Couverture de CLIO1_047

Article de revue

‪Écrire ses émotions. Le lien conjugal dans la Grande Guerre‪

Pages 117 à 137

Notes

  • [1]
     Diaz 2009.
  • [2]
     Il ne faudrait pas conclure ici trop rapidement que les femmes seraient plus “conservatrices” que les hommes. Là encore, la différence de situation entre les hommes sur le front et les femmes à l’arrière explique en partie cette conservation à géométrie variable. Les lettres reçues constituent, sur le front, une masse encombrante, difficile à conserver. Seule la démarche volontaire et spécifique du renvoi des lettres vers l’arrière, aura permis de sauvegarder les lettres provenant des femmes. Par ailleurs, jusqu’au tournant du xxie siècle, l’expérience combattante, seule, intéressait les éditeurs, les archivistes et les familles. Ce sont donc surtout les correspondances masculines qui furent publiées.
  • [3]
     Kerbrat-Orecchioni 1998 : 31.
  • [4]
     Dauphin 1991 et 2000 ; Hanna 2003.
  • [5]
     Lyon-Caen 2016 : 169.
  • [6]
     Ibid. : 187.
  • [7]
     Hurtubise 1994 : 222.
  • [8]
     Dauphin 2002 : 48.
  • [9]
     Vidal-Naquet 2014a.
  • [10]
     Vidal-Naquet 2014a.
  • [11]
     Vidal-Naquet 2014c.
  • [12]
     Vincent-Buffault 2001 : 339.
  • [13]
     Monsacré 1984.
  • [14]
     Loez 2003 : 211.
  • [15]
     Vidal-Naquet 2014b : 64.
  • [16]
     Ibid. : 353.
  • [17]
     Ibid. : 1006. Il évoque leur enfant à venir.
  • [18]
     Vidal-Naquet 2014b : 548.
  • [19]
     Philippe 2017 : 56.
  • [20]
     Vidal-Naquet 2014b : 816.
  • [21]
     Barthes 1977 : 215.
  • [22]
     Sur ce thème, voir Thébaud 1986 et Morin-Rotureau 2014.
  • [23]
     Vidal-Naquet 2014b : 978.
  • [24]
     Ibid. : 542 et 543.
  • [25]
     Lettres de Désiré Sic à sa famille depuis le front (14 août 1914 – 7 mai 1917), collection privée. Je remercie Colin Miege de m’avoir transmis cette correspondance.
  • [26]
     Lettres de Désiré Sic, 1er décembre 1914.
  • [27]
     Vidal-Naquet 2014b : 114.
  • [28]
     Vidal-Naquet 2014a.
  • [29]
     Hochschild 2017 [1983].
  • [30]
     Vidal-Naquet 2007.
  • [31]
     Vidal-Naquet 2014b : 19.
  • [32]
     Philippe 2017 : 213.
  • [33]
     Historial de Péronne, Fonds Eugène Boyer, Correspondance 046503 (1-26), carton 20, lettre du 13 mai 1916.
  • [34]
     Vidal-Naquet 2014b : 702.
  • [35]
     Mauny 2005 : 142.
  • [36]
     Bessin & Gaudard 2009.
  • [37]
     Hertz 2002 : 255.
  • [38]
     Service Historique de la Défense, 1KT458, Correspondance entre le soldat Paul Pireaud et son épouse, lettre du 30 septembre 1918.
  • [39]
     Sarda-Cochet, s.d. : 12.
  • [40]
     Vidal-Naquet 2014b : 354.
  • [41]
     Lettres de Désiré Sic.
  • [42]
     Vidal-Naquet 2014b : 48.
  • [43]
     Dumont Le Douarec 2008 : 83.
  • [44]
     Vidal-Naquet 2014b : 683.
  • [45]
     Delaurenti 2017 : 234.
  • [46]
     Boussac 1996 : 124.
  • [47]
     Vidal-Naquet 2014b : 407.
  • [48]
     Dumont Le Douarec 2008 : 29.
  • [49]
     Ibid. : 63.
  • [50]
     Vidal-Naquet 2014b : 543.
  • [51]
     Ibid. : 67, 141, 151, 160, 185, 225.
  • [52]
     Ibid. : 115.
  • [53]
     Ibid. : 387.
  • [54]
     Ibid. : 871.
  • [55]
     Vidal-Naquet 2014b : 967.
  • [56]
     SHD, 1KT458, Correspondance entre le soldat Paul Pireaud et son épouse, lettre 7 février 1918.
  • [57]
     Fabre 2001 : 24.
  • [58]
     Chevallier 1930.
  • [59]
     Audoin-Rouzeau & Becker 2000.
  • [60]
     Mauss 1934.

1Pendant la Grande Guerre, la mobilisation massive des hommes a, sur la correspondance, un double effet : elle provoque une inflation inédite du nombre de lettres échangées et elle démocratise l’écriture épistolaire. Hommes, femmes, enfants, issus de tous les milieux sociaux, prennent la plume, le temps du conflit, et tentent par ce biais de maintenir les liens affectifs fragilisés par la séparation et menacés par la mort probable.

2En France, le nombre moyen de lettres envoyées par jour sur toute la durée de la guerre donne la mesure de la généralisation de cette pratique, nouvelle dans son extension sociale : ce sont quotidiennement 3 à 4 millions de lettres qui transitent de l’arrière vers le front, et 1,8 million de missives qui sont envoyées par les mobilisés à leurs proches. Adressées aux différents membres de la famille, aux administrations, aux camarades sur d’autres fronts, 10 milliards de lettres ont circulé en France pendant le conflit. Celles échangées entre conjoints constituent une part majeure de ce flux épistolaire continu. Car, lorsqu’elle existe, l’épouse est pour le mobilisé l’interlocutrice privilégiée, celle qui relaie les nouvelles au cercle des proches. En effet, à l’issue du siècle de l’intime[1], des millions de couples séparés par la mobilisation, plongés dans un régime émotionnel marqué par les incertitudes et la violence de la guerre, s’écrivent pour se raconter, partager un semblant de quotidien, décrire leurs émotions et leurs sentiments. Ces lettres, massivement conservées, donnent accès, de façon inédite, à l’expression des sensibilités. Ainsi, la correspondance est, dans la guerre, cet espace mixte de l’écriture de soi, mêlant paroles féminine et masculine. De ce fait, elle devient un lieu privilégié pour observer les rapports conjugaux qui se recomposent, se nouent ou se dénouent alors et pour étudier la place des émotions dans la fabrication de nouvelles relations à distance.

