Cliopsy 2018/1 N° 19

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Article de revue

Psychanalyse et leadership à l’école

Pages 71 à 80

Notes

  • [1]
    Nous ne voulons pas ici gommer la différence de principe entre la psychanalyse, science de l’inconscient, et la pédagogie définie comme apprentissage guidé par des finalités philosophiques et culturelles.
  • [2]
    En français dans le texte. (NdT)
  • [3]
    Cf. Aichhorn, Verwahrloste Jugend, Vienne, 1927 (NdT : Jeunes en souffrance) - Pfister, die Liebe des Kindes und ihre Fehlentwicklungen, Bern, 1925 – Zulliger, Gelöste Fesseln, Dresde, 1927.
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Conférence de Hans Zulliger lors du 11e Congrès International de Psychanalyse d’Oxford en juillet 1929

1Mesdames et Messieurs,

2Les concepts « leadership et groupe » sont aujourd’hui sur le devant de la scène et marquent très rapidement de leur empreinte, notamment, toutes les situations scolaires qui sont pompeusement présentées comme « écoles coopératives ». C’est pourquoi on peut ne pas avoir envie aujourd’hui d’aborder le sujet d’un point de vue psychanalytique et être enclin à n’en attendre rien de neuf. La pédagogie d’orientation psychanalytique place pourtant l’enseignant au centre de la problématique « leader-groupe ». Elle présuppose que l’enseignant se soit lui-même confronté à une cure psychanalytique et ait vécu cette relation affective que Freud a définie comme un « groupe à deux », différente d’un autre type de rapport à deux, la relation de couple.

3Ce qui nous permet d’esquisser ce que nous entendons par ce concept « guide et groupe » : il ne s’agit aucunement d’un simple habillage extérieur, mais au contraire de l’interaction psychique d’un groupe d’élèves avec son enseignant-guide et vice versa.

4Nous nous posons la question suivante : quelles sont les conditions de nature affective qui créent des liens et permettent aux individus d’une même classe de s’identifier entre eux en tant que « groupe », au sens freudien du terme, et d’être suffisamment saisis et pénétrés par le désir d’identification à l’enseignant-guide, à sa visée éthique, pour que la relation « guide-groupe » s’établisse, qu’elle influence l’Idéal du Moi de chacun et que la relation affective puisse aboutir à des manifestations de sublimation.

5L’enseignant analysé se sent en tout cas face à ses élèves dans une relation affective nouvelle. Il est en position de plus grande objectivité vis-à-vis de ses élèves, son travail est moins marqué qu’avant sa cure par ses traits de caractère propres et sa libido ; il est étonné de voir la dose élevée de haine qu’il arrive à supporter. Son narcissisme professionnel a diminué, de telle sorte qu’il ne ressent plus l’échec de ses efforts en direction des élèves comme offensant ou angoissant, il a le désir de ne pas se laisser atteindre par les demandes d’ordre libidinal que les enfants veulent lui adresser, il y parvient — et il s’en tient à ce refus. La nouvelle relation affective de l’enseignant l’amène à se comporter autrement. Et cette nouvelle attitude est celle-là même du guide face à un groupe, qui y répond. Par conséquent la pédagogie d’ordre psychanalytique commence déjà avec l’analyse achevée du maître et elle utilise ensuite les outils théoriques que nous a donnés Freud dans ses ouvrages « Psychologie collective et analyse du Moi », « Pour introduire le narcissisme », « Totem et Tabou » ainsi que dans « Trois essais sur la théorie sexuelle », mais plus particulièrement, en tout cas, dans le premier ouvrage mentionné ci-dessus.

6Il n’est pas question de revenir ici sur ce que Freud a expliqué au sujet de la dynamique du fonctionnement psychique dans le rapport « groupe et guide ». Nous allons simplement rappeler qu’au début de l’évolution culturelle de l’humanité le besoin collectif était de règle et le combat mené en commun contre ce besoin a conduit à la première formation groupale, à la horde fraternelle précédant la mort du père.

