Notes
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Article issu de la communication au colloque « Peur sur l’institution », Paris, Théâtre Déjazet, mars 2018, http ://apspi.net
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Voici le texte de Freud concernant la méconnaissance de soi dans le miroir dans Inhibition, symptôme, angoisse (1925) : « J’étais assis seul dans un compartiment de wagons-lits lorsque, à la suite d’un violent cahot de la marche, la porte qui menait au cabinet de toilette voisin s’ouvrit et un homme d’un certain âge, en robe de chambre et casquette de voyage, entra chez moi. Je supposai qu’il s’était trompé de direction en sortant des cabinets qui se trouvaient entre les deux compartiments et qu’il était entré dans le mien par erreur. Je me précipitai pour le renseigner, mais je m’aperçus, tout interdit, que l’intrus n’était autre que ma propre image reflétée dans la glace de la porte de communication. Et je me rappelle encore que cette apparition m’avait profondément déplu. […] Qui sait si le déplaisir éprouvé n’était tout de même pas un reste de cette réaction archaïque que ressent le double comme étant étrangement inquiétant ? »
« Nous errons entre les deux pôles du temps ; nous sommes comme les cerfs-volants ou les yo-yo que les enfants font flotter entre ciel et terre. »
Pascal Quignard (2002, p. 172)
Catherine Caleca
1 Nous rencontrons au sein des institutions les accueillant, certains âgés présentant des états d’angoisse parfois récurrents. Leurs thématiques ont souvent trait au départ : il leur faut au plus vite rentrer chez eux ou partir chercher les enfants à l’école… Ainsi leur cause, même si elle semble inappropriée, est tout d’abord nommée. Cependant les tentatives de réassurance reposant sur un rappel des repères temporels s’avèrent inopérantes. La survenue de ces états et la difficulté des soignants à y répondre sont attribuées aux troubles mnésiques et à la désorientation dont ces sujets sont atteints. Cependant leur répétition nous interroge. De quels investissements psychiques passés sont-ils issus ? Qu’en est-il de leur signification actuelle ? Une élaboration en est-elle possible et quels pourraient en être les mécanismes ? Nous évoquerons également les répercussions sur l’environnement de telles problématiques.
2 Chez Freud, le mot peur est fréquemment mentionné, cependant il possède deux entrées qui sont Furcht et Angst. Il distingue trois états différents du sujet qui sont la peur, l’angoisse et l’effroi. La peur correspond à un danger qui peut être nommé et qui donc est associé à une représentation précise. « Angoisse, nous dit Freud, se rapporte à l’état et fait abstraction de l’objet, tandis que peur dirige précisément l’attention sur l’objet » (Freud, 1917, p. 372). La terreur ou l’effroi comportent une dimension qualitative : il s’agit là d’un débordement du pare-excitations paralysant le plus souvent le sujet et le sidérant : on peut dès lors parler de traumatisme avec tous ses effets d’effraction psychique qui peuvent se traduire par un clivage du moi, une identification à l’agresseur voire une pulvérisation du moi, tels que les décrit notamment Ferenczi. Freud précise : « L’effroi semble en revanche avoir un sens particulier, à savoir mettre en relief un danger qui n’est pas accueilli par un apprêtement d’angoisse. Si bien que l’on pourrait dire que l’homme se protège de l’effroi par l’angoisse » (Freud, 1916-1917). L’angoisse permet donc au sujet de se mettre en alerte : un événement potentiellement traumatisant ne le prendra pas au dépourvu. Nous comprenons ainsi que la peur peut être maîtrisée et secondarisée par le sujet dans la mesure où il est capable de se représenter son objet. En ce qui concerne l’angoisse, la conception de Freud évolue au fil du temps, tout d’abord il la considère comme résultant d’une stase de la libido dans le cadre de névroses actuelles. Plus tard, il remanie ce concept. En 1925, notamment dans son texte Inhibition, symptôme et angoisse, il précise que la première angoisse est suscitée par l’acte de la naissance, qui imprime profondément les premiers schèmes qui serviront de support aux phénomènes ultérieurs. La situation de danger est ressentie à ce moment du fait de l’intensité des excitations qui assaillent le nouveau-né. En effet, l’angoisse est tout d’abord liée à des sensations corporelles. L’un des prototypes de l’angoisse est ensuite la perte de l’objet, puis dans un second temps l’absence de la personne pour qui on éprouve de l’amour, entraîne « l’angoisse de la perte d’amour de la part de l’objet ». Ainsi l’angoisse apparaît lors d’une situation de désaide que l’on peut appeler traumatique, l’absence de l’objet maternel, le Nebenmensch, l’être proche qui pourra porter secours au moi immature. L’angoisse se manifeste ensuite lors de l’anticipation d’un trauma lié à une situation de désaide. Dans les premiers temps, l’image mnésique de l’objet est investie de manière hallucinatoire, alors que celui-ci doit subvenir à un besoin ressenti par le sujet. C’est l’échec de cette évocation hallucinatoire à apporter une satisfaction qui fait advenir l’angoisse. L’angoisse peut également être utilisée de manière préventive « sous la forme d’une reproduction intentionnelle, d’un signal de danger, dans le cas d’une situation de désaide psychique (Freud, 1916-1917). Elle s’apparente alors à une demande d’aide » (Freud, 1925). Il poursuit : « Le danger de désaide psychique correspond à l’époque de l’immaturité du moi et celui de la perte d’objet à l’absence d’autonomie pendant l’enfance » (ibid.). Ainsi ultérieurement, les situations anxiogènes auront trait à l’angoisse de castration ou seront liées aux exigences du surmoi et donneront lieu au refoulement. Il est à noter que toutes les situations de danger et les conditions d’angoisse peuvent persister simultanément par la suite.
