Cliopsy 2015/2 N° 14

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Article de revue

Un simple conseil

Pages 9 à 20

Une monographie

1Ce texte est une monographie d’un Conseil du début de l’année scolaire 2006-2007. Le soir même, après la classe, j’ai présenté un compte-rendu de ce moment au groupe de pédagogie institutionnelle du Maine-et-Loire. La réaction a été claire : « Tu devrais l’écrire ». Ce que j’ai fait.

2Cet écrit a été relu et mis au point collectivement par le groupe du Maine-et-Loire puis présenté à l’oral plusieurs fois, lors de temps de formation ou de rencontres entre enseignants. Forts de ces expériences, nous l’avons travaillé à nouveau lors des journées de travail de l’association « Vers la pédagogie institutionnelle » (A.V.P.I.). Sans jamais avoir été publié, ce texte a déjà une histoire qui continue de s’écrire aujourd’hui. Les commentaires qui ponctuent les interventions des divers protagonistes sont autant de réponses à des questions ou à des demandes de précisions formulées ici ou là.

3Dans une classe coopérative, le Conseil est « la clé de voûte » des institutions (Vasquez et Oury, 1967), seul lieu de décisions. Il est sécurisé par des lois et des limites qui permettent l’émergence de la parole. C’est aussi le lieu et le temps de l’organisation des travaux coopératifs. Production, décision, responsabilité, statut, fonction, parole : la classe, milieu vivant, va inévitablement s’encombrer de tensions, de conflits, de blocages. Le Conseil est fait pour épurer puis relancer la classe, dédramatiser, éclaircir les malentendus et rendre la vie possible en faisant qu’à nouveau la parole circule. Une ou deux fois par semaine, les élèves et le maître de la classe s’installent en cercle et le Conseil commence.

4Instituteur pratiquant les techniques Freinet et la pédagogie institutionnelle (T.F.P.I.) depuis 25 ans, je travaille en classe de Cours moyen (CM) première et deuxième années dans un village d’un millier d’habitants, à la périphérie d’Angers dans le Maine-et-Loire. J’occupe ce poste depuis onze ans en tant que directeur. Cette classe accueille quatorze élèves de niveau CM2 qui ont déjà vécu une année dans cette classe T.F.P.I. Ces élèves de CM2 ont produit trois journaux l’année passée et ont participé à une année de correspondance scolaire. Depuis cette rentrée 2006, il y a aussi dans cette classe dix élèves de CM1. Comme chaque lundi, la classe s’apprête à vivre son Conseil hebdomadaire.

5Pour rendre le texte qui suit plus compréhensible, il semble utile d’apporter quelques précisions à propos des élèves cités :

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  • Julie, CM2, a le métier « horaires »,
  • Annie, CM2, invente « les banques »,
  • Romain, CM2, a le métier « inscriptions au Conseil » et aime l’idée d’Annie,
  • Christian, CM1, veut voyager, est surnommé Coco par quelques-uns,
  • Ninon, CM2, a le métier « tableau des métiers »,
  • Lucie, CM2, est la coéquipière de Watson, CM1,
  • Noémie, CM2, a le métier « inscrire les règles de vie »,
  • Elia, CM1, vérifie le marché et la classe,
  • Alex, CM1, règle une fois de plus ses amendes,
  • Léa, CM2, est une discrète responsable d’équipe,
  • Medhi, CM2, est un nouvel arrivant qui vient « d’ailleurs », il rencontre Ninon et Annie,
  • Watson, CM1, est grand par la taille, mais s’exprime comme un jeune enfant.

Le Conseil

La mise en place

7À 9 h 58 ce lundi, Julie (CM2) qui a le métier des horaires annonce : « On met la classe en place pour le Conseil ». La tendance naturelle de quelques enseignants est d’oublier que l’heure tourne. Les élèves sont souvent plus attentifs au respect de l’emploi du temps. Julie rappelle donc les horaires de récréation, de bilan et de lancement de certaines activités rituelles. C’est son métier. Elle l’a choisi et a demandé l’accord du Conseil. Elle seule a le droit de le faire et elle seule devra rendre des comptes si elle oublie. Les élèves groupés par îlots de quatre tables rangent, se lèvent et déplacent les tables. Un nouvel espace est ainsi formé. Tout le monde se voit.

