Notes
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[1]
Cet écrit reprend une communication (2012) initialement destinée à une équipe pluridisciplinaire exerçant en itep pour adolescents.
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[2]
Institut thérapeutique, éducatif et pédagogique.
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[3]
« La pulsion a aussi une valeur d’adresse, de signe et de message adressé à l’autre, elle ne se contente pas de partir de la source vers l’objet, au-delà de l’objet elle s’adresse aussi à un autre, un autre sujet, elle agit sur lui et lui communique ainsi une première forme de sens, même si celui-ci est parfois énigmatique » Roussillon (2002, p. 1172).
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[4]
L’autre expression qui consiste à dire « parle à mon cul, ma tête est malade » est à ce titre on ne peut plus explicite.
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[5]
L’usage de l’humour par les professionnels, s’il peut être une manière de transformer ou de détourner l’agressivité verbale que les adolescents nous adressent, peut, d’autres fois, s’il prend les formes du sarcasme ou de la moquerie, venir exercer une violence particulièrement blessante.
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[6]
Le jeu de « cache-cache » est une forme tardive du jeu plus précoce qu’est celui du « caché coucou ». Cela permet de symboliser l’expérience de séparation, de perte et de deuil.
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[7]
Un jeu du loup où le loup nous négligerait ou nous oublierait ne serait d’aucun intérêt et nous nous sentirions vraiment blessé d’être ainsi déconsidéré.
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[8]
Précisons ici que nous ne traitons pas de la contention physique médicale ou de la contention comme restriction de liberté, laquelle est règlementée, mais bien de la contention physique telle qu’elle s’exprime dans les pratiques éducatives.
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[9]
Winnicott décrit très bien ce que nous pouvons attendre de « l’attitude professionnelle » de l’analyste laquelle « suppose une distance entre l’analyste et le patient » (1960, p. 353). Il reconnaît lui-même ne pas « être un intellectuel » et travailler « surtout à partir de [son] “moi corporel” », tout en précisant que le travail de l’analyste s’effectue « avec ses facultés intellectuelles » (p. 354).
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[10]
Le contact physique non contraignant exprime, pour sa part, une sensorialité douce qui n’est pas non plus dégagée d’enjeux libidinaux.
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[11]
Les adolescents, qu’ils soient filles ou garçons, lorsqu’ils se battent entre eux, associent d’ailleurs souvent leurs actes par des propos tels que : « je vais t’enculer, je vais te niquer, je vais te baiser… », ce qui est suffisamment explicite pour ne pas appeler de commentaires. La valence sexuelle implicite est en fait manifeste, il s’agit d’une scène primitive violente.
Jean-Baptiste Desveaux
1 Un adolescent insulte, il nargue, provoque, pousse à bout. Un autre menace au loin, ou bien simule un coup tout proche de nous. Un adolescent qui nous échappe, qui court au loin et nous balade. Une bagarre entre deux adolescents : intervenir ? Peut-être… mais comment ? Les laisser faire, juste un instant… Un adolescent qui nous bouscule, nous donne un coup, tente de nous étrangler… pour jouer ? Un éducateur qui plaque au mur, repousse, met au sol un adolescent. Un autre qui s’assoit sur un adolescent et l’écrase de tout son corps. L’indifférenciation n’est pas loin, et si nous regardions la scène d’un œil extérieur, nous pourrions être subjugués par la violence et le plaisir exprimé dans l’épuisement corporel partagé. Moment de décharge mutuelle, la contention est toujours au risque de l’expression du sadisme de l’adulte sur l’enfant. Mais après tout, l’insupportable impuissance à laquelle ils nous confrontent mérite bien que nous nous laissions parfois aller…
2 Chaque jour, la clinique des adolescents en itep [2] nous confronte à ces scènes d’une violence déconcertante. Face à ces mouvements bruts produits par les adolescents, émergent parfois en retour des réponses radicales, immédiates ou violentes, signes de nos souffrances face à ces vécus d’impuissances partagées. Le constat récurrent « on ne peut pas faire autrement » émerge trop souvent comme seul recours pour éviter toute problématisation, pour évacuer toute conflictualisation intrapsychique, là où, dès lors que la violence s’agit mutuellement, nous sommes aux prises avec une impasse de l’ordre de l’impensable/impansable : quelque chose ne peut être soigné. La réponse attendue pourrait être celle de posséder plus de bras, que les personnels soignants interviennent avec leurs corps pour soutenir le travail de contention des éducateurs. L’idée est ici de prendre le pari inverse, de venir tenter d’étayer, par la pensée, ces scènes impensables, ou pour le moins, d’essayer de proposer de la contenance là où émerge la contention, de tenter d’introduire du jeu dans ces situations en impasse.
