1Je me centrerai dans ce texte sur les apports majeurs de Sandor Ferenczi à la question du contre-transfert dans les débuts du mouvement psychanalytique. À ce titre, ses travaux intéressent notre courant clinique en sciences de l’éducation. Je rappelle que l’œuvre de Ferenczi a été discréditée en France par l’establishment psychanalytique et qu’il aura fallu plusieurs décennies pour qu’elle soit publiée dans son intégralité et reconnue dans sa modernité.
2J’avais découvert Ferenczi pendant l’écriture de ma thèse en psychologie clinique et psychopathologie soutenue en 1995 et qui a donné lieu à un ouvrage L’infantile et la clinique de l’enfant (Pechberty, 2000). C’est comme passeur de réflexions vives sur le cadre, le rôle de l’autre et aussi à propos des rapports entre éducation et psychanalyse de l’enfant que j’avais alors travaillé ses écrits. Du fait de mon expérience clinique auprès d’enfants et de familles, je suis sensible à l’ouverture que Ferenczi a produite en rapprochant, le premier, l’analyse des enfants avec celle des adultes. C’est aussi le premier saut méthodologique et épistémologique d’envergure qui montre comment la psychanalyse s’invente par les changements de publics et de cadres qu’il a pratiqués jusqu’à l’extrême.
3Ce sont particulièrement les écrits de la période de 1928 à 1933 ainsi que le Journal clinique (1932/2014) qui alimentent les sources de ma réflexion. Je relis ici Ferenczi à partir de nouvelles expériences et en particulier celle de chercheur clinicien en Sciences de l’éducation dans le réseau Cliopsy. Ces deux dernières années, la participation à un séminaire et à un groupe de lecture de textes organisés par Yves Lugrin et Sylvain Menasche dans le cadre de la Société de psychanalyse freudienne m’a aussi permis de revisiter la nouveauté de Ferenczi. La liberté de ce praticien m’apparaît aujourd’hui encore autrement : il invente, continue de chercher, y compris à travers ses « erreurs » comme il l’écrit (Ferenczi, 1931/1982, p. 102) ; il décrit sa démarche dans un modèle qui s’oppose à une forme de savoir cumulatif figé. Il interroge le cadre de la cure, les filiations psychanalytiques dans leur dimensions créatives ou aliénantes. Dans nos termes de sciences de l’éducation, il questionne conjointement son rapport aux savoirs cliniques et les relations à ses patients. D’une façon plus globale, le bouleversement qu’il opère m’évoque une dynamique à approfondir et à maintenir dans toute recherche clinique.
Quel contre-transfert ?
4Le terme de contre-transfert ne se rencontre pas fréquemment chez Ferenczi. Cela est sans doute dû à la grande réserve de Freud à l’égard de ce concept. Pourtant, les différentes initiatives techniques de Ferenczi soulignent comment sa pensée et sa pratique opèrent essentiellement sur le lien existant entre le patient et lui, sur la base d’un profond désir thérapeutique qui l’anime, comme analyste. La reconnaissance qu’il fait de ce lien souligne ainsi la place prise par l’analyste, comment ce dernier opère à partir des impasses rencontrées dans sa pratique. J’emploie le terme de lien peu utilisé par Ferenczi, du moins dans la traduction française. C’est par le biais des changements qu’il apporte à la méthode freudienne que Ferenczi décrit les métamorphoses des relations entre patient et analyste, et la nécessité d’inventer de nouvelles réponses pour soigner, comprendre ou entrer en contact avec certains patients. Sa pratique ne se résume pas seulement à reconnaître et à surmonter son contre-transfert, comme le souhaitait Freud dans « Remarques sur l’amour de transfert » (Freud, 1915/2006), mais à travailler avec lui. Ce sont ces deux dimensions du lien et du désir de soigner qui organisent l’usage du contre-transfert par Ferenczi, peu nommé mais partout présent en acte, dans sa pratique.
5Les innovations ferencziennes sont mieux connues : technique active, relaxation, élasticité de la technique analytique, analyse des enfants avec les adultes, analyse mutuelle. Elles seront décrites plus loin. Elles modifient à chaque fois les rapports entre patient et analyste, et aussi la situation analytique et son cadre habituel. Ferenczi, en les décrivant, montre comment il apprend et construit, depuis la clinique, avec ses patients et les résistances rencontrées.
S’appuyer sur les émotions : une exigence thérapeutique
6Ferenczi s’inscrit intégralement dans la ligne de la psychanalyse freudienne, mais sa marque est de rappeler l’exigence thérapeutique qui s’impose sans cesse à lui. Il écrit dans le Journal Clinique à propos de l’évolution des idées de Freud : « La psychanalyse comme thérapie serait sans valeur. Ce fut le point où je refusais de le suivre. Je commençai, contre sa volonté, à traiter publiquement de questions concernant la technique » (Ferenczi, 1932/2014, p. 336).
7C’est en effet pour résoudre la stagnation des traitements ou la présence de symptômes impressionnants – troubles narcissiques graves ou psychotiques – que Ferenczi va inventer techniquement. Son accueil de manifestations corporelles dissociées de la parole, d’élaborations délirantes ou d’éléments passionnels dans les cures le conduit à faire l’hypothèse d’éléments traumatiques archaïques majeurs chez le patient qui ont une réalité différente du fantasme décrit par Freud. Il essaye, modifie, mais toujours en restant vigilant à garder ce fil rouge du lien thérapeutique. Pour lui, soigner et comprendre vont de pair. Il écrit : « J’ai pensé que tant que le patient continue à venir, le fil de l’espoir n’est pas rompu » (Ferenczi, 1931/1982, p. 100). Il favorise ainsi la régression, développe – ou transgresse ? – la méthode analytique originelle par ses propres apports techniques. Ceux-ci connaissent de façon fluctuante l’assentiment ou les réserves de Freud.