7L’enseignant-guide a la mission quelque peu délicate,

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  1. à la fois de tout permettre, de sorte que les enfants puissent dire : « ici, on peut faire ce qu’on veut ! », « Avec cet enseignant tout est permis et ça ne pose pas de problème »
  2. et en même temps de créer un état de besoin collectif dans le groupe d’élèves, réunis selon le hasard de l’obligation scolaire imposée par l’État, en se souciant toutefois de participer lui-même à la lutte contre ce besoin afin de pouvoir être perçu non comme « père » haï, mais plutôt comme « chef » aimé de la « horde fraternelle ».

9Un petit exemple issu de la pratique va donner une idée plus concrète de la façon dont cette mission peut être remplie : on demande à la nouvelle classe quels sont les élèves qui savent faire du vélo. Deux tiers des enfants lèvent la main. L’enseignant les informe qu’il a obtenu l’autorisation de faire visiter à la classe, dans les huit jours, l’entreprise d’un industriel dont les ateliers se trouvent à trente kilomètres de l’école. Comme il n’y a pas d’argent pour payer le voyage en train, il n’y a qu’une possibilité : y aller en vélo. Dans le délai imposé, il est nécessaire que ceux qui ne savent pas faire de vélo soient initiés à cet art. Les élèves qui possèdent des vélos les mettent à disposition et se chargent d’apprendre à leurs camarades à en faire. Les dates et les lieux sont fixés. Puis il revient aux élèves de faire en sorte que chacun ait un vélo pour le voyage, il faut en emprunter quelquesuns. Comme on est obligé de faire la cuisine en plein air, il faut emporter pas mal de matériel. Il faut en organiser correctement la distribution qui est faite par les élèves eux-mêmes. Pour l’aller, sous prétexte d’éviter les voitures, le maître laisse les élèves choisir un itinéraire sur lequel il peut s’attendre à ce que se produisent des crevaisons et des pannes. Celles-ci obligent les élèves à s’entraider. Quelques élèves zélés roulent en tête. Puis, celui qui transporte les marmites se perd et il faut aller à sa recherche. Cela donne lieu à une bordée de jurons, mais finalement tout le monde trouve qu’il est, en effet, utile de maintenir la discipline comme le font les clubs cyclistes, et au retour tout se passe bien. La discipline est née d’une nécessité ressentie en commun et elle permet de rouler sur la route à grande circulation sans incident et sans une organisation particulière dictée par l’enseignant.

10Après le voyage, les élèves proposent d’écrire un livre-souvenir. Tous les élèves, et aussi l’enseignant, produisent des écrits et des dessins sur des feuilles libres. Les élèves corrigent collectivement les productions écrites, les mettent au propre et les décorent, collent des illustrations et des photos, relient les feuilles avec des couvertures cartonnées pour en faire un livre. Ils réalisent des collages sur feuilles de couleur, en choisissent un pour recouvrir le carton qui sert de couverture. Le livre ainsi achevé est confié à chaque élève participant pendant deux jours afin qu’il puisse le regarder, et, pour finir, il est archivé à toutes fins utiles.

11Des travaux collectifs du même genre ou des travaux de groupe peuvent être réalisés dans toutes les matières. L’organisation collective des tâches à réaliser se trouve particulièrement facilitée là où l’enseignant peut faire ce que l’on pourrait appeler « un enseignement intégré ». Ainsi chaque élève vit de l’intérieur le fait de pouvoir réaliser, en se regroupant avec des camarades, quelque chose qu’il ne lui serait pas possible de réaliser seul. La performance individuelle n’est pas au service de tendances égocentriques, elle naît de la responsabilité de l’individu confronté à un groupe. C’est ainsi que les liens fraternels peuvent se développer. L’identification est sensible au travers de l’esprit de classe (esprit de groupe) et d’une entraide volontiers mise en œuvre. L’enseignant qui donne des conseils et collabore est intégré et n’est pas ressenti comme un élément hostile dans cet organisme en formation.