La crise, les cris et la fonction messagère
3 Dans cette institution aux longs couloirs, la portée acoustique est forte et l’effet de résonance important. Ainsi, quand un adolescent est, comme il est coutume de dire, en crise, la portée de ses cris est telle qu’elle ne peut que nous interpeller. Tranquillement assis dans notre bureau, nous parvient alors une adresse, soutenue par l’écho et l’effet de résonance, celle d’une détresse lointaine qui se joue ailleurs, là où on ne s’y attendait pas. Et quand, interpellés indirectement, nous cherchons à connaître l’origine du bruit, celui-ci semble provenir d’un lieu indéterminable. Le cri envahit les couloirs, rebondit sur les murs et court le long des étages, en un instant tout le monde est ainsi informé que, quelque part, quelqu’un souffre.
4 Face à cette détresse, nous ressentons rapidement de l’impuissance, nous sommes loin, le bruit vient d’ailleurs. Sans doute y a-t-il un adulte pas bien loin, la situation nécessite-t-elle vraiment que nous intervenions ? Le temps de localiser l’origine du cri, la crise aura peut-être cessé… Quand ces appels sont perçus alors que nous sommes en consultation, cette détresse venue d’ailleurs nous fait sortir du lieu où nous étions, dans cet espace indéterminé où le récit du jeune patient était en train de nous mener. Notre jeune patient entend-il les cris de l’autre ? Parfois son récit s’arrête, comme suspendu par ce moment d’attention envers cet autre adolescent en crise. Comme le parent qui entend les cris ou les pleurs de son enfant, l’incertitude s’empare de nous, le cours d’un instant nous tentons de nous figurer la scène à partir des éléments sonores perçus. Le temps fugace où ce travail de figurabilité s’opère (de qui s’agit-il ? Qu’est-il en train de se passer ? Est-il seul ou accompagné ?) est suivi d’un instant de doute quant à la position à prendre (intervenir immédiatement ? Attendre juste un instant ? Laisser passer ?). Ces instants si délicats recèlent un potentiel précieux en termes de travail de représentation, d’appropriation et de préparation psychique face à la détresse de l’adolescent. Ces cris, quand ils viennent d’ailleurs, s’ils ne peuvent faire autrement que nous mobiliser, sont bien plus supportables en comparaison de ceux qui se jouent parfois au plus près de nous et où ce bref instant d’indéterminé ne nous permet pas de nous préparer à la situation.
5 Ce que la résonance sonore apporte jusqu’à nous n’est pas forcément le cri d’une détresse, et d’autres fois nous sommes, malgré nous, les témoins directs de scènes de violence ou de conflit d’un adolescent envers un autre, ou envers un adulte.