8Le président de séance annonce : « Le Conseil commence ». La mise en place du Conseil sans crier et se pincer les doigts en déplaçant les tables a fait l’objet d’une séance spécifique d’entraînement. Qui fait quoi ? Se place où ? Tire quelle table ? Les gestes sont prévus et codés. Rien de magique en vérité. À noter qu’au cours de cette séance le maître est à la fois secrétaire et président de séance. Nous sommes en début d’année et aucun élève n’a le niveau de comportement ou d’écrivain pour assurer ces deux fonctions. Ce ne sera plus vrai à partir de la Toussaint en ce qui concerne le secrétariat. À la veille des tests de Noël, aucun élève n’a encore le niveau pour assurer la présidence. Cela sera le cas au printemps.

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  • - « On relit les décisions du dernier Conseil ». Suite à cette annonce, le silence s’établit. La prise de parole se fera désormais sur demande. On lève le doigt et on écoute celui qui parle. Les lois de la classe affichées au-dessus de la porte précisent que : 1) je ne me moque pas ; 2) je ne gêne pas ; 3) je demande la parole ; 4) j’écoute celui qui parle ; 5) je viens à l’école pour travailler c’est-à-dire apprendre à lire, écrire et compter. Ces lois nous reconnaissent comme individus et nous protègent, les élèves comme le maître. Elles existaient avant le groupe et continueront après sa dissolution en juin. Elles sont volontairement et symboliquement séparées des règles de vie de la classe qui sont élaborées et décidées au Conseil. Loin de nous séparer, de nous individualiser, elles nous permettent de nous regrouper et de vivre ensemble.
  • - « Qui pense que la classe va mal ? » demande le président. Personne ne lève le doigt. « La classe obtient la note de 25/25 pour la semaine passée. » Nous sommes 25 personnes dans la classe, 24 enfants et un adulte et personne ne pense que la classe n’allait pas bien la semaine dernière.

Les inscriptions

10Annie (CM2) et Romain (CM2) sont assis l’un à côté de l’autre. Annie annonce : « Qui s’inscrit en propositions ? » Les doigts se lèvent. Romain dispose d’un petit tableau blanc qu’il a partagé en quatre. Il note les initiales des élèves qu’Annie annonce. Ils font leur métier. L’origine de ce tableau et son évolution méritent d’être racontées. Au fil du temps, les élèves qui étaient chargés du métier « inscriptions » s’étaient aperçus que l’écriture systématique des noms prenait beaucoup de temps. Il avait alors été convenu de ne plus inscrire que les initiales. Puis, le problème de l’ordre des inscriptions et des oublis avait été soulevé. Nous suivions le tour de table ce qui faisait que les mêmes élèves passaient toujours les premiers. Il avait alors été proposé puis accepté de ne pas toujours commencer au même endroit. Le sujet sera à nouveau abordé quelques mois plus tard. Suite à des plaintes à répétitions, je proposerai d’utiliser les couleurs en comportement selon un principe : les plus grands peuvent attendre, les plus petits en comportement passeront d’abord.

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  • - « Qui s’inscrit en demandes ? En critiques ? En félicitations et remerciements ? » Annie et Romain poursuivent les inscriptions en « demandes », « critiques » puis « félicitations » et « remerciements ». Une case à part est réservée aux annonces.

