Nicolas Gougoulis
1 À travers un fragment de récit clinique nous allons décrire les mouvements constitutifs de la crise psychique que parfois nous essayons de transformer en travail psychique plus fluide. C’est le travail quotidien d’une équipe hospitalière dans un centre de crise et d’accueil de secteur. L’équipe référente pour chaque patient est composée d’un psychiatre, d’un interne, d’une psychologue et d’infirmiers référents, donnant aux entretiens une ambiance familiale avec toute sa complexité.
2 Nous étudions le problème de la construction de l’alliance thérapeutique avec les patients en situation de décompensation psychique vivant un double effondrement, celui du sentiment de soi et celui du rapport à l’objet. Les patients perdent le sentiment de leur unité (dépersonnalisation) en même temps que celui de la réalité du monde objectal (déréalisation). Ils régressent du registre du désir à celui, paroxystique, d’un besoin bien souvent difficile à cerner, et encore plus à apaiser. On observe couramment que le patient dans cette situation est incapable d’établir un contact avec un interlocuteur. Cependant le clinicien a souvent le sentiment d’être en face d’une quête, correspondant sur le plan vital à une recherche de refuge. Un sanctuaire recherché ou accepté dans la réalité externe (par exemple une hospitalisation), comme si celui des objets primaires internes, vers lequel on se tourne spontanément en cas de danger, venait à faire défaut. Face à la décompensation, le praticien rencontre les limites de sa capacité à s’adapter, à accueillir la souffrance dans son excès ou son vide, d’innover sa faculté d’écoute au plus près du besoin présent (Gougoulis, 2008). Nos réflexions sont issues à la fois de l’exercice libéral et de la pratique au sein du centre de crise, où selon la terminologie proposée par Green (2002) nous effectuons un « travail de psychanalyste ».
Une étudiante en crise
3 Mlle P. est adressée à la policlinique par son médecin traitant pour évaluation et prise en charge d’une symptomatologie dépressive avec idéations suicidaires. À l’interne de garde la patiente exprime une demande peu claire d’aide. Cette jeune femme âgée de 25 ans, célibataire, sans enfant, étudiante en thèse, a quitté le domicile de sa mère depuis environ un an et demi et vit seule.
4 À l’entretien elle est en pleurs et se dit « épuisée physiquement » et exprime des angoisses intenses et diffuses. L’entretien ne met pas en évidence de ralentissement psychomoteur. Le discours est flou et laisse planer un doute sur l’authenticité de ses affects, de sorte qu’à l’issue de cette première consultation, il est décidé que Mlle P. aille passer le week-end chez sa mère puis revienne pour une nouvelle évaluation deux jours plus tard. L’interne à ce moment applique l’option de différer la réponse à la demande, introduisant entre les lignes les notions du temps et d’un accueil qui ne laisse pas dégénérer la crise en « urgence psychiatrique ».
5 Très revendicatrice, Mlle P. exprime à l’occasion de la deuxième rencontre le sentiment de ne pas avoir été entendue et évoque de façon allusive son espoir déçu de ne pas avoir été hospitalisée « sur-le-champ ». Seul un suivi très régulier – « deux consultations par jour », précise-t-elle – peut lui permettre d’aller mieux. Son discours est empreint de disqualifications à l’encontre des traitements psychiatriques en général. Elle reproche aux soignants de ne pas comprendre son mal-être. Au terme de cette consultation, une hospitalisation à la policlinique est décidée.
Premier temps de soins
6 Mlle P. apparaît d’emblée très à l’aise dans l’unité, créant des liens de proximité quasi familiers avec certains patients, y compris les plus malades. Mlle P. déploie à l’égard du personnel soignant une très grande agressivité, teintée de mépris. Son interne « référente », qui elle aussi subit ses attaques, commence à s’interroger sur la nécessité de cette hospitalisation difficile et en vient à demander le soutien du médecin psychiatre et de la psychologue.