6 Le quotidien de la pratique en itep d’adolescents est parsemé de coups, de cris, d’agitations constantes, et il est bien souvent difficile de maintenir l’idée, la conviction peut-être, que chacune de ces manifestations recèle une fonction messagère. L’acte est en soi une forme d’expression, mais pour pouvoir le traiter comme tel, cela nécessite que quelques garants, quelques préconditions soient maintenus. Si nous sommes aux premières lignes de la crise, au plus près du débordement pulsionnel, il est bien souvent difficile de pouvoir le penser, et il nous reste seulement à pouvoir l’accueillir comme un choc, brutal et sans retenue. Lorsqu’un événement nous est raconté par un collègue éducateur, il est certes bien plus aisé de pouvoir le penser que si nous en avions été le témoin impliqué ou le récepteur direct. À ce double écart, temporel et spatial, peut donc s’adjoindre l’écart subjectif. Ne pas être le récepteur, ni le témoin, nous retire notre statut d’agent au sein de la scène violente. En étant hors jeu, hors scène, notre capacité à pouvoir penser la situation s’accroît. Mais cet écart produit aussi le risque de nous éloigner d’une identification au vécu émotionnel du professionnel impliqué. La tâche du clinicien suppose de pouvoir mobiliser une double identification (envers l’adolescent et envers le professionnel) ; c’est à ce prix qu’une compréhension véritable des enjeux relationnels, intersubjectifs, et des motifs inconscients, peut être soutenue. De son côté, l’éducateur pourra rechercher une lecture clinique en après coup, et à la fois la redouter car elle demande qu’il soit aussi interrogé par la situation venant d’avoir lieu. L’analyse du psy vient lier autant qu’elle vient questionner, et si elle permet une prise de recul, elle peut aussi irriter. Il est évident que tout incident peut être lu, compris et analysé, au regard des enjeux historiques et inconscients propres à l’adolescent en question. Mais lors d’un événement violent, seuls semblent compter les faits : « Que s’est-il donc passé ? » Un peu comme pour l’analyse d’un rêve (Freud, 1901), il nous faut produire un travail d’ouverture et de décondensation, nous interroger sur le contexte des faits, sur les événements antérieurs, sur la journée de la veille, etc. Il nous faut aussi nous décentrer de l’effet de tropisme créé par le traumatisme : sans doute la scène passée ne renvoie-t-elle pas seulement à cet unique événement, et il faut pour cela l’inclure dans une clinique plus globale de ses acteurs. Bien souvent, un adolescent ayant rencontré une frustration avec un professionnel va déplacer sa colère ou son besoin de décharge, l’incident violent alors produit semblera de prime abord incompréhensible si nous faisons l’économie de cette lecture de l’écologie globale de la situation clinique (Desveaux, 2018).
Phénoménologie de la crise
7 À partir d’une scène prototypique d’une crise, nous pouvons faire les remarques suivantes :
8 – la crise suit une forme d’intensité variable : ce n’est pas un phénomène constant ;
9 – c’est une forme d’expression qui ne s’adresse pas seulement au destinataire objectivement perçu ;
10 – quelque chose en soi est étalé, diffusé hors de soi ;
11 – cela s’adresse à tous les objets qui passent à portée : le monde entier est concerné ;
12 – ces propos ont une double valence agressive/vulnérable ;
13 – cela requiert un renversement passif/actif : l’agression permet d’exprimer sa détresse, la victime devient agresseur ;
14 – cela mobilise tout le corps : voix, pleurs, tension motrice (la parole seule n’est pas efficiente, les cris ou la parole sont systématiquement accompagnés de mouvements du corps) ;
15 – le monde environnant est secoué et à la fois impuissant ;
16 – il s’agit d’un message paradoxal : cela est adressé, mais n’attend pas de réponse ;
17 – cela est imprévisible et peut cesser à tout instant ;
18 – pour l’adolescent, une fois la crise passée, bien souvent cela n’a pas eu lieu. Quand le moment d’acmé est passé, cela est insupportable pour l’adolescent qui doit fuir ou s’isoler…
19 On relève ici une faille dans le processus de communication, les prémices d’un message sont adressées, mais ne peuvent trouver de destinataire. La pulsion reste en manque à trouver un objet à qui s’adresser, et faute de rencontrer le destinataire, l’expression brute se répète sans relâche [3]. Cet échec de la communication est aussi un échec d’une relation d’objet. Elle est une tentative d’adresse qui ne trouve pas de voie satisfaisante d’expression. L’emprise minimale sur l’objet ne parvient pas à s’exercer, l’adolescent nous indique son impuissance face au monde et face à son corps qu’il ne contrôle pas. Cette faille de l’exercice d’une « emprise suffisamment tempérée » (Ferrant, 2003) se manifeste par l’exercice d’une tentative d’emprise agie sur l’objet, ce qui mobilise l’expression du sadisme pour lutter face au sentiment de honte.