12Pour lui, un danger demeure : être trop contraint à ne jouer qu’un rôle de protecteur, d’assistant bienveillant, de camarade, et rester à l’arrière-plan de ce qui se passe. Les élèves rejettent en effet autant un enseignant « faible », comme ils disent, qu’un tyran. Lorsque les élèves sont mis en situation de véritable et totale autonomie, avec un enseignant qui régresse à leur niveau, « la communauté » se désintègre à cause de l’absence de guide, devient indisciplinée et se désagrège en conflits partisans. Des élèves, qui en imposent par leur force physique et ont du moins l’air « démoniaques », en allant au-devant des pulsions collectives et corrompant les autres élèves par leurs instincts primaires, deviennent leaders de groupes, et quand on les observe, on est étonné de voir de jeunes gens régresser, rapidement et avec joie, à des stades de développement qu’ils avaient dépassés depuis longtemps. Un vrai guidage évite de telles évolutions, le pédagogue formé psychanalytiquement a pour cela des moyens à sa disposition.

13Il nous semble utile d’insérer ici une remarque :

14Les thérapeutes psychanalystes ont tendance à opposer directement pédagogie et analyse. Pour eux, la pédagogie c’est interdire, ordonner, refouler les instincts par la sanction disciplinaire ou la récompense, en tout cas inhiber. La psychanalyse, en revanche, c’est ne rien interdire, laisser se dérouler, ne rien refouler. Les thérapeutes analystes veulent faire en sorte que leurs patients s’adaptent à la réalité. Ils considèrent la cure comme une « rééducation ». Ils ont conçu le concept de sublimation comme une énergie pulsionnelle désexualisée et qui se libère par des voies plus subtiles et plus valorisées socialement. Ils considèrent la capacité à sublimer comme une valeur, les sublimations comme des finalités, la résolution des complexes d’Œdipe restée en suspens comme l’objectif final.

15La pédagogie représente en fin de compte la défense de la génération des adultes contre les désirs œdipiens de la génération des enfants, elle veut développer et réussir l’adaptation des enfants à la réalité. On peut imaginer une pédagogie qui cherche à atteindre des buts analogues à ceux de l’analyse thérapeutique par une voie semblable à celle-ci, et qui n’ait absolument pas besoin de s’opposer à elle [1]. Si l’on veut comprendre le concept de pédagogie d’un point de vue psychanalytique, non pas au sens large, mais en se limitant à son sens étymologique premier, il faut trouver un nouveau terme pour désigner la nouvelle pédagogie qui veut et peut conduire à l’adaptation à la réalité et au dépassement des complexes d’Œdipe par le déplacement des pulsions et la sublimation, un terme qui puisse la différencier de la pédagogie du seul dressage. C’est déjà fait : nous l’appelons la « pédagogie psychanalytique ».

16À mon avis, la pédagogie psychanalytique est plus un problème de groupe que de psychologie individuelle, elle vise à la prévention et correspond plutôt à l’hygiène qu’à la médecine. L’enseignant-guide d’orientation psychanalytique ne va donc pas « aimer » les enfants au niveau individuel, mais au niveau « collectif ». Il ne va ni décréter des lois assorties de menaces de sanctions ni contribuer au refoulement, comme le ferait un tyran, mais il ne se mettra pas non plus en position de « frère et cochon » [2]. Face à eux il se montrera assurément compréhensif, patient, humain, calme et objectif, il mettra toujours ses conceptions au premier plan et il s’y tiendra avec obstination.