8Pour lui, le traumatisme – la violence sexuelle ou morale de l’adulte perpétrée envers l’enfant et le désaveu, le déni par ce même adulte de ce qui s’est passé entre eux – se répète dans le présent du transfert. Il doit être transformé et non plus seulement répété, à partir d’une réponse adaptée de l’analyste et de son mode de gestion de la situation analytique. Chez les patients de Ferenczi se présentent des clivages, des fragmentations de la personnalité entière, faisant entendre dans l’enfance le rapport à un autre, un adulte séducteur et abuseur – et non plus seulement au parent du complexe d’Œdipe freudien. Ferenczi se sent obligé par cette clinique de construire une nouvelle place psychique et professionnelle, celle d’un témoin impliqué, d’un auditeur possible de ce qui a fait violence, là où l’adulte a abusé puis dénié et ce pour que la situation passée évolue.
9À partir de là, Ferenczi invente de nouvelles techniques, dans une relation à un patient qui résiste et souffre. Ainsi, la « technique active » mobilise le principe de frustration ; ensuite viendra la relaxation porteuse du principe de laisser-faire et de la liberté donnée au patient. « L’élasticité de la technique psychanalytique », selon la formule et le titre d’un texte de Ferenczi mixant ces approches, sera ensuite défendue. Des innovations ultérieures ouvriront de nouvelles passerelles avec l’analyse des enfants naissante comme en témoigne le texte sur L’analyse d’enfants avec des adultes (Ferenczi, 1931/1982).
10On peut affirmer que certaines conceptions du contre-transfert postérieures à Ferenczi sont déjà en germe et incarnées par ses mises en acte et ses initiatives techniques. Celles-ci organisent de nouvelles expériences que l’on peut légitimement décrire sous la catégorie du contre-transfert : elles se caractérisent par le mouvement d’aller et retour entre le patient et l’analyste ; à partir de ce qui échoue dans la cure ou de ce qui résiste chez le patient est sollicitée la résistance de l’analyste – et non celle du patient – pour modifier son intervention. Sur ce point, ce que nous retenons par exemple aujourd’hui de Lacan sur la résistance du patient qui renvoie toujours à la résistance de l’analyste (Lacan, 1954-55), est déjà décrit par Ferenczi en 1931 : « Je devais donc sans cesse me poser la même question : est ce que la cause de l’échec est toujours la résistance du patient, n’est-ce pas plutôt notre propre confort qui dédaigne de s’adapter aux particularités de la personne elle-même sur le plan de la méthode » (Ferenczi, 1931/1982, p. 100).
11Dans la succession de ses innovations techniques, Ferenczi décrit ce trajet qui lui fait réinterroger sa place et ses interventions à partir de la stagnation des cures, pour faire ensuite retour vers le patient. Ce mouvement inclut des mouvements d’autoanalyse, des ressentis, des sensations, des émotions qui appartiennent au praticien ou que le patient a déposés en lui ou dans le cadre de la cure. Ferenczi transforme progressivement la relation analytique classique qui lui apparaît comme dévoyée, contraire à l’exigence première, thérapeutique, de la psychanalyse. Cette évolution s’accompagnera dans les derniers écrits de Ferenczi à la fois de la déconstruction explicite du rapport à Freud, des transferts ambivalents et de travail qui s’y jouent et d’une révision métapsychologique, comme le décrit José Jiménez Avello dans son récent ouvrage L’île des rêves de Sandor Ferenczi (Avello, 2013). Ceci va de pair avec une mise en cause violente des réponses « classiques » des analystes de l’époque qu’illustrera le texte Confusion de langue entre les adultes et l’enfant (Ferenczi, 1933/1982).
12Aujourd’hui, que nous donne donc à voir et à entendre Ferenczi dans ce que nous désignons comme le champ du contre-transfert ? D’abord la reconnaissance d’un lien fondateur entre patient et analyste, tissé de transferts réciproques. Ensuite, l’affirmation que ce lien, s’il se coupe de la dimension émotionnelle chez le praticien, conduit la cure à une répétition sans fin des traumatismes anciens dans la cure, sans élaboration. La reconnaissance nécessaire de ses éprouvés par l’analyste, reliés à ceux du patient, limite le processus d’intellectualisation de la cure et de sa théorie qui domine, selon Ferenczi, le milieu analytique de son temps. Les éprouvés de l’analyste permettent d’entrer en contact avec des émotions qui ont été impossibles à vivre autrefois par le patient – rage, colère, destruction contre les agressions adultes – et qui ont provoqué chez celui-ci des défenses de survie comme le clivage ou la fragmentation du psychisme. Ces émotions font retour dans la cure et appellent une reconnaissance compréhensive actuelle, une empathie qui est aussi un outil de travail, faute de quoi le processus d’élaboration ne peut plus opérer.