7 Nous la rencontrons alors en entretien. Mlle P. nous apparaît dès le début assez agressive, nous disant qu’elle voulait cette hospitalisation par besoin de se retrouver, qu’elle est sans cesse en colère. La rencontre est difficile, conflictuelle. D’un côté elle déclare que « les soins sont nuls ». De l’autre côté, lorsque nous lui disons que dans ces conditions, l’hospitalisation la dessert, Mlle P. s’énerve, nous déclarant d’un ton méprisant que nous ne savons absolument rien de sa souffrance, qu’elle est malade et que depuis l’enfance elle a en elle « cette violence, cette dépression, cette envie de mourir ». Durant l’entretien, nous sommes frappés par une immense théâtralité. Son attitude méprisante étant soutenue par de longues pauses, comme si chaque personne présente n’avait d’autre utilité que d’être pendue à ses lèvres.
8 Mlle P., durant sa courte hospitalisation, crée de forts clivages au sein même du service. Les entretiens de la psychologue sont un espace où Mlle P. manifeste toute sa fureur, projette son agressivité. Elle s’y présente hostile, revendicative, méprisante dans une colère non contenue. Sa présentation en entretien avec le psychiatre est séductrice. Elle tient un discours très disqualifiant sur la psychologue pour mieux mettre sur un piédestal son psychiatre. Le clivage s’exprime donc à travers un investissement en bon et mauvais objet dans un transfert idéalisé sur le psychiatre et un transfert haineux et rejetant pour la psychologue.
9 Mais dans tous les entretiens, un aspect de son discours ne change pas : des évocations sur la médiocrité des êtres humains et sur le plaisir qu’elle prend à faire du mal aux autres, à les détruire. Des idées de mort et des envies de meurtre sont également évoquées, colorées par une grandeur mégalomaniaque.
10 Nous remarquons au fil des entretiens que Mlle P. ne peut tracer son histoire qui n’apparaît que par bribes. Ce n’est que difficilement que nous apprenons qu‘elle est l’aînée d’une fratrie de trois enfants. Elle a été un bébé très attendu par ses deux parents et a fait l’objet d’une attention toute particulière jusqu’à la naissance de ses frères jumeaux. L’un d’eux est rapidement hospitalisé et meurt dans les mois qui suivent sa naissance. Les relations avec son frère cadet sont décrites comme « distantes et peu complices ». Celui-ci, âgé de 20 ans, poursuit des études d’architecture et vit toujours au domicile de la mère. Les parents de Mlle P. se séparent lorsqu’elle est âgée de 15 ans. Après le divorce Mlle P. vit avec sa mère et son frère alors que son père s’installe en province avec une nouvelle compagne. Il a deux autres enfants issus de cette union. La mère de Mlle P. est chercheuse dans un laboratoire de biologie ; les relations mère-fille oscillent entre des moments de rapprochement et de complicité et des moments de rejet. Son père est commercial ; leurs contacts sont peu fréquents, leurs relations distantes. Elle exprime également son sentiment d’avoir « porté sa mère » depuis toujours. Elle décrit son intolérance à la solitude et sa grande instabilité dans les relations amoureuses.
11 En miroir des clivages internes de Mlle P., l’équipe soignante est divisée entre ceux qui défendent sa sortie très rapide et le psychiatre qui veut prendre le temps. Mlle P. apparaît extrêmement accrochée à son hospitalisation alors que « nous ne nous occupons pas bien d’elle » ! Elle vit sa sortie comme un rejet et comme l’annulation de sa souffrance, malgré la proposition d’un suivi en temps partiel : des consultations fréquentes avec un temps institutionnel conséquent mais sans nuitée à l’hôpital.
Deuxième temps des soins : la synthèse clinique, un tournant dans la prise en charge
12 Dans la semaine qui suit sa sortie Mlle P. demande à être réhospitalisée et profère des menaces de passage à l’acte autoagressif, qui nous mettent dans l’embarras. On a recours alors à une synthèse clinique. En effet, une réflexion s’impose autour des projets à mettre en place pour cette patiente qui refuse de manière tyrannique de se détacher de l’institution.