Du cri à la parole, passage par le registre de l’insulte
20 Dans le champ de l’expérience du langage, on retrouve dans l’expression « prendre un vent » une part de ce même processus. Une adresse est faite d’un sujet à un autre, et la blessure narcissique infligée en l’absence de réponse convoque chez l’émetteur du message un sentiment de non-existence, de non-reconnaissance de soi par l’autre. Cette expérience d’humiliation ordinaire se retrouve sous une forme plus légère lorsque quelqu’un fait une blague, et que cela ne fait pas rire son auditoire. Il y a quelque temps, une expression courante chez les adolescents était « parle à ma main ! ». Ce qui veut dire « cause toujours, je ne t’écoute pas ! » et souligne le fait de ne pas être entendu. Cela signifie : « Parle à une part de moi non subjectivée », ou encore, « Tu t’adresses à l’absence de moi, à un lieu où je n’existe pas pour toi », car il est convenu que l’on s’adresse habituellement au visage de l’autre [4]. Les adolescents sont particulièrement sensibles, lorsqu’ils sont témoins d’une communication entre deux personnes, aux ratés de la communication. Ils soulignent alors souvent la violence exercée par le fait qu’un « vent soit posé » suivant l’expression d’usage : « tu t’es pris un vent ! », « elle t’a pas calculé ! ». Cette violence est bien évidemment ressentie de façon identificatoire à la personne lésée. Cette humiliation n’est perçue et relevée que si elle a déjà été vécue en soi, par soi. L’absence d’objet pour recevoir le message émis revient à tuer son émetteur. Celui qui parle et qui n’est pas entendu est comme irrémédiablement blessé, renvoyé à sa non-existence, il est tué par la honte, mort de honte.
21 Dans les cas des insultes proférées à un autre, ce qui compte est ainsi la réaction de la personne visée par l’insulte [5]. Dès lors que cette personne réagit, c’est bien là le signe qu’elle a été touchée. Si l’insulte proférée ne réussit pas à atteindre son destinataire, elle reste là, à flotter dans les airs, et son émetteur paraît alors bien impuissant. Cela rejoint les jeux de guerre ou de combat, où insulter l’autre revient à lui porter un coup, en espérant qu’il fera mouche. Lorsque quelqu’un ignore celui qui lui adresse la parole, l’humiliation se retourne contre l’émetteur, lequel paraît ridicule. Il est terrassé par la honte de ne pas avoir été entendu, reconnu. Cela est tout aussi valable, que le message porté soit celui d’un trait d’affection ou une insulte. Dans les deux cas, parler est une mise à nu de soi, une prise de risque, une mise en jeu de son narcissisme.
Entre fuite et provocation : l’errance dans l’institution
22 Une autre scène typique est celle de ces adolescents qui fuient, qui s’échappent de là où ils devraient être (leur salle de classe, leur atelier, un espace éducatif, etc.). Ils nous échappent alors que nous voudrions les contrôler. D’ailleurs, plus nous tentons de les contrôler, de les maîtriser, et plus ils viennent, par mille moyens, nous confronter à notre impuissance. On relève ici une tentative chez l’adolescent de se ressaisir d’une situation où le vécu de passivité est exacerbé, par les voies d’une mise en acte active. L’adolescent n’est plus passif ou soumis face au monde, il tente de s’échapper pour survivre, pour essayer d’être acteur de la scène relationnelle dans laquelle il ne sait rien, et où l’adulte, lui, sait tout. La relation pédagogique confronte en effet l’adolescent à une nécessaire passivité, accepter d’être pénétré par le savoir de l’autre. Or, cette situation de passivité est le plus souvent vécue comme liée à une intense fragilisation narcissique, à une « passivation » (Green, 1999), une soumission à l’autre. Leur tentative d’échappement n’exprime alors qu’une tentative de dégagement, de libération de cette scène relationnelle où l’impuissance est centrale. Et lorsque l’adulte agit en retour une tentative de maîtrise, de coercition, sans doute cela est-il le signe qu’il est, à son tour, confronté à un sentiment d’impuissance. Pour s’échapper de l’impuissance ou d’un vécu de soumission, le premier mécanisme auquel tout individu a recours est le renversement, le retournement de la situation relationnelle. S’échapper de l’impuissance par l’imposition de l’illusion de sa puissance.
