Notes
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[1]
Sarah A. Curtis, L’enseignement au temps des congrégations. Le diocèse de Lyon (1801-1905), Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2003.
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[2]
Rebecca Rogers, « Genre, mission et colonisation », in Dominique Borne & Benoît Falaize (dir.), Religions et colonisation. Afrique-Asie-Océanie-Amériques (xvie-xxe siècle), Paris, L’Atelier, 2009, p. 93-100.
1Il y a un an, j’avais rendu compte d’un ouvrage dirigé par Chantal Paisant sur « la mission au féminin », rassemblant une anthologie de textes missionnaires écrits par des religieuses, dans un numéro de la revue Clio portant sur les colonisations. Ce livre offrait au public francophone des perspectives neuves sur les sources permettant d’envisager une autre histoire des congrégations féminines françaises au xixe siècle, complémentaire de celle entreprise magistralement par Claude Langlois sur la « bonne sœur », qui laissait entrevoir la religieuse partie au-delà des mers et des océans. Les recherches élaborées par l’historienne américaine Sarah Curtis ont très vite rencontré ce chantier en plein renouvellement. En effet, connaissant très bien le dossier congréganiste depuis sa thèse sur les congrégations enseignantes du diocèse de Lyon au xixe siècle [1], elle a déplacé son regard sur ces religieuses parties hors de France pour « annoncer l’Évangile ». Car le stéréotype du « missionnaire » s’est noué dans le catholicisme contemporain autour de l’image d’un « professionnel masculin » qui s’effacera après Vatican II avec la « mission universelle de tous les baptisés ». Or, au début du xxe siècle, trois missionnaires sur quatre sont français et deux sur trois des femmes. C’est dire combien l’histoire missionnaire est à revisiter à partir des catégories du genre, du colonialisme et du transnational.
2Sarah A. Curtis propose cette approche renouvelée dans le livre qu’elle consacre aux religieuses missionnaires dans l’empire colonial français au xixe siècle, à partir de trois itinéraires biographiques de femmes parties en Amérique et en Afrique pour évangéliser et développer leur congrégation nouvellement créée. La première est Philippine Duchesne (1769-1852), née dans une riche famille de Grenoble et entrée en 1804 dans la Société du Sacré-Cœur de Jésus qu’avait fondée quatre ans plus tôt Madeleine-Sophie Barat. Son rêve est de partir en mission. Elle part donc en 1818 à la Nouvelle-Orléans puis remonte jusqu’à Saint-Louis du Missouri, implante sa congrégation et s’efforce d’organiser la conversion des Indiens Potawatomi. La deuxième est Émilie de Vialar (1797-1856), une riche héritière qui fonde à Gaillac, dans le diocèse d’Albi, la congrégation des Sœurs de Saint-Joseph-de-l’Apparition. Elle part avec quelques-unes d’entre elles pour l’Algérie en 1835 soigner des malades du choléra. C’est le point de départ pour de nouvelles maisons en Tunisie, à Chypre, au Liban puis dans tout le Levant jusqu’en Birmanie et en Australie. La troisième est Anne-Marie Javouhey (1779-1851), originaire d’une famille nombreuse de Bourgogne. Soucieuse de s’occuper des enfants pauvres, elle fonde en 1807 la congrégation des Sœurs de Saint-Joseph de Cluny qui se déploie dix ans plus tard à l’île Bourbon, puis au Sénégal et en Guinée, ensuite en Martinique et en Guadeloupe, enfin jusqu’en Guyane en 1828 où le gouvernement français lui confie la réinsertion d’esclaves noirs libérés. Elle s’installe près de Mana pour y créer une colonie agricole, contribuant à promouvoir les idées abolitionnistes sur l’esclavage.
