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Article issu de la communication au colloque « Vie quotidienne en institution », Paris, Théâtre Déjazet, juin 2017 (Consulter le lien : http://apspi.net).
L’ordinaire et l’humain
« Le commun, au sens de l’ordinaire, est aussi le commun au sens de l’humain.
La psychanalyse ne peut donc évidemment pas s’en désintéresser.
Il reste que, comme le note J. André, “quand la parole dans la cure s’exprime en dépit du bon sens, on est assuré d’approcher une vérité, celle de l’inconscient et de sa désinvolture vis-à-vis de toute logique et autre pensée raisonnable.
La vie psychique marche à l’envers de la vie ordinaire.
Tous ceux qui ne vont bien que lorsque tout va mal en sont la preuve “la plus déroutante” (2017).
L’ordinaire de l’inconscient dérange celui de la vie consciente. »
Françoise Coblence
1 Après avoir évoqué, dans La psychopathologie de la vie quotidienne, des tracas dont la majorité des gens bien portants souffre, et dans laquelle il s’inclut, S. Freud écrit : « Je crains d’être tombé, en donnant tous les exemples qui précèdent, dans la pure et simple banalité. Mais je ne puis qu’être satisfait de rencontrer des choses qui sont connues de tout le monde et que chacun comprend de la même façon. […] Je ne vois pas pourquoi la sagesse, qui est le précipité de l’expérience commune de la vie, ne devrait pas être admise parmi les acquis de la science. Ce n’est pas la nature différente des objets d’étude, mais la rigueur la plus grande de la méthode utilisée lors de l’établissement des faits ainsi que l’ambition de trouver une cohérence étendue qui constituent le caractère essentiel du travail scientifique » (Freud, 1901, p. 266-267). Le banal peut donc être objet de science ; et c’est tout autant dans le plus quotidien des oublis, des lapsus ou autres actes manqués que dans le plus singulier symptôme hystérique ou obsessionnel que l’inconscient se manifeste. La compréhension de l’un comme de l’autre requiert la même hypothèse concernant la nature du psychisme. Le rêve, ou le rêver, délire léger et folie ordinaire, constitue aussi un domaine privilégié d’expérimentation de ce qui est commun, qui se redouble encore dans la mesure où il existe, note S. Freud, des rêves typiques. Le typique prend pour S. Freud le sens du commun : sont dites typiques les formes du rêve « qui reviennent chez tant de personnes avec un contenu tout à fait analogue » que l’interprétation en prend un tour concordant (Freud, 1900, p. 67). Tour à ce point concordant que S. Freud estime qu’ils constituent la seule exception à la règle qu’on ne peut interpréter les rêves d’un autre en dehors de ses associations, et que l’on peut penser qu’ils proviennent chez tous les hommes des mêmes sources, et « peuvent donc nous renseigner sur les sources des rêves » (ibid., p. 280). Mais très vite, S. Freud remarque que précisément, pour les rêves typiques, « notre art ne fait pas ses preuves » (ibid.). On pourrait lire les embarras de S. Freud sur ce sujet, et les additions dans les éditions successives de L’interprétation du rêve (ibid., p. 432-440) à la lumière de ce qui deviendra, chez C.G. Jung, accès à un inconscient collectif. Mais examiner ce point en détail nous conduirait trop loin de notre sujet, tout comme la question de savoir si ce sont les formes du rêve ou leur contenu qui sont typiques. Retenons les liens du typique au commun, et la signification que, à la suite de E. Kant et de son sensus communis, S. Freud pourrait donner au commun : un type de jugement, une façon de penser, un sens que peuvent partager tous les hommes (Kant, 1790, § 40, p. 127). Le commun, au sens de l’ordinaire, est aussi le commun au sens de l’humain. La psychanalyse ne peut donc évidemment pas s’en désintéresser. Il reste que, comme le note J. André, « quand la parole dans la cure s’exprime en dépit du bon sens, on est assuré d’approcher une vérité, celle de l’inconscient et de sa désinvolture vis-à-vis de toute logique et autre pensée raisonnable. La vie psychique marche à l’envers de la vie ordinaire. Tous ceux qui ne vont bien que lorsque tout va mal en sont la “preuve” la plus déroutante » (2018). L’ordinaire de l’inconscient dérange celui de la vie consciente.