Un jeu de « cache-cache » ou de « caché coucou » dégénéré
23 Les scènes produites par ces situations de sortie du groupe nous renvoient à l’image d’un contenant qui fuit, et qui, comme un pot percé, laisse s’échapper un peu de son contenu, convoquant les figures de la béance, d’un vide sans fond ni fin, d’une hémorragie irrépressible. En s’échappant, ces adolescents attaquent le groupe tout en tentant de s’en dégager. Ils fuient et dissolvent par leur échappement la fragile cohésion groupale. On sait bien que lorsque l’un d’entre eux s’échappe, c’est tout le groupe qui est concerné. Lorsque nous entravons leur tentative d’échappement, ils font alors exploser le groupe, en affichant une agressivité directe envers les garants du groupe. Cela pourrait nous faire considérer que, paradoxalement, ils quittent le groupe pour le protéger, alors qu’en le quittant, ils l’attaquent. Attaquer le groupe en en sortant est peut-être plus supportable que d’avoir l’impression de le détruire en y restant.
24 Ces expériences du quotidien en institution font écho à celles du domicile, où la dissolution du groupe familial peut avoir été vécue comme étant de leur fait. Dans les cas de séparations parentales, les enfants portent en effet bien souvent malgré eux un sentiment de culpabilité : avoir été insatisfaisants pour leurs parents, et avoir ainsi contribué à la désintégration du couple parental.
25 Lorsqu’ils quittent le groupe, ils fuient une situation insupportable, faisant violence au groupe et à l’adulte qui en a la responsabilité. Bien que parfois cette fuite puisse être vécue comme une facilité chez l’adolescent (fuir ses responsabilités, fuir les exigences liées au travail, etc.), il s’agit bien de l’expression d’une impuissance radicale. En fuyant, ils peuvent alors, par la rencontre avec l’éprouvé de solitude, se rassurer quant à leur intégrité ; ils s’aperçoivent ainsi qu’ils n’ont pas été détruits, qu’ils ont réussi à se sauver. Ce qui compte ici, c’est qu’ils puissent faire l’expérience de se venir en aide à eux-mêmes, de s’en sortir seuls.
26 Une fois qu’un temps suffisant s’est écoulé, et qu’est rencontré ce sentiment de solitude nécessaire, ils s’attendent alors à être retrouvés. Souvenons-nous de la formule de Winnicott : « C’est un jeu sophistiqué de cache-cache dans lequel c’est une joie d’être caché, mais un désastre de ne pas être trouvé » (1963, p. 186). Ces scènes où nous leur courons après semblent rejouer un jeu de cache-cache [6]. Ils s’attendent à être retrouvés, à ce que nous pensions à eux, que nous ne les oubliions pas et que nous partions alors à leur recherche. Nombre d’entre eux ont été négligés et délaissés dans leurs familles, et la scène ainsi rejouée les confronte à l’angoisse d’avoir été oublié par l’autre. Ils redoutent notre soulagement à nous être débarrassés d’eux, ainsi que tout parent peut être amené à en ressentir l’envie, comme le souligne Winnicott lorsqu’il écrit que « la mère hait son petit enfant dès le début » (1947, p. 80). Certains investissent cette problématique abandonnique du jeu de cache-cache, en allant se dissimuler dans des recoins, tout en venant faire du bruit ou en se signifiant à nous en cognant aux portes (parfois ils jouent au caché coucou derrière notre porte). Car le but du jeu de cache-cache n’est pas de disparaître (mourir), il est de jouer à être perdu pour l’autre, dans le but d’être retrouvé (vivre, exister). Le problème est que ce jeu de cache-cache est une forme de « jeu de bébé dégénéré » (Durozard, 2015), et lorsque nous leur courons après, l’excitation va grandissant, le jeu se transformant en un jeu du loup (ou au gendarme et au voleur). Là encore, le but n’est pas d’éviter l’autre [7], mais de s’en approcher le plus possible, de flirter avec le risque de la rencontre et du contact, pour enfin se dérober et survivre, ne pas être capturé ou dévoré (en fonction des variantes de jeu). Ils font tout pour se confronter à nous et se dérobent lorsqu’ils risquent de vraiment nous rencontrer. Or ces jeux, s’ils sont supportables dans une cour d’école avec de jeunes enfants, sont bien souvent pénibles quand les adolescents nous les imposent dans ce hors-cadre qu’est la vie quotidienne. En fait, nous n’avons pas choisi de jouer, et c’est aussi pour ça que dans ces conditions nous ne sommes pas vraiment capables de jouer… car ça, ça n’est pas du jeu ! Ils sont là, en manque à trouver un adulte capable de jouer avec eux, ils espèrent nous voir nous prêter à leurs jeux, sans pour autant supporter que le jeu puisse avoir lieu, car en le formalisant nous les confronterions à des aspects bien trop infantiles dont ils tentent de se dégager.
