Cliniques 2019/1 N° 17

Couverture de CLINI_017

Article de revue

Introduction

Pages 12 à 17

« Si cet état émotionnel est si difficilement saisissable n’est-ce pas lié au fait que derrière ses multiples visages et nuances, aux origines, et en dénouant le noeud de chacune de nos peurs, nous revenons toujours à celle fondamentale et effrayante : la peur de la mort ? »
Charlotte Perrin-Costantino
© Gustave Courbet, Autoportrait

1 Chaque institution, pour fonctionner de manière structurante et structurée, se mobilise implicitement pour se créer des rites, des rythmes, des seuils qui différencient chaque côté de ses murs, le dedans, le dehors, pour instaurer et nourrir une quotidienneté qui permet qu’une institution ne soit pas seulement un lieu de passage, mais un véritable lieu de vie, un lieu de soin où il est possible de vivre quelque chose d’important. Les numéros de la revue de l’année 2018 ont exploré cette thématique, nous permettant d’entrevoir combien la quotidienneté en institution peut être tout autant vivante et humanisante, qu’à l’inverse mortifère et déshumanisante dans ses variations rigidifiées et surtout défensives. Certaines contributions de ces numéros thématiques autour du quotidien en institution ont interrogé les motifs qui peuvent conduire une institution à mobiliser toutes ses forces psychiques collectives au service d’une mise à distance des patients ; quand la vie quotidienne est construite non pas pour favoriser la rencontre avec les patients mais bien pour éviter le trop de contact. Le thème de la peur s’est donc imposé pour les deux numéros de la revue de cette année 2019.

2 Si, dans le fond, des équipes de soin ont toutes les bonnes raisons d’être traversées par la peur, il est paradoxalement assez rare que ces affects fassent l’objet d’une élaboration en équipe. En effet, les patients accueillis dans les institutions sont à certains égards tout ce que nous craignons fondamentalement de devenir. Ils sont à ce titre comme des miroirs terrifiants des peurs les plus essentielles dans nos vies telles que la peur de devenir fou, celle de la maladie et de la mort, celle de ce processus inéluctable du vieillir et de la finitude humaine. Pourtant, rares sont les échanges d’équipes qui abordent directement les effets de cette configuration des rapports intersubjectifs entre soignants et patients en institutions. Ils le sont le plus souvent par la porte de leur rejetons que sont toutes les contre-attitudes institutionnelles, groupales et individuelles mises au service d’une lutte contre la peur. Autrement dit, l’approche et l’élaboration de ces questions cliniques se fait le plus souvent par leur négatif.

3 Par ailleurs, outre la difficulté à aborder ces états affectifs qui traversent les institutions et les équipes, la peur n’est pas un concept si clairement déterminé et défini dans les corpus théoriques de référence. La peur semble à cet égard une sorte d’objet étrange autour duquel on tourne sans jamais parvenir à le cerner : est-ce un affect ? Une émotion ? De quelle nature ? Et surtout quelle est la peur la plus essentielle aux origines ? Si cet état émotionnel est si difficilement saisissable n’est-ce pas lié au fait que derrière ses multiples visages et nuances, aux origines, et en dénouant le nœud de chacune de nos peurs, angoisses ou terreurs, nous revenons toujours à celle fondamentale et effrayante : la peur de la mort ? Or, nous savons combien nos existences sont organisées pour échapper à cette réalité incontournable notamment aux crises d’âge qui illustrent de manière assez précise la lutte que mène chaque individu face au temps qui passe de manière impitoyable, lutte à son acmé dans ces périodes de passage d’âge…

4 Ainsi n’est-il pas étonnant que nous ayons bien souvent et différemment selon les âges de la vie recours au jeu au sens winnicottien : jouer à se faire peur pour avoir moins peur (Winnicott, 1975). N’est-ce pas ce que nous faisons toute notre vie ? Jouer à se faire peur pour avoir moins peur ou pour se donner l’impression de déjouer le mauvais sort ou bien dans des mouvements contre-phobiques divers et variés. L’appétence des enfants pour les contes peut s’entendre de cette manière : prendre un vif plaisir à avoir peur et s’identifier au héros qui la surmonte et survit aux dangers mis en scène dans la trame narrative.

5 La peur mobilise un travail psychique durant toute l’existence tout autant qu’elle organise les liens d’altérité, la différenciation du familier rassurant de l’étranger angoissant. À cet égard, elle peut s’entendre comme un fil rouge organisateur de notre vie d’âme. En effet, dans les conditions de développement normal, l’enfant manifeste une première réaction phobique organisatrice vers 8/9 mois qui correspond au deuxième organisateur décrit par Spitz (1968). Il s’agit de la toute première manifestation phobique de l’individu : l’angoisse de l’étranger, particulièrement structurante puisqu’elle inaugure la différenciation de l’enfant et de sa mère. Elle associe souvent des mouvements d’évitement tels que, par exemple, le détournement du visage pour ne pas voir l’objet de la peur. Viennent ensuite les terreurs nocturnes (18 mois à 2 ans) qui précèdent en général les phobies constituées ultérieurement. « Elles témoignent d’un traumatisme interne, c’est-à‑dire de la rupture entre une montée d’excitation psychique et les moyens dont dispose l’esprit de l’enfant pour la traiter. Il s’agit d’un débordement par l’excitation elle-même, lequel vient rompre la continuité du fonctionnement psychique » (Denis, 2011, p. 41). S’ensuit en général de manière presque nécessaire une première série de phobies : le noir, les espaces dissimulés, les espaces derrière soi, le loup… L’angoisse qu’il est impossible de contenir dans le réseau des représentations de l’enfant encore trop précaire est transposée à l’extérieur sur un objet réel. Les phobies issues des terreurs nocturnes s’organisent donc par rapport à un danger interne, pendant qu’elles constituent une issue, voire une résolution. Les représentations culturelles enfantines constituent ensuite le terreau dans lequel l’enfant va élaborer ses peurs comme dans les histoires où l’angoisse est surmontée. En somme, la phobie s’estompe lorsque le maillage des représentations devient suffisant à contenir l’angoisse. La poussée anxieuse ou l’attaque de panique dans laquelle s’enracine la phobie à tout âge peut être entendue comme un équivalent des terreurs nocturnes de la petite enfance : « Un traumatisme interne lié à un décalage entre l’excitation soulevée et les moyens psychiques qui seraient nécessaires pour en faire quelque chose, d’où le recours au déplacement phobique » (ibid., p. 43). Dans la phobie, il s’agit donc d’une rupture interne de l’économie de l’équilibre psychique. Dans le cas du petit Hans (Freud, 1935), c’est bien une excitation intense qu’il ne peut contenir et penser qui inaugure la phobie ; et c’est à travers le jeu et le rêve que l’angoisse pourra trouver une issue.

