Cliniques 2019/2 N° 18

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Article de revue

L’ogresse institution

Pages 30 à 38

L’ogre du Petit Poucet
« Notre rapport personnel à l’exercice de l’emprise, et notre façon de recevoir l’emprise d’autrui, héritage de notre névrose infantile, conditionnent naturellement notre façon de nous situer dans une institution et à y développer d’éventuelles réactions de peur. »
Paul Denis
© Gustave Doré, L’ogre du Petit Poucet

1Au cœur de l’institution et des mouvements qui s’y nouent s’impose la question du pouvoir. Dans toute institution, à tout instant, chacun se situe, consciemment ou non, par rapport à la façon dont il vit le pouvoir qui organise celle-là. Dans une rencontre duelle le pouvoir est, théoriquement du moins, également partagé entre les deux protagonistes. Rien de tel dans une institution – qui par définition comporte nombre d’intervenants – où il n’est pas toujours si clair de situer qui exerce le pouvoir et comment. Le rapport de chacun au pouvoir déterminera le style de ses réactions par rapport aux règles et aux décisions imposées. Chacun est saisi par l’espace institutionnel dans lequel il se trouve et sera soumis au pouvoir qui s’y exerce. La peur qui peut se déclencher en chacun peut être à la fois celle de cet espace institutionnel clos, lequel limite sa liberté, et celle déclenchée par l’idée de soumission à un pouvoir qui vous dicte une conduite, la peur pouvant correspondre alors à des images de pénétration/soumission. Mais les formes de pouvoir qui s’exercent en institution émanent aussi des conduites, des influences, des actions diverses des uns sur les autres. Le pouvoir de la fratrie existe parallèlement au pouvoir des parents…

2Autrement dit, l’institution réunit en elle différents éléments au potentiel phobogène.

3Elle est d’abord assimilée à un espace clos et comme tel susceptible d’induire un investissement accordé sur le couple claustrophilie-claustrophobie. Investie sur le mode claustrophilique l’institution sera vécue comme confortable, bonne, mais tout changement représentera une menace pour son caractère rassurant, en particulier tout élément figurant aux yeux de tel participant l’introduction d’une épine phallique perturbatrice. Au pire tel changement sera vécu comme catastrophique et renversera la claustrophilie en claustrophobie. La peur alors s’installe, et son cortège de comportements visant à la conjurer.

4L’institution est aussi un espace social susceptible d’imposer à chacun de se confronter à ses propres phobies liées aux relations et échanges sociaux. Il faut se montrer, être observé par d’autres, parler en public, affronter la critique et les éventuels compliments, faire quelque chose de l’agressivité qui peut monter en soi contre telle ou telle personne, toutes situations qui ont un potentiel phobogène, c’est-à‑dire leur capacité à déclencher des peurs. Toutes les variétés de phobies sociales sont susceptibles de s’activer à l’intérieur d’une institution.

5Le rapport à l’institution soulève ainsi chez chacun les conflits liés à son rapport aux différents éléments phobogènes qu’elle comporte. Ces différents facteurs ont en commun le rapport au pouvoir, et dans deux registres : celui du rapport à l’institution dans sa globalité d’une part, rapport au « pouvoir de l’institution » en général et pas seulement au « pouvoir institutionnel », et, d’autre part, le registre des relations de pouvoir entre les personnes, à l’intérieur même de l’institution. Dans sa globalité l’institution détient un pouvoir phobogène, celui d’un claustrum (Meltzer, 1999) dont on ne maîtrise pas ce qui s’y passe et sur lequel une imago dévorante peut être projetée ; d’autre part, la relation au pouvoir des autres – et à son propre pouvoir sur les autres – laquelle est souvent marquée par la problématique de l’envie.