Sur le contact, la contention et la contenance
« L’ai-je frappé ? Non. Je ne l’ai jamais frappé. Mais j’aurais été forcé de le faire si je n’avais pas tout su de ma haine et si je ne la lui avais pas fait connaître aussi » Winnicott (1947, p. 79).
28 D’autres scènes sont celles, plus radicales, où ils nous confrontent à leur violence physique et celles où nous les confrontons à la nôtre. On estime souvent que notre violence envers eux émerge en miroir à ce qu’ils nous font vivre. Nous sommes censés ne pas être violents envers les personnes dont nous nous occupons, et bien souvent nous réussissons. Si, la plupart du temps, nous réussissons à ne pas les frapper, cela ne signifie pas pour autant qu’aucune violence ne leur soit adressée.
29 La situation globale de vie dans laquelle ils se trouvent contient une forme de violence, laquelle est indirecte, latente, insidieuse. Les confronter à leur impuissance ou encore à la nôtre, leur faire vivre une situation de désespoir ou leur infliger une blessure narcissique par le désinvestissement, constituent des sources quotidiennes de violence (et l’on sait combien il est pénible de maintenir un investissement envers des personnes qui nous attaquent ou nous négligent quotidiennement). La violence qu’ils nous adressent, nous la savons en quête d’un autre objet, celui d’une imago qui mobilise tant de souffrance. Or, lorsque nous sommes directement interpellés, nous oublions bien souvent cet aspect, car c’est bien nous, dans notre corps, dans notre personne propre, qui sommes concernés. Ils s’attendent à ce que nous répondions, et parfois même, à ce que nous répétions les scènes qu’ils ont déjà connues, suivant le fantasme central évoqué par Freud (1919) d’« “Un enfant est battu” : contribution à la connaissance de la genèse des perversions sexuelles » dans Névrose, psychose et perversion. Cette scène actuelle en convoque d’autres passées. Qu’ils aient vécu la scène en étant témoin ou acteur compte peu. Le risque, pour notre part, est de réactualiser une scène de maltraitance où le fantasme d’un adulte qui bat un enfant les terrorise autant qu’il les attire. Ainsi, nous pouvons dire que, jusqu’à un certain point, ils espèrent que nous leur fassions mal, car cela leur permettra de légitimer leur fantasme d’avoir été violentés par un adulte. Le fait que l’adulte soit violent leur permet de justifier qu’en retour ils cherchent à nous tuer. On sait que ces adolescents confrontés à des problématiques dites limites agissent le plus souvent de façon à ce que nous soyons nous-mêmes amenés à penser, à ressentir, à agir sur eux, ce qu’ils n’arrivent pas à penser, à ressentir et à agir, selon les effets connus du transfert par retournement (Roussillon, 1999).
30 Mais lorsque se déploie la contention physique [8], outre de souligner par l’acte notre impuissance à contenir les expériences qu’ils nous adressent, nous participons activement à la reviviscence de traumas infantiles. Si la contention physique peut parfois s’avérer nécessaire, elle doit respecter certains prérequis permettant la reprise, en après coup, d’un processus de contenance psychique, une « fonction contenante » (Mellier, 2005).
31 Winnicott écrivit un jour : « Il m’est arrivé d’être frappé par une patiente. Ce que j’ai dit à cette occasion n’est pas publiable. Il ne s’agissait pas là d’une interprétation, mais d’une réaction à un événement. La patiente est allée au-delà de la barrière professionnelle et a obtenu un petit morceau de mon moi réel, qu’elle a senti réel, je crois. Une réaction, cependant, n’est pas un contre-transfert » (1960, p. 357). Abonder dans ce propos sans retenue reviendrait à nous faire oublier l’indéterminé, entre personnel et professionnel, contenu dans toute relation intersubjective. Lorsque nous travaillons dans une relation d’aide, éducative ou de soin, rien de ce que nous percevons, ressentons, pensons et agissons n’est dépris d’enjeux transférentiels. Chacune de nos interventions est prise dans la continuité d’une histoire relationnelle avec l’individu en question. Mais cette remarque de Winnicott exprime aussi que tout un chacun peut se sentir affecté au point de recourir à son moi réel, à sa personne propre, et ne plus être dans une relation strictement professionnelle [9]. Cela nous arrive à tous, et sans doute bien plus souvent que nous le croyons. Dans ces pratiques, être professionnel n’est jamais dégagé de ce que nous sommes réellement dans le reste de notre vie. À ce sujet, les adolescents ont un certain talent pour venir nous convoquer en personne, sachant soulever chez le professionnel des points de souffrance narcissique propres au corps, à la manière d’être ou à l’identité, tout ce qui les questionne quotidiennement.
