. La (psycho)pédagogie entre connaissance et savoir – puis traduite et publiée en Argentine l’année suivante par la maison d’éditions qui avait publié les livres de Sara Paín. À l’occasion de sa 15e édition en 2010, au Brésil, quelques modifications ont été introduites ainsi qu’une longue préface et un nouveau titre : De Piaget à Freud : pour une clinique de l’apprendre.
12Mon travail de thèse débuta au Brésil en 1988. Mais l’idée de cette recherche avait commencé à me travailler un soir de 1986, lors de la présentation d’un cas clinique en psychopédagogie conduit par Clemencia Baraldi dans le cadre d’une série de séminaires programmés à l’Université Nationale de Rosario (Argentine). Dans un article paru peu avant son séminaire à la faculté, Baraldi avait écrit :
« Alicia suivait un traitement depuis deux ans quand elle fit un jour une découverte merveilleuse : les apparences peuvent tromper. Alicia semblait bête : signifiée comme telle par sa mère et par l’école, elle s’était enfermée dans cette conviction : “Je ne vais pas y arriver parce que je suis bête”, répétait-elle souvent. À dix ans, elle ne parvenait pas à soutenir la permanence de la quantité et demeurait donc dans une pensée prélogique lui interdisant tout apprentissage opératoire, circonstance qui entravait fondamentalement sa performance en mathématiques. Mes interventions visaient à extraire Alicia de sa certitude (“je suis bête”) en lui offrant des espaces où un raisonnement pourrait être possible. Lors d’une séance, elle a ponctuellement mis en relation les fiches blanches avec les noires : pour chaque blanche, une noire (corrélation terme à terme, pour Piaget). J’ai ensuite regroupé les blanches et je lui ai demandé : “Y a-t-il toujours la même quantité ?” Cette fois-ci, Alicia ne resta pas collée à la correspondance imaginaire perceptible et, après un temps, s’exprima ainsi : “On dirait qu’il y a plus de noires que de blanches, mais il y a la même quantité de blanches que de noires… on croirait quelque chose mais ce n’est pas ça. Peut-être que je semble bête, mais je ne le suis pas”. »
14Subitement, cet extrait clinique m’a intrigué. Alicia venait d’affirmer la permanence de la quantité discrète, porte d’entrée à la logique mathématique ; or l’effet de ce savoir ne s’était pas limité à la connaissance : il avait également ébranlé une conviction intime, « je suis bête ». La connaissance ne lui avait été accessible qu’une fois que quelque chose de ce « savoir autre » avait été ébranlé. Comment Alicia s’est-elle rendu compte qu’elle se trompait ? D’où avait surgi ce savoir sur elle-même qui lui avait donné la clef – à son insu – pour construire une connaissance au-delà des simples apparences ? J’ai alors osé émettre une supposition : si Alicia se trompe de façon routinière, il doit y avoir une raison : l’erreur doit être produite selon une logique qui lui est propre, laquelle doit transcender l’erreur, d’autant que son apparition échappe à tout contrôle. Alicia parvient à se décoller de la correspondance perceptive au moment où la distinction entre « être bête » et « avoir l’air de l’être » devient possible. L’erreur mathématique disparaît et elle poursuit son entreprise de reconstruction de la connaissance socialement partagée quand le savoir inconscient l’émeut. Et vice-versa : l’erreur résiste parce que l’inconscient insiste à indiquer qu’elle est bête. Si les connaissances erronées volent en éclats à l’instant même où l’inconscient s’ouvre et se referme, surgit un savoir concernant la vérité du désir ; ce dernier doit donc également être impliqué dans la détermination de l’erreur. Ainsi, si la fracture de la pensée est un choc entre l’ordre des connaissances et celui du savoir, alors cette dyade doit toujours être, en dernière instance, subtilement structurée. La connaissance est l’effet de l’intelligence qui la produit à sa façon et le savoir est l’effet du désir inconscient qui travaille, étant lui-même également produit à sa propre façon. Serait-ce là une nouvelle version de la dichotomie raison/affectivité ? J’ai cherché à introduire un glissement dans cette vieille dichotomie psychologique qui n’est qu’un véritable obstacle épistémologique dans le sens de Gaston Bachelard.
15Ma thèse était – et demeure – pertinente : la pensée est constituée par le couple connaissance/savoir au sein duquel règne l’indétermination ; elle s’articule à l’intérieur du champ de la parole et du langage, soumis pour sa part à l’opération de refoulement psychique. Par conséquent, l’orientation choisie en faveur d’une clinique sous transfert de l’apprendre doit obligatoirement s’articuler en allant de Piaget à Freud.