13 Au cours de cette synthèse on souligne et réunit les mouvements de projection des clivages internes décrits de manière éparpillée plus haut : le clivage transférentiel sur les thérapeutes couplé d’un clivage de l’équipe soignante. Enfin, si le diagnostic d’état limite est consensuel, l’équipe est également clivée sur la question de ses traits de personnalité : certains relèvent la prégnance de traits hystériques, pour d’autres, ce sont plutôt des traits pervers ou même des traits psychotiques.
14 On tente alors de comprendre le lien de Mlle P. à la policlinique à la lumière de son histoire infantile. Mlle P. évoque la « rupture » marquée par la naissance de ses frères jumeaux ; elle passe de l’enfant « chérie », « adulée » à l’enfant « inexistante » aux yeux de sa mère. Celle-ci a détourné son attention de sa fille au moment de la maladie puis du décès du frère. On peut penser à l’enfant de la « mère morte » théorisé par Green (1980). Le « lâchage » qu’elle vit à sa sortie est donc une réactualisation de son vécu d’abandon lors du désinvestissement maternel.
15 L’exigence quasi tyrannique de Mlle P. d’être reconnue comme « malade », plus exactement comme « malade psychiatrique », est rapproché du « jumeau malade » qui a été l’objet de toute l’attention maternelle. On fait l’hypothèse que sa rage, sa colère destructrice, ses « envies de meurtre » pourraient être la résurgence de ses vœux de mort infantiles à l’égard de son frère.
16 Finalement, l’institution soignante symbolise une mère contenante et soutenante – comme tentative de réparation des failles de l’environnement primaire. De même, on peut comprendre son souci permanent des autres patients, tout en revendiquant pour elle une attention et des soins particuliers comme une répétition de son histoire infantile.
17 À la fin de la synthèse, il est décidé un maintien de l’hospitalisation à temps partiel quotidien. De plus, un cadre à la fois symbolique et concret face au clivage et au défaut de capacités de symbolisation de Mlle P. est proposé : la patiente sera reçue ensemble par le couple des thérapeutes, constitué par le psychiatre et la psychologue du service, que nous comprenons désormais comme incarnation symbolique du couple parental. Il est important de souligner cette manière de faire face au mécanisme du clivage, à savoir la reconnaissance en commun des oppositions qui ne sont pas vécues en conflit intrapsychique mais projetées dans l’équipe. Cette reconnaissance constitue la première étape d’une construction d’une série d’hypothèses par les thérapeutes.
Troisième temps : un moment cathartique suivi d’un apaisement fragile
18 Après le recours à l’instance tierce que représente la synthèse, au cours de l’entretien qui suit, la plupart des hypothèses élaborées lors de la synthèse vont servir de terrain d’échange. Une série de pensées proposées au cours de l’entretien passent mieux, comme si unies, métabolisées dans l’esprit de l’équipe, elles devenaient plus digestes pour la patiente.
19 Mlle P. devient plus capable d’entendre et d’élaborer les liens établis entre ses agissements actuels et les événements de son enfance. Une réflexion s’instaure sur ses violentes exigences de soins et les résonances que celles-ci peuvent avoir avec le détournement de l’attention de sa mère au moment de la mort de son petit frère. Ainsi lui propose-t-on l’idée qu’elle chercherait à être ce frère mort auquel tout le monde pense. L’effet de ces remarques est immédiat, et ressurgissent en elle de fortes angoisses d’abandon qui sont mises en lien avec la mort du jumeau. La patiente peut alors qualifier ce moment de vie comme une époque « traumatisante », parvenant même à approcher son ambivalence vis-à‑vis de ses parents. Mlle P. paraît enfin pouvoir toucher sa véritable dépressivité.