Propositions et demandes

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  • - Le président : « On passe aux propositions ».
  • - Romain : « La parole est à Christian ». Christian est un élève de CM1. Il a vécu toute sa scolarité dans cette école et arrive cette année dans cette classe.
  • - Christian : « Je propose d’organiser un voyage au zoo, mais dans un autre zoo que ceux d’avant ». Il montre des élèves sur les photos de classe des années antérieures, affichées sous l’emploi du temps. La classe aussi a une histoire. Les élèves désignés par Christian sont maintenant au collège. Ils avaient organisé une classe zoo de cinq jours. Il est probable que Christian, en CE1 à l’époque, ait un peu rêvé de ce voyage. Dans cette école, il est convenu que les élèves de CM partent plusieurs jours en sortie.
  • - « En tant que président du Conseil, je me donne la parole. En tant que maître, responsable pédagogique de la classe, je dis : le zoo de Doué est le seul à pouvoir accueillir des groupes sur plusieurs jours. Il faut chercher autre chose, ailleurs ». À titre personnel, je pense que l’hypothèse d’un séjour similaire au dernier en date ne m’enchante guère. « Je récupère les publicités et je propose que chacun cherche de son côté ».
    Je reprends mon rôle de président : « On peut passer, Christian ? » Il acquiesce. « On passe. La parole est à Annie ».
  • - Annie : « Je propose de faire la monnaie ». Il s’agit de récupérer les « petits billets », coupures de monnaie intérieure de faible valeur, et de les échanger contre « des gros billets ». Le maître a besoin de petites coupures pour payer certains travaux (Laffitte, 1985).
  • - Le président : « Avis contraire ? » Personne ne lève la main. Annie a donc un nouveau métier et elle explique qu’elle viendra chercher la caisse de la classe et qu’elle tiendra un stand monnaie en plus du sien, pendant le marché du samedi matin. Aucun commentaire de la classe. Annie est vert 2 en comportement ce qui permet a priori de lui laisser la caisse et marron 1 en numération, ce qui est un gage d’efficacité en calculs de nombres décimaux. En pédagogie institutionnelle, les niveaux scolaires sont repérés à l’aide des couleurs. Ces couleurs sont celles des ceintures de judo. Elles permettent à chacun de travailler à son niveau réel, ce qu’il sait vraiment, indépendamment de son niveau théorique, ce qu’il est censé savoir à un âge donné selon les instructions officielles ou, plus souvent, selon les manuels scolaires. Ninon (CM2) affichera ce métier sur le tableau des métiers.
  • - Annie reprend la parole pour une deuxième demande. Elle trouve injuste qu’Axelle (CM1) ait eu une amende alors que Nicolas (CM1) et Marie (CM1) ont été épargnés. Elle demande donc que l’amende soit revue. Il s’agissait d’un des gloussements d’Axelle, prompte à la moquerie. Il semblerait qu’elle n’était pas seule sur le coup. Elle a enfreint une loi de la classe et l’amende est tombée sans avertissement aucun. La parole est donnée aux personnes concernées. Axelle ne remet pas en cause l’amende, mais refuse d’impliquer les autres. La demande d’Annie est donc rejetée. Le Conseil sert évidemment de révélateur à ce qui se passe sur « la face cachée » de la classe. Il est possible qu’Annie ne se soit pas complètement trompée, mais devant la complexité de la situation le président préfère passer. Cette affaire trouvera une autre solution, car l’équipe d’Annie sera modifiée lors d’une nouvelle organisation de la classe.

13Annie semble s’être trompée de rubrique : sa demande ressemble bien à une critique. Qui critique-t-elle ? Axelle, ses collègues, son équipe ou le maître qui s’est trompé ? N’est-ce pas un peu tout ça à la fois ? Annie, élève de CM2, comprend finement le fonctionnement de cette classe, sans doute aussi le jeu des relations entre les différents interlocuteurs. Elle est prudente et soulève le problème en choisissant de graduer son importance. Le choix de s’inscrire dans la rubrique des demandes n’est pas forcément une erreur de sa part.

14Après avoir rédigé ces notes, je pense aujourd’hui que le Conseil a permis à chacun de parler d’un problème qui évoluera au fil de la vie de la classe, des constitutions et changements d’équipes, des événements plus ou moins heureux et de la classe de découverte. En relisant ce passage qui concerne la vie de quelques-uns, je constate maintenant leurs progrès. Je pense que le Conseil, s’il résout des problèmes matériels immédiats, influe bien au-delà de la gestion quotidienne de la classe. Les groupes, les individus s’y retrouvent, s’y confrontent et se parlent et s’écoutent. De là à penser qu’ils y grandissent ! Il me semble que savoir précisément ce qui s’était passé n’aurait probablement rien apporté. En tant qu’enseignant, je me satisfais « simplement » d’avoir rendu son expression possible.