3En restituant l’itinéraire de ces trois religieuses missionnaires, Sarah A. Curtis veut rompre avec un récit historiographique à vocation hagiographique, qui a d’ailleurs fait d’elles des saintes de l’Église. Elle s’attache ici à une même génération de jeunes femmes, ayant vécu le traumatisme révolutionnaire et la clandestinité du clergé réfractaire, qui ont eu la volonté et le cran de déployer un projet d’évangélisation coïncidant avec l’évolution politique du colonialisme français, se jouant des frontières nationales, recourant à la protection du Saint-Siège dont le souci consiste à romaniser tous les aspects du mouvement missionnaire. Sa recherche s’appuie sur de conséquents dépouillements d’archives, émanant des gouvernements comme des congrégations, et sur l’exploitation d’une bibliographie déjà riche. Elle replace ainsi l’histoire des missions catholiques dans une perspective historiographique beaucoup plus large qui est celle de la place du fait religieux dans l’histoire du colonialisme français, ce que suggéraient déjà les recherches de James P. Daughton, mais cette fois sous l’angle de l’histoire des femmes et du genre, suivant l’invitation de Rebecca Rogers [2]. Il y a là un réel changement de focale historiographique dont le regard extra-européen est porteur. C’est donc un livre important que nous propose Sarah A. Curtis, auquel s’ajoute un solide dossier qu’elle a coordonné pour un numéro spécial de la revue Histoire & Missions Chrétiennes.
4C’est la première fois que cette nouvelle revue, lancée en 2007, désireuse de dépasser le cadre classique de l’historiographie missionnaire, s’attache à la question des femmes dans l’histoire de la mission chrétienne. Il est heureux que la rédaction de cette revue ait confié ce dossier à la même historienne américaine, contribuant ainsi à croiser l’histoire des missions, en particulier féminines, avec une histoire de la globalisation, notamment avec le processus de colonisation, au sein de laquelle le fait religieux est partie prenante. Après une stimulante introduction problématique de la coordinatrice, les quatre articles qui suivent usent de la catégorie du genre pour appréhender l’action des missionnaires françaises du xviie au xxe siècle. Heidi Keller-Lapp dévoile le processus de redéfinition de l’identité ursuline avec l’expérience missionnaire en Nouvelle-France dont Marie de l’Incarnation a été la meilleure instigatrice. Ainsi, une correction s’impose : la femme missionnaire n’est pas que le pur produit d’une réaction aux événements révolutionnaires. Ce modèle s’enracine beaucoup plus profondément dans le temps. L’article suivant d’Isabelle Denis offre un portrait des religieuses de Saint-Joseph de Cluny installées sur l’île de Mayotte au second xixe siècle. Leur profil montre de fortes similitudes avec les militaires masculins en poste à la même époque, démontrant ainsi combien la colonisation puise aux mêmes sources, républicaines et religieuses. Sous la plume d’Elizabeth A. Foster, le troisième article éclaire, de manière tout à fait passionnante, l’actionnaire missionnaire des “sœurs bleues” de Castres, une congrégation fondée en 1836, là encore par une riche héritière de province. Liées à la famille spiritaine, elles se sont durablement implantées au Sénégal. Elles ont acquis une solide influence à la fin du xixe siècle, souvent au prix de fortes tensions avec les hiérarchies masculines des ordres religieux concurrents et l’administration civile. Le dernier article d’Hélène Baillot s’attarde sur le cas Idelette Allier, la fille du pasteur Raoul Allier. Tour à tour missionnaire, femme d’administrateur et ethnologue au Cameroun dans les années trente, son action témoigne combien les héritages reçus sont ici pluriels, des vieux stéréotypes au nouvel humanisme colonial, des motivations évangéliques à la découverte de disciplines relevant des sciences humaines.
5Les deux volumes que nous livre Sarah A. Curtis, sont à l’image du profond renouvellement historiographique qui s’opère entre les catégories du genre, du religieux et du colonialisme. La « mission au féminin » n’est plus uniquement le récit d’héroïnes et d’aventurières en quête de grands espaces et de conquêtes des âmes, elle s’apparente aujourd’hui à une « histoire à parts égales », semblable à celle que suggère Romain Bertrand, où sont restituées les dimensions de la globalisation et des circulations transnationales. Preuve est donc donnée ici qu’un nouvel élan est possible pour appréhender autrement l’acte missionnaire de religieuses, jusque-là méconnu, parfois invisible. Sarah A. Curtis est elle aussi pionnière et missionnaire à sa façon.
Notes
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[1]
Sarah A. Curtis, L’enseignement au temps des congrégations. Le diocèse de Lyon (1801-1905), Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2003.
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[2]
Rebecca Rogers, « Genre, mission et colonisation », in Dominique Borne & Benoît Falaize (dir.), Religions et colonisation. Afrique-Asie-Océanie-Amériques (xvie-xxe siècle), Paris, L’Atelier, 2009, p. 93-100.