13La reconnaissance de cette dimension émotionnelle transforme l’engagement du praticien dans l’exercice de son acte et dans l’usage de son savoir clinique et psychanalytique. Dans L’élasticité de la technique psychanalytique, Ferenczi décrira le « tact » psychologique comme la faculté de « sentir avec », dans une appréciation dynamique de la situation du patient (Ferenczi, 1928/1982). Ce « tact », aussi traduit par « empathie », recoupe le terme de « bonté » de l’analyste, employé par exemple dans le Journal clinique (Ferenczi, 1932/2014, p. 363). Ces termes suffisamment parlants évoquent deux modalités de la rencontre qui a eu lieu avec le monde des patients gravement traumatisés qu’accueille Ferenczi, en contraste avec le retrait et la distance habituelle requise chez les analystes. Ces nominations, cette attitude contrastent avec l’usage du modèle du chirurgien prôné par Freud pour décrire l’attitude analytique souhaitable (Freud, 1912/1998).
14L’empathie est nécessaire, mais elle conduit jusqu’à la question de dire ou non au patient ce qui est ressenti par l’analyste. Ferenczi explore ainsi le dire, « l’aveu », la « sincérité » exigée du praticien sur ses éprouvés pour éviter les répétitions du secret et du désaveu qui ont fait traumatisme. Ainsi, conscient de ses « erreurs » partielles dans son cheminement, Ferenczi recommande de les dire au patient, ce qui accroît, selon lui, dans le présent la confiance envers l’analyste, confiance qui a été brisée par les adultes d’autrefois chez l’enfant encore présent dans le patient. Il écrit dans Analyse d’enfants avec des adultes : « J’ai donc reconnu que je pouvais faire erreur et la conséquence n’en a pas été la perte de mon autorité, mais l’accroissement de la confiance en moi du patient » (Ferenczi, 1931/1982, p. 102). De même, dans Confusion de langue entre les adultes et l’enfant, on lit : « Dans la relation entre le médecin et le patient, il existait un manque de sincérité, quelque chose qui n’avait pas été formulé, et le fait de s’en expliquer, en quelque sorte, déliait la langue du patient. Admettre une erreur valait à l’analyste la confiance du patient » (Ferenczi, 1933/1982, p. 128).
Variations techniques et liens
15Ferenczi a donc décrit et mis en acte plusieurs techniques qui, chacune, organisent de nouveaux liens entre l’analyste et son patient, et qui amplifient, selon lui, les éléments constituants de l’association libre.
La technique active
16Avec l’activité de l’analyste que défend Ferenczi, la « technique active » utilisée entre 1919 et 1925 est fondée sur le « principe de frustration ». C’est l’époque où il fixe, avec Rank, un terme à la cure pour précipiter la levée des défenses. Dans sa pratique, Ferenczi intervient sur la posture physique du patient pour augmenter la tension psychique et traquer la satisfaction névrotique du patient qui s’y exprimerait. Il reviendra plus tard sur les limites de cette approche avec des personnes obsessionnelles ou phobiques qui négocient les injonctions données et la frustration visée. Il décrit alors cette position d’autorité qu’il a prise et l’emprise latente qu’elle opère. Le texte Principe de relaxation et néocatharsis (Ferenczi, 1930/1982) montre comment cet excès dans la technique l’a conduit non pas à abandonner, mais à transformer son attitude analytique en lui adjoignant le principe inverse de laisser-faire.
Relaxation et élasticité
17L’idée de relaxation le conduit, à l’inverse, à accepter la liberté du patient en séance et à encourager celle-ci face à l’attitude d’autorité qu’incarne l’analyste, dans le transfert. La relaxation n’est pas ici une technique de détente (comme les méthodes de relaxation neuromusculaire de l’époque), elle mobilise le « principe du laisser-faire », de l’accomplissement, et permet l’assouplissement de la technique. En 1929, Ferenczi décrit comment il prend au sérieux les échecs partiels de la cure, y compris à partir de son expérience ; l’attitude « amicalement bienveillante » et la relaxation proposée permettent alors une plus grande souplesse : « lors d’une nouvelle tentative où j’accordais plus de relaxation, j’avais à lutter bien moins longtemps contre les manifestations de résistances personnelles jusque-là interminables, ce qui permettait au patient et au médecin d’unir leurs forces de travail pour élaborer leurs résistances avec moins de heurts, ce que j’appellerai les “résistances objectives” produites par le matériel refoulé » (Ferenczi, 1930/1982, p. 90). Cette union des forces décrit un lien qui s’affirmera toujours davantage : aujourd’hui, on parlerait peut-être de co-construction pour désigner ce travail.
18Ferenczi évoque ainsi son travail avec une patiente qui répétait la haine impossible à dire dans son enfance : « Je crois que c’est au cours de l’analyse de cette même patiente que j’ai pu remarquer l’aptitude de la relaxation à transformer la tendance à la répétition en remémoration » (Id., p. 96). La relaxation en effet change la donne, elle installe une relation qui ne lâche rien sur les acquis freudiens mais laisse toute sa place au patient, à ses expressions corporelles en particulier, à sa régression, permettant conjointement à l’analyste de se déplacer vers plus de « sincérité ». L’atmosphère change, « une atmosphère de confiance un peu plus solide, entre médecin et patient, ainsi que le sentiment d’une totale liberté […] s’installent » (Id., p. 91). Des symptômes corporels apparaissent avec cette liberté donnée et Ferenczi se trouve confronté au « facteur traumatique » originel. Celui-ci renvoie à une mauvaise rencontre, celle du rapport des adultes – et non seulement des parents – avec l’enfant. Celui-ci se confronte à leur tendance incestueuse, refoulée, prenant le masque de la tendresse.