6En somme l’institution peut vous dévorer, en gros, ou vous digérer en détail dans son intérieur. Essayons d’examiner les dents de l’ogresse…

Pouvoir et emprise

7Le pouvoir, dans le registre social, dérive des relations d’emprise qui apparaissent immédiatement dans les relations mère/nouveau-né, mère/enfant. L’emprise maternelle, évidemment indispensable, rencontre, face à elle, le pouvoir absolu du bébé, lequel par ses manifestations impose à sa mère, à son entourage, de faire ce qu’il lui faut. En ce sens « Sa Majesté le bébé » est un monarque absolu, un authentique tyran, auquel il vaut mieux avoir plaisir à se soumettre, et qu’il vaut mieux être heureux de servir ; le pouvoir du bébé est à la mesure de sa dépendance même. Rappelons-nous cette formule de Tolstoï : « Le pouvoir, pris dans son sens véritable, n’est que l’expression de la plus grande dépendance où l’on se trouve à l’égard d’autrui » (1869, p. 22).

8Le développement de l’enfant se poursuit ensuite dans le dialogue entre emprise réciproque et satisfactions inégalement réciproques (Denis, 1997), champ d’échange où se construisent à la fois son appareil psychique et son système de relations sociales.

9Dans une institution le rapport de chacun au pouvoir se double d’un rapport à la dépendance. Si nous prenons l’exemple d’un centre de consultation en psychiatrie, il faut bien constater un rapport de dépendance réciproque entre patients et soignants, et leur dépendance à tous à l’égard du pouvoir financier qui règle les salaires mais aussi les conditions d’accueil, fournit le matériel nécessaire au travail soignant, quand il n’impose pas les méthodes de soins elles-mêmes et leur direction.

10Chacun exerce une sorte d’emprise sur l’autre, c’est vrai dans les relations parents/enfant et dans les relations amoureuses, où l’emprise réciproque est au service de la construction d’expériences de satisfaction ; mais c’est également vrai en institution où l’emprise exercée par les uns sur les autres devrait être, et est parfois, au service d’un plus grand plaisir à travailler et d’un mieux-être des patients. Que nous le voulions ou non, dans une institution, nous dépendons tous les uns des autres et du type d’emprise que nous exerçons et qui s’exerce sur nous. Si des satisfactions réciproques apparaissent à la faveur de ces relations d’emprise, chacun s’y trouve nourri ; si une satisfaction réciproque ou son équivalent n’apparaît pas, chacun sent se dissiper son investissement libidinal, a l’impression de perdre ses forces, d’être vampirisé, dévoré.

11Notre rapport personnel à l’exercice de l’emprise, et notre façon de recevoir l’emprise d’autrui, héritage de notre névrose infantile, conditionnent naturellement notre façon de nous situer dans une institution et nous prédispose à y développer d’éventuelles réactions de peur. Dans le registre « actif » il s’agit de la peur d’imposer, d’exercer une forme de sadisme, peur de commettre des abus de pouvoir, crainte de l’affrontement confinant à l’extrême à des sortes de phobies d’impulsion. Dans le registre réceptif la sensibilité, voire la sensitivité, à des directives – même si elles sont fondées –, à des comportements, conflits avec d’autres, peut faire naître des sentiments proches de vécus de persécution. L’intolérance à dépendre favorise ces impressions…

12Dans les moments de difficultés que chacun peut rencontrer dans une institution, le dialogue, avec les uns et les autres, est évidemment le meilleur moyen d’ajustement et de régulation. Lorsque le dialogue s’avère impossible, l’alternative est moins de « se soumettre ou se démettre » – car si la démission est toujours possible elle implique de perdre une insertion sociale, de trouver une autre activité, etc. – que de « se soumettre ou se soustraire ». La soumission a du bon car elle fait faire l’économie du sentiment de responsabilité et tempère l’angoisse de la relation personnelle aux patients ; par exemple l’application d’un protocole imposé diminue considérablement l’implication individuelle et, partant, l’angoisse éventuelle que peut soulever la souffrance du patient. Mais la réticence, ou le regimbement devant la dépendance, le refus du sentiment de soumission, conduisent plus souvent à une attitude qui consiste à se soustraire… L’absentéisme en est la forme majeure, mais chacun peut trouver plus subtilement des moyens de se soustraire aux injonctions : procrastination, oubli, informations lacunaires, pour éviter l’application au patient d’une prescription ou d’un protocole que l’on prévoirait dommageable au patient et qui ne manquerait pas d’être appliqué si l’ensemble des données était transmis. Par exemple : un manteau de Japhet est jeté sur la relative hyperactivité d’un enfant pour lui éviter la Ritaline…