17Il doit, à ce propos, être conscient de son rôle de médiateur. Si l’on compare avec les premières formations groupales, il correspond moins au père originaire ou, après la dévoration de ce dernier, à son symbole et substitut, le totem, qu’au chef de la tribu, au guérisseur, au prêtre dont le rôle consiste à être un intermédiaire, surhumain, tabou, doué de « mana », mais avant tout cet entre-deux entre le groupe et le père originaire divinisé.

18L’enseignant-guide est le médiateur entre les pulsions et l’Idéal du Moi de ses élèves à la manière d’un parlementaire, qui, en présence de deux camps ennemis, est porteur de pouvoirs extraordinaires. Il engage des réconciliations entre les instances divergentes en critiquant et en réduisant les revendications de l’Idéal du Moi, là où elles sont particulièrement exigeantes, mais aussi en freinant les désirs pulsionnels et en leur permettant de se mettre en accord avec le Moi : face aux manifestations pulsionnelles de ses élèves, il doit toujours pouvoir avoir à sa disposition et offrir un ensemble ad hoc de jeux ou de tâches rendant possible la sublimation. En outre, grâce à des entretiens d’orientation psychanalytique [3] ou à un comportement de même nature, il devrait être en mesure de resocialiser des enfants qui, pour une raison affective quelconque, ne sont pas adaptés à la société ou n’ont pas la possibilité de s’y intégrer.

19Comme je suis limité par le temps, il ne m’est pas possible, Mesdames et Messieurs, de vous montrer à l’aide d’exemples comment les postulats énoncés ci-dessus peuvent tous être mis en œuvre dans la pratique. Il m’importe de vous démontrer le plus concrètement possible ce qui, en fin de compte, caractérise le guidage. Celui-ci se met en place avant tout quand l’enseignant est tellement bien parvenu à gagner la confiance de ses élèves qu’ils arrivent même à lui faire des aveux. Toute faute est finalement de nature œdipienne. Tous les élèves ont à l’assumer. Il s’agit de montrer aux enfants qu’ils portent tous la même faute, c’est-à-dire qu’un aveu individuel doit pouvoir entraîner un aveu du groupe, ce qui permettra à tous les membres de la communauté de se sentir alors soulagés au niveau de leur conscience et enrichis sur le plan éducatif.

20À présent un exemple :

21

Au moment où, un matin de septembre, j’entre dans la classe, je découvre sur le bureau du Maître un bel et gros abricot. C’est certainement un élève qui a dû me l’apporter. Que des élèves de 13 à 16 ans, à cette période-là de l’année, fassent un cadeau à l’enseignant, a quelque chose d’extraordinaire, à moins que ce ne soit un cadeau collectif à l’occasion de l’anniversaire de l’enseignant ou pour Noël. En effet chaque élève, dans une pareille situation, aurait le sentiment que celui qui donne veut, d’une certaine manière, corrompre l’enseignant, se mettre en avant face aux autres dans le groupe, se distinguer, ou bien se faire pardonner quelque chose. Surpris, je demande qui a posé l’abricot. Un garçon de 15 ans, appelons-le René, se manifeste et déclare qu’il m’a apporté le fruit et qu’il veut ensuite me raconter comment il en est arrivé là. Au travers de cette cachotterie, je remarque aussitôt que tout ce qui concerne cet abricot a une signification particulière, et c’est pourquoi j’invite le garçon à raconter l’histoire devant toute la classe. Il hésite dans un premier temps, puis il se décide pourtant et relate les faits suivants :
« Hier après-midi, lorsque Ernst (un camarade) et moi rentrions de l’école, nous nous sommes dit qu’il fallait que nous trouvions une bêtise à faire. Nous n’en avions plus fait depuis longtemps. À ce moment-là, nous passions devant le jardin de Monsieur Giamara. Je lui ai dit, écoute, j’ai une idée ! Regarde les abricots là-bas, eh ! J’ai une de ces faims ! — Comment faire pour entrer dans le jardin ? m’a demandé mon copain. Nous grimpons alors par-dessus le mur du magasin. Une fois de l’autre côté, nous avons vu Johanna Giamara qui regardait par la fenêtre et qui nous a demandé en criant ce que nous venions faire là. Mais cette fille ne nous semblait pas bien maligne. J’ai posé un doigt sur ma bouche et lui ai dit que nous jouions à la guerre, que l’ennemi était à nos trousses et qu’elle ne devait pas nous dénoncer. Elle répliqua qu’elle ne voyait pas trace d’ennemis, que nous n’avions qu’à filer par la haie et qu’ainsi ceux-ci ne nous verraient pas. C’est justement ce que nous voulions faire, car ainsi nous pouvions facilement atteindre notre arbuste. Et Johanna ne nous verrait pas non plus. Nous nous sommes faufilés jusqu’à cet arbuste, nous lui avons donné un coup de pied et pas mal de fruits sont tombés par terre. On les a mis dans nos poches et nous avons décampé en direction de la forêt toute proche. C’est là qu’après les avoir ressortis de nos poches, nous nous les sommes partagés. Et nous avons décidé que notre Maître devait avoir le plus beau et il est là !!