20 Mais tout juste après ce passage elle remet en place brutalement ses mécanismes de défense évoquant de nouveau la médiocrité du genre humain. À cette remarque, le psychiatre intervient avec une allure surmoïque et change de sujet pour stopper cette replongée dans ses constructions défensives sadiques en réaffirmant l’indication qu’elle ne soit pas hospitalisée. La patiente, dans un débordement d’agitation et de cris, réclame « le droit à une solution de facilité à laquelle elle n’a jamais eu droit ». Face à cette détresse, la psychologue peut alors pour la première fois prendre la place de mère soutenante, en tempérant la « fermeté paternelle » en proposant que la patiente soit vue tous les jours. Ce jeu transférentiel, sorte de psychodramatisation, permet de changer les places occupées précédemment par les thérapeutes, remettant ainsi en mouvement les fonctionnements psychiques clivés. En fait on comprend que l’entretien avec un couple permet un jeu qui relativise la tonalité sévère d’une intervention qui en entretien individuel pourrait être blessante. Aussi dans ce cas de figure l’intervention de rappel à l’ordre agit comme un arrêt d’hémorragie narcissique, un obstacle accueillant au sens de Racamier (1962), rappel d’une réalité qui est désormais plus accueillante que menaçante. Il s’agit d’arrêter les glissements d’une agressivité non contenue qui pourrait autrement devenir une destructivité ravageuse (Azoulay, 2016).
21 Après cet entretien long et éprouvant, Mlle P. s’endort apaisée. Par la suite, elle évoque sa relation affective à son père dans une quête de reconnaissance déniée à son égard exprimant un sentiment de rejet de sa part. Elle le décrit comme inexistant et ne s’étant jamais intéressé à elle. Mlle P. ajoute : « La seule chose que voulait mon père c’est que je sois jolie. » On comprend alors qu’avant la séparation des parents, un couple œdipien père-fille excluant la mère s’était constitué. Ces descriptions nous font ressentir contre-transférentiellement un rapproché incestuel père-fille avec érotisation du lien au père. Quoi qu’il en soit, la séparation du couple parental marque une rupture ; la patiente n’a plus aucun contact avec le reste de la famille paternelle. C’est au cours d’un de ces entretiens, que Mlle P. nous apprend qu’un oncle paternel est suivi en institution psychiatrique depuis l’enfance et que son propre père en est le tuteur. Elle n’en avait jamais parlé alors que la question de ses antécédents familiaux avait été abordée précédemment. La psychologue lui rappelle alors son insistance pour être hospitalisée et souligne son besoin que son père s’intéresse à elle. Ce à quoi Mlle P. réplique : « Mon père s’est plus occupé de son frère que de ses propres enfants. »
22 Malgré cette évolution riche on assiste à une phase de dégradation de l’état de la patiente. Son sentiment de mal-être s’exacerbe avec insomnies, angoisses diffuses, tristesse intense avec pleurs et repli quasi total au domicile alors qu’en entretien elle évoque l’envie d’un changement rapide. Cette aggravation est mise en lien avec les empêchements ponctuels du psychiatre de participer aux entretiens. Les difficultés de maintien du cadre évoquent l’environnement défaillant dont la patiente a souffert antérieurement. Ces absences sont différemment ressenties par les participants. Aussi, on observe sur un plan transférentiel un « agacement maternel », un « désespoir filial » parfois mélangé avec une envie de prendre le parti du père : certes elle passe après d’autres cas plus urgents, mais elle se sent valorisée « car elle doit comprendre ». Ces éléments sont toutefois vécus et évoqués dans l’ambiance psychodramatique et non tus dans la solitude silencieuse que la patiente avait connue de renversement des situations et qui soutenaient un fonctionnement en faux self.
23 La psychologue évoque alors l’idée d’un changement de traitement médicamenteux faisant symboliquement appel au père. Le psychiatre, interpellé de la sorte, appuie cette proposition à laquelle la patiente adhérait peu jusque-là. Les parents symboliques se concertent donc et sortent d’une situation de faux consentement silencieux et en fait d’impuissance avérée. L’amélioration symptomatique est rapide après le changement de traitement. Mlle P. traverse une phase de régression à la dépendance : elle est retournée vivre chez sa mère qui s’occupe d’elle « comme d’un bébé ». Plus tard, Mlle P. nous fait part d’un projet de colocation avec un ami. Elle ne supporte plus d’être au domicile de sa mère « trop maternelle, trop présente » à son égard. Le lien est fait en entretien avec la prise en charge de la policlinique probablement devenue trop intensive. La patiente accepte le changement de cadre. On lui propose de diminuer son temps partiel à deux jours par semaine.