L’institution comme foule

13L’institution est une « foule » au sens de Le Bon (1895) : elle est composée d’une masse d’individus disparates qui ne se sont pas choisis les uns les autres et doivent s’entendre pour qu’un ensemble d’idées se développent et que des tâches s’exercent. Même si elle se compose d’un nombre réduit d’intervenants, l’institution présente au moins une structure groupale et réagira plus ou moins selon les trois hypothèses de base décrites par Bion (1965) : attaque-fuite, couplage, dépendance. Se sentir inclus dans l’un ou l’autre de ces trois modes de fonctionnement peut être vécu comme une absorption, sinon une dévoration. Plus nombreuse, elle est une foule dont les modalités d’organisation auront chacune leurs effets : toutes les variétés des phobies sociales seront susceptibles de s’activer.

14Ou bien cette foule sera organisée avec des rôles différenciés ou elle ne le sera que peu, le fonctionnement institutionnel s’étant dégradé au point de confiner à l’anarchie ou, plus gravement, à l’anomie. Organisée, la « foule » institutionnelle soulèvera les peurs que nous avons évoquées plus haut, apparentées à la claustrophobie et à la peur de la soumission. Désorganisée, l’institution déclenchera d’autres peurs, celle de l’abandon, ou de la solitude par exemple. Le surinvestissement d’un leader auquel on prête des vertus charismatiques, représentant d’une idéologie, est un recours contre ce type de peurs. Certaines institutions psychanalytiques sont parfois tentées de s’organiser ainsi. Selon les témoignages dont nous avons disposé, il semble bien que l’Orthogenic School de Bruno Bettelheim fonctionnait de cette façon, soumise à son créateur, toute bonne à l’intérieur, le mauvais étant situé à l’extérieur. La dévoration de l’ogresse porte alors sur la liberté de chacun, aliénée au chef admiré qui prend la place des instances idéales – surmoi et idéal du moi –, la créativité étant confiée au chef, au patron, au gourou. Une institution de ce genre peut attirer mais aussi déclencher un mouvement phobique par refus de la servitude volontaire qu’elle implique. D’autre part, les mouvements agressifs contre le chef – inhibés du fait de l’idéalisation et l’espèce de credo local – sont latéralisés sur les autres membres de l’équipe et peuvent produire des phénomènes de rivalité et d’hostilité pénibles.

15La place de l’idéologie sera d’autant plus grande que l’organisation sera plus précaire. La peur d’être exclu si l’on ne fait pas allégeance au leader, si l’on ne se soumet pas à l’idéologie institutionnelle, est la contrepartie de ce fonctionnement. Se soumettre ou être seul, se soumettre ou être exclu, se soumettre ou se soustraire. Se soumettre à une idéologie, à un fonctionnement groupal, à une mode, revient à abdiquer en tant qu’individu.

16Mais dans une institution il est rare que le pouvoir soit aussi clairement défini que dans certaines « foules organisées » que sont l’armée, ou les organisations politiques régies jadis par le « centralisme démocratique ». Le pouvoir est, par exemple, souvent biface, divisé en pouvoir administratif d’un côté et pouvoir « technique », médical par exemple, de l’autre. C’est de l’ingérence réciproque de ces deux registres, avec leurs logiques distinctes, qu’émane un pouvoir ambigu, parfois illisible et qui peut faire évoquer, au pire, les incompréhensibles prescriptions du « château » de Kafka. Ces institutions sont inconfortables à vivre, chacun s’y sent évoluer sous une emprise illisible qui absorbe l’énergie de ses membres sans leur permettre un plaisir de fonctionnement suffisant.

