1La thèse dont l’ouvrage de Laetitia Dion est issu examine l’influence de l’actualité politico-religieuse et des traditions narratives françaises et étrangères sur la transformation de la matière narrative autour du mariage. Nouvelles-fabliaux, nouvelles plus longues aux tonalités variées, avec ou sans histoire-cadre, récits longs ou formes encore hybrides de romans, des Cent Nouvelles nouvelles de P. de Vigneulles (v. 1515) aux Histoires tragiques de Pierre Boaistuau (1559), treize fictions narratives françaises en prose composées entre 1515 et 1559 sont minutieusement analysées. Aussi hétérogène du point de vue de l’attribution des textes, du statut des figures auctoriales et du retentissement des œuvres que du point de vue générique, ce corpus a pour intérêt de soumettre à l’étude des récits originaux parfois peu accessibles et peu connus du public. Tous font du mariage le centre d’une intrigue, l’objet d’un développement actionnel et l’enjeu d’une « tension narrative » telle que définie par R. Baroni (La Tension narrative. Suspense, surprise et curiosité, 2007).
2Une centaine de pages consacrées à « L’histoire du mariage en France au xvie siècle » offrent d’abord un bilan précis des travaux de différents champs disciplinaires sur la question avant de considérer la « crise » du mariage, au centre des controverses juridiques et théologiques qui opposent au xvie siècle la doctrine de l’Église à l’émergence d’un droit civil matrimonial renforçant le poids du contrôle familial sur les alliances. L’étude revient sur la mise en place du « complexe État-famille » défini par Sarah Hanley et rappelle les efforts fournis par les pouvoirs publics pour réglementer les mariages en s’attaquant dès 1556 au mariage clandestin autorisé par le fondement consensualiste du lien conjugal. Un chapitre sur la vie conjugale vue par les lettrés clôt ce tableau complet du contexte institutionnel, idéologique et culturel. L’analyse des changements à l’œuvre dans les représentations religieuses, juridiques, médicales ou morales du mariage s’appuie sur des textes divers de l’Antiquité à la Renaissance (exercices rhétoriques, conseils pratiques, traditions misogames et philogames), sur la littérature fictionnelle non narrative et sur les discours normatifs du xvie siècle qui assignent rôles, droits et devoirs et repensent la place de l’affectivité et de la sexualité dans le mariage.
3Deux fois plus étendue, la partie suivante, intitulée « Les composantes des histoires de mariage. Une matière narrative en mutation », dresse une typologie des situations matrimoniales mises en scène (mariage clandestin, arrangé et/ou déséquilibré, nuit de noces, adultère, sexualité conjugale, bonheurs ou querelles domestiques). Narrations françaises rédigées entre 1515 et 1559, récits des siècles antérieurs et traductions de récits étrangers publiés en France dans les deux premiers tiers du xvie siècle composent le vaste corpus secondaire auquel sont confrontées les œuvres du corpus principal afin de mesurer leur spécificité, d’interroger la fréquence et l’évolution des situations représentées, et les raisons pour lesquelles certains aspects du mariage font l’objet d’une attention nouvelle. Les mutations à l’œuvre au sein du climat idéologique se manifestent par exemple dans les récits des années 1540-1550 qui s’attachent aux mésalliances et au contrôle social et familial en mettant davantage en scène les circonstances de formation des mariages. Les unions clandestines, généralement validées socialement dans les récits de la période antérieure, y trouvent au contraire de funestes dénouements marquant l’impossibilité de concilier désirs amoureux et exigences sociales, et les traitements pathétiques ou tragiques des transgressions de l’ordre conjugal comme les adultères y sont plus nombreux. Les représentations facétieuses de l’adultère-cocuage et les scènes de la vie conjugale typiques de la satire misogyne ou misogame se raréfient à partir des années 1530 dans des fictions narratives qui se concentrent sur les conditions favorisant une vie conjugale harmonieuse. Mais la prédominance et le traitement de l’adultère, de la clandestinité et des mariages mal assortis s’expliquent aussi par les possibles narratifs dont ces motifs sont porteurs.
4La troisième et dernière partie centrée sur « La poétique des histoires de mariage » est la plus conséquente et la plus riche. Elle montre que leurs infléchissements thématiques entre 1515 et 1559 contribuent à l’expérimentation de modes de narration et de dispositifs didactiques et herméneutiques innovants. Les contours du genre des histoires tragiques se dessinent déjà dans certains récits où la transgression des interdits familiaux et sociaux par de jeunes amoureux entraîne la multiplication des péripéties d’inspiration romanesque, la complexification de la trame narrative et les développements sentimentaux tandis que l’exploration de l’intériorité des personnages et les issues tragiques produisent des effets pathétiques qui concourent à l’édification du lecteur. La valorisation de l’amour face aux contraintes sociales participe aussi à la composition du premier recueil français à cornice [cadre] (Les Contes amoureux de Jeanne Flore, 1542) et à l’invention du système d’emboîtement des récits dans Philandre, de J. Des Gouttes (1544). Les formules narratives atypiques des trois « romans sentimentaux à intrigues matrimoniales » de H. de Crenne, J. Maugin et N. Denisot (1538, 1556 et 1557) éclairent enfin le rôle de la mise en intrigue du mariage dans la genèse du roman sentimental et l’émergence d’une conception moderne de la narration romanesque.
5Un ample dernier chapitre se confronte à l’épineuse question de l’interprétation des textes, rendue difficile par leurs dispositifs narratifs et herméneutiques. Les contradictions du péritexte, la pluralité des instances d’énonciation, la mise à distance de la vocation exemplaire des récits ou la représentation de points de vue pluriels et controversés empêchent de reconstituer pour chacun une morale unifiée et d’identifier des positions claires, misogames ou philogames, opposées ou favorables au consensualisme. Laetitia Dion attribue les ambiguïtés et les contradictions des textes des années 1545-1559 à la complexité des enjeux liés au mariage et aux interrogations de la Renaissance sur l’accès au sens. On pourrait regretter qu’elle suspende son jugement sur la portée sociale des textes et le positionnement des auteurs et autrices (autres que la reine de Navarre). Espace en contrepoint de la réalité sociale, la fiction narrative ne fait-elle pas aussi partie des discours qui la façonnent ? En pleine controverse des sexes, la progression des idées féministes qui semble limiter les positions misogynes décomplexées pourrait expliquer en partie les contradictions relevées. Enfin, une remarquable analyse de l’ambiguïté didactique des fictions montre comment certaines redéfinissent la valeur éthique et la portée pragmatique de la lecture. On voit ainsi émerger une nouvelle forme d’exemplarité qui repose sur la production d’une empathie chez le lecteur dont l’engagement affectif plus que la proposition d’énoncés didactiques permet l’exercice du jugement et fonde la formation éthique.
6En faisant travailler ensemble composantes narratives et données socio-historiques des récits, Laetitia Dion ouvre donc un chapitre inédit de l’histoire du genre narratif renaissant et de nouvelles perspectives dans le champ de l’histoire culturelle. La conception moderne du sujet se dessinerait déjà au cœur du xvie siècle dans les fictions qui représentent les conflits intérieurs entre l’amour et les lois du mariage. L’inscription de son ouvrage dans le champ nouveau d’une « poétique culturelle » situé à la fois sur les terrains de l’histoire culturelle, de l’histoire littéraire et de la narratologie mérite d’être largement saluée.