19À partir de 1927, un mixage des deux approches, technique active et relaxation est souhaité, une « élasticité de la technique » est mise en oeuvre. Ce qualificatif de Ferenczi évoque la métaphore d’un ruban qui subit des pressions de chaque côté, il illustre le lien intersubjectif revendiqué qu’annonçaient le tact et l’empathie.
20Ferenczi revient sur ses essais et les critique. La réflexion, l’auto-analyse rendent visible, après-coup, des éléments latents qui y étaient mis en jeu. Ferenczi met ainsi en valeur le sadisme potentiel de la technique active ou le masochisme présent dans la relaxation en tentant de leur donner sens (Ferenczi, 1932/2014). On peut ainsi voir s’ouvrir une réflexion sur les agirs, les actings et l’acte du côté de l’analyste.
L’analyse d’enfant avec des adultes
21Une autre dimension essentielle est la rencontre de l’analyse des adultes avec l’analyse des enfants, développée par Ferenczi. Deux aspects sont ici concernés : l’introduction du jeu dans le traitement ainsi que la réflexion sur certaines modalités d’échanges concernant les questions et les réponses entre le patient et le praticien. Ferenczi rejoint ici ce qu’un thérapeute d’enfant apprend avec son jeune partenaire. Dans ce dernier contexte, la technique originelle freudienne prise à la lettre est en effet rendue impossible par les agirs de l’enfant, par sa non-demande et par le rapport aux parents de l’enfant en soin (Pechberty, 2000).
22Le texte Analyse d’enfants avec des adultes montre comment s’institue le jeu en séance et décrit les réactions du praticien dans l’accueil de la régression du patient, comme s’il était avec un enfant. Ferenczi donne l’exemple célèbre d’un patient qui lui passe la main autour du cou et lui chuchote, comme à un grand père, qu’il va avoir un enfant ! Ferenczi lui répond en chuchotant aussi, comme dans un jeu de rôle où il prend la place d’un adulte-enfant. Ensuite ce sont des questions qui sont posées au patient en état de régression à « l’enfantin et à l’infantile », selon les termes de Ferenczi : « Si ma question n’est pas assez simple, si elle n’est pas vraiment adaptée à l’intelligence d’un enfant, alors le dialogue est rapidement rompu et plus d’un patient m’a jeté à la figure que j’avais été maladroit et que j’avais pour ainsi dire gâché le jeu » (Ferenczi, 1931/1982, p. 101). Ferenczi reviendra souvent sur le dialogue conduit grâce à cette partie enfantine de l’analyste qui s’accomplit dans le présent de la cure et qui est sollicitée par le patient. Il se veut proche du trauma et des défenses – clivages, fragmentations, identifications à l’agresseur – qui se sont mises en place. La régression est ainsi reconnue et maniée, à part entière. On voit ici combien l’invention analytique ne peut se satisfaire d’une norme ou d’un modèle imaginaire d’adulte qui guiderait le travail du praticien.
23Le patient refuse ainsi l’interprétation inadaptée de l’analyste. Ferenczi ajoute que s’il a été blessé par la prétention du patient ou de l’élève de savoir les choses mieux que lui, il en convient. Il reconnaît qu’il a fait erreur, le lui dit et, quelles que soient ses modes d’expression, il en résulte une augmentation de la confiance du patient. Dans cette situation, le savoir est du côté du patient, c’est le patient qui sait le mieux et qui peut ainsi apprendre à l’analyste, le guider. C’est une attitude que Ferenczi avait déjà formulée dans sa définition de l’élasticité : les interprétations sont des propositions et c’est le patient qui sait ce qu’il en est de son inconscient. La démarche ferenczienne accepte ainsi d’apprendre du patient et de soutenir en conséquence une certaine attitude. Faire le lien avec ce qui se répète, favoriser la transformation du traumatisme suppose que l’analyste change d’attitude : « C’est un avantage pour l’analyse quand l’analyste réussit, grâce à une patience, une compréhension, une bienveillance et une amabilité presque illimitées à aller autant que possible à la rencontre du patient » (Id., p. 103).
24À chaque fois, comme pour la technique active, la relaxation ou l’élasticité de la technique, Ferenczi souligne son accord avec les conseils freudiens. Son originalité éclate pourtant : création de pratiques et de concepts nouveaux, rapprochement de l’analyse d’enfants avec celle des adultes, critique de la situation analytique classique et de l’usage défensif du savoir analytique, toutes initiatives qui intéresseront Freud mais conduiront leur relation à de réels désaccords et à des tensions énormes, en particulier avec la conférence qui donnera lieu au texte Confusion de langue entre les adultes et l’enfant (Ferenczi, 1933/1982).
25Vers quoi ces essais s’orientent-ils ? Vers l’accueil de la régression, nécessaire au patient, mais aussi au praticien, pour rester en contact avec l’enfant en lui, l’enfant dans l’adulte, selon la formulation célèbre de Ferenczi, différente de l’infantile freudien : il s’agit de partager, d’incorporer et d’inventer des réponses à la souffrance extrême du patient apportée en séance.