Une subversion nécessaire des démarches psychologiques
16Aller de Piaget à Freud, n’est pas sans conditions. Dès le début, j’étais conscient qu’il ne s’agissait ni de formuler une psychologie générale, ni une psychologie du développement. Je savais aussi qu’il ne s’agissait pas de réduire la réflexion de l’un à celle de l’autre et encore moins de s’aventurer dans une comparaison entre des termes supposés communs afin de marquer des similitudes et des différences, que ce fût par pur exercice intellectuel ou en vue de la fondation d’une psychologie totalisante de l’Enfant. Tout ceci avait déjà été l’objet d’essais et de tentatives ici et là, dans le sillage de l’intérêt initial pour la psychanalyse, de la part de ce curieux et infatigable chercheur qu’avait été Jean Piaget. Parmi de nombreuses initiatives, rappelons les propositions – déjà connues durant les années quatre-vingt en Amérique du Sud – de Jean-Marie Dolle dans De Freud à Piaget – Éléments pour une approche intégrative de l’affectivité et de l’intelligence (1977) et de Bernard Gibello dans L’enfant à l’intelligence troublée (1984).
17Ma proposition d’aller de Piaget à Freud non seulement renonçait explicitement à cet ambitieux projet intégratif, mais se fixait pour objectif l’élucidation des conditions rendant possible une clinique psychopédagogique sous transfert à l’instar de la réflexion pionnière de Sara Paín.
18J’ai très vite été convaincu que cette opération de traversée de frontières « de Piaget à Freud » impliquait, avant toute chose, une lecture peu consensuelle des textes piagétiens. La psychologie ayant pris l’habitude de penser l’intelligence humaine dans sa continuité avec la biologie, il fallait lire Piaget décidément au-delà du vitalisme et du réductionnisme habituels.
19Pourquoi partir de Piaget pour aller vers Freud ? D’une part, dans ma thèse de doctorat, je reconnais comme antérieure la tradition argentine de travail clinique avec des enfants aux prises avec l’apprentissage scolaire. Une partie de cette tradition se présentait comme psychopédagogie et non simplement comme une psychanalyse avec des enfants ; même le « cas d’Alicia », en question dans la thèse, avait été construit à partir d’une double filiation : l’épistémologie génétique et la psychanalyse ; et C. Baraldi, dont je suivais le séminaire, se disait à l’époque psychopédagogue et non pas psychanalyste même si elle tenait à dire qu’elle opérait sous transfert. D’autre part, aller de Piaget à Freud n’était pas seulement une question de continuité par rapport à une tradition scientifique argentine. Le fait d’être né en Argentine m’obligeait-il à suivre à la lettre la tradition nationale en la matière ? Après tout, pourquoi ne pas aller en sens inverse comme l’avait fait Jean-Marie Dolle ? À l’époque, je considérais déjà que les recherches piagétiennes étaient les seules à rendre possible une réflexion sur la loi de composition génétique des rapports du corps à corps d’un enfant avec les connaissances socialement partagées. Question d’ailleurs loin d’être anodine car, sans la formulation d’une logique processuelle, quelle intervention pourrait être possible auprès des productions épistémiques d’un enfant ? C’était bien là la question qui ouvrait le chemin vers une clinique psychopédagogique en contournant les limitations de la psychanalyse des années soixante qui prônait la simple levée des inhibitions pour lâcher les amarres d’une intelligence supposée donnée « naturellement ». Ceci étant, la logique épistémique formulée par le projet piagétien, bien qu’étant une pièce importante, y trouvait aussi, ici même, ses propres limites ; d’autant plus si l’on considère qu’elle ne disait encore rien à propos d’un sujet aux prises avec l’apprentissage scolaire. Il fallait dépasser les frontières disciplinaires.
De Piaget à Freud
20La grande question pour Piaget était la suivante : comment la mathématisation de la connaissance physique implique-t-elle la possibilité d’agir sur la nature ? Piaget enracine la pensée dans la vie matérielle. Les idées ou les épistémès n’habitent pas le topus urano, pas plus qu’elles n’émergent d’une volonté divine quelconque : ce sont de simples productions supportées par des organismes humains en interactions mutuelles et avec la nature. Cependant, ceci ne suffit pas à affirmer que l’intelligence piagétienne serait un organe de régulation aussi substantiel que le foie ou bien qu’elle soit aussi organique que les neurones eux-mêmes qui seraient donc capables de raisonner. Précisément à propos de cette idée très actuelle, il faut rappeler que Piaget déclara de façon claire et nette dans un livre intitulé Biologie et connaissance que « la neurologie […] n’expliquera jamais pourquoi 2 plus 2 font 4 » puisque les neurones simplement ne pensent pas (Piaget, 1967, p. 46).