22Ernst a encore ajouté : quelle tête notre Maître va-t-il faire et que va-t-il en dire ? — et j’ai répondu : Oui je suis curieux de voir çà, mais il va sûrement, lui aussi, manger les abricots avec plaisir ! »

23Le garçon termine son récit, me regarde d’un air un peu mal assuré et rejoint son pupitre.

24Je lis l’attente dans tous les regards.

25« C’est très gentil de ta part, mon cher René », dis-je avec bienveillance, « de m’avoir apporté un abricot, je t’en remercie »! » Puis j’attends un court instant, j’observe la tension qui règne dans la classe silencieuse et je poursuis calmement, dans sa direction.

26« Eh bien ! Voyez-vous, je ne peux pas manger ce fruit. — pourquoi donc ? » Personne n’ose encore me donner une réponse. — « Si actuellement j’avais quinze ans, voire même dix-huit ans, si j’étais un garçon ou une fille de votre âge, je ne me poserais pas de question, je pourrais sans problème manger ce fruit — quand j’étais gamin, je sais que, moi aussi, j’ai volé des cerises ou cueilli une pomme, une poire sur les arbres des voisins — mais pourquoi est-ce que je ne peux pas manger à présent cet abricot que quelqu’un m’a pourtant offert ? » Une discussion très vive s’est alors engagée.

27« Parce qu’il est volé ! » — « Je ne l’ai pas volé ! » — « Mais vous savez qu’il a été volé ! » — « Mais je vous le dis : si j’étais un garçon de votre âge, je pourrais le manger ! »

28René lève la main : « Maître, je n’ai absolument pas voulu vous apporter cet abricot dans le but de vous rendre complice de ce vol et qu’il soit dit ensuite, lorsque la bêtise sera découverte, que vous y avez participé ! » — « Mon cher René, je sais bien que tu assumes toi-même la responsabilité de cette bêtise. Il est évident que je ne te dénoncerai pas, pas plus que l’un de tes camarades ne le fera, tu verras ! » — « Alors il s’agit d’autre chose ! »

29Finalement, une élève, déjà très mûre sur le plan de la réflexion, donne une explication : « C’est comme ça : la conscience de l’adulte est différente de celle de l’enfant — ce qui est encore possible pour un enfant, ne l’est plus pour un adulte — je comprends pourquoi le Maître ne peut pas manger l’abricot ! »

30« Elsa a tout à fait raison, elle a deviné juste. Je pense que j’aurais du mal à avaler cet abricot, c’est pourquoi je préfère le redonner à René, cependant je le remercie pour son intention et pour avoir eu le courage de raconter l’histoire devant toute la classe ! »

31Le reste de l’heure fut consacré à la résolution de problèmes. Après la récréation, l’élève le plus pauvre de la classe est venu me voir, rayonnant, et m’a raconté ce qui suit : « Moi, j’ai tiré aussi quelque chose de ce vol. René m’a donné l’abricot ! »

32Avant même la fin de la mi-journée, j’ai laissé les autres enfants raconter des vols, en disant que j’étais sûr que tous les enfants avaient volé quelque chose dans leur vie. À partir des vols nous en sommes venus à parler de l’aveu, nous avons finalement reconnu que René avait apporté des abricots à l’école en signe d’aveu, qui lui-même met sur le chemin de l’expiation.