L’analyse mutuelle
26Je ne m’attarderai pas sur l’analyse mutuelle : on peut voir dans ce dernier essai, qui n’était pas une technique comme les précédentes (Lugrin, 2015), une expérimentation qui développe une intuition de Ferenczi : l’insu de l’analyste est capté par le patient et celui-ci peut alors être mis en place d’analyste momentané. La boucle est bouclée ; Ferenczi ira jusqu’à assumer une inversion temporaire des places dont il rend compte dans le Journal Clinique. La prise au sérieux du savoir du patient sur son thérapeute est agie, jusqu’à renverser les rôles entre patient et analyste, afin de garder la visée de soin et d’élaboration.
27Cet exemple, limité et daté, sera développé dans le Journal clinique et montre comment Ferenczi travaille, en particulier avec sa patiente E. Severn qui exige de lui ce changement de posture. Bien évidemment, cette dernière tentative questionne : le contre-transfert du praticien semble ici relever d’un passage à l’acte. Cette pratique extrême et discutable est décrite : elle prend le risque réel d’une confusion des places. Ferenczi critiquera lui-même cette expérience, comme il l’avait fait pour les approches précédentes (Ferenczi, 1932/2014, p 223).
La situation analytique
28Guidé à la fois par la clinique du trauma et par les parts inconscientes du sujet qui y sont enkystées, l’analyste modifie sa place afin d’être un nouveau témoin, bienveillant, par son accompagnement des éléments archaïques qui ont fait exploser la subjectivité de l’enfant encore présent chez le patient adulte. Il s’agit d’aller vers le trauma, d’y croire, ce que Ferenczi souligne par le thème de la conviction nécessaire au praticien. Ce qui ne signifie pas croire en la réalité événementielle, mais reconnaître quelque chose de l’intime du patient dans la relation analytique, à la différence d’autrefois où il y a eu mensonge, désaveu du trauma par l’adulte et clivage pour l’enfant. Ceci conduit à continuer à soigner, à ramener à la conscience, en installant une critique de la situation analytique traumatogène et aussi à susciter un rapport créatif à l’enfance et à l’infantile dans la cure. Ici se produisent des passages entre le changement d’attitude technique et humaine requises chez l’analyste, et la nécessité de modifier la situation analytique toute entière. La ressemblance entre celle-ci et la situation infantile incite en effet plutôt à la répétition, le contraste entre les deux favorisera la remémoration mais surtout la transformation du passé (Menasche, 2016).
29Avec Confusion de langue entre les adultes et l’enfant (Ferenczi, 1933), la charge clinique et théorique est énorme envers la situation analytique ordinaire pratiquée de son temps quand il écrit par exemple :
« Une grande part de la critique refoulée concerne ce qu’on pourrait appeler l’hypocrisie professionnelle. Nous accueillons poliment le patient quand il entre, nous lui demandons de nous faire part de ses associations, nous lui promettons, ainsi, de l’écouter attentivement de consacrer tout notre intérêt à son bien-être et au travail d’élucidation. En réalité, il se peut que certains traits externes et internes de notre patient nous soient difficilement supportables. Ou encore nous sentons que la séance d’analyse apporte une perturbation désagréable à une perturbation professionnelle plus importante, ou à une préoccupation personnelle et intime. Là aussi, je ne vois pas d’autre moyen que de prendre conscience de notre propre trouble et d’en parler avec le patient, de l’admettre, non seulement en tant que possibilité mais aussi en tant que fait réel. »
31Ou encore, citons parmi de multiples notes du Journal clinique sur cette question :
« La situation analytique, mais surtout ses règles techniques rigides provoquent la plupart du temps chez le patient une souffrance… et chez l’analyste, un sentiment de supériorité injustifié, avec un certain mépris pour le patient. Si on y ajoute l’amabilité apparente, l’intérêt porté aux détails et éventuellement la compassion réelle pour une souffrance par trop forte, le patient se trouve empêtré dans un conflit d’ambivalence quasi insoluble, dont il ne peut se dégager. On utilise alors un incident quelconque pour laisser l’analyse échouer sur “la résistance du patient”. »
33Ferenczi développe avec précision comment cette situation devient infantilisante et traumatogène pour le patient ; elle conforte l’analyse dans un processus interminable et l’analyste dans une position de toute puissance. C’est bien un certain type d’analyste « freudien » qui est convoqué à changer, dans sa technique, dans son attitude, envers le patient et envers le savoir, point sur lequel je vais revenir. Ferenczi critique le « tout savoir », intellectualisé, coupé de l’engagement émotionnel de l’analyste qui est déjà inscrit en filigrane dans le principe d’abstinence. Le travail sur le contre-transfert est ainsi annulé. Ferenczi souligne fréquemment qu’il connaît et pratique les avancées les plus actuelles de l’analyse de son temps, comme les enjeux intrapsychiques de la seconde topique, la psychologie du Moi, et il dénonce en même temps une relation analytique qui est devenue défensive, construite sur le mode de l’emprise, sur un modèle de maître à élève, qui empêche toute élaboration de se faire.
L’usage des savoirs dans la pratique clinique : une sincérité encouragée
34Je propose de montrer maintenant, par cette lecture de Ferenczi, comment il interroge la nature et les fonctions du savoir à deux niveaux : le premier est celui du praticien, un savoir intellectuel qui sollicite un autre savoir chez le patient, mais dont celui-ci ne peut rien faire dans ces conditions ; le second concerne les théories dominantes légitimées par l’institution analytique.