21Affirmer que l’intelligence est une production humaine pose – à mon avis – le problème de l’établissement de cette humanité d’un organisme. La matérialité organique se bat pour la vie, même sans plan ni aucune garantie ; et soudain, à un moment donné dans l’histoire de l’évolution, émerge une humanité toujours inachevée et condamnée à jamais à penser sans pour autant être là où elle est le jouet de la pensée, l’humanité pense à ce qu’elle est là où elle ne pense pas penser (je paraphrase la célèbre affirmation lacanienne dans L’instance de la lettre dans l’inconscient (Lacan, 1957/1966, p. 517). Le fait que l’homme réfléchisse, dit encore Piaget, prend ses racines au cœur de la « coordination générale des actions » (Piaget, 1967). Ainsi la genèse constructive de la pensée n’obéit pas à une téléonomie basée sur une pré-humanité déjà présente dans l’organisme. L’humanité intelligente, à l’intérieur du processus d’autorégulation de la vie, n’est rien de plus qu’une nouveauté non contenue dans le moment précédent de l’évolution.
22Aussi, pour Freud, tout ce qui peut être jugé a posteriori comme une conquête humaine n’est rien de plus que le résultat de la lutte organique pour la vie. À telle enseigne qu’il est utile de rappeler que l’émergence du mécanisme psychique du refoulement originaire – fondateur de la pensée – est inhérente à la position verticale de l’homme à un moment donné de cette lutte à laquelle nous donnons le nom d’évolution en fonction de notre prétention bien humaine à atteindre les sommets célestes. Freud a explicitement repris cette thèse de sa jeunesse – formulée le 14 novembre 1897 dans la lettre 75 à son ami W. Fliess (Freud, 1897/1956) – dans Le Malaise dans la culture ; il s’y exprimait ainsi : « le procès culturel de l’humanité, tout comme le développement de l’individu, sont aussi tous deux des processus de vie » et pour éclaircir ce propos, il écrit dans une note de bas de page : « Il serait utile d’ajouter qu’il s’agit de la forme que cette lutte a acquise à partir d’un certain événement cardinal, encore méconnu de nous. » (Freud, 1929/1994, p. 30)
23Par ailleurs, dans Figures de l’infantile (Lajonquière, 2010), je me suis référé à cet évènement dans la phylogenèse de l’humain comme étant l’émergence même de la fonction signifiante à laquelle tout petit d’homo sapiens se voit de nos jours confronté quand il vient au monde.
24En ce sens, suivant Piaget et Freud, l’émergence de l’intelligence et/ou de la psyché présuppose la matérialité organique. Toutefois, ceci ne signifie pas que la cellule soit capable de penser, de fantasmer, qu’elle soit cultivée ou intelligente, qu’elle ait la conscience ou l’idée de quelque chose, bref, que l’organisme contienne en soi la psyché ou que le fonctionnement de cette dernière – quelle qu’elle soit – puisse être expliqué par le biologique. En somme, il n’existe pas de continuité entre les productions dites humaines et l’organisme puisque ce dernier n’intervient pas dans l’histoire à titre de causalité, mais seulement en tant que limite. Bref, bien que les cerveaux ne pensent pas, sans eux la pensée humaine cesserait de se penser. Dans la lutte pour la vie, la matérialité organique toujours stupide subit les effets de l’émergence de « quelque chose » de différent qui n’était pas contenue, même en tant que potentialité, dans le moment phylogénétique précédent. Une fois cette différence forgée, elle acquiert une vie propre, venant constituer un monde humain grâce à une opérativité qualitativement différente du moment précédent, mais sans pour autant perdre son origine anodine. C’est justement dans ce monde déjà humanisé qu’arrive tout nouveau-né, incité à se confronter au défi de reconstruire en lui-même cette humanité existante – la pensée – bien qu’inachevée et donc toujours ouverte à la création de nouveautés épistémiques.