3Il serait pourtant illusoire de penser que ces nombreuses missives échangées entre 1914 et 1918 offrent sur les relations conjugales un lieu d’observation permettant d’atteindre sans précautions une quelconque vérité des émotions. Précisions méthodologiques et difficultés spécifiques doivent être ici énoncées, pour dresser le cadre dans lequel le genre des émotions peut – ou pas – être analysé.

4Tout d’abord, les différences d’existence et d’expérience entre les hommes sur le front d’une part, et leurs femmes demeurées à l’arrière d’autre part, peuvent avoir sur l’étude des émotions un effet déformant. La question centrale – mais peut-être insoluble – est de savoir dans quelle mesure, dans la guerre, l’expression différenciée des affects entre hommes et femmes est liée à l’irréductible différence des situations vécues, ou à l’intégration plus durable de normes de genre. Le risque est grand, en effet, d’essentialiser artificiellement la différence d’expression des émotions sans prendre en compte le contexte de leur expression.

5En outre, ces dialogues à très petite échelle entre les sexes ne peuvent être suivis qu’en présence des deux prises de parole. Mais la difficulté d’une étude de l’expression des émotions genrées réside dans l’accès inégal aux paroles des deux sexes. Les lettres rédigées par les femmes ont été, depuis la guerre elle-même, bien moins conservées, puis éditées, que celles des soldats mobilisés [2]. Il est donc très rare de pouvoir suivre de façon continue ces conversations épistolaires. Néanmoins, pour favoriser l’analyse de l’interaction au sein des couples, c’est-à-dire pour conserver la spécificité de chaque conversation épistolaire, seront ici privilégiées les correspondances à double voix, même sans exacte réciprocité.

6Enfin, les correspondances accessibles – publiées, conservées au sein des familles ou déposées dans les archives – émanent de couples ayant tous exprimés un attachement mutuel pendant la guerre. Ces couples, affectueux le plus souvent, offrent une vision particulière de la façon dont s’ajustent les émotions entre conjoints. À une période où le mariage d’amour, sans être la norme, est en train de devenir un idéal social, tous semblent en effet vivre des unions dans lesquelles le partage des expériences ou des affects va de soi : de ce fait, si la guerre provoque sans aucun doute la mise par écrit des intimités conjugales, il est bien plus difficile d’affirmer que c’est son surgissement qui provoque l’échange introspectif et le partage des émotions au sein des couples étudiés.

7Ces réserves posées, nous tenterons, pour interroger le genre des émotions déployées dans les relations conjugales à distance, de suivre trois objectifs : questionner la façon dont s’expriment et se décrivent, en commun ou différemment, les émotions masculines et féminines ; mesurer de quelle façon le conflit, épreuve sentimentale pour les couples séparés, trouble l’expression des émotions ou les réinvente ; comprendre enfin de quelle façon les émotions – exprimées ou tues dans l’interaction épistolaire – jouent un rôle dans le ré-assignement des rôles sexués imposés dès le début du conflit.

Des expressions émotionnelles sous contrainte

8Dans la guerre, le pacte conjugal et épistolaire est marqué par une triple contrainte qui, sans la museler, soumet l’expression des émotions à une série d’obligations, de codes et d’exigences. De fait, la lettre – marquée pendant le conflit par la censure et l’autocensure qui l’accompagnent – ne peut être considérée comme le lieu de l’expression fidèle d’un moi intérieur ou d’émotions brutes existant en dehors du social.

Des écritures sous influence

9La première contrainte provient de la dimension très normée de la lettre, depuis son cadre matériel jusqu’aux mots qui s’y couchent. Tout d’abord, l’espace même de l’expression des émotions est restreint par l’exiguïté de la correspondance militaire, par le coût ou par la taille des cartes postales et du papier à lettres. Certains épistoliers utilisent chaque recoin du papier, superposent aux lignes horizontales des lignes verticales, ou réservent dans leurs lettres un espace destiné à la réponse afin de permettre un dialogue cohérent. Le temps consacré à l’écriture, ensuite, est lui aussi contraint. À l’arrière, les nombreuses obligations, la surcharge de travail dans les campagnes, la gestion des affaires et des enfants, contraignent certaines femmes à écrire à des heures tardives ou matinales, à prendre sur leur éventuel temps de repos. Lorsque, sur le front, ils ne sont pas tout simplement dans l’impossibilité d’écrire, les combattants sont soumis aux déplacements multiples et aux impératifs militaires ; ils prennent la plume dans des positions inconfortables, dans un univers bruyant et, entourés de leurs camarades, ils vivent dans une promiscuité peu propice à l’introspection. Mais écrire est pour les conjoints un acte régulier, parfois quotidien, qui impose son rythme à l’existence. Car « le “contrat communicatif” qui relie l’émetteur et le récepteur d’un message épistolaire implique non seulement un “droit de réponse”, mais un “devoir de réponse” » [3], rappelle Catherine Kerbrat-Orecchioni. C’est pourquoi dans l’interaction épistolaire, les conjoints scrutent et comparent la fréquence des lettres, leur taille, leur contenu. L’injonction à se raconter, à se confier, se fait ainsi omniprésente.