35Ferenczi revient sur la richesse des savoirs venus de la méthode originelle d’association libre, développée par Freud. En soutenant son désir thérapeutique et ses essais pour avancer, il décrit les nouvelles connaissances acquises à plusieurs niveaux. Il les met en rapport avec la prise en compte de ses propres réactions face aux obstacles rencontrés pour soigner et comprendre, par sa réhabilitation du moment traumatique qui a fait exploser le psychisme de ses patients, et par la transformation qu’il apporte à la situation psychanalytique pour éviter son « hypocrisie ». Enfin, ce qui est logique, il revisite ses rapports à Freud, maître violemment critiqué dans le Journal clinique : celui-ci a en effet contribué – involontairement ? – à transformer le savoir vivant de la clinique en une certitude intellectuelle désincarnée et détachée de la subjectivité du praticien, situation que Ferenczi dénonce comme contraire à la nature de la psychanalyse.
36A partir de la double critique d’un savoir psychanalytique totalisant, sans manque, et de l’évolution de la méthode première vers une technique des associations devenue intellectuelle, coupée des émotions, Ferenczi soutient sa conception d’une psychanalyse vivante. Il critique la « froideur » du praticien érigée en modèle dominant qui reproduit dans les cures les traumas et les clivages fondamentaux vécus autrefois par le patient. Ce que Ferenczi fait émerger par ses essais techniques qui transforment la méthode d’association originelle avec les patients qu’il reçoit, c’est la dimension traumatique de la relation adulte-enfant présente chez ses patients : il décrit ainsi des attaques sexuelles et/ou morales d’un enfant par un adulte qui les désavoue. Ceci a pour effet de falsifier les sensations et les éprouvés de l’enfant, sujet en train de se construire. Des clivages, des fragmentations qui permettent de survivre se mettent alors en place. La négation de l’empathie et de ses émotions par l’analyste, au profit d’une intellectualisation par le savoir, entérine définitivement ces clivages premiers entre intellect et émotions qui vont se répéter à l’identique, sans fin, dans la cure.
37L’intellectualisation serait en effet devenue la maladie de la psychanalyse, situation que Ferenczi qualifie d’hypocrite. Ce désaveu des émotions est lié à une attitude devenue ordinaire, transmise par une certaine orientation freudienne qui valorise la figure de « l’analyste chirurgien » déjà évoquée. Si la situation clinique ne favorise plus que la répétition des éléments traumatiques sans en permettre le dégagement, il faut au contraire que ce soit l’être de l’analyste qui soit remis en jeu et non son paraître ; l’invention technique, le porter secours et la conviction vécue devant la tragédie du trauma dit et éprouvé par le patient sont alors sollicités comme attitudes adéquates. Le tact indiquait déjà l’accueil d’un savoir lié à une expérience singulière. Selon Ferenczi, une « humilité » nécessaire, due aux limites mêmes du savoir venu de l’analyse, est requise. Ce savoir est en effet en contraste parfait avec l’usage d’un savoir totalisant et fermé qui favorise une situation d’emprise sur les patients et ferme toute interrogation du praticien sur le processus, son implication et donc son contre-transfert.
38Ferenczi souligne les progrès du savoir analytique. En 1928, il énonce qu’il ne peut tenir sa place d’analyste que dans la destitution de ce savoir. La théorie s’est raffinée, il a l’impression de trop comprendre et trouve « en appliquant ces conceptions dans l’analyse, [que] la relation entre médecin et patient commençait à ressembler un peu trop à une relation de maître à élève » (Ferenczi, 1930/1982, p. 86). C’est finalement cette « relation pédagogique » au savoir analytique, présente sur le mode de l’emprise dans la cure, qui empêche le travail psychique de se poursuivre. L’attitude de l’analyste tout sachant, hypocrite, entre en collusion inconsciente avec la dépendance traumatique de l’enfant abusé, encore présent chez le patient, qui ne peut se révolter et qui finalement protège l’analyste de toute remise en cause, comme l’adulte d’autrefois.
39Ferenczi insiste sur la relation analytique qui transforme indéfiniment les analysants patients en enfants ou en élèves soumis. Les trois modes de relation du patient avec l’analyste, mais aussi de l’enfant avec le parent ou de l’élève envers l’enseignant, sont souvent associés par Ferenczi. Le thème de la psychanalyse comme rééducation ou post-éducation semble y apparaître en filigrane. Serait-ce à mettre en lien avec le fait que Ferenczi est aussi l’auteur d’un article sur « Psychanalyse et pédagogie » écrit en 1908 ? Peut-être retrouve-t-on ici des traces de l’intérêt de Ferenczi envers l’éducation et la formation, dans une conception de l’enfant, comme de l’analysant, maintenus en état d’infantilisme perpétuel par ses éducateurs, ses parents ou… son analyste.
Le rapport à Freud : une formation analytique inachevée
40Ce qui parachève la critique est le « retour à Freud » qu’opère Ferenczi dans le Journal Clinique. Il a fallu des décennies pour qu’un nouveau jour se fasse sur leurs liens, loin des disqualifications qu’Ernest Jones formule envers Ferenczi dans sa biographie de Freud. Des travaux récents sur les correspondances entre Freud et Ferenczi ou sur les patients suivis par Ferenczi apportent de nouveaux éclairages (Lugrin, 2012). La critique majeure de Ferenczi faite à Freud est que ce dernier ne le lui a pas permis d’analyser son transfert négatif. Dans le Journal clinique, il veut penser et réécrire l’évolution des idées analytiques à partir de son lien avec le fondateur de la discipline. Freud a été un maître vénéré, il en a été le dauphin, avant d’en subir les critiques sévères quant à ses inventions techniques : Freud trouvait celles-ci de plus en plus dangereuses pour les analystes débutants. De celles-ci, Ferenczi écrira qu’elles ont été aussi des essais créatifs qui ont correspondu à un détachement libidinal de sa part à l’égard de Freud et de ses idées (Ferenczi, 1932/2014, p. 294).