25Piaget rejetait par ailleurs toute matrice téléologique, bien qu’il crût que les connaissances ne se succédaient pas par hasard – il y a toujours une genèse soumise à une loi structurelle. Curieusement, les études piagétiennes n’ont pas non plus l’exclusivité de cette perspective comme on pourrait en principe le penser. Freud, qui a débuté sa réflexion par la psychogenèse du symptôme hystérique, a fini par formuler le montage et l’opérativité de ce qu’il appelait, en résonance avec l’esprit de l’époque, l’appareil psychique (Lajonquière, 2019). Il a affirmé dans le prolongement de cette formulation que la production culturelle et l’humanisation constituent de fait une même et unique genèse ; et il a poussé plus loin sa réflexion en ébauchant la psychogenèse d’un domaine culturel particulier : la pensée religieuse, dans Moise et la Religion Monothéiste (Freud, 1939), ayant pour base la théorie du refoulement psychique. Bien évidemment, le processus psychogénétique dont nous parlons ne doit pas être confondu avec un raisonnement « à la Henri Ey » (voir Lacan, 1946/1966).
26À propos de ce travail freudien, Gérard Pommier (1993) a développé un demi-siècle plus tard, une étude également génétique – mais non téléologique – sur l’invention et la renaissance de l’écriture. Cet auteur formule une psychogenèse psychanalytique de l’écriture qui a tous les mérites d’en concurrencer une autre d’inspiration piagétienne et formulée de façon pionnière dans les années soixante-dix par les Argentines Emilia Ferreiro et Ana Teberoksky (1979), avant leur exil politique. Si ces investigations de G. Pommier avaient été publiées avant l’élaboration de ma thèse, peut-être l’aurais-je modulée autour de son idée centrale ou aurais-je choisi de poursuivre un autre chemin de recherche. La genèse qu’il avance l’emporte en effet sur l’exclusivité piagétienne, du moins à propos de l’écriture. Cependant, il faudrait examiner si ces propositions seraient encore valides pour la reconstruction des connaissances logico-mathématiques. Si c’est le cas, il serait alors légitime de se demander si la clinique de l’apprendre souhaitée ne pourrait se contenter d’être tout simplement ce qu’est la psychanalyse, se voyant alors dispensée de parcourir le chemin qui mène de Piaget à Freud. Rappelons que, dans un certain sens, Melanie Klein avait déjà parié à sa manière sur cette orientation. Ou peut-être faudrait-il réfléchir à une clinique de l’apprendre d’inspiration psychanalytique détachée des apports kleiniens ? Sincèrement je ne saurais le dire. Par ailleurs, il ne faudrait pas oublier que la question centrale est toujours celle du transfert. La clinique de l’apprendre, pour être clinique et non pas comportementale ou cognitiviste, tient compte de la dynamique transférentielle, mais cela ne ferait pas d’elle une psychanalyse puisque le psychopédagogue doit aussi tenir compte du processus de reconstruction des connaissances à l’œuvre dans les résolutions de problèmes logico-mathématiques, les jeux mécaniques et expérimentaux, dans la production artistique, dans l’écriture, etc. présents nécessairement dans le cadre d’un traitement psychopédagogique.
D’un pli dans la mise en œuvre de la pensée chez l’enfant
27Le postulat génétique a mené Piaget à enquêter sur la manière dont les enfants pensent mathématiquement et physiquement. Il avançait dans ses recherches en allant de la psychogenèse de diverses catégories logico-physico-mathématiques à l’histoire des sciences ; ainsi, ce n’est pas un hasard si son dernier ouvrage, co-écrit avec le physicien et épistémologue Rolando Garcia, s’intitule précisément Psychogenèse et histoire des sciences (1983). Piaget était persuadé que la logique qui domine l’histoire épistémologique, en particulier des mathématiques, de la physique, de la biologie, de la psychologie et de la sociologie – domaines qu’il a abordés – dominait aussi les productions infantiles. D’autres, suivant la voie ainsi ouverte, se sont intéressés aux processus de reconstruction des règles des systèmes d’écriture, comme c’est le cas des pionnières Ferreiro et Teberosky qui ont fait vraiment école et à qui on doit le fait qu’en Argentine et au Brésil, le mot dyslexie a disparu du vocabulaire pédagogique actuel malgré la pression contraire de la corporation médicale.