10En dehors de ces contingences matérielles, l’écriture épistolaire et les émotions qui s’y trouvent éventuellement exprimées sont soumises à des influences multiples. Source dite de l’écriture de soi, la correspondance ne saurait offrir à l’historien.ne l’expression d’individualités irréductibles, indépendantes des cadres émotionnels incorporés qui les rendent possibles. Rappelons ici que si écrire une lettre devient pendant la guerre un acte social banal, c’est que les lois scolaires de Ferry ont permis d’achever l’alphabétisation des Français. Et l’écrit épistolaire, tel qu’il se développe de façon immédiate dès le début du conflit, répond justement à des codes, scolaires et littéraires. Pratique sociale apprise sur les bancs de l’école primaire, la rédaction des lettres, parfois maladroite, contient les formules conventionnelles d’appel et d’adieu, les questionnements répétitifs sur la santé, les proches, la marche des affaires ainsi que les marques d’affection stéréotypées [4]. Par ailleurs, Judith Lyon-Caen explique qu’au xixe siècle, à travers les poèmes romantiques, les romans sentimentaux, la publication de correspondances et de journaux intimes en librairie ou dans la presse, « la littérature est le lieu où se forge cette grammaire de l’émotion ». Selon elle, « des générations de lecteurs […] vont apprendre dans les livres à formuler, peut-être à éprouver des émotions intimes » [5]. Ainsi, « dès qu’apparaît le langage de l’émotion intime, qu’elle soit amicale ou amoureuse, filiale ou fraternelle, c’est encore la littérature qui semble lui fournir ses mots et ses motifs » [6].

Un soi épistolaire désirable

11Les lettres remplacent les jeux amoureux, la présence affective, le partage du quotidien et fabriquent, en quelque sorte, une nouvelle relation conjugale à distance. De ce fait, ces correspondances entre conjoints ont, dans le temps long de la guerre, une fonction très particulière : elles pallient l’absence mais réactualisent aussi, sans cesse, le contrat conjugal. Or, au-delà des récits des quotidiens qui s’y trouvent exposés, les lettres répondent aux attentes forgées par le conjoint, elles-mêmes déterminées largement par les attentes sociétales. Il en va ainsi du courage des femmes, de l’acceptation du sacrifice éventuel, de la mesure des responsabilités endurées de part et d’autre, de l’affection sans cesse formulée. L’épistolier compose en somme par écrit un soi épistolaire désirable.

12Comme le souligne Roch Hurtubise, « la lettre n’est pas strictement le discours d’un individu qui se raconte : c’est le discours d’un individu en situation » [7]. Dans la guerre, les positions différentes des conjoints – hommes mobilisés, femmes assurant les travaux de l’arrière – influent sur ce que chacun s’autorise à écrire ou désire exposer. « Chacun ajuste ses propos à une sorte de règle tacite : ce qu’il est permis de dire, ce qu’il convient de montrer, ce qu’il est possible d’écrire » [8], rappelle Cécile Dauphin. Or, malgré les bouleversements de l’existence provoqués par la guerre et la violence paroxystique rencontrée sur le front, les lettres ne sortent que rarement du cadre conventionnel d’avant-guerre. La mise en série de milliers de lettres échangées entre conjoints pendant le conflit [9] met en évidence la relative homogénéité des thématiques (acheminement du courrier et arrivée des colis, santé, famille, travail, mouvements de troupe et quotidien sur le front) et l’uniformité du registre affectif. Lieu de la perpétuation à distance des liens appartenant à la vie commune, espace dans lequel on tente de faire perdurer la normalité du quotidien conjugal, la lettre constitue aussi pour chacun des conjoints une preuve tangible de la conservation des rôles au sein du couple. De ce fait, les correspondances conservent en l’état les normes de genre plus qu’elles n’accompagnent les éventuels bouleversements provoqués par la guerre.

13Discours adressé, la lettre destinée au conjoint ne saurait donc tout dévoiler, car le geste épistolaire est accompli avant tout pour répondre à une attente, qui oriente nécessairement le contenu de la lettre. De fait, gardons aussi à l’esprit que tout ne peut pas être écrit, faute d’être compris. Ainsi peut-on se demander si les épistoliers n’écrivent pas seulement ce que leurs destinataires souhaitent entendre, ou du moins ce qu’ils partagent, c’est-à-dire ce qu’ils peuvent comprendre.

À l’ombre de la guerre et de la mort

14Le conflit, en provoquant la séparation et par conséquent l’écriture quotidienne de lettres, encourage la confession. En même temps, le risque de mort, omniprésent, musèle l’expression des intimités. En effet, le pacte épistolaire scellé entre les conjoints pendant le conflit est dominé par l’urgence du partage, qui renforce l’emprise des contraintes évoquées précédemment. Le risque encouru par le soldat ne fait que redoubler les exigences et renforcer les attentes.

15Il exacerbe, tout d’abord, la comptabilité des lettres et amplifie l’importance des dates d’envoi et de réception. Du côté des femmes, l’attention portée à l’arrivée des missives est plus prégnante encore, puisque la lettre est avant tout gage de vie : sa réception, avant toute lecture de son contenu, rassure. Au-delà du « contrat communicatif », donc, l’écriture fréquente, sinon quotidienne des lettres, devient, pour le moral des épouses, une nécessité.

16Surtout, la menace de la séparation définitive explique sans doute la marge étroite laissée aux conjoints dans l’expression de leur doute, de leur insatisfaction, de leur déception, de leur colère et plus généralement de leurs affects lorsqu’ils pourraient blesser l’autre ou laisser une trace obscure sur la relation conjugale. Dans ces correspondances conservées, les conjoints expriment l’attachement, enjolivent leur relation passée, idéalisent l’avenir. En somme, ils transmettent essentiellement les bonnes émotions. En effet, lorsque l’écriture est quotidienne et lorsque la mort menace, peut-on tout exprimer ? C’est pourquoi ces lettres assemblées, reliques de relations affectives sublimées, sont certainement plus des objets de deuil [10] – qu’il soit survenu ou pas – que des sources permettant d’atteindre l’expression spontanée des émotions.