3 L’un des mécanismes cités par Freud pour surmonter le traumatisme va consister pour l’enfant à sortir de la situation passive où il se trouve et à s’exercer, notamment par le jeu, à la maîtrise de celui-ci : il cite bien sûr le jeu de la bobine et le fort-da dont il est ponctué par son petit-fils. Par son intermédiaire, celui-ci peut maîtriser l’angoisse et/ou la colère liées à l’éloignement de sa mère. Winnicott (2006) détaille plus avant les diverses transformations de la relation indifférenciée entre la mère et l’enfant en décrivant l’émergence de l’espace transitionnel, creuset de la représentation menant à la capacité d’être seul, dans la mesure où au terme de sa croissance, l’objet maternel sera introjecté. La conscience de la permanence de l’objet et son intériorisation procurent au sujet une stabilité qui lui permet de supporter la séparation sans disparaître lui-même.
4 Les recherches anxieuses que nous observons dans les institutions accueillant des personnes âgées dépendantes, notamment en fin d’après-midi, mettent en évidence la défaillance de cette permanence de l’objet : la crainte d’être abandonné par l’objet se retourne en crainte de perdre, d’oublier l’objet. « J’ai oublié les enfants, je dois les chercher, sinon ils risquent d’être abandonnés par moi » vient faire écho à « mes enfants m’ont abandonné(e) ».
5 Le soir venu, madame H., récemment arrivée en institution, se demande où est l’un de ses fils et craint qu’il ait eu un accident. Les malheurs redoutés mettent en évidence la menace dont est frappé l’objet d’amour dès lors qu’il est hors de vue. On y retrouve les mécanismes d’attente désirante décrits par Winnicott, porteurs d’agressivité : l’objet absent peut avoir été détruit par le sujet et disparaître définitivement. Le plus souvent au moment où, dans les institutions, a lieu le changement d’équipe, un sentiment de vide et de solitude s’installe donnant le signal d’une angoisse d’abandon. Celle-ci peut également se traduire par l’attente anxieuse de la venue d’un époux, décédé de longue date, ou le souhait de rentrer chez soi. La présence rassurante d’un proche est alors activement recherchée et entraîne parfois des tentatives de retour au domicile antérieur, dernière enveloppe protectrice où le sujet se sentait en sécurité. En effet, ces moments viennent faire écho aux anciennes situations de désaide, vécues à un moment où le sujet ne pouvait du fait de son hilflosigkeit pourvoir à ses propres besoins.