41Il s’agit alors de revenir aux origines et de comprendre, par l’écriture d’un nouveau récit, comment la transmission du savoir et de l’expérience analytique ont changé de sens pour devenir une « relation pédagogique ». Ce récit joint la réflexion sur les éléments transférentiels actifs entre les deux hommes et les enjeux épistémologiques qui sont en débat pour tout le mouvement analytique. L’intellectualisation chez Freud lui-même est en partie responsable de cette évolution et Ferenczi rappelle comment celui-ci n’a jamais voulu se laisser analyser, ou encore s’est situé dans la recherche théorique sans autre souci thérapeutique. Des éléments théoriques majeurs sont soumis à la critique de Ferenczi : le lien de l’enfant à l’autre adulte devient premier, l’implantation de fantasmes sexuels chez les enfants par les adultes relativise l’Œdipe freudien (Ferenczi, 1932/2014). Des lors, nous voyons comment la réflexion clinique est renouvelée : elle porte sur les filiations, les nouvelles indications et le processus analytique.
42La pratique innovante de Ferenczi s’inscrit dans un champ de transferts réciproques qui se croisent, où il avance, comme thérapeute et chercheur, avec un savoir qui n’est jamais clos. Il démontre que la clinique, en ce qu’elle relie des sujets, donne son sens au savoir et que ce dernier y occupe une place centrale d’outil modifiable et non pas d’objet fermé sur lui-même. Ferenczi interroge et transforme la situation analytique pour éviter ses effets traumatogènes possibles. Il accueille et répond à partir de ce que le patient lui transmet. Ses réponses insistent sur la conviction nécessaire au praticien pour reconnaître le traumatique présent dans la séance – qui a détruit le psychisme du patient – et sur l’acte thérapeutique pertinent pour que du lien à l’autre se remette en place. Ferenczi ne cesse d’ajuster la relation, de modifier ses techniques, puis la situation analytique et son cadre. Mais surtout, il s’inclut dans les changements thérapeutiques constatés par les régressions ou les avancées nécessitées. En cela, il annonce aussi bien les travaux de José Bleger sur le cadre (Bleger, 1979) que de ceux de Georges Devereux sur le rôle majeur du contre-transfert dans la recherche (Devereux, 1980).
43Dans sa pratique, chaque partenaire est affecté par l’autre, par ses représentations et ses émotions. Il s’agit de transferts réciproques où le « contre » du contre-transfert s’applique aux deux partenaires de la cure, tout en gardant la dissymétrie des places du dispositif. En contraste avec certaines définitions récentes du contre-transfert, ce n’est pas tant le dépôt des émotions du patient « dans » l’analyste qui prime pour Ferenczi que l’effet croisé des transferts, de ces dépôts réciproques. Tout un pan de son travail consistera à vouloir libérer le patient de la suggestion, de l’hypnose – ce sont les références employées – liées à l’infantilisation de la situation analytique, afin qu’il puisse exprimer ses critiques envers l’analyste.
44Par ailleurs, Ferenczi engagera le premier, de façon systématique, la question de la formation des analystes et des savoirs nécessaires pour le futur praticien. Cet intérêt pour la formation des analystes se mobilise depuis une position qu’il résumera lapidairement : sa place est à la fois celle d’un élève et d’un professeur, ce qui lui donne une indépendance que d’autres n’ont pas (Ferenczi, 1930/1982). Il constate aussi que les patients de son temps sont souvent mieux analysés que leurs analystes. Il énonce que tout analyste doit être analysé, toute analyse doit être thérapeutique ; « le meilleur analyste est un patient guéri », écrit-il dans le Journal Clinique (Ferenczi, 1932/2014, p. 223). Son reproche principal à Freud de l’avoir insuffisamment formé comme analyste est à mettre en lien avec ces principes qu’il formulera sur la formation des analystes à venir.
Conclusion
45Mickael Balint, élève et analysant de Ferenczi, indique dans Le Défaut fondamental (Balint, 1968) comment la mésentente entre Freud et Ferenczi a diffusé dans la communauté psychanalytique toute entière après les années 1930. Elle s’est soldée par l’oubli, le refoulement actif du travail de ce dernier, pendant plusieurs décennies. Balint écrit que l’œuvre de celui-ci, prise dans ce contexte, a fait « traumatisme » chez les psychanalystes, hommage paradoxal aux dimensions traumatiques qu’il accueillait dans ses cures et qu’il voulait penser.
46Après Balint, les travaux de Maria et Nicolas Torok, les nombreuses publications ou colloques dédiés à l’œuvre de Ferenczi, à son influence explicite ou discrète sur la psychanalyse actuelle, attestent de la modernité de ce travail. Ceci permet enfin un vrai débat à la mesure de ses avancées ou de ses impasses.