Situations genrées, émotions situées

17Enserré par les contraintes que nous venons d’évoquer, le registre émotionnel tel qu’il se déploie au sein des correspondances conjugales échangées pendant la guerre n’échappe donc pas à une relative uniformité. Pourtant, certaines différences genrées s’expriment, liées en grande partie à l’écart des situations vécues au front et à l’arrière.

Larmes masculines, courage féminin ?

18Dans l’écriture épistolaire, il est un motif émotionnel propre aux hommes : l’aveu des larmes. En effet, si les périodiques insistent, en août 1914, sur les yeux secs des mobilisés et sur les larmes des femmes, versées avec retenue lors de la séparation [11], les correspondances disent, elles, le plus souvent l’inverse. Selon Anne Vincent-Buffault, au xixe siècle, les femmes détiennent « le droit aux larmes » [12], même si ces dernières ne doivent couler que dans l’espace privé. Mais dans les correspondances conjugales, les larmes, lorsqu’elles sont exprimées, sont presque toujours masculines. À en croire les lettres échangées, les soldats mobilisés auraient donc pleuré pendant le conflit, et beaucoup. Difficile cependant d’interpréter ces larmes, sur le modèle des larmes des héros d’Homère, comme le signe de la vitalité du guerrier [13]. Pour les épistoliers qui en font état, elles coulent de la joie d’aller combattre, ou de la tristesse de la séparation ; elles surgissent lors d’une naissance ou d’un décès appris par correspondance, ou à l’évocation de l’être aimé. Ainsi le registre lacrymal est-il masculin, mais sa signification multiple, les larmes étant « polysémiques » [14]. Le 9 août 1914, le député Abel Ferry confie à Hélène : « J’avais le cœur gros et triste après ton départ. Tu aurais pu voir couler quelques larmes silencieuses si tu m’avais regardé » [15]. De même, suite à sa mobilisation en février 1915, le commerçant Constant M. clôt sa lettre sans cacher son émotion : « Au revoir, ma bien-aimée, je laisse malgré moi échapper une larme, une larme du cœur, et t’envoie d’ici mes baisers les plus tendres » [16]. Après une visite de sa femme Lily alors qu’il est en congé de convalescence à Vernon, le cartonnier Georges R. s’épanche :

19

Si tu savais comme j’ai eu le cœur gros de te voir partir […]. Comme j’aurais voulu être seul, bien seul pour pleurer, mais il a fallu que j’attende 9 heures pour me soulager et crois ma poupée qu’entre mes draps, plus d’une larme a coulé, larmes cruelles parce que de longs jours vont se passer avant que j’ai le grand bonheur de te voir, mais aussi larmes d’amour, car mon cœur s’est épanché vers celle qui bientôt sera notre chose [17].

20L’industriel Maurice Retour s’émeut en septembre 1914, à la lecture d’une lettre de sa femme Yvonne : « Ce sont presque des nouvelles récentes, mais je n’ai pu retenir une larme » [18]. Et l’instituteur Auguste Philippe pleure à la naissance de son enfant : « Ce n’est qu’en seconde lecture que les larmes ont jailli » [19]. Quant aux larmes que l’intellectuel Jacques Rivière tente de retenir le 10 août 1914, ce sont celles de la fierté patriotique :

21

Moi-même il me semble vivre dans un rêve. L’idée que nous sommes rentrés en Alsace n’arrive pas à faire corps avec le reste de mes idées. J’y crois, mais c’est comme si ça s’était passé à côté de la réalité. Et d’ailleurs il ne faut pas que j’y pense trop, parce que des larmes de joie me viennent et que l’on pourrait croire que je pleure de partir [20].

22À travers leurs larmes, que disent les épistoliers ? Que souhaitent-ils prouver ? Leur attachement à l’autre et la souffrance de l’éloignement surtout, le partage effectif des grandes nouvelles familiales malgré la distance lorsqu’elles se présentent, le poids du sacrifice consenti, aussi. Ainsi, et pour suivre Roland Barthes, les larmes sont-elles bien « des signes, non des expressions » [21].

23L’intérêt est surtout ici de constater la moindre fréquence des larmes féminines, alors même que cette expression émotionnelle semble en temps de paix leur être réservée. L’injonction faite aux femmes de refuser l’abattement explique sans doute cette différenciation dans l’expression. Dans la guerre, les femmes doivent être des soutiens pour leurs conjoints, des « semeuses de courage » [22] : c’est là leur rôle social attendu. Par leurs lettres régulières, les colis remplis de nourriture, de vêtements chauds et de diverses attentions, par les nouvelles régulières qu’elles donnent sur la famille et les enfants, par la prise en charge des affaires conjugales, mais aussi par le courage dont elles disent faire preuve, elles entretiennent en quelque sorte la détermination masculine. Dans l’une de ses premières lettres d’août 1914, Georges R. demande à sa femme : « Sois courageuse et ne pleure pas et je résume ma lettre par deux mots : Patience et Courage ». Avant même d’avoir reçu cette injonction, sa femme Lily le rassure : « Je vais tâcher de vivre courageusement sans beaucoup de nouvelles » [23]. « Je serai vaillante », affirme Yvonne Retour dans sa première lettre le 1er août 1914. « Je veux avoir épousé une femme vaillante, une bonne Française » [24], écrit le même jour son mari Maurice. Le 14 août 1914, le militaire Désiré Sic ordonne à Fernande : « Sois courageuse comme doit l’être la femme d’un soldat » [25]. Quelques mois plus tard, il s’agace à la lecture des lettres peu positives de sa femme et la réprimande : « Sais-tu que je ne suis pas du tout content de toi ? Voilà plusieurs lettres que je reçois où je vois que tu as du chagrin. Tu m’avais pourtant bien promis d’être raisonnable ! » [26]. Et en février 1915, Hélène Ferry justifie ainsi son retard dans son courrier : « Je ne t’ai écrit ni hier, ni avant-hier, parce que je n’étais pas brave, pas vaillante, pas digne de toi, et que je n’aurais pas voulu, par mon chagrin, amoindrir ta belle énergie » [27]. La lettre est donc le lieu de la mise en scène du courage féminin, décrit par les périodiques en août 1914 [28], réclamé par les hommes eux-mêmes dans leurs premières missives suivant la mobilisation. Cette retenue du désarroi constitue un « travail émotionnel » [29] qui aura sans doute eu une fonction dans les premiers temps de la guerre : elle aura permis un soutien effectif, une assistance nécessaire, une réassurance permanente du bien-fondé de la guerre. Et elle aura peut-être ainsi aidé les mobilisés à s’en convaincre eux-mêmes.