28Piaget a formulé l’existence d’un principe fonctionnel de la genèse épistémique qu’il a nommé équilibration majorante (1967). Ce principe prolonge, à travers une reconstruction convergente, la coordination générale d’actions enracinées dans la vie en tant qu’autorégulation. Déjà, en psychanalyse, les productions psychiques dont l’émergence est consubstantielle à l’humanisation définissent une genèse soumise à l’opération du refoulement et de son retour. Comme je l’ai affirmé dans ma thèse, chacune de ces logiques est irréductible à l’autre, bien que toutes deux impliquent l’existence d’un organisme humanisé tout au long de l’évolution qui, à chaque nouveau commencement, réclame jusqu’à un certain point la réédition de cette conquête historique. Or, cette réédition ne peut être totale puisque l’affirmation « l’ontogenèse réédite la phylogenèse » n’est à son tour que partiellement vraie. Par exemple, lorsqu’un enfant construit la conservation numérique élémentaire ou qu’il se lance dans la parole à l’intérieur d’une langue, l’équilibration majorante ainsi que l’opération inconsciente de refoulement psychique font déjà partie intégrante du lien social dans une culture donnée auquel l’enfant devra s’assujettir tout en se faisant une place de parole en nom propre (Lajonquière, 2010/2013).
29Aussi, le fait de partir de Piaget dans ma recherche doctorale me permettait d’élucider un principe psychogénétique susceptible d’éclaircir les productions intelligentes ainsi que d’en mettre à jour également les fractures. À ce dessein et pour que nous puissions parler aussi bien d’un sujet – et non plus d’un organisme ou d’un individu psychologique – que d’une clinique sous transfert avec des enfants aux prises avec la reconstruction des connaissances socialement validées, je devais prendre mes distances vis-à-vis des lectures des textes piagétiens qui, redevables au vitalisme et au réductionnisme psychologiques, proposent une intelligence réactionnelle à la psychanalyse.
30Le sujet épistémique chez Piaget correspond au champ du langage sans la parole. Justement, pour que l’on réfléchisse à la prétendue singularité créative, manque à l’épistémologie génétique la parole en tant qu’implication d’un sujet dans l’énonciation. Tout au début de ses travaux, Piaget a dû laisser de côté la parole dans ce qu’elle véhicule d’erratique – signifiant – pour pouvoir ainsi constituer le domaine de l’investigation empirique utile à son épistémologie. Freud a précisément fait l’inverse et, pour lui, l’expérience analytique se déplie à l’intérieur du champ de la parole et du langage. Piaget a cependant considéré la parole comme l’une des manifestations de ce qu’il nommait fonction symbolique ou sémiotique et dont l’apparition signalait le passage de l’intelligence pratique à la pensée. Il est intéressant de rappeler que Piaget situe l’émergence de cette fonction à l’intérieur du processus de reconstructions convergentes à la même période que celle définie par Lacan pour le stade du miroir et, par conséquent, pour l’ébauche imaginaire du « Je ». Bien que les bébés parlent, ils ne parlent pas véritablement la « langue de tous » (Jerusalinsky, 2008). Le fait de parler est précisément le résultat du déploiement de l’expérience spéculaire qui implique l’assujettissement du petit d’homo sapiens au champ de la parole et du langage. En ce sens, les effets de la sujétion d’un enfant à la fonction symbolique, conceptualisée par Piaget, ont lieu à l’intérieur des temps de l’expérience de « formation de la fonction du Je » (Lacan, 1949/1966), expérience qui intègre à son tour la constitution même du savoir inconscient par voie du refoulement originaire. Toutefois, la fonction symbolique dont parla le genevois ne peut qu’être inhérente au champ de la parole et du langage et elle attend alors l’arrivée d’un infans pour être à nouveau reconstruite. C’est pour cette raison que l’ontogenèse ne reproduit pas réellement la phylogenèse : la reconstruction ou écriture de l’assujettissement du bébé à la parole n’équivaut pas à l’émergence du signifiant dans la phylogenèse de l’humain.
31Il est très intéressant de voir comment Piaget insiste dans son œuvre pour ne pas reconnaître qu’il n’y a de fait d’intelligence humaine qu’à l’intérieur du champ de la parole et du langage. Cependant, le raisonnement piagétien ne constituerait pas strictement une « épistémologie naturalisée » comme le cognitivisme actuel, articulé à partir de l’équivalence « cerveau = pensée ». La pensée logico-mathématique – objet du zèle piagétien –, construite grâce à l’équilibration majorante qui prolonge l’autorégulation de la vie, vise à sa rencontre harmonieuse avec la nature sans pour autant y réussir. Ainsi en dernière instance, pour Piaget, la pensée est toujours ouverte à coups de créations de nouveautés épistémiques singulières.