33La thématique « Vols-conscience-réparation » nous occupa par la suite encore de nombreuses heures.

34Réfléchissons ici à ce qu’il s’est passé.

35L’expérience individuelle, le vol de René et de son camarade, fut transformée en expérience collective du fait que l’histoire a été racontée devant les camarades, auxquels il a été démontré ensuite qu’ils sont exactement comme le « coupable » qui a fait des aveux — dans la mesure où ils ont raconté leurs propres vols. La même conscience de la faute favorise l’identification des individus réunis en groupe. Elle rendait impossible la dénonciation de René. Il fallait empêcher que René fût puni : sinon il y aurait eu réparation et l’affaire aurait été rejetée sur le garçon, « payée » par lui, comme disent les enfants. Dans l’état actuel des choses, cette affaire devait le mettre en situation de conflit et le contraindre à choisir librement un mode de réparation. Ce fut en ne consommant pas luimême l’abricot que le Maître avait refusé de manger — il le donna au plus pauvre de ses camarades — et c’est manifestement déjà un sacrifice.

36À l’idéal du garçon fut opposé l’idéal plus exigeant de l’adulte. Le garçon, qui aime son guide, veut devenir comme lui (désir d’identification), il l’introjecte, les idéaux du guide deviennent les siens.

37Les preuves à ce sujet ne manquent pas : des camarades de René m’ont raconté que, dans l’hiver qui a suivi, le garçon est allé en ville avec quelques autres plus jeunes que lui. Ces derniers avaient l’intention de voler des petites noix dans le kiosque d’un marchand de marrons italien. René les en empêcha en leur expliquant qu’il ne leur prêterait pas son concours.

38Dans cette situation il joue précisément un rôle analogue à celui qu’a joué l’enseignant lors de l’histoire avec les abricots. En tout cas, c’est à partir d’un récit (intitulé « texte libre ») et que René a écrit de manière spontanée, que l’on a pu voir l’effet de cette histoire. Ce garçon m’a écrit un jour au printemps qu’il avait aidé Madame Giamara à bêcher la parcelle attenante à celle de ses parents. Cette femme a alors voulu lui donner de l’argent, mais il l’a refusé, et au moment où elle s’est montrée fort insistante, il lui a alors expliqué que le travail avait déjà été payé, qu’un jour il lui avait volé quelques abricots, ce dont la femme l’acquitta par un rire.

39Maintenant, on va m’objecter à peu près les choses suivantes :

40Bon, visiblement le héros de l’histoire, René, a vu sa conscience transformée, mais nous ne sommes absolument pas certains que ce qui a été vécu collectivement par le groupe ait eu aussi sur chaque élève les mêmes effets que sur René.

41En tout cas, chez le garçon le plus pauvre de la classe, qui a finalement mangé l’abricot, l’impact moral escompté ne s’est pas produit. Et ce bien que l’impression produite ait été à ce moment-là encore fraîche, pas encore à demi ou complètement effacée et aurait donc dû être suivie d’effets.

42Mais nous savons que l’éducation correspond à un développement, à un processus, qu’elle a besoin pour cela de temps, pour apporter ce faisant la preuve que quelque chose a grandi. La pédagogie par les châtiments corporels nous a permis de constater des résultats rapides et nous avons vu qu’ils ne sont qu’un vernis. Notre conception ne permet pas non plus d’adresser une réprimande ou un avertissement au garçon pauvre au moment où il a donné la preuve que l’impact moral escompté n’avait pas porté ses fruits. On ne devait pas entamer sa confiance par une quelconque forme d’intimidation.