Quatrième temps : nouvelle crise, un pas vers la résolution
24 Mais alors qu’elle allait mieux, Mlle P. remarque en entretien que sa mère se remet à aller mal. Elle demande à sa fille de prendre en charge son frère, tout comme elle le faisait jadis. Face à ces révélations, nous comprenons pourquoi la patiente investit tant son suivi à la policlinique, un espace de disponibilité où quelqu’un veille sur elle, supporte sa souffrance de manière fiable et constante.
25 L’importance de la prise en charge en équipe pour cette patiente nous est elle aussi révélée à travers l’investissement par Mlle P. d’un transfert diffracté. Outre la persistance du clivage transférentiel parental lié au défaut de symbolisation, d’autres mouvements transférentiels apparaissent. Un transfert gémellaire est souligné par une remarque de la patiente adressée à la stagiaire psychologue. Le transfert bloqué sur ses deux parents s’ouvre, Mlle P. se recrée une cellule familiale. L’interne, autre jeune femme présente, se sent rejetée par cette proximité entre les « membres de la famille », cela ouvrant sans doute un transfert par retournement ; elle vit le rejet que Mlle P. a vécu au moment de la naissance des jumeaux.
26 Dans les jours qui suivent notre demande, Mlle P. prend contact avec une psychothérapeute libérale. Les difficultés de Mlle P. à se séparer sont alors abordées, elle nous demande que la fin de son suivi se fasse doucement. Son premier entretien avec la psychothérapeute se passe bien. En six mois, on remarque un véritable changement de son aspect physique. Ses mimiques théâtrales se sont énormément résorbées. Mlle P. donne des cours à la faculté. Elle est également amoureuse et vit avec un ami. Son discours est plus nuancé, elle est plus calme. Les traitements médicamenteux sont arrêtés.
Remarques psychopathologiques, le quotidien d’un centre de crise
27 Mlle P. était dans un état de désorganisation, proche de la position schizo-paranoïde décrite par Klein (1946), angoisse, projections clivages idéalisation omnipotence dans une économie d’excitation/décharge sans réelle possibilité de contenir l’intensité pulsionnelle (Ogden, 1982). Elle luttait contre l’effondrement. Il y a trois ans une thérapie en face à face avait échoué. Sa situation psychiquement instable définissait la notion même de crise. Notre espace d’accueil tente de donner les moyens pour modifier cette économie de sorte qu’elle ne dégénère en passage à l’acte répété ou s’aggrave en urgence.
28 Dès le départ de la prise en charge nous avons insisté sur la dimension du temps, évitant une focalisation sur le présent pressant qui contacte les dimensions du passé en passif et du futur en anticipation anxieuse. Néanmoins ce fonctionnement psychique ne s’arrête pas. Les patients de ce type deviennent souvent les malades de l’institution transposant leur vécu dans l’équipe soignante. Leurs crises peuvent alors devenir des crises institutionnelles.
29 Le temps fondateur de cette prise en charge a donc été la synthèse clinique que nous avons organisée pour parler d’elle ensemble. Un espace pour penser, tenter de comprendre et aussi pour nous aider à la supporter : un temps d’élaboration de nos contre-attitudes. Sa fureur destructrice, son excitation mais aussi son discours flou, laissait penser qu’elle était dans une logique primaire de répétition, dans un hors-temps traumatique de l’enfance. Mlle P. était dans un chaos informe et la massivité de ses affects nécessitait des projections et des agirs.