32 Le problème du recours à la contention physique lorsqu’elle est insuffisante ou dysfonctionnelle est qu’alors nous n’avons plus aucun recours possible si ce n’est tuer l’autre ou accepter de disparaître.
33 Voici quelques caractéristiques d’une contention injustifiée ou dysfonctionnelle :
34 – elle permet l’expression physique de la haine et du sadisme que nous ressentons envers eux (pour autant la haine est niée, elle n’est pas reconnue) ;
35 – elle permet d’exercer des représailles à des situations d’impuissance ou d’humiliation antérieures ;
36 – elle est l’imposition d’une force, d’une puissance, à défaut d’une autorité ;
37 – elle n’est possible que si nous avons une force plus importante que celui que nous contenons, en ce sens, elle soumet l’autre à une position infantile humiliante ;
38 – elle est une illusion d’autorité : elle contraint le corps mais ne contraint pas les pensées ou la volonté individuelle ;
39 – elle est fondamentalement une limitation de la liberté individuelle : elle entrave les mouvements et les déplacements ;
40 – elle nécessite de tout pouvoir contenir, toutes les parties du corps, ce qui est illusoire…
41 Si elle est opérante (réalisée sans violence et suivant une indication justifiée) alors :
42 – elle est rassurante car elle soutient les éprouvés internes (holding) ;
43 – elle rassemble et contient l’individu morcelé, permettant un sentiment de cohésion interne ;
44 – elle fait physiquement ressentir une limite par la butée corporelle qu’elle oppose ;
45 – elle protège de soi et des réactions du monde extérieur ;
46 – elle permet de sentir son corps réel ;
47 – elle rend possible une décharge pulsionnelle (motrice et émotionnelle), en ce sens, elle ne nie pas la haine ;
48 – elle enveloppe les débordements pulsionnels internes ;
49 – elle apaise l’angoisse ressentie ;
50 – elle permet d’épuiser ce qui semble infini (le sujet éprouve alors une fatigue, un épuisement rassurant, lui donnant parfois envie de dormir) ;
51 – elle favorise la transformation d’un courant agressif en un courant tendre (une fois l’acmé passée, l’adolescent peut en venir à s’autocajoler)…
52 Dans tous les cas, tout contact [10], toute contention, tout saisissement du corps d’un autre permet par essence l’expression de nos pulsions par le recours à la motricité, alors qu’a priori, nous ne sommes pas là pour exprimer nos pulsions envers les adolescents. En ce sens, la contention physique est prise dans le fantasme d’une scène sexuelle [11], elle génère un contact physique important, un corps-à-corps prononcé, qui nous rappelle les premiers jeux qu’ont les jeunes enfants lorsqu’ils se bagarrent. La contention, si elle n’est pas exercée de façon suffisamment apaisée par le professionnel, mobilise aussi des scènes antérieures que nous avons vécues ou dont nous avons été témoins. Nous ne sommes alors jamais certains de ne pas faire vivre à l’autre quelque chose qui appartient à notre histoire personnelle.
Bibliographie
Bibliographie
- Bion, W. R. (1961). Recherches sur les petits groupes. Paris : puf.
- Desveaux, J.-B. (2018). À l’écoute des adolescents oubliés. Vers un soin transitionnel en institution médico-sociale. In A. Ciccone (dir.), Aux frontières de la psychanalyse. Soin psychique et transdisciplinarité (pp. 173-193). Paris : Dunod.
- Durozard, C. (2015). Jeux et enjeux de la violence infantile. Pour une métapsychologie du geste. Thèse de doctorat, université Lyon 2.