32Ce trait de singularité dans le champ des connaissances doit être pensé – à mon avis – comme étant l’effet de l’irruption d’une autre logique : l’ordre du savoir. C’est ainsi que la pensée est doublement articulée entre connaissance et savoir, où l’un n’est pas ce qui manque à l’autre pour faire unité. Il n’y a ni complémentarité ni intersection entre les deux ordres ou principes de structuration d’une même et unique pensée. L’un implique l’existence de l’autre comme son envers nécessaire, formant de la sorte un couple disjoint ou un pli dans la pensée où règne l’indétermination (Lajonquière, 2019). À la limite, tous deux ont une même origine obscure, toujours radicalement refoulée dans le « nombril » du langage où la parole trouve les racines de son émergence, en différenciant et rapprochant ainsi connaissance et savoir. Toute pensée commence en étant inconsciente, disait Freud.
33Mais l’inconscient freudien, pour sa part, n’est ni donné ni n’a d’origine, il est le fruit d’une genèse œdipienne. Dans la tradition inaugurée par Melanie Klein, le dessein étant de postuler la précocité de l’Œdipe, l’inconscient a été considéré comme étant attribué dès le départ, ainsi que l’intelligence qui, bien que vouée au développement, était aussi susceptible de subir des inhibitions inconscientes durant l’enfance. Dans le sillage de cette matrice de la pensée analytique, l’idée d’une intelligence déjà donnée au niveau biologique passible de rester emprisonnée par des conflits affectifs s’est imposée dans le milieu psychopédagogique. Cependant, si nous suivons l’approche lacanienne, dans les temps de l’expérience spéculaire, l’émergence de l’inconscient réclame le refoulement originaire à l’intérieur du champ de la parole et du langage. Ce refoulement encore incomplet demande donc sa confirmation par la voie de la production métaphorique d’un Nom du Père. Dans un premier temps, une partie de la libido de la pulsion orale – « mon bébé, laisse-moi t’alimenter ! » – est expulsée vers l’extérieur. Dans un deuxième temps, cette libido découpe à l’horizon l’autre spéculaire et le grand Autre. Ce dédoublement permettra que s’installe l’aliénation de l’infans par la voie de l’identification. Le résultat de cette identification – la valeur phallique incestueuse du petit sapiens – doit, dans un troisième temps, tomber sous le refoulement pour que l’infans se sépare car, dans le cas contraire, il n’y aurait pas de fondation d’un savoir inconscient.
34L’inconscient est l’assujettissement même à cette valeur incestueuse primordiale qui ne peut pas être sue. Le retour du désir refoulé, pour sa part, installe pour un sujet la possibilité de la soi-disant intelligence. C’est pour cette raison que le sujet qui connaît est le même que celui qui désire. Et donc que « le sujet sur quoi nous opérons en psychanalyse ne peut être que le sujet de la science » (Lacan, 1965/1966, p. 858). L’intelligence et le désir inconscient se fondent dans un même acte, effet du refoulement à l’intérieur du champ de la parole et du langage.
35Les connaissances sont plurielles et elles font exister des mondes du possible, comme celui de la physique, des mathématiques, des lettres ou des conventions sociétales. Les connaissances sont cumulables et articulées dans des ensembles chaque fois plus réversibles ; elles peuvent aussi être enseignées ou apprises à ceux qui les ignorent encore. Cependant, le savoir ne peut être qu’au singulier et constitue un autre ordre ou une dimension radicalement irréductible à n’importe lequel des mondes possibles. Le savoir renvoie au désir. Le désir est une question infinie, chiffrée dans le nom propre : l’Autre, que me veut-il ? (Lacan, 1960/1966, p. 815). Il ne s’agit pas d’une prétention plus ou moins volitive. Il est énigme à part entière, car il n’existe pas de savoir sur le désir. Le savoir est relatif au monde de l’impossible ou, en d’autres termes, le savoir du désir est le savoir de cette même impossibilité. Alors, le savoir n’est pas cumulable et n’est pas susceptible d’être enseigné – montré ou mis sous forme de signes – comme le peuvent être les connaissances qui seront ensuite reconstruites par le destinateur de l’enseignement. De notre rapport au désir nous ne pouvons que donner un simple témoignage aux autres.