43L’effet groupe se fait sentir au travers d’un incident qui s’est déroulé pendant l’hiver qui a suivi l’histoire des abricots.

44Le groupe des filles a, certains jours, un cours de cuisine. Or la classe parallèle d’un collègue avait fait des gâteaux avec la même enseignante et les élèves avaient eu le droit d’en apporter une part à leur maître. Mes élèves en avaient entendu parler et lorsqu’elles en vinrent plus tard à la confection de gâteaux, elles s’appliquèrent particulièrement dans l’intention de m’apporter une part de gâteau, tout comme leurs camarades de la classe parallèle en avaient eu le droit. Mais l’enseignante ne donna pas l’autorisation, la part restante devait être donnée à une famille dans la maison voisine. Mes élèves trouvèrent « injuste » qu’on ne leur permît pas de faire plaisir à leur maître avec les produits de leurs talents culinaires.

45Au cours de cuisine suivant, elles firent des « escalopes de bœuf » (qui ressemblent aux escalopes viennoises) et alors que l’enseignante regardait ailleurs deux escalopes disparurent dans un petit coin : on les mit de côté pour le Maître, il devait pouvoir les déguster le lendemain matin, pendant la récréation.

46Cependant le lendemain matin le groupe de filles vit les choses autrement, elles doutèrent d’avoir bien agi et se demandèrent si ce qu’elles avaient fait pourrait être validé par le maître ou de quelque façon que ce soit. C’est pourquoi elles décidèrent de manger plutôt elles-mêmes les escalopes (c’était le but de l’exercice) et de tout raconter à l’enseignante : ce qu’elles avaient fait en cachette, pourquoi l’avaient-elles fait et ce faisant elles manifestèrent très clairement leur mécontentement.

47L’enseignante considéra que les reproches traduisaient un manque de respect et qualifia ces élèves d’« impertinentes ».

48C’est donc par hasard — à savoir l’enseignante qui s’est plainte — que j’ai pu être au courant de cet incident et acquérir la certitude que « la leçon tirée des abricots » n’était pas restée sans effet sur l’ensemble de la classe. On peut supposer, et cela sans prétention, que les garçons ont connu eux aussi la même évolution que les filles, même s’il n’y en a aucune preuve tangible : la transformation psychique correspond aux lois de causalité.

49On essaiera sûrement de m’objecter : comment prouver que l’histoire des escalopes a un lien avec l’histoire des abricots ? N’est-il pas pensable que les filles aient de toute façon réagi ainsi d’elles-mêmes ?

50On peut lire dans des textes libres rédigés par les filles qu’elles doutaient que le fait de mettre de côté et de cacher les escalopes soit moral pour le maître et aussi en soi. En mentionnant le maître, il est sûrement fait référence aux « leçons de morale ». Les filles pensaient de toute évidence que si j’avais su comment les escalopes m’étaient parvenues, j’aurais refusé de les manger, tout comme je l’avais fait avec l’abricot. S’ajoutent à cela leurs propres doutes : est-ce que ce qu’elles avaient fait était bien de toute façon ? L’exigence morale du maître, de l’adulte, est reprise par l’élève comme sa propre exigence. Cela ressort très nettement du jugement porté par les filles concernées.

51Si nous faisons un retour en arrière en réfléchissant au processus de grande ampleur déclenché par l’histoire des abricots, nous pouvons affirmer ceci : l’aveu individuel, élargi par l’enseignant guide à un aveu collectif, n’a pas agi seulement sur l’Idéal du Moi et sur la conscience de cet enfant en particulier, qui avait eu cette première expérience (à savoir, dans notre cas, sur René), c’est bien plus quelque chose qui touche au Moi-Idéal de tous les enfants du groupe qui a été transformé, ou quelque chose qui est venu s’y greffer.