6 Nous avons exposé les mécanismes de l’angoisse mise en lien avec la crainte de l’abandon ou du désaide, cependant les situations dont nous traitons soulèvent un autre questionnement : en effet, qu’en est-il du sens de ces demandes en apparence inappropriées ? Pour quels motifs des situations passées surgiraient-elles lors de ces moments anxieux ? Comment les atteintes mnésiques liées à la démence y interviennent-elles ? Comme nous le savons les pathologies liées à la démence atteignent les potentialités mnésiques du sujet de manière progressive. Nous observons dès lors des tableaux de désorientation, de perte de mémoire épisodique, voire de confusion. Les capacités d’abstraction s’amenuisent ainsi que les possibilités de représentation. Ces atteintes ne sont pas sans effet sur l’appareil psychique du sujet âgé. Le Gouès (1991) a été le premier à en observer les étapes, décrivant la psycholyse, c’est-à‑dire la perte des capacités du sujet à la représentation, entraînant la perte des limites du moi, et aussi la perte de la capacité à distinguer fantasme et réalité. Le concept de psycholyse (ou celui de démentalisation, utilisé par Péruchon) met au premier plan le processus de désorganisation de l’appareil psychique à l’œuvre au cours de la progression des processus démentiels, en soulignant notamment la perte de la capacité de liaison de l’appareil psychique. Cependant, ces transformations sont loin d’être vécues passivement par le sujet : comme le note Ferenczi dès 1922, les atteintes des capacités intellectuelles affectent le narcissisme du Moi. Ainsi, écrit-il, une partie importante des symptômes constitue « une tentative pour maîtriser une quantité de libido mobilisée par la lésion cérébrale ». En effet le cerveau, organe central des fonctions du Moi, jouit d’un investissement narcissique important, du fait de son rôle dans la répartition et la maîtrise des excitations, la pensée et l’épreuve de réalité, mais également en tant que dépositaire du sentiment de sa propre valeur et de la conscience de soi. Il décrit le processus régressif à l’œuvre, permettant de retrouver des étapes antérieures du développement qui « malgré leur caractère primitif ont été jadis conformes au Moi », cette régression réactive l’un après l’autre « les modes juvéniles puis infantiles d’épreuve de réalité et d’autocritique, des formes de plus en plus naïves de fantasmes de toute-puissance ». Cependant un tel retour en arrière ne se déroule pas de manière homogène : il souligne que des « vestiges de la personnalité saine » demeurent également actifs.
7 Au cours de ce phénomène de désagrégation, le lien libidinal qui unit les différentes parties du moi se dissout. L’énergie psychique auparavant liée devient alors flottante. Par ailleurs, au fil de cette déliaison, les fonctions structurantes du surmoi et du refoulement s’affaiblissent et établissent une forme de porosité entre les différentes instances de l’appareil psychique. L’épreuve de réalité se fragilise et donne lieu à ces phénomènes que Péruchon décrit en termes d’hallucinations mnésiques. Elle les prête aux sujets dotés de démences riches en référence aux classifications en termes de mentalisation de l’institut de psychosomatique Pierre Marty (ipso). Ce sont, dit-elle, « des souvenirs du passé qui se donnent pour des perceptions actuelles. Défense contre la poursuite de la désorganisation donc et témoin d’une frange mentale subsistante où se loge le désir, ces hallucinations mnésiques réapprovisionnent le sujet en libido en amortissant la situation traumatique qu’il traverse ». Elle précise : « Constructions mentales de connotation plaisante et faisant montre d’un potentiel de vie liant dans le cadre d’une régression narcissique, ces hallucinations mnésiques contribuent à prolonger la vie du sujet en lui évitant de graves somatisations. En ce sens détiendraient-elles une valeur hautement protectrice, voire un certain pouvoir métabolisant » (Péruchon, 1994).
8 Nous en trouvons effectivement des traces chez telle résidente, qui avait été l’une des premières assistantes sociales, ce dont elle était très fière. Tous les jours elle se rendait à « son bureau », une table située dans une salle de réunion, où elle disait recevoir ses bénéficiaires. Cette occupation fictive était tolérée, voire favorisée, par le personnel qui ne remettait pas en cause l’effectivité de ce travail quotidien. Dans cette activité maintenue, cette résidente maintenait une identité professionnelle fortement investie.
9 Lorsqu’elle est devenue incapable de se déplacer, elle n’a plus fait mention de son bureau. Cependant, elle ne pouvait me consacrer beaucoup de temps pour un entretien, occupée qu’elle était à veiller aux nombreux frères et sœurs dont elle était l’aînée, en l’absence de ses parents. Sa régression sur l’axe de ses souvenirs biographiques l’avait ramenée à son adolescence. Là encore son activité s’avérait indispensable et lui procurait une grande satisfaction narcissique. Il est à noter, ce qui est fréquemment le cas dans de telles circonstances, que cet investissement régressif ne remet pas en cause la communication avec les locuteurs actuels, qui sont tout d’abord intégrés dans le monde fantasmatique du sujet (en surimpression en quelque sorte) puis qui mobilisent ses capacités d’investissement avant de retourner à ses fantaisies lorsqu’il est à nouveau seul. Il nous semble que dans ces moments, les sujets parviennent à passer d’un monde fantasmatique à celui de la réalité de manière que nous pourrions qualifier d’élastique, un peu comme Alice au pays des merveilles passant d’un monde à l’autre, maintenant leur assise identitaire au fil du temps à travers leur transformation, comme l’écrivait Danon-Boileau (2000).