36La loi de composition interne à l’ordre du savoir est paradoxale. Il s’agit de savoir et ne pas savoir qu’on ne peut savoir qu’il n’y a pas de savoir sur le désir. D’ailleurs, prétendre toucher à l’essence de cette formule, c’est expérimenter l’impossibilité de la saisir de façon claire et distincte. En somme, le désir fuit la raison par lui installée. Le savoir inconscient ne vise pas une reconstruction totalisante des pensées sans reste par la voie de l’équilibration majorante, c’est-à-dire qu’il ne fournit pas la dernière réponse au sujet du désir, car au cas où il serait satisfait, il ne serait alors plus désir. Au contraire, la loi produit un reste, une différence. Les zigzags de la loi du désir produisent des singularités dans l’histoire des épistémès. Le désir introduit précisément une différence dans la mission de l’idée (Piaget, 1916). La singularité est impossible à être réabsorbée. Elle est un simple trait qui désigne sans toutefois signifier un sujet du désir.
La pensée, le réel et la fonction de l’ignorance
37Apprendre c’est apprendre avec quelqu’un, donc c’est saisir quelque chose de quelqu’un, en tirer des connaissances, lui soutirer ce qui, en dernière instance, ne lui appartient pas car les épistémès ou les idées n’ont pas de patron. Toutefois, lorsqu’un adulte adresse la parole à un enfant, il se voit confronté à l’impossibilité de tout enseigner. Ce qui ne peut pas être comptabilisé, c’est ce qui anime « l’itération illimitée d’un acte » de pensée, aux dires de Piaget et Garcia (1983). Le témoignage parcimonieux de l’adulte sur cette impossibilité est paradoxalement ce qui convoque l’enfant à offrir aussi son corps de jouissance pour que les épistémès fassent mémoire à travers nous, sans nous. La preuve de ce que Freud a appelé castration : c’est précisément cela que l’enfant « appréhende » sans que l’adulte le lui ait enseigné, pour tout simplement l’ignorer lui-même. Au contraire, les connaissances susceptibles d’être enseignées ne peuvent être simplement apprises, car elles doivent être reconstruites ; mais dans cette entreprise, l’enfant peut être éventuellement poussé à donner corps à la fonction de l’ignorance de ce que les adultes, bien que donnant à voir sans pudeur, ne veulent pas savoir.
38Alors, en revenant à notre petite Alicia, nous devons dire qu’elle n’arrivait pas à soutenir la construction pour elle-même de cette idée, socialement reconstruite depuis que les nombres ont fait leur apparition un jour dans le champ de la parole et du langage, qu’un nombre est toujours égal à lui-même : interrogée, elle répondait que le 7 du dessus n’était pas le même que celui de la rangée du dessous. L’équilibration majorante a permis à Alicia de reconstruire une connaissance socialement validée qu’elle ignorait au moment précis où une différence a pu se dire dans le registre du savoir inconscient, c’est-à-dire quand l’impossibilité réelle de la signification inconsciente du sujet a pu se déplacer grâce à la logique du signifiant et grâce à laquelle le sujet n’est que représenté pour un autre signifiant (Lacan, 1960/1966, p. 819).
39La thèse sur la pensée structurée par le pli connaissances/savoir me permet de m’éloigner de tout réalisme épistémologique, y compris celui qui obsède justement la réflexion de Piaget. N’oublions pas que, pour lui, la construction de la pensée régie par l’équilibration majorante vise à s’accorder avec la nature pour la simple raison que les racines organiques de la pensée font du sujet un objet parmi d’autres. Ainsi, la pensée mathématique – le sommet des pensées – s’approche de la nature autant qu’elle la dépasse. Cependant, à mon avis, toute pensée ne devient possible que grâce à l’équilibration en soi-même constructive de « ça » qui aura été impossible dans le registre du savoir. La pensée ne fait pas partie de la nature soi-disant vierge. Donc elle n’est pas totalement prise dans un processus omniprésent de rééquilibrage progressif. Ceci dit, bien qu’on ne puisse pas ne pas supposer qu’il y ait une « réalité » (en dehors de la pensée), nous ne pouvons rien connaître de sa virginité. En réalité, la « réalité » doit être précisément construite en tant que possible et cela est fait à partir de notre position inconsciente de sujet dans le champ de la parole et du langage. La communion avec la nature est impossible et, à mon avis, ce n’est pas la peine de se perdre en expliquant à quel point les pensées s’accordent ou se ressemblent avec le référent plus ou moins éloigné. Celui-ci compte dans l’histoire, non pour ce qu’il est, mais pour ce qu’il ne peut pas être et, ainsi, pulse la pensée. On pense contre ce qui ne se laisse pas penser à l’intérieur même de la pensée ; non pas parce que « cela » ne veut pas venir au rendez-vous, mais parce que nous ne pouvons pas faire communion avec « cela » en étant déjà soumis à la logique du signifiant qui structure le champ de la parole et du langage. Cela est bien réel ! On est réellement dérangé ou, si l’on préfère, la pensée est causée par une perturbation qui n’est ni « interne » ni « externe » à l’individu (de la psychologie ou de la sociologie). Alors penser de cette manière m’empêche de comprendre le réel selon la vulgate réaliste bien répandue de quelques lacaniens : le réel est ce contre quoi je me heurte sur mon chemin.