52Pour cela l’enseignant n’a eu recours ni à des ordres, ni à des interdits imposés de l’extérieur, ni à la persuasion, ni à des promesses de récompenses ou de punitions, bref, il n’a pas travaillé en utilisant la contrainte : les transformations sont nées de pressions intérieures, de la propension à s’identifier, du désir d’harmonisation (pour reprendre Pfister) des élèves avec leur enseignant.

53Mesdames, Messieurs ! L’enseignant qui comme je l’ai évoqué précédemment sait recueillir les aveux des élèves, qui soulage les consciences et contient les pulsions, celui-ci dépasse son rôle de transmetteur de savoirs pour devenir un guide, et, de la même façon, cette horde d’enfants se transforme organiquement en « communauté », c’est-à-dire en groupe. Les individus de ce groupe s’identifient les uns aux autres et se construisent un Idéal du Moi commun et homogène dont ils perçoivent un représentant en la personne du guide.

54Les discussions exigent, certes, beaucoup de temps, et la question posée par les pédagogues, à savoir comment, dans de telles conditions, la nécessaire acquisition des savoirs peut être menée à bien, est pertinente. Mais le temps passé aux discussions est bien plus que rattrapé vue l’intensité du travail d’apprentissage qui se dégage d’une classe, telle que je l’ai décrite plus haut, suite à la relation affective née sans intervention particulière de l’enseignant. Là où cette conception, esquissée ici, crée un lien avec l’enseignant, la mémorisation est plus rapide, la compréhension et la conceptualisation sont facilitées, de manière générale et dans toutes les matières.

55On dit que l’essentiel du guidage réside dans la fascination et dans ce cas on considère le guide comme quelqu’un qui est né comme tel, de la même façon que l’artiste est évidemment venu au monde comme artiste. C’est peut-être vrai pour les guides et les artistes de grande envergure. Il ne viendrait cependant à l’esprit de personne de n’appeler « artistes », par exemple en peinture, que les rares grands peintres du siècle et de ne pas le faire pour le nombre invraisemblable de peintres plus modestes dont les talents sont plus dus au labeur qu’à leurs dons et leur imagination fertile. Il en va de même pour le guidage : il peut s’apprendre dans une certaine mesure qui satisfera très certainement les attentes modestes de l’enseignant. Ce que ne permettaient pas les conclusions de l’ancienne psychologie scolaire, qui ne sont toutes que de nature descriptive et statistique. Mais les recherches de Freud et de la psychanalyse nous ont tellement appris sur l’évolution et la nature du rapport groupe-guide que nous pouvons pratiquement, dès aujourd’hui tirer de ce savoir un profit identique à celui que la thérapie des névroses a tiré de la recherche psychanalytique.

56L’adaptation pratique des notions de psychologie des groupes, telles que Freud nous les a transmises, en particulier concernant les relations de la psyché de l’individu en groupe avec celle de l’individu-guide, relations profondes et conçues dans une dynamique et transposées en actes, ces notions appliquées à l’éducation, voilà, à mon avis, la pédagogie psychanalytique, telle que nous pouvons la pratiquer à l’école.


Date de mise en ligne : 31/03/2021

https://doi.org/10.3917/cliop.019.0071

Notes

  • [1]
    Nous ne voulons pas ici gommer la différence de principe entre la psychanalyse, science de l’inconscient, et la pédagogie définie comme apprentissage guidé par des finalités philosophiques et culturelles.
  • [2]
    En français dans le texte. (NdT)
  • [3]
    Cf. Aichhorn, Verwahrloste Jugend, Vienne, 1927 (NdT : Jeunes en souffrance) - Pfister, die Liebe des Kindes und ihre Fehlentwicklungen, Bern, 1925 – Zulliger, Gelöste Fesseln, Dresde, 1927.

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