17Mais la division du jeu des forces en présence est souvent encore moins claire et le pouvoir résulte souvent, de façon momentanée, de l’action de groupes de pression ou d’influences diverses dont la prévisibilité est toute météorologique. Le pouvoir est alors souvent exercé en fait par un personnage qui n’a pas forcément titre à l’exercer mais qui tire les ficelles, suscite des conflits, provoque des décisions, pour qu’aucune ne lui soit imposée ; le modèle emblématique de ce type de pouvoir est celui que Racamier a décrit comme « pervers narcissique ». C’est souvent lié, chez un personnage comme cela – et plus qu’à une organisation perverse – à une sorte de peur d’être dévoré par l’institution, de se voir soumis ; sa réaction contre-phobique est de chercher à prendre le pouvoir, n’importe lequel, y compris celui de perturber le fonctionnement d’ensemble faute de le diriger.

18Lorsque le pouvoir est exercé par ceux qui ont été désignés pour cela, leur façon de faire peut être « assez bonne », faisant respecter le cadre de travail, permettant le travail autonome prévu pour chacun et, en en soutenant la pratique, favorisant la solution des inévitables désaccords ou conflits. L’institution est alors assez confortable à vivre. Elle peut l’être moins lorsque la direction glisse dans l’excès de pouvoir et de contrôle, dans l’hypernomie, ou au contraire dans un laxisme qui donne le sentiment d’une absence de direction, d’une anomie.

19L’hypernomie dévore par excès de contrôle, l’anomie dissout et absorbe le temps et les énergies ; les deux font fuir.

À l’intérieur de l’institution

20À l’intérieur de l’institution les phénomènes dévorateurs sont souvent le fait de l’envie au sens psychanalytique du terme. Si l’on admet la définition de l’envie par Etchegoyen (2002), celle-ci correspond à un mouvement personnel dans lequel la prise de conscience des qualités de l’autre donne un sentiment de non-valeur, voire d’humiliation à qui en prend conscience. Les collègues ou collaborateurs que l’on trouve médiocres sont bien vécus, en revanche ceux que l’on trouve pleins de qualités font souffrir, donnent le sentiment de vous prendre quelque chose. Dès qu’une différence est faite entre deux membres de l’institution, cela est vécu comme une blessure personnelle pour celui que l’on a simplement laissé à sa place. Envers les personnes qui ont la responsabilité de diriger l’institution, d’embaucher des collaborateurs, l’envie a des effets contre-productifs. Ce seront ceux qui n’ont pas trop de qualités qui seront préférés. Loin d’être ogresse l’institution devient plutôt anorexique et perd peu à peu en dynamisme. Elle se dévore elle-même par culte d’une médiocrité protectrice du narcissisme de ses dirigeants et des tensions envieuses entre les individus.

Bibliographie

  • Bettelheim, B. (1976). Un lieu où renaître. Paris : Robert Laffont.
  • Bion, W.R. (1965). Recherches sur les petits groupes. Paris : Puf.
  • Denis, P. (1997). Emprise et satisfaction. Paris : Puf, 2002.
  • Etchegoyen, R.H. (2002). Fondements de la technique psychanalytique. Paris : Hermann.
  • Kafka, F. (1938). Le château. Paris : Gallimard.
  • Le Bon, G. (1895). Psychologie des foules. Paris : Puf, 2002.
  • Meltzer, D. (1999). Le claustrum. Larmor-Plage : Éditions du Hublot.
  • Racamier, P.-C. (2001). L’esprit des soins. Paris : Les éditions du Collège.
  • Tolstoï, L. (1869). La guerre et la paix. Lausanne : Éd.Rencontre, 1961.

Mots-clés éditeurs : emprise, claustrophobie, Institution, angoisse, pouvoir

Mise en ligne 05/12/2019

https://doi.org/10.3917/clini.018.0030

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