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  • - Le président : « On peut passer. La parole est à Annie pour sa troisième demande ».
  • - Annie : « Je voudrais ouvrir une banque. J’ai une boîte à la maison et je propose à ceux qui le souhaitent de mettre leurs économies à l’abri ».
  • - Une élève : « On ne pourra pas récupérer nos sous ? »
  • - La réponse d’Annie est immédiate : « Si ! Je noterai sur un cahier. Papa a installé un cadenas et je l’ouvrirai au marché ». Le lendemain, elle arrive avec une magnifique boîte en bois. Elle l’annonce au début de la journée. Depuis, la boîte trône bien en vue dans la classe. Personne n’y a accès, pas même le maître. Je constaterai lors des marchés suivants qu’Annie enregistre soigneusement les entrées et les sorties sur une feuille de comptabilité.
  • - Le président : « Qui est contre ? Personne ? On peut passer, Annie ? »
  • - Annie : « Oui »
  • - Le président : « Alors, on passe. La parole est à Romain ».
  • - Romain : « Je veux qu’on respecte le tournoi des récréations ». Il y a quelques années, des CM2, garçons et footballeurs, avaient proposé d’organiser un tournoi sur le temps de récréation. Lors de sa préparation, j’avais insisté pour que les équipes soient mixtes en sexe et en âge, ce qui n’allait pas de soi pour ces enfants. Les différentes versions ont amené les organisateurs successifs à créer un tableau d’inscriptions et un tableau de déroulement de championnat. Watson (CM2 en 2005) s’était alors très largement inspiré d’un tableau d’une autre rencontre sportive. Ces tableaux seront réutilisés par la suite. Les spectateurs sont un peu envahissants et quelques petits des classes maternelles viennent faire du vélo sur le terrain. La décision est prise de faire le tour des classes pour expliquer les règles et les limites du terrain qui ne sont pas encore tracées sur la cour récemment bitumée. Elles semblent pourtant exister dans la tête de Romain et dans celles des quelques autres qui l’approuvent. Je m’engage en tant que directeur à en informer les collègues. Quelques élèves, Romain en tête, se chargent des interventions.
  • - Le président : « La parole est à Romain pour une deuxième demande ».
  • - Romain : « Oui euh… Je voudrais ouvrir une banque ».
  • - Le président : « Qui est contre ? Personne ? Alors on passe ». Est-il utile d’expliquer que Romain a été séduit par l’idée d’Annie ? Il s’est « arrangé » avec ses deux inscriptions du début du Conseil. Il a fait passer une inscription en second plan. C’est son choix. À noter que, lors d’un Conseil ultérieur, il annoncera la fermeture de sa banque. Il en était le seul utilisateur.
  • - Le président : « La parole est à Lucie (CM2) ».
  • - Lucie : « Je demande à Watson (CM1 et coéquipier) de solliciter de l’aide plutôt que de regarder sur moi ». Watson acquiesce en baissant les yeux. Lucie est responsable de l’équipe de Watson, un garçon gentil et remuant, qui a compris qu’à l’école, en général, il fallait mieux rendre un exercice correct pour préserver sa tranquillité. C’est d’ailleurs avec le terme de « tricheur » qu’il est présenté lors des Conseils de cycle et le père reprendra ce terme lors d’un entretien parents/enseignants, s’inquiétant même du devenir de son fils en tant que futur voleur. Watson me semble travailler dans la culpabilité et s’en arranger avec les moyens qui sont à sa disposition. Lucie lui signale donc, avec ses mots à elle, qu’elle accepte de l’aider à grandir, à trouver des solutions à ses « problèmes », mais elle aspire quand même à un peu de tranquillité et souhaite légitimement protéger ses droits d’auteure.
  • - Le président : « La parole est à Noémie (CM2) ».
  • - Noémie : « Je demande le métier “Inscrire les règles de vie” sur le panneau prévu à cet effet ». Lorsqu’un problème survient, nous en parlons au Conseil. C’est la consigne principale, essentielle et préalable à la vie coopérative de cette classe. Nous cherchons ensemble des solutions. Nous inventons, adaptons, organisons collectivement. Nous institutionnalisons. Une des solutions possibles est de légiférer. Il s’agit d’inventer une règle de vie sous forme de phrase simple. Celle-ci est votée par le Conseil. Dès lors, elle est affichée et sa transgression peut donner lieu à une amende. Pour l’anecdote, je rappelle qu’une année précédente, nous sommes restés une année entière avec un panneau dont les premières règles étaient : « on ne tire pas les cheveux » et « on ne regarde pas dans le T-shirt des filles ». Cela intriguait beaucoup les visiteurs non avertis. Les lois de la classe sont affichées sur la porte d’entrée depuis toujours, semble-t-il. Elles ne peuvent être remises en cause. Les règles de vie sont votées par le Conseil de la classe en cours. Au début de l’année, le panneau est vierge et une règle de vie votée à un moment de l’année peut être complétée ou annulée.
  • - Le président : « Qui est contre ? Personne ? On peut passer, Noémie ? ».
  • - Noémie : « Oui ».
  • - Le président : « Alors, on passe. La parole est à Noémie pour sa deuxième demande ».
  • - Noémie : « Je demande à récupérer les bulletins de vote après le choix de textes ». Noémie n’a pas inventé ces métiers. La classe fonctionne depuis trois semaines. Elle se souvient au fur et à mesure du déroulement de l’emploi du temps que, comme les CM1 de cette année, elle a souvent désiré ces métiers. Elle ne pouvait les obtenir à cause de son niveau de comportement. Cette élève, ceinture blanche en comportement à la Toussaint de l’année précédente est vert 1 à ce Conseil. Des possibilités se sont donc ouvertes. Certains regards d’autres élèves en disent long sur les vocations à naître. Comme pour Noémie, ça se méritera.
  • - Noémie : « Et puis… j’ai une autre demande… je voudrais ouvrir une banque ». Des sourires s’affichent, mais personne ne fera remarquer à Noémie qu’elle ne s’était pas inscrite pour trois interventions. Pas d’avis contraire ? On passe.
  • - Elia (CM1) demande à Charlène (CM1) de récupérer le marque-page qu’elle lui a vendu au marché de samedi dernier. Sa maman ne voulait pas qu’elle le vende. Dans cette classe où le travail scolaire est payé et où on doit payer pour les entorses aux règles de vie, les élèves vendent chaque semaine des objets sans valeur en Euros, mais très valorisés en Ecos, la monnaie intérieure de la classe. Il serait un peu long d’en expliquer beaucoup plus, d’autres textes le font plus précisément (Laffitte, 1999). Je vérifie systématiquement les stands au début de chaque marché et cet objet m’a semblé convenir.