Le poids émotionnel de la lettre

24Pour tous les conjoints séparés, les temps de l’émotion se ressemblent : séparations successives, retrouvailles provisoires [30], événements familiaux d’importance, imaginaire du retour, sont autant d’occasions régulières d’exprimer l’espoir, l’impatience, la déception, la joie, la tristesse. Mais c’est bien l’attente des lettres, leur réception et leur lecture qui orientent, quotidiennement, le contenu émotionnel des missives.

25 Dire le plaisir de la réception ou la déception que représente l’absence de courrier devient, pour les épistoliers des deux sexes, un passage obligé des correspondances : il s’agit de dire la force des liens conjugaux mis à l’épreuve par la distance et d’encourager l’autre à écrire. Au sein du rituel épistolaire de guerre, les descriptions de l’attente, de la réception ou de la lecture de la lettre sont les motifs essentiels de l’expression émotionnelle. « Je reçois à l’instant ta lettre du 1er et je te dirai que chaque lettre est pour moi une joie et que c’est avec plaisir que je parcours tes lignes » [31], affirme l’agricultrice Félicie Mougeot à Hippolyte le 6 février 1915. Les lettres d’Auguste sont pour Justine Philippe « [son] seul plaisir » [32], celles de Céline la « seule satisfaction » [33] d’Eugène Boyer dans la guerre. À l’inverse, Yvonne Retour, qui « dévore avec délice » les lettres de son mari, exprime avec force la désillusion lorsqu’elle ne reçoit pas sa missive quotidienne : « Temps sombre et gris et surtout par l’absence de lettre de toi aujourd’hui… » [34]. Présentée comme le moment crucial de la journée aussi bien par les mobilisés que par leurs femmes, la distribution du courrier concentre les attentes et balaye les autres expériences du temps. Par ailleurs, la lettre permet d’éviter le découragement, pensé comme l’un des risques de guerre dès 1914 et plus menaçant encore à mesure que se prolonge le conflit : « Écris-moi souvent, tes lettres me font vivre », explique le fourreur Emil Blondell à Ida en novembre 1914. Et Émile Mauny certifie à Léa, en octobre 1916 : « Tes lettres me soutiennent » [35].

26 Si la lettre est un objet de plaisir et de frustration, l’épaisseur de son attente varie entre le front et l’arrière, ce qui redouble la dissymétrie temporelle qui organise les rapports hommes/femmes au quotidien [36]. Pour les femmes, tout retard de courrier exaspère la sensation de danger encouru pour le conjoint mobilisé. En effet, la lettre du combattant étant gage de vie, son absence est pour les femmes cause immédiate d’inquiétude. L’attention portée à recenser les jours, à évaluer le temps d’acheminement du courrier, à calculer précisément de quand date le dernier signe de vie du conjoint, dépasse les cadres du rituel épistolaire du temps de paix. En effet, lorsque le conjoint est sur le front, la date – de l’écriture, puis de la réception – de la lettre est dotée d’une charge affective exceptionnelle. De ce fait, les missives provenant du front rythment le temps émotionnel, qui oscille entre angoisse et soulagement. Pour autant, si l’appréhension liée au silence est immédiate – voire anticipée le plus communément –, son expression est parfois mesurée, ou retenue dans un premier temps. L’injonction faite aux femmes de rester courageuses malgré la difficulté du quotidien et les temps d’incertitude, la prise de conscience de leur rôle de soutien de l’arrière, auront peut-être retardé, dans certains cas, l’écriture du désarroi. L’institutrice Alice Hertz, par exemple, sans nouvelles de son mari depuis le 12 avril 1915, envisage – à raison – le pire. Mais elle ne lui écrit son désespoir que le 20 :

27

‪Mon aimé, Toujours ni lettre, ni carte de toi. […]‪ Tu ne m’en voudras pas – moi qui n’ai jamais douté, je doute. Il me semble que la guerre est mauvaise, méchante, puisqu’elle arrache les maris à leurs femmes, les pères à leurs enfants. ‪Cette idée de la punition céleste pour nos péchés, de cette “épreuve salutaire” me révolte tout d’un coup – elle est trop monstrueuse, vraiment, aucune mère ne peut l’accepter d’un cœur léger. ‪(…) ‪[P]ourrai-je jamais oublier ces heures d’angoisse, pourrai-je jamais oublier les autres femmes, les autres ‪‪mères, qui ne reverront jamais leurs bien-aimés ?‪ [37]

28Du côté des combattants, l’absence de courrier provenant de l’arrière, s’il éveille parfois la jalousie ou fait naître des doutes sur la force de l’attachement féminin, ne contient évidemment pas la même menace tragique. Mais le silence épistolaire provoque dans certains cas, chez les mobilisés aussi, une inquiétude qui s’exprime parfois avec moins de retenue que chez leurs femmes. Sans lettre de son épouse depuis quelques jours, le paysan Paul Pireaud imagine le pire et n’hésite pas à le faire savoir à Marie : « Je m’ennuie tant sans nouvelles, j’ai de noirs pressentiments ; je ne sais pourquoi mais je ne puis me les enlever de la tête après toutes ces maladies graves qui courent surtout dans nos compagnies [38] ».