10 Nous avons pu noter une semblable capacité chez une résidente qui s’adressait à ses peluches comme à des enfants espiègles qu’elle faisait parler tour à tour ; l’arrivée d’une infirmière interrompait ce dialogue : « les enfants étaient trop timides pour parler devant elle ».
11 De même, madame B., entretenait une conversation soutenue avec son mari dont elle disait qu’il venait lui rendre visite tous les jours, provoquant la perplexité des soignants qui ne l’avaient jamais rencontré. Nous avons alors constaté que madame B. était veuve mais, m’avait-elle confié, au retour des obsèques, elle avait soudain compris que le décès de son mari n’avait été qu’un mauvais rêve. Elle veillait cependant soigneusement à ce que les soignants n’interfèrent pas dans ses supposées visites car elle se disait très jalouse et lui interdisait d’entrer en relation avec tout autre qu’elle.
12 Là encore elle rencontrait une grande tolérance de la part de l’équipe soignante que son rapport distendu à la réalité n’inquiétait pas. Comme le note Péruchon, cette capacité quasi hallucinatoire peut aider ces sujets à supporter le vécu pénible de l’institutionnalisation ou de l’hospitalisation leur permettant un va-et-vient entre réalité et fantasme et mettant un obstacle au spectre de l’abandon. Dans le premier cas l’on peut penser à une régression à des jeux d’enfants, porteurs de vœux œdipiens, mais restaurant peut-être également à un autre niveau la satisfaction narcissique autrefois éprouvée par cette mère de famille.
13 En ce qui concerne madame B., le retour bienvenu de son mari lui permettait d’éviter de se confronter à un deuil pénible qu’elle n’aurait pu élaborer. Au-delà des catégories riches ou pauvres postulées par Péruchon, nous pouvons supposer que le maintien de capacités de liaison suffisantes permet au sujet de se tenir à la lisière entre fantasme et réalité.
14 Cependant, les exemples de recherche anxieuse cités au début de cette réflexion échouent à tenir à distance l’angoisse ; au contraire, ils participent à son aggravation. En effet, dans ce cas, les sujets ne semblent plus en capacité de distinguer entre fantasme et réalité et leur production fantasmatique convoque les angoisses liées à l’abandon contre lesquelles ils se trouvent sans recours, abandonnés ou abandonnant, perdus.
15 Nous reprendrons ici un cas ancien. Madame F. est une patiente juive polonaise âgée, à l’époque où je la rencontre, de 82 ans. L’aggravation d’une pathologie démentielle rend sa prise en charge à domicile difficile : elle souffrait en effet depuis longtemps d’une importante anxiété qui l’amenait à solliciter ses filles à maintes reprises et ses troubles mnésiques ont majoré celle-ci : elle passait donc ses journées pendue au téléphone et son entourage ne parvenait pas à la rassurer. Du fait de sa désorientation et de son angoisse, elle quittait son domicile qu’elle ne parvenait plus à regagner. Elle fut donc hospitalisée pour une évaluation.
16 Je la rencontre régulièrement, cependant elle ne semble pas se souvenir de nos entretiens. Le plus souvent, elle ne parvient pas à rester assise dans un bureau. Nous déambulons donc dans les couloirs en sa compagnie. Nos échanges sont rendus d’autant plus difficiles qu’elle ne parle plus uniquement le français mais s’exprime fréquemment en yiddish dont je saisis quelques bribes grâce à ma connaissance d’un dialecte germanique.
17 Je la retrouve un jour figée devant la porte vitrée de sa chambre, en train de gémir et pleurer, je finis par comprendre qu’elle pleure devant son propre reflet. Je mets un long moment avant de parvenir à deviner qu’elle a reconnu dans ce reflet sa tante maternelle (à laquelle elle doit ressembler physiquement dans son avancée en âge) et dont elle espère la visite.