16Cette situation me laisse songeur : la maman d’Elia aurait pu intervenir directement auprès de Charlène ou s’inquiéter auprès du maître. Comme je l’ai expliqué lors de la réunion de parents, elle a renvoyé sa fille vers le Conseil. Ou alors, Elia a peut-être regretté sa vente et le fait de citer sa maman ne fait qu’ajouter du poids à sa requête. Cette mère n’est peut-être pas au courant de la vente. Peu importe, l’affaire est revenue au Conseil. Charlène a accepté de rendre l’objet contre l’argent. Les embrouilles d’Elia ne perturbent pas la classe. Le Conseil a rempli sa fonction. Pour des raisons qui lui sont propres, Elia s’avérera être une élève à l’affût des cas litigieux, des problèmes délicats. Je le lui dirai en temps et en heure. Ce qui vient de se passer est noté et je m’en souviendrai plus tard.

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  • - Le président : « On passe. La parole est à Alex ».
  • - Alex : « Ouais ! Je demande qu’on remette les avertissements à zéro à la fin de chaque semaine ». Dans cette classe, au bout de deux avertissements, on paye une amende. Ils sont consignés par Ninon. Elle annonce le nombre d’amendes avant le marché de fin de semaine. Parfois, il reste un avertissement qu’elle reporte la semaine suivante. Elle le fait de son propre chef depuis qu’elle a commencé ce métier en septembre. Elle utilise un pouvoir que lui confère son métier. Alex démarre donc régulièrement la semaine avec un avertissement qui lui reste de la semaine précédente. Il réclame « l’amnistie de fin de semaine » et, pour ce faire, il utilise le Conseil. Je le soupçonne d’avoir essayé de faire pression sur Ninon qui n’aurait pas cédé. Je pense que l’an passé, il aurait parlé fort dès le moment où il l’aurait constaté. Aujourd’hui, il a attendu. L’enseignant, qui « supporte » parfois ce personnage, apprécie ce progrès. Alex se sent abusé par une règle plus admise que votée. Il en parle au Conseil. Il lui a fallu du temps et de multiples expériences pour comprendre que le Conseil est régulier et immuable. Nous ne sommes pas dans une expérience pédagogique moralisatrice et exceptionnelle qui tente de résoudre une situation elle aussi exceptionnelle : le Conseil règle simplement des événements apparemment simples ou anodins. Il aide à grandir au quotidien, Conseil après Conseil. La proposition est acceptée par la classe.
  • - Le président : « La parole est à Léa ».
  • - Léa : « Je demande à Adèle (CM2) et Elia (CM1) d’arrêter de parler ». Léa (CM2) est responsable d’équipe et ses interventions au sein de l’équipe ne suffisent pas. Elle soumet le problème au Conseil. Les deux coéquipières reconnaissent les faits. Je signale à Léa qu’elle aurait peut-être pu en parler au chapitre des critiques. Léa répond qu’elle ne critiquait pas, elle demande à ce qu’on fasse moins de bruit. Elle signifie à ses coéquipières que c’est le groupe entier qui lui reconnaît des compétences de chef d’équipe. Elle leur rappelle que si elles veulent contester cette fonction, elles doivent le faire en Conseil et pas en « interne ». Léa leur apprend le fonctionnement de la classe. C’est aussi son rôle. À noter que les responsables d’équipes ont été choisis par le maître en fonction de leur couleur en comportement. Nous sommes au début de l’année et le premier sociogramme ne viendra qu’avant les vacances de Toussaint. Adèle (CM2) connaît tout ça et elle connaît aussi la pertinence des remarques de Léa. Je suis certain qu’Elia (CM1) ne maîtrise pas suffisamment la classe pour accepter les remarques d’une de ses camarades. Léa vient donc de leur apprendre quel est son statut : elle n’a pas cédé et elle a différé ses remarques. La prudence de sa critique déguisée laisse songeur sur sa crainte des conséquences… Elle a profité d’un moment solennel pour dire ce qui faisait conflit et rappeler qu’elle a été reconnue comme compétente. Belle maturité ! Je rappelle régulièrement qu’on ne règle pas ses comptes tout seul. Si c’est le cas, on en entendra parler… au prochain Conseil.
  • - Ninon demande les métiers « vendre les crayons » et « vider les poubelles ». Ils sont accordés.
  • - Watson s’était inscrit, mais a oublié ce qu’il avait à dire. Il est accroché par la classe. Il veut participer. Il lui arrive de poser des questions aux présentations de lecture, toujours les mêmes, répétitives et ennuyeuses. Il « participe ». Que cherche-t-il ? Montrer qu’il est là ? (S’)essayer, donner l’image d’un élève qu’il pense être la bonne ? Plaire au maître ? Peu importe, aujourd’hui, il vient de découvrir que pour s’inscrire au Conseil, il vaut mieux avoir quelque chose à dire. Le Conseil continue sans qu’aucune remontrance, aucune moquerie ou aucun geste de lassitude lui soit adressé. Watson n’est pas ignoré. S’il persiste, on lui dira qu’on l’a entendu même s’il nous ennuie. En attendant, laissons-le faire son chemin, la classe lui offrira d’autres occasions de se faire entendre.
  • - Julie propose d’organiser un tournoi de basket. Cette proposition est peu discutée. On laisse à Julie et à Alexis le soin de proposer une organisation et quelques règles de jeu pour le prochain Conseil. Si le Conseil est d’accord, alors ils l’annonceront dans la classe de CE puis ouvriront un stand d’inscriptions. Le calendrier du championnat démarrera alors. Ce qui se vit là commence à passer pour une tradition. Si elle a du sens et si elle reste vivante, inutile de s’y attarder.