6 À tout âge, la phobie est un symptôme extrêmement labile que l’on retrouve dans un grand nombre de fonctionnements psychiques. Voie d’organisation transitoire ou voie vers une décompensation plus grave pour l’intégrité psychique ? Il n’est pas toujours aisé de faire la différence. Pour mémoire, on peut évoquer ici, de manière très sommaire, les points qui relient les différentes organisations de la personnalité comme la névrose phobique et l’organisation psychosomatique, les phobies et la psychose, la phobie et les accès paranoïaques, ou bien encore les phobies et les mouvements dépressifs (Denis, 2011)…

Phobie et organisation psychosomatique

7 La clinique montre que les sujets dits psychosomatiques, en particulier les sujets allergiques, ne vivent souvent pas cette phase phobique du développement dont nous avons parlé précédemment. La crise allergique somatique prend le pas sur les réactions psychiques d’angoisse. Dans l’allergie, le corps réagit « phobiquement » à l’égard d’une substance allergène en la rejetant ; dans la phobie, le sujet rejette psychiquement un objet.

8 De manière plus générale, les personnalités psychosomatiques ont souvent fort peu de manifestations phobiques. D’ailleurs, au cours des traitements, on note souvent qu’une sortie des désorganisations somatiques a lieu par voie phobique. À l’inverse, les sujets souffrant de graves phobies sont particulièrement vulnérables à des décompensations psychosomatiques tant leur fonctionnement psychique est marqué par la carence des capacités d’élaboration des conflits psychiques comme nous venons de le voir.

Phobie et accès paranoïaque (Bayle, 1999)

9 Dans les phobies dites corporelles, en particulier les dysmorpho­phobies non délirantes a priori, on observe parfois, après des interventions chirurgicales réussies, l’angoisse dysmorphophobique qui se fixe sur les modifications et/ou la personne du chirurgien. S’ensuivent revendications passionnelles, plaintes en justice, passage à l’acte agressif…

Phobie et décompensation dépressive (ibid.)

10 Un lien étroit lie le système phobique et les mouvements dépressifs. Disons tout d’abord que dans les cas de phobies envahissantes, lorsque tout plaisir est supprimé, ou lorsque n’existe plus aucun bénéfice à la phobie le lien se rétrécie d’autant. D’autre part, lorsqu’un des éléments du système phobique/contre-phobique/objet contre­phobique vient à manquer, l’équilibre trouvé vacille. Privé du support extérieur, ce qui était jusqu’alors projeté à l’extérieur ne peut plus être évité et revient exercer son « pouvoir délétère » sur le psychisme. Un système dépressif peut ainsi prendre le pas sur une organisation phobique défaillante. (Par exemple, une destructivité importante déniée grâce à un compagnon contre-phobique…)

11 Ainsi, la peur, si elle est peu définie dans nos référentiels théoriques, reste néanmoins un générateur de symptômes et mobilisatrice de défenses psychiques pour y faire face, tout autant qu’elle organise le lien objectal et l’économie psychique intrasubjective de l’individu…

12 En tout état de cause, aussi effrayant que puisse être de prime abord ce thème de réflexion que les comités éditoriaux de la revue ont retenu, il s’est avéré en réalité très stimulant, et force est de constater que si l’on consent à un effort de transformation tant la charge initiale est peu digeste, son exploration s’avère très fructueuse dans la réflexion plus générale sur les soins en institutions.

13 Aussi peut-on espérer que les articles offriront à la lecture à rêver plus qu’à cauchemarder ! Car si l’on s’éloigne de la peur brute difficile à traiter, porteuse de frappes potentiellement traumatiques, il y a aussi tout le champ des angoisses dites signal si adaptatives et indéniablement protectrices. Les adultes ont bien tort de dire aux enfants « n’aie pas peur » ou bien « la peur n’évite pas le danger » comme pour mieux les convaincre qu’avoir peur ne sert à rien : l’angoisse face à l’inconnu et les angoisses signal sont utiles, et à bien des égards, nous venons de le rappeler.

Bibliographie

  • Bayle, G. (1999). Le trésor des phobies. Une peur des souris. Paris : Puf.
  • Denis, P. (2011). Les phobies. Paris : Puf.
  • Freud, S. (1935). Cinq psychanalyses. Paris : Puf, 2014.
  • Spitz, R. (1968). De la naissance à la parole. La première année de la vie. Paris : Puf, 2002.
  • Winnicott, D.W. (1975). Jeu et réalité. Paris : Gallimard, 2002.

Date de mise en ligne : 17/05/2019

https://doi.org/10.3917/clini.017.0012

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