18 Peu à peu elle parvient à m’expliquer que celle-ci est sa tante préférée. J’avais appris lors de précédents entretiens qu’elle n’avait plus revu aucun membre de sa famille restée en Pologne après son arrivée en France en 1936, tous ayant péri en camp de concentration. Cependant madame F. me supplie de la raccompagner en Pologne pour y retrouver sa famille.
19 Nous assistons là à un moment de confusion intense : passé et présent se télescopent, sa propre image et celle de sa tante se superposent. Elle s’adresse à cette image de sa tante comme si elle était présente, ne reconnaissant pas dans le reflet dans la vitre le visage de la vieille femme qu’elle est devenue. Elle l’appelle longuement en pleurant et lui parle en yiddish. J’ai à ce moment l’impression d’assister à des lamentations lors d’un deuil mais également à l’évocation sur un mode hallucinatoire d’un objet naguère surinvesti. Cette évocation n’est pas apaisante dans la mesure où la perte est cruellement ressentie.
20 Madame F. s’adresse à moi en polonais, en yiddish et rarement en français comme si je faisais moi-même partie de ce passé révolu, ce qui me rend moi-même confuse, ne comprenant qu’à peine ce qu’elle me dit et ne sachant que lui répondre. Que cette parente ait disparu depuis longtemps ne change rien à l’actualité de sa détresse.
21 C’est à propos de la tristesse qu’elle ressent et de l’amour qu’elle porte à cette tante que nous parvenons à reprendre contact et à nous comprendre un peu mieux : elle décrit sa gentillesse, les nombreux séjours qu’elle a passés chez elle avec un grand plaisir car elle s’entendait mal avec sa mère. Elle évoque les bons gâteaux qu’elle mangeait chez elle. Elle veut y retourner pour qu’elle s’occupe d’elle à nouveau. Cependant, progressivement les souhaits qu’elle exprime retrouvent leur statut de souvenir du passé révolu. Elle se souvient qu’elle habite Paris depuis longtemps et parle tristement de sa famille disparue.
22 Ce face-à-face tel un miroir où le propre visage du sujet disparaît, suscite chez le clinicien un sentiment d’inquiétante étrangeté : la patiente elle-même s’efface au profit d’un fantôme du passé. Comme dans un conte d’Hoffmann ou Vertigo de Hitchcock, l’identité du sujet vacille convoquant la représentation de la mort.
23 Ce trouble identitaire, similaire à celui qui a été décrit par Freud ne reconnaissant pas son reflet dans la vitre d’un train [2], en diffère cependant : dans ce cas il ne s’agit pas d’une non-reconnaissance, mais d’une confusion : un parent de la génération précédente se substitue au sujet. Nous retrouvons des épisodes similaires concernant des enfants qui sont confondus avec l’époux ou l’épouse du patient, pourtant présent qui, lui, n’est pas reconnu et parfois trouvé trop vieux.
24 Les processus régressifs décrits par Ferenczi échouent et signent la disparition des objets internes protecteurs. Ils entraînent une situation traumatique sidérant parole et pensée. En effet, les défaillances linguistiques causées par les processus démentiels mettant à mal les possibilités de liaison, rendent impossible l’élaboration du traumatisme. Il nous semble que l’atteinte du langage, désarticulé par la démence, renvoie au traumatisme initial que pouvait constituer la disparition de l’objet. Comme le souligne Fédida, « avec l’effondrement du langage s’est défaite la réceptivité interne au sens des choses et à la teneur pathique de leurs images » (1995).
25 Pour madame F., la rencontre avec le visage de sa tante disparue a tout d’abord réactivé le traumatisme de l’absence et de la perte d’amour de l’objet. La présence secourable d’un Nebenmensch lui a permis de restaurer la capacité d’évoquer sa tante investie et lui a donné la possibilité de la pleurer et dans un second temps celle d’accéder à nouveau à la représentation d’elle-même existant dans un lieu et un temps distincts.
26 Il nous semble que, dès lors que cette représentation redevient possible, étayée sur le psychisme du soignant, le processus de régression consistant à recourir aux premiers investissements objectaux peut à nouveau agir de manière efficace et contribuer à une liquidation de l’angoisse d’abandon, en restaurant momentanément la capacité de liaison inhérente au langage. Nous le voyons également opérer une fonction de clôture, restituant au moi ses limites contenantes, dans l’acception que donne Bion aux contenants de pensée. Le langage retrouve alors de façon fugace les frayages antérieurs dont l’accès était devenu impossible au sujet : en effet, même lorsqu’il devient tributaire d’un langage défaillant, dans ce que nous pourrions nommer un état de désaide langagier, le sujet atteint de démence reste fondamentalement inscrit dans le parcours d’élaboration de la perte qu’il a jadis traversé en accédant à la capacité d’accéder à la représentation.