Les critiques

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  • - Le président : « Nous passons aux critiques. La parole est à Medhi ».
  • - Medhi : « Je critique Ninon qui m’embête ». Arrivé en septembre en CM2, quelques jours après la rentrée des classes, Medhi ne reconnaît pas Ninon comme une grande. Elle n’est d’ailleurs pas sa responsable et ne lui a jamais été présentée comme telle. De quoi se mêle-t-elle ? Ninon aimerait bien être grande et expliquer aux autres ce qu’ils doivent faire. Elle dit qu’elle adorerait devenir institutrice. Elle sait être sérieuse, voire sévère, et applique le règlement de la manière la plus stricte qui soit. Je me souviens que les premières journées de Medhi à côté d’Annie ont été mémorables. Quand elle l’aidait à s’installer et à rattraper la présentation des cahiers, il lui a simplement annoncé qu’il allait la tuer. Elle n’en dormira pas la nuit suivante et sa mère m’en parlera le lendemain. Il a fallu lui expliquer, sans attendre le Conseil suivant, qu’Annie ne donnait pas d’ordre, mais l’aidait. Au changement d’équipe de Toussaint, son responsable sera Romain (CM2), un garçon. Ça sera plus simple ensuite. Laissons-lui le temps d’arriver et de comprendre qu’au Conseil, il peut demander le changement.
  • - Le président : « La parole est à Watson ».
  • - Watson : « Je critique les CE2 qui se pendent derrière les buts pendant les matchs ». On décide de prévenir tout le monde. J’en parlerai donc à mes collègues de service aux récréations. Le Conseil de la classe ne règle pas les problèmes de l’école. Je m’en tiendrai donc à mon rôle de directeur d’école responsable de la sécurité.
  • - Nicolas (CM1) : « Je critique Antonio qui me bouscule et m’insulte ». Antonio (CE2) est dans une autre classe. Il a une tête de plus que lui. Au maître d’en parler avec sa collègue qui voit avec sa classe. Notre Conseil ne fait pas la loi aux autres classes.
  • - Le président : « La parole est à Ninon ».
  • - Ninon : « Je critique Adèle (sa voisine de derrière) qui ne range pas son cartable sur le côté ». Une « maniaque » de l’ordre a rencontré un « brasse-bouillon ». Elle en parle ici. Le Conseil règle aussi (surtout ?), les « petites » choses, celles qui paraissent insignifiantes au regard de la plupart des adultes.
  • - Le président : « La parole est à Annie ».
  • - Annie : « Je critique ceux qui boivent en rentrant de récré ». Une des règles de la classe dit qu’on passe aux lavabos pendant la récréation. Quand la fin est frappée, il n’est plus temps et on rentre directement. Les règles et les limites sont les mêmes pour tous y compris pour les rois du stade. La récréation et ses activités ont un début et une fin claire, perceptibles par tous. Annie rappelle à tous et à Julie qui est responsable des horaires, que la récréation se déroule ainsi : Julie annonce l’heure de la récréation. Le maître dit : « Bonne récréation ». On peut alors sortir. Quand Julie frappe dans ses mains pour annoncer la fin de la récréation, les élèves rentrent. Elia, dont c’est le métier, ferme la porte au passage du dernier élève. Julie annonce alors que la classe recommence.