30 Nous tentons de formuler des hypothèses sur le paradoxe de l’hospitalisation à la lumière de l’histoire des jumeaux : être hospitalisée signifie avoir les bras de sa mère, son attention mais risquer de mourir. Ne pas être hospitalisée en revanche c’est survivre mais seule, abandonnée. Face à ce dilemme son agressivité soulageait ses angoisses de mort et sa détresse infantile. Pour nous l’histoire infantile permettait la formulation d’une théorie étiologique, une construction secondarisée favorisant une mise en forme de l’informe d’une conjoncture clinique bien plus complexe.
31 Pour permettre ce travail il nous fallait inventer un cadre qui soit à la fois un appui narcissique et un outil de transformations. Elle avait besoin de deux thérapeutes en personne, elle avait besoin de s’appuyer sur la réalité perceptive de notre présence. Nous lui permettions de percevoir, de voir, vivre et discuter avec deux adultes d’avis différents, un espace de transformation de ses clivages en conflits vécus, identifiables et élaborables (Gougoulis, 2018). Il était évident que la levée du clivage s’accompagnerait d’une agressivité mais l’espace thérapeutique devait éviter les dérapages en destructivité, car il est d’observation courante que ces figures psychopathologiques évoluent, dans un premier temps au moins, par crise. Nous avons pu observer que grâce à cet espace accueillant et résistant elle a pu accéder à une associativité générative en vivant son histoire infantile dans un transfert la protégeant de l’invasion menaçante de représentations informes et dangereuses. Elle est rentrée dans le temps pouvant désormais parler de son enfance au passé et calmer l’excitation traumatique, transformant son cramponnement en lien distancié et différencié. Ses capacités intellectuelles, sa curiosité, son plaisir à théoriser nous laissaient espérer qu’elle pourrait s’intéresser à son fonctionnement psychique.
Pour conclure
32 Notre travail, ce tissage de lien quotidien au centre de crise, a permis une sortie de la confusion, de la répétition. Nous l’avons aidée à une première mise en forme, un début de symbolisation.
33 Il y a une suite à l’histoire. Elle se présente un jour en passant, nous dit-elle. Elle retrouve sa famille thérapeutique. Son discours a changé, sa pensée est plus structurée. Quand nous lui proposons l’hypothèse qu’elle ressemble à une enfant qui a quitté sa famille et qui revient pour raconter sa nouvelle vie, elle nous dit qu’elle avait besoin de vérifier qu’elle pouvait toujours venir, que nous ne l’avions pas oubliée. Elle vient vérifier la permanence d’un objet fiable. Sa capacité à représenter l’absence existe mais son fonctionnement reste fragile. Elle a besoin de vérifier, de vivre notre présence comme un recours possible. Le chemin est encore long mais le travail psychique, pensons-nous, est engagé.
Bibliographie
Bibliographie
- Azoulay, J. (2016). Textes fondateurs, l’engagement d’un psychiatre-analyste. Paris : In Press.
- Gougoulis, N. (2008). La fiabilité de l’objet. Revue française de psychanalyse, LX (4), 1171-1186.
- Gougoulis, N. (2018). Le tiers institutionnel, un espace d’accueil des enjeux des situations de crise. Psychanalyse et Psychose, 18, 15-34.
- Green, A. (1980). La mère morte. In Narcissisme de vie, narcissisme de mort. Paris : Éditions de minuit, 1983.
- Green, A. (2002). Idées directrices pour une psychanalyse contemporaine. Paris : puf.
- Klein, M. (1946). Notes on some schizoid mechanisms. In Envy and Gratitude & Other Works 1946-1963. Londres : The Hogarth Press, 1975, 1-24.
- Ogden, T. (1982). Projective Identification and Psychotherapeutic Technique. New York : Jason Aronson.
- Racamier, P.-C. (1962). Sur la réalité. In De psychanalyse en psychiatrie. Paris : Payot, 283-313.
Mots-clés éditeurs : transformations de fonctionnement psychique, transfert, institution, crise, État limite
Date de mise en ligne : 03/01/2019.
https://doi.org/10.3917/clini.016.0052