47Thérapeute et chercheur auront été les deux traits majeurs de la position de Ferenczi. Par ses innovations, il manifeste une liberté rarement atteinte et décrit les extensions cliniques et théoriques de son travail avec les fonctionnements limites de la personnalité de ses patients ou par son intérêt pour l’analyse des enfants. Ces aménagements se poursuivront après lui dans le travail avec les groupes (le lien à Balint, analysé et légataire des écrits de Ferenczi serait bien sûr, sur ce point, à développer) ou dans les questions liées au cadre du travail analytique. Ferenczi installe ainsi de nouvelles tensions fécondes qui sont aujourd’hui intégrées dans les fondements de la culture psychanalytique.
48Une première tension mise en valeur est celle du risque de clivage entre l’intellect et les émotions. La réhabilitation des émotions reliées aux pensées, pour le patient et l’analyste, modifie les clivages premiers liés à l’expérience traumatique primaire. Des liens peuvent alors se reconfigurer au présent, dans des transferts réciproques et grâce à un nouveau positionnement de l’analyste. En écho, Ferenczi désigne les impasses en cours à l’intérieur de la culture psychanalytique, sous l’angle de l’emprise traumatique d’un savoir théorique tout puissant qui provoque la faillite du processus et de la méthode. Ce savoir auquel s’identifie l’analyste est défensif, empêchant d’autres savoirs, tissés d’émotions et de pensées, de s’éprouver et de se formuler entre le patient et le praticien. Face à cette situation, il réhabilite le travail avec le contre-transfert et le désir de l’analyste nécessaires pour « attraper » les enjeux psychiques apportés par le patient.
49Une seconde tension est celle du couplage clinique et théorique entre l’enfant et l’adulte qui rompt avec celui de l’enfant freudien et des images parentales. Il faut poser d’abord le désir et la place occupée par l’adulte ou les adultes, parents ou éducateurs, pour pouvoir penser la rencontre avec un enfant, sujet qui se construit. Dans l’enfance des patients suivis par Ferenczi, un adulte a défailli à tenir sa place et a induit la confusion chez un enfant ordinaire, certes séducteur, mais qui attendait de l’autre, adulte, une réponse de tendresse et non de jouissance sexuelle. La place qui en découle pour l’analyste, selon Ferenczi, oblige à inventer des réponses qui favorisent la transformation de ces premiers moments traumatiques. Cette référence à l’adulte et non plus au seul parent désigne une figure de l’autre représentant un lien social généralisé et non plus seulement un certain familialisme que pourrait induire une lecture freudienne restrictive.
50La marque de Ferenczi soude le processus analytique au thérapeutique. Dans les recherches cliniques que nous menons en sciences de l’éducation, cet aspect du soin est présent dans les dimensions formatives interrogées (Pechberty, 2010). Les nuances du soin psychique, du prendre soin, de la parole, du cadre ou de l’autre, sont fréquemment travaillées dans les différents dispositifs de recherche ou d’intervention auprès de professionnels. De même, le statut du traumatique est mis en valeur dans le rapport aux savoirs, dans le lien avec un adulte défaillant ou dans le passage de l’adolescence professionnelle à une « maturité » qui serait plus grande. Il serait sans doute intéressant de reprendre ces questions à partir des apports de Ferenczi où il accueille et répond à ce moment traumatique. Celui-ci n’est pas seulement un événement, mais le temps fondateur d’un lien douloureux, porteur d’effraction, et aussi de création avec les premiers adultes rencontrés, témoins de la relation à l’autre, constitutive de toute subjectivité.
Bibliographie
Bibliographie
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- Balint, M. (1968). Le défaut fondamental. Paris : Payot.
- Bleger, J. (1979). Psychanalyse du cadre psychanalytique. Dans Crise, Rupture et dépassement (p. 254-274). Paris : Dunod.
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- Ferenczi, S. (1982). Analyse d’enfants avec des adultes. Dans Psychanalyse 4, Œuvres complètes (p. 98-112). Paris : Payot. (Ouvrage original publié en 1931).
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- Ferenczi, S. (1982). Élasticité de la technique psychanalytique. Dans Psychanalyse 4, Œuvres complètes (p. 53-65). Paris : Payot. (Ouvrage original publié en 1928).
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- Ferenczi, S. (2014). Journal clinique. Paris : Payot et Rivages. (Ouvrage original publié en 1932).
- Freud, S. (1998). Conseils aux médecins. Dans Œuvres complètes, vol 11 (p. 143-154). Paris : Puf. (Ouvrage original publié en 1912).
- Freud, S. (2006). Remarques sur l’amour de transfert. Dans Œuvres complètes, vol. 12 (p. 197-211). Paris : Puf. (Ouvrage original publié en 1915).
- Lacan, J. (1954-55). Le moi dans la théorie de Freud. Paris : Seuil.
- Lugrin, Y. (2012). Impardonnable Ferenczi. Malaise dans la transmission. Paris : Campagne Première.
- Lugrin, Y. (2015). Élisabeth Severn. Du cas R. N. à l’analyste en devenir. Le coq-héron, 223, 54-66.
- Menasche, S. (2016). Quelque chose doit s’y ajouter. Document interne à la Société de psychanalyse freudienne.
- Pechberty, B. (2000). L’infantile et la clinique de l’enfant. Paris : Dunod.
- Pechberty, B. (2010). L’accompagnement thérapeutique et formatif. Dans M. Cifali, M. Théberge et M. Bourassa (dir.), Cliniques actuelles de l’accompagnement (p. 99-114). Paris : L’harmattan.
Mots-clés éditeurs : rapport entre adulte enfant, savoirs, empathie et contre-transfert, tact
Date de mise en ligne : 31/03/2021.
https://doi.org/10.3917/cliop.017.0009