  • - Le président : « On passe aux félicitations et aux remerciements ». L’ajout « et remerciements » a été proposé par Annie lors d’un Conseil précédent. Les relations particulières qu’entretient Annie avec le pouvoir en général n’échappent à personne. Elle choisit les métiers liés à la monnaie, elle propose tout simplement de protéger, de gérer l’argent des autres. Aujourd’hui, elle propose de remercier. Elle aime distribuer, prendre et reprendre. Au cours de discussions entre collègues, cette élève a déjà été présentée comme « pénible » et « trop sûre d’elle ». Le personnage n’est guère apprécié des adultes en général. Il s’agit d’une élève brillante qui maîtrise certains domaines mieux que beaucoup, enfants ou adultes. Dans cette classe, laisser une élève affirmer son désir de pouvoir n’est pas un problème. Il y a peu de risques parce que les règles sont claires, dites et solides. Les autres élèves, la classe et le maître sont protégés. L’enjeu est de permettre à une élève de faire une expérience qui va lui permettre d’éprouver certaines limites. Annie se verra jusqu’à la fin de l’année refuser le statut de chef d’équipe par la classe qui ne la choisira pas et par le maître qui ne validera pas le niveau nécessaire en comportement pour exercer cette fonction. Pourtant, elle tiendra son métier parfaitement et sa banque jusqu’en juin. Cette banque sera de loin la plus fréquentée.
  • - La parole est à Lucie (CM2) qui félicite son équipe et ses copines. Lucie, une élève de CM2, sait faire la différence entre une copine et une coéquipière, entre « aimer quelqu’un » et « aimer travailler avec quelqu’un ».
  • - La parole est à Romain qui félicite son équipe.
  • - La parole est à Elia qui félicite son équipe et Adèle qui parle moins. Adèle est félicitée et critiquée pour les mêmes raisons au cours du même Conseil. On pointe les progrès et les écarts. Adèle revient personnellement de loin et a connu une année précédente mouvementée. Je suis donc d’accord avec Elia et le dis à ce moment-là. Pourtant, en écrivant ce texte, quelques semaines après ce Conseil, je ne peux m’empêcher d’imaginer une alliance de circonstances entre ces deux filles. Léa, qui prenait la parole tout à l’heure, a, sans doute, raison de parler ainsi de ses coéquipières. Elle le fait prudemment. Elle semble avoir besoin de dire quelque chose à son équipe et sur son équipe. Elle craint peut-être des représailles et éprouve ainsi la sécurité qu’elle est en droit d’attendre de ce dispositif. Elia félicite aussi ses copines.
  • - Ninon félicite Watson qui progresse, ses copines et son équipe d’atelier qui a produit une page de mots mêlés pour le prochain journal ; Ninon en était à l’origine.
  • - Watson félicite son équipe, ainsi que Théo et Coco.
  • - Le président : « Coco, c’est Christian. Alors, dans la classe, on l’appellera par son prénom ». Christian n’est pas une peluche, une vedette dont il faut s’attirer l’amitié. C’est un élève dans une classe donc une personne avec un nom. À cet instant, je pense que Watson a besoin de ces repères pour grandir. Autant lui préciser qu’il sera reconnu dans ce lieu par son statut et son rôle d’élève, par ce qu’il est en droit d’attendre des autres, mais aussi par ce qu’il produira. Il fera ce qu’il voudra sur la cour ou sur un terrain de football. Nous ne sommes qu’au début d’un long cheminement.
  • - Marie félicite Charlène, Axelle et Brenda, ses copines. Ce sont quatre élèves de CM1. Laissons ces élèves se retrouver, se rassurer. Elles sont bien là, bien entre elles et elles le disent ici. Elles vivent une classe coopérative institutionnalisée depuis trois semaines.
  • - Théo félicite son équipe et Medhi qui commence à travailler sérieusement. C’est vrai, mais nous ne sommes que fin septembre. Une félicitation est nécessaire. Elle ne signifie pas encore réjouissance.
  • - Annie félicite Medhi « qui est un élève comme les autres ». On peut relire le passage précédent sur cet élève si on le souhaite. Visiblement, Annie va mieux. À l’époque, elle est toujours dans l’équipe de Medhi et chargée de l’accueillir ; elle ne le choisira quand même pas au sociogramme suivant. Elle félicite aussi ses copines.
  • - Le président : « Le Conseil est terminé ».