29L’expression des affects doit beaucoup à la distance qui contraint à la mise par écrit des sensibilités. Mais si l’origine sociale détermine bien entendu, pour chacun des couples, la qualité de l’écriture, les procédés pour dire l’émotion ne sortent que rarement d’un cadre somme toute assez étroit. Et ce, que les affects exprimés soient partagés par les deux conjoints ou plus clairement sexués.

Vers une individualisation des émotions

30Pourtant, la longue durée de la guerre permet d’observer quelques infléchissements dans l’écriture des sentiments. Dresser une chronologie fine de l’expression de l’intime entre 1914 et 1918 est une tâche difficile, sinon impossible : l’irréductible individualité des histoires conjugales ne permet pas de repérer de façon nette des césures, des accélérations, des ralentissements dans la façon dont s’expriment les affects. Néanmoins, chez de nombreux couples épistoliers, on assiste semble-t-il à une individualisation de plus en plus grande de l’expression des émotions.

L’éducation sentimentale

31Dans le pacte épistolaire qu’ils nouent dans la guerre, les conjoints s’imposent une charge de franchise. En effet, l’exigence de sincérité est sans cesse réclamée, de part et d’autre. Elle concerne aussi bien le quotidien à l’arrière, l’expérience sur le front ou les états d’âme traversés. « Si tu as des ennuis, fait comme moi, dis-moi les » [39], invite l’agricultrice Césarine Pachoux. La tenancière en vin Gabrielle M., de même, recommande à Constant : « Dis-moi tout, ne me cache rien. Je veux tout connaître, ne crains pas de me dire tes ennuis » [40]. Avoir la certitude que le conjoint dira les risques encourus, les difficultés rencontrées, les malheurs endurés, doit permettre, avant tout, de déjouer les inquiétudes parfois inutiles, et de croire les missives lorsqu’elles sont rassurantes. « Il vaut en somme mieux savoir que de rester dans le doute » [41], concède Désiré Sic en octobre 1914. « Rien n’est plus terrible dans des moments pareils que le doute » [42], croit pouvoir affirmer l’agriculteur Hippolyte Bougaud en avril 1918. Cet appel à la confession renforce, aussi, la complicité partagée malgré la distance. Et la franchise témoigne, selon certains, de la confiance mutuelle, voire de l’affection, que se portent les conjoints. « Je veux tout savoir de toi et n’admets pas le moindre secret entre nous » [43], prévient Armandine en décembre 1916. Et Yvonne Retour se réjouit : « C’est si bon entre nous deux de n’avoir aucun secret, rien que l’on ne puisse avouer à l’autre ! » [44].

32La longue durée de la guerre mène ainsi les conjoints à confier de façon plus aiguë leurs émotions, à écrire plus précisément leurs impressions. Pour certains couples, issus des milieux sociaux les plus modestes et souvent primo-épistoliers, il s’agit là d’une découverte. Depuis Carcassonne, Marinette Calmel et son mari Baptiste échangent au début du conflit des cartes postales lacunaires, aux formules stéréotypées. La jeune laitière apprend, à la faveur du conflit, à exprimer sa tendresse, à dire ses désirs et parfois même sa colère si son mari reste trop longtemps sans lui écrire : « Pour sûr, tu te fous de moi de me laisser sans nouvelles de la sorte » [45], s’insurge-t-elle en octobre 1915. De même, habituée à communiquer avec son mari sur son travail, Césarine Pachoux se contente d’informer Joseph et ne dit rien, dans un premier temps, sur ses sentiments et ses émotions. Mais elle entre peu à peu en écriture, découvre progressivement le plaisir de l’échange, face à un mari qui demeure, à son grand regret, mutique. Elle se livre, raconte ses rêves, exprime ses attentes et ses déceptions. Et semble découvrir, dans la guerre, le partage des intimités. De façon générale, les échanges réguliers favorisent le déliement des langues. C’est ce que remarque par exemple Marie-Josèphe Boussac en mai 1915 : « C’est effrayant comme je finis par vous dire des choses inconvenantes, moi qui n’osais pas au commencement de cette correspondance vous écrire que je vous aimais » [46].

33La pratique de la confession par correspondance, aura-t-elle transformé d’une quelconque façon les liens conjugaux ? L’écriture épistolaire, même balbutiante, aura permis d’expérimenter une forme d’introspection adressée. Le conjoint devient l’interlocuteur privilégié, à qui l’on confie – plus peut-être que par temps de paix – ses doutes, ses joies et ses peines. Ne devient-il pas de la sorte plus indispensable encore ? C’est ce que semblent croire les conjoints séparés, qui tous, font peu à peu le même constat. « Oui, ma belle, la guerre aura servi à quelque chose : à te mieux connaître et à t’aimer davantage » [47], croit pouvoir affirmer Constant M. « Notre amour réciproque devient de plus en plus fort » [48], considère également Armand en mars 1916. Et sa femme Armandine constate à son tour : « Si avant, nous ne nous aimions pas assez, cette guerre nous a appris à nous aimer et à nous estimer » [49]. En ce sens, peut-être la massification de l’écriture épistolaire pendant la guerre aura-t-elle accompagné, voire accéléré l’affirmation du mariage d’affinités comme norme sociale.

34La situation paroxystique à laquelle chacun est confronté, le partage répété des affects, aurait comme conséquence une intensification des sentiments. La pratique conjugale de la confession, tout comme le partage écrit des émotions, semblent avoir, le temps de la guerre tout au moins, renforcé l’attachement. L’apprentissage de l’écriture de soi, rendu nécessaire par l’exigence de sincérité, aura permis, aussi, de diversifier les émotions exprimées.