27 Il nous reste à aborder les réactions entraînées par ces troubles chez les soignants.
28 Nous avons vu que dans les cas où la régression entraîne une perte des limites entre réalité et fantasme permettant d’élaborer les angoisses de perte, de tels processus sont considérés comme des jeux finalement rassurants. Elle est dès lors tolérée par le personnel, voire favorisée parfois d’ailleurs de manière excessive, car il est important de noter que ces moments peuvent fluctuer dans le temps : le sujet peut par moments retrouver ses repères et ne plus avoir besoin de support régressif.
29 Cependant, les régressions entraînant des manifestations d’angoisse provoquent souvent en retour celles des soignants qui tentent alors en vain de resituer le sujet en lui indiquant ses erreurs, pensant ainsi restituer au sujet son ancrage dans la réalité.
30 Il nous semble que ces états soulèvent chez les soignants les mêmes angoisses de perte d’objet concernant leurs parents, conjoints ou enfants et les renvoient à des fantasmes de désaide similaires dont ils tentent d’éloigner pour eux-mêmes la menace traumatique. Comme nous l’avons déjà souligné : « Il s’agit d’instaurer une distance suffisante dans les problématiques relationnelles confusionnantes générées par les processus de régression du langage liés aux atteintes démentielles. La réflexion pluridisciplinaire régulièrement menée permet d’établir un espace tiers où se tisse au fil du temps une réelle dynamique du soin, qui protège le soignant des problématiques liées à ces processus archaïques. Elle lui permet de formuler une pensée à propos d’émotions difficiles à reconnaître et à exprimer. Elle peut également l’autoriser à oser le contact avec des sujets régressés, au lieu de l’éviter car trop anxiogène » (Caleca, 2013).
Bibliographie
Bibliographie
- Caleca, C. (2013). Conséquences relationnelles des atteintes démentielles au cours du soin en gériatrie. Santé mentale, 180, 58-62.
- Danon-Boileau, H. (2000). De la vieillesse à la mort. Paris : Calmann-Lévy.
- Fédida, P. (1995). Le site de l’étranger. La situation psychanalytique. Paris : Puf.
- Ferenczi, S. (1922). La psychanalyse des troubles mentaux de la paralysie générale. In Psychanalyse III Œuvres complètes Tome III (p. 157-176). (M. Viliker, trad.). Paris : Payot, 1974.
- Freud, S. (1916-1917). L’angoisse. In Leçons d’introduction à la psychanalyse (p. 407-426). Paris : Puf, 2013.
- Freud, S. (1925). Inhibition, symptôme et angoisse. Paris : Puf, 2011.
- Le Gouès, G. (1991). Le psychanalyste et le vieillard. Paris : Puf.
- Péruchon, M. (1994). Le déclin de la vie psychique : psychanalyse de la démence sénile. Paris : Dunod.
- Quignard, P. (2002). Abîmes. Paris : Grasset.
- Winnicott, D.W. (2006). La mère suffisamment bonne. Paris : Payot.
Mots-clés éditeurs : Démence, angoisse, gériatrie, psychanalyse, Alzheimer
Mise en ligne 17/05/2019
https://doi.org/10.3917/clini.017.0039Notes
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Article issu de la communication au colloque « Peur sur l’institution », Paris, Théâtre Déjazet, mars 2018, http ://apspi.net
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Voici le texte de Freud concernant la méconnaissance de soi dans le miroir dans Inhibition, symptôme, angoisse (1925) : « J’étais assis seul dans un compartiment de wagons-lits lorsque, à la suite d’un violent cahot de la marche, la porte qui menait au cabinet de toilette voisin s’ouvrit et un homme d’un certain âge, en robe de chambre et casquette de voyage, entra chez moi. Je supposai qu’il s’était trompé de direction en sortant des cabinets qui se trouvaient entre les deux compartiments et qu’il était entré dans le mien par erreur. Je me précipitai pour le renseigner, mais je m’aperçus, tout interdit, que l’intrus n’était autre que ma propre image reflétée dans la glace de la porte de communication. Et je me rappelle encore que cette apparition m’avait profondément déplu. […] Qui sait si le déplaisir éprouvé n’était tout de même pas un reste de cette réaction archaïque que ressent le double comme étant étrangement inquiétant ? »