19Nous sortons en récréation, il est déjà 10 h 35.

Conclusion

20Ce Conseil semble une chose « simple », certains diront « simpliste », d’autres « facile ». C’est pourtant une institution complexe, car durant ces trente-cinq minutes ont été abordés différents sujets dont :

21

  • - les règles et les lois ;
  • - le pouvoir dans la classe, dans les équipes, sur la cour de récréation, dans l’école ;
  • - les rôles et les statuts ;
  • - des histoires : histoires individuelles, histoire du groupe, les petites histoires du quotidien.

22Mais durant ce Conseil ont été évoqués d’autres faits ou événements qui auraient pu paraître négligeables, voire futiles, aux yeux du maître. C’est bien parce que ce Conseil accueille tous ces sujets qu’il est aux yeux des élèves l’institution « pivot » de la classe. C’est l’emploi du temps qui fixe le jour et l’heure du Conseil, son déroulement est immuable, scandé par des maîtres mots (« le Conseil commence », « on passe », « le Conseil est terminé »). C’est le groupe — élèves et maître — qui décide de son contenu. Les élèves donnent du sens à ce temps et à ce lieu, car, rapidement, ils comprennent qu’ici se joue une partie de la vie de cette classe et de leurs vies d’écoliers au quotidien.

  • Références bibliographiques

    • Laffitte, R. (1985). Une journée dans une classe coopérative : le désir retrouvé. Paris : Syros.
    • Laffitte, R. et le Groupe Vers la Pédagogie Institutionnelle (1999). Mémento de pédagogie institutionnelle : faire de la classe un milieu éducatif. Vigneux : Matrice.
    • Oury, F. (1979). Fernand Oury parle avec Lucien Martin. Cahiers Pédagogiques, 171, 4-6 et 39.
    • Oury, F. et Pochet, C. (1979). Qui c’est, l’Conseil ? Paris : Maspero.
    • Oury, J. et Vasquez, A. (1967). Vers une pédagogie institutionnelle. Paris : Maspero.
    • Oury, J. et Vasquez, A. (1971). De la classe coopérative à la pédagogie institutionnelle. Paris : Maspero.

Mots-clés éditeurs : Conseil, Pédagogie institutionnelle, Monographie, Institution

Date de mise en ligne : 31/03/2021

https://doi.org/10.3917/cliop.014.0009

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