40Le réel n’est pas un obstacle-substance ou une pierre contre laquelle nous buttons dans notre cheminement scientifique ou psychanalytique. Il faut renoncer à hypostasier les trois registres lacaniens de la condition humaine : réel, symbolique et imaginaire. Il s’agit de trois dimensions de toute production discursive ou, si l’on préfère, psychique (sans oublier que ladite psyché n’est pas une sécrétion cérébrale plus ou moins substantielle du soi-disant individu plus ou moins objectivée par la connaissance psychologique). Il n’y a pas non plus un réel (externe) pour la science et un autre (interne) pour la psychanalyse. Le réel est un ! Mais cette affirmation n’est pas non plus correcte puisque le réel « en réalité » n’est pas. De lui nous ne pouvons que prédiquer qu’il aura été. Un sujet trébuche donc sur le trébuchement même du savoir inconscient.
41La pensée implique l’opération de refoulement inconscient que plient et déplient les ordres de la connaissance et du savoir dans le champ de la parole et du langage. Freud parlait de refoulement originaire ou primordial et de refoulement secondaire. Le refoulement primordial est précisément ce qui fonde ou institue l’inconscient ou la signification inconsciente. Selon l’équation symbolique que Freud dit avoir découvert à l’œuvre dans les chaînes associatives libres de ses analysant·e·s, tout bébé qui arrive à la vie vient à la place du pénis qui manque imaginairement à la mère. Le refoulement de cette représentation primordiale institue l’inconscient. Alors l’inconscient freudien est l’assujettissement même à cette signification incestueuse qui ne peut être sue. Cette impossibilité de savoir est réelle. Mais la signification phallique incestueuse refoulée insiste pour recouvrir libidinalement de ses pseudopodes la totalité de ce qui existe, la nature. Si l’équivalence phallique n’était pas refoulée, nous vivrions dans un monde de signes « si parfaits » qu’ils ne seraient même plus des signes ; ils seraient plutôt du côté des signaux ou des indices. L’émergence du sujet du signifiant implique « l’effacement de ce qui aura été un signe » (Burgarelli, 2020). Le sujet de l’inconscient ou du signifiant est donc la cause matérielle de la pensée prise dans les trois registres lacaniens, réel, symbolique et imaginaire ou, comme je l’ai proposé il y a trente ans dans la thèse, prise dans le dédoublement connaissances et savoir.
Conclusion
42Sans prétendre « articuler », « mélanger » ni « réduire » les développements de l’un à ceux de l’autre, il s’agit à mon avis d’aller de Piaget à Freud sans oublier que tout pas franchi n’est pas sans conséquences. L’épistémologie génétique vise à expliquer la construction de nouveautés épistémiques qui, une fois émergées, révèlent être nécessaires et non plus contingentes dans l’après-coup. La nouveauté se définit par rapport aux épistémès en cours et, par conséquent, elle ne dit rien de l’implication subjective de gens en chair et en os contenue dans sa construction. Cependant, le fait que la loi de composition des épistémès ne soit pas réductible aux vicissitudes existentielles des penseurs ne signifie pas pour autant que des hommes et des femmes ne se soient pas impliqués, mettant à disposition de la pensée leur jouissance des idées afin que celles-ci se structurent de façon toujours plus réversible, sans demander ni notre avis ni notre permission.
43Puisque je prétendais signaler la singularité impliquée subjectivement dans l’émergence des nouveautés épistémiques, c’est-à-dire ce qui du sujet de l’inconscient ne cesse de ne pas se dire dans « l’itération illimitée d’un acte » épistémique, j’ai dû aller « de Piaget à Freud » et non l’inverse. J’étais persuadé que cette direction et ce sens rendaient possible un champ clinique de l’apprendre une fois que l’intervention psychopédagogique sous transfert aurait ciblé le pli connaissance – savoir de la pensée chez l’enfant.
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Mots-clés éditeurs : psychopédagogie, troubles des apprentissages, rapport au savoir
Date de mise en ligne : 01/04/2021
https://doi.org/10.3917/cliop.024.0089