- Ferrant, A. (2003). La honte et l’emprise. Revue française de psychanalyse, vol. 67, (5), 1781-1787.
- Freud, S. (1901). L’interprétation des rêves (I. Meyerson, trad.). Paris : puf, 1999.
- Freud S. (1919). « Un enfant est battu » : contribution à la connaissance de la genèse des perversions sexuelles. In Névrose, psychose et perversion (D. Guérineau, trad.). Paris : puf, 1973 ; ocf.p, XV, 1996.
- Green, A. (1999). Passivité-passivation : jouissance et détresse. Revue française de psychanalyse, no 63, (3), 1587-1600.
- Mellier, D. (2005). La fonction à contenir : objet, processus, dispositif et cadre institutionnel. La psychiatrie de l’enfant, vol. 48 (2), 425-499.
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- Roussillon, R. (2002). Décomposition « clinique » du sadisme. Revue française de psychanalyse, vol. 66, (4), 1167-1180.
- Winnicott, D. W. (1947). La haine dans le contre-transfert. In De la pédiatrie à la psychanalyse (pp. 72-82). (J. Kalmanovitch, trad.). Paris : Payot.
- Winnicott, D. W. (1960). Le contre-transfert. In De la pédiatrie à la psychanalyse (pp. 350-357). (J. Kalmanovitch, trad.). Paris : Payot.
- Winnicott, D. W. (1963). Communicating and not communicating leading to a study of certain opposites. In The Maturational Processes and the Facilitating Environment. 1984 (pp. 179-192). (J.‑B. Desveaux, trad.). Londres : Karnac.
Notes
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[1]
Cet écrit reprend une communication (2012) initialement destinée à une équipe pluridisciplinaire exerçant en itep pour adolescents.
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[2]
Institut thérapeutique, éducatif et pédagogique.
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[3]
« La pulsion a aussi une valeur d’adresse, de signe et de message adressé à l’autre, elle ne se contente pas de partir de la source vers l’objet, au-delà de l’objet elle s’adresse aussi à un autre, un autre sujet, elle agit sur lui et lui communique ainsi une première forme de sens, même si celui-ci est parfois énigmatique » Roussillon (2002, p. 1172).
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[4]
L’autre expression qui consiste à dire « parle à mon cul, ma tête est malade » est à ce titre on ne peut plus explicite.
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[5]
L’usage de l’humour par les professionnels, s’il peut être une manière de transformer ou de détourner l’agressivité verbale que les adolescents nous adressent, peut, d’autres fois, s’il prend les formes du sarcasme ou de la moquerie, venir exercer une violence particulièrement blessante.
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[6]
Le jeu de « cache-cache » est une forme tardive du jeu plus précoce qu’est celui du « caché coucou ». Cela permet de symboliser l’expérience de séparation, de perte et de deuil.
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[7]
Un jeu du loup où le loup nous négligerait ou nous oublierait ne serait d’aucun intérêt et nous nous sentirions vraiment blessé d’être ainsi déconsidéré.
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[8]
Précisons ici que nous ne traitons pas de la contention physique médicale ou de la contention comme restriction de liberté, laquelle est règlementée, mais bien de la contention physique telle qu’elle s’exprime dans les pratiques éducatives.
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[9]
Winnicott décrit très bien ce que nous pouvons attendre de « l’attitude professionnelle » de l’analyste laquelle « suppose une distance entre l’analyste et le patient » (1960, p. 353). Il reconnaît lui-même ne pas « être un intellectuel » et travailler « surtout à partir de [son] “moi corporel” », tout en précisant que le travail de l’analyste s’effectue « avec ses facultés intellectuelles » (p. 354).
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[10]
Le contact physique non contraignant exprime, pour sa part, une sensorialité douce qui n’est pas non plus dégagée d’enjeux libidinaux.
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[11]
Les adolescents, qu’ils soient filles ou garçons, lorsqu’ils se battent entre eux, associent d’ailleurs souvent leurs actes par des propos tels que : « je vais t’enculer, je vais te niquer, je vais te baiser… », ce qui est suffisamment explicite pour ne pas appeler de commentaires. La valence sexuelle implicite est en fait manifeste, il s’agit d’une scène primitive violente.