Des émotions diversifiées

35Certes, la dimension conventionnelle de l’expression des affects demeure. Ainsi du recours aux formulations toutes faites, mobilisant le motif corporel, et permettant de donner une épaisseur physique aux affects : « Comme le cœur se serre à ce moment-là » [50], écrit Yvonne Retour en pensant au départ de son mari le 2 août 1914. Dans leur correspondance, Abel et Hélène Ferry utilisent fréquemment cette même expression pour dire indifféremment la tristesse et le manque, l’angoisse du risque encouru par l’autre, la colère face à l’inefficacité des gouvernants [51]. Pour autant, les émotions exprimées sont, sinon de mieux en mieux décrites, du moins, de plus en plus variées.

36Ainsi Félicie Mougeot laisse-t-elle poindre son épuisement et son découragement à mesure que la guerre se prolonge. Et son mari Hippolyte ne peut que constater, en octobre 1918 : « Ta lettre de lundi trahit, par son écriture, l’énervement […]. Quand donc viendra le temps où je prendrai seul le souci de ces démarches, qui te causent tant de souci ? ». Hélène Ferry admet, en février 1915, avoir « eu un abominable désespoir, à voir [son mari] affronter de nouveaux dangers, à [se] sentir soudain si seule » [52]. Tout comme Constant M., qui constate en juillet 1915 que « le moral du militaire baisse beaucoup » et que « le dégoût et le découragement s’emparent de tous » [53]. De même, Isabelle Rivière ne parvient plus à dissimuler ses moments d’abattement liés à l’absence prolongée de son mari prisonnier en Allemagne. Elle réussit encore, en septembre 1915, à y résister : « Il y a quelque chose en moi qui me défend le découragement, qui me le montre comme une lâcheté et une offense, et l’espoir comme un devoir qu’il faut remplir » [54], écrit-elle. Mais moins de deux ans plus tard, toujours confrontée à la solitude, elle confie à Jacques « ce désespoir qui [l]’étreint et dont [elle ne peut] savoir d’où il vient » et confie vivre « dans le plus grand découragement où [elle a] jamais été » [55]. Paul Pireaud, quant à lui, exprime de plus en plus vivement son mécontentement face à l’irrégularité de l’arrivée du courrier et à l’absence de permissions qu’il juge arbitraire. En février 1918, apprenant que les troupes d’Italie – auxquelles il appartient – n’obtiendraient de permission que tous les 6 mois, il s’insurge dans une lettre à Marie :

37

Bande d’embusqués, bande de salauds […]. Que les boches aillent leur lancer des bombes. Est-il possible de faire des lois pareilles. […] Si je ne me fais pas casser la figure à la guerre ils pourront se présenter les députés. Je les recevrais avec une fourche. […] Enfin, je t’aime toujours bien mais le moral est bien bas [56].

38Notons ici que s’ils expriment plus librement leurs affects, s’ils sortent quelque peu des normes émotionnelles édictées au début du conflit, c’est ensemble que les couples échafaudent de nouveaux codes d’expressions, réajustent leurs façons de dire, et s’imitent mutuellement aussi, parfois. La diversification et l’individualisation des émotions se font donc à l’échelle conjugale. Élément important, qui explique qu’il soit difficile de repérer de grandes distinctions en termes de genre dans l’expression des émotions : les modes de communication sont en effet plus spécifiques entre les différents couples qu’entre sexes. L’interaction épistolaire explique, sans doute, cette homogénéisation des formulations émotionnelles au sein de chaque couple d’épistoliers : en effet, Daniel Fabre explique bien que la lettre naît « du flux de l’échange » et produit donc « une réelle convergence de comportements et de valeurs » [57].

39Sincérité exigée, émotions diversifiées, mise en place d’un système de confidences conjugales par correspondance : n’allons pas croire, cependant, que les contraintes évoquées précédemment soient dépassées avec le temps long du conflit. Il est, en effet, une émotion qui structure le quotidien sur le front, magistralement décrite par Gabriel Chevallier [58], mais tue dans les lettres des combattants : la peur. Le silence n’a pas ici pour objectif de rassurer les destinataires. Car dans nombre de missives, la violence du front est bien présente, tout comme les bombardements, les assauts, les cadavres déchiquetés et les corps en décomposition. Mais les émotions ressenties alors semblent toujours euphémisées, et les épistoliers se présentent le plus souvent comme dégagés émotionnellement des épreuves traversées. Pour ces hommes confrontés aux limites de la verbalisation du paroxysme, dans l’incapacité de trouver les mots d’une juste force pour le dire, ce silence procède aussi peut-être d’une volonté de préserver, dans l’humiliation que peut susciter les combats [59], une part de masculinité.

*

40Dans ces correspondances conjugales du temps de guerre, l’historien.ne atteint une expression des intimités sans nulle pareille : l’écriture est massive, quotidienne, et dépassant les cadres sociaux de la bourgeoisie. Mais si le conflit encourage et démocratise la confession, le contexte paroxystique et l’omniprésence de la mort limitent aussi les possibilités d’expression. Les précautions extrêmes prises, de part et d’autre, pour exprimer sentiments et impressions, contribuent à renforcer encore le caractère conventionnel de la lettre, et constituent finalement le cœur du pacte épistolaire de guerre. Ainsi l’expression des émotions est-elle normalisée. Est-ce à dire que les affects seraient moins fortement ressentis ? Marcel Mauss, sur ce point, nous met en garde : « Une catégorie considérable d’expressions orales de sentiments et d’émotions n’a rien que de collectif, dans un nombre très grand de populations [...]. Disons tout de suite que ce caractère collectif ne nuit en rien à l’intensité des sentiments, bien au contraire [...] » [60].

41Certes, le rôle des émotions au sein des couples obéit bien, pendant la guerre, à des partitions genrées du travail émotionnel. Mais à lire les correspondances conjugales échangées entre 1914 et 1918, on ne peut en outre qu’être frappé par la quasi-invisibilité de la différence sexuée dans l’expression des affects. Si les larmes sont davantage masculines, si la démonstration du courage est une injonction faite aux femmes lors de l’entrée en guerre, les émotions et les sentiments exprimés le sont le plus souvent, indifféremment, par les deux sexes. Comment l’expliquer ? Sans doute l’échelle d’observation tout comme la portée temporelle de l’étude, ne permettent-elles pas de déceler des modifications significatives dans l’expression genrée des affects. Les transformations qui s’opèrent semblent, en effet, soit de portée générale et concerner de la même façon tous les couples étudiés, soit n’être repérables qu’à l’échelle des couples pris dans leur singularité. Par ailleurs, la particularité même de la Grande Guerre est d’offrir un point de focale inédit et incomparable. La masse des courriers en circulation dit le maintien des liens conjugaux, familiaux, amicaux. Le contenu des lettres informe sur les préoccupations des uns et des autres, offre de précieux témoignages sur le vécu sur le front et l’arrière et permet de décrire précisément les façons dont on a pu exprimer l’émotion, transmettre ses sentiments, exposer ou non ses affects. Mais par son exceptionnalité même, ce conflit, qui sépare de façon inédite et massivement les couples de toutes les classes sociales, ne souffre d’aucune sorte de comparaison.

42Ainsi, pour atteindre les sentiments, sans doute faut-il faire preuve, plus encore peut-être que pour d’autres objets d’analyse, de prudence. Et ne pas prétendre pouvoir sonder au-delà du possible ces zones lointaines de l’intime.

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Mots-clés éditeurs : écriture épistolaire, Première Guerre mondiale, sentiments, correspondances, couples

Date de mise en ligne : 17/10/2018

https://doi.org/10.4000/clio.14095

Notes

  • [1]
     Diaz 2009.
  • [2]
     Il ne faudrait pas conclure ici trop rapidement que les femmes seraient plus “conservatrices” que les hommes. Là encore, la différence de situation entre les hommes sur le front et les femmes à l’arrière explique en partie cette conservation à géométrie variable. Les lettres reçues constituent, sur le front, une masse encombrante, difficile à conserver. Seule la démarche volontaire et spécifique du renvoi des lettres vers l’arrière, aura permis de sauvegarder les lettres provenant des femmes. Par ailleurs, jusqu’au tournant du xxie siècle, l’expérience combattante, seule, intéressait les éditeurs, les archivistes et les familles. Ce sont donc surtout les correspondances masculines qui furent publiées.
  • [3]
     Kerbrat-Orecchioni 1998 : 31.
  • [4]
     Dauphin 1991 et 2000 ; Hanna 2003.
  • [5]
     Lyon-Caen 2016 : 169.
  • [6]
     Ibid. : 187.
  • [7]
     Hurtubise 1994 : 222.
  • [8]
     Dauphin 2002 : 48.
  • [9]
     Vidal-Naquet 2014a.
  • [10]
     Vidal-Naquet 2014a.
  • [11]
     Vidal-Naquet 2014c.
  • [12]
     Vincent-Buffault 2001 : 339.
  • [13]
     Monsacré 1984.
  • [14]
     Loez 2003 : 211.
  • [15]
     Vidal-Naquet 2014b : 64.
  • [16]
     Ibid. : 353.
  • [17]
     Ibid. : 1006. Il évoque leur enfant à venir.
  • [18]
     Vidal-Naquet 2014b : 548.
  • [19]
     Philippe 2017 : 56.
  • [20]
     Vidal-Naquet 2014b : 816.
  • [21]
     Barthes 1977 : 215.
  • [22]
     Sur ce thème, voir Thébaud 1986 et Morin-Rotureau 2014.
  • [23]
     Vidal-Naquet 2014b : 978.
  • [24]
     Ibid. : 542 et 543.
  • [25]
     Lettres de Désiré Sic à sa famille depuis le front (14 août 1914 – 7 mai 1917), collection privée. Je remercie Colin Miege de m’avoir transmis cette correspondance.
  • [26]
     Lettres de Désiré Sic, 1er décembre 1914.
  • [27]
     Vidal-Naquet 2014b : 114.
  • [28]
     Vidal-Naquet 2014a.
  • [29]
     Hochschild 2017 [1983].
  • [30]
     Vidal-Naquet 2007.
  • [31]
     Vidal-Naquet 2014b : 19.
  • [32]
     Philippe 2017 : 213.
  • [33]
     Historial de Péronne, Fonds Eugène Boyer, Correspondance 046503 (1-26), carton 20, lettre du 13 mai 1916.
  • [34]
     Vidal-Naquet 2014b : 702.
  • [35]
     Mauny 2005 : 142.
  • [36]
     Bessin & Gaudard 2009.
  • [37]
     Hertz 2002 : 255.
  • [38]
     Service Historique de la Défense, 1KT458, Correspondance entre le soldat Paul Pireaud et son épouse, lettre du 30 septembre 1918.
  • [39]
     Sarda-Cochet, s.d. : 12.
  • [40]
     Vidal-Naquet 2014b : 354.
  • [41]
     Lettres de Désiré Sic.
  • [42]
     Vidal-Naquet 2014b : 48.
  • [43]
     Dumont Le Douarec 2008 : 83.
  • [44]
     Vidal-Naquet 2014b : 683.
  • [45]
     Delaurenti 2017 : 234.
  • [46]
     Boussac 1996 : 124.
  • [47]
     Vidal-Naquet 2014b : 407.
  • [48]
     Dumont Le Douarec 2008 : 29.
  • [49]
     Ibid. : 63.
  • [50]
     Vidal-Naquet 2014b : 543.
  • [51]
     Ibid. : 67, 141, 151, 160, 185, 225.
  • [52]
     Ibid. : 115.
  • [53]
     Ibid. : 387.
  • [54]
     Ibid. : 871.
  • [55]
     Vidal-Naquet 2014b : 967.
  • [56]
     SHD, 1KT458, Correspondance entre le soldat Paul Pireaud et son épouse, lettre 7 février 1918.
  • [57]
     Fabre 2001 : 24.
  • [58]
     Chevallier 1930.
  • [59]
     Audoin-Rouzeau & Becker 2000.
  • [60]
     Mauss 1934.

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