L’ordinaire, le quotidien, le banal, sources possibles d’excitation
2 En 1845, C. Baudelaire conclut son Salon en ces termes : « Au vent qui soufflera demain, nul ne tend l’oreille ; et pourtant l’héroïsme de la vie moderne nous entoure et nous presse. […] Celui-là sera le peintre, le vrai peintre, qui saura arracher à la vie actuelle son côté épique et nous faire voir et comprendre, avec de la couleur ou du dessin, combien nous sommes grands et poétiques dans nos cravates et nos bottes vernies » (p. 407).
3 Fin des grands sujets exotiques ou du règne de l’antique, des mamamouchis et des exploits guerriers : le héros de la vie moderne est l’habitant des grandes villes, bourgeois habillé de l’uniforme noir, ouvrier, criminel ou fille entretenue. La vie urbaine est féconde en sujets poétiques et merveilleux. A. Breton et les surréalistes suivront cette idée : le merveilleux est dans le quotidien, dans la rencontre – qui, elle, peut être inattendue – entre des objets ordinaires qui ont leur poésie propre. À cet ordinaire, A. Breton confère volontiers le caractère de l’Unheimliche freudien : étrange et familier, étrange parce que trop familier. Mais le héros moderne est lui, à la limite, anonyme. Il se fond dans la foule, il se glisse dans différents rôles, il se confond dans le décor. Sa couleur de prédilection est le gris, gris des murailles et de la poussière.
4 Comme le dit encore C. Baudelaire, le poète a désormais perdu son auréole ; il se promène incognito. Et la langue qui chantera cet héroïsme se fera langue ordinaire, collant aux faits les plus minimes, traduisant les petits riens, les minuscules changements des humeurs ou des états de conscience. Cette langue, écrit V. Woolf, « écoute silencieusement aux portes derrière lesquelles un simple murmure se fait entendre » (1962, p. 76).
5 Le passage à l’héroïsme ordinaire est inséparable de l’individualisme de la société démocratique. Cet individualisme est déploré par certains penseurs, nostalgiques de l’Ancien Régime ou simplement soucieux de la perte de liens organiques et des conséquences d’un repli sur soi, mais il est également source de fascination et d’excitation. C. Baudelaire, là encore, souligne la contingence du héros et sa banalité. N’importe qui, l’élu du hasard et du nombre, le premier venu peut l’emporter : « La grande gloire de Napoléon III aura été de prouver que le premier venu peut, en s’emparant du télégraphe et de l’Imprimerie nationale, gouverner une grande nation » (1908, p. 692). Pour les penseurs de Francfort, T.W. Adorno par exemple, « dans une période qui est maintenant celle de son déclin, l’individu contribue de nouveau, par son expérience de lui-même, de ce qui lui arrive, à une connaissance qu’il ne faisait que masquer tant qu’il était la catégorie dominante » (1951, p. 12). Quelque chose des possibilités libératrices de la société a reflué dans la sphère privée, ou dans les marges. Parallèlement à ce repli délibéré, s’inscrit la volonté de dégager pour la pensée des lieux nouveaux, à l’écart des grands sujets ou des grandes questions de la tradition philosophique : importance accordée aux détails, à ce qui a pu paraître insignifiant ou sans valeur, choix d’un petit monde, celui de la souris Joséphine pour F. Kafka par exemple, ou du côté de ceux que l’Histoire a laissés sur le bord des routes, l’opprimé vu davantage comme anonyme et fragile que comme sujet glorieux de la lutte des classes. C. Baudelaire (H. Daumier également) le dépeint sous les traits d’un chiffonnier, moulu par le travail et par l’âge, « éreinté et pliant sous un tas de débris, vomissement confus de l’énorme Paris » (1857, p. 106).
L’aliénation
6 La vie quotidienne, la vie ordinaire, avec l’importance accordée au travail, au rapport à la société, a été d’abord longuement analysée par les philosophes et sociologues, au moins depuis K. Marx, sous l’angle de l’aliénation de l’homme, rendu étranger au produit de son travail dans la société capitaliste, et plus encore étranger du fait de la division du travail. Le loisir lui-même, l’industrie culturelle, le divertissement sont pris dans cette aliénation, dans la mesure où ils ne sont que l’autre face de la domination, tout aussi étrangers à une réalisation humaine véritable. H. Lefebvre (1947) étend la critique à l’ensemble de la vie quotidienne qui devient son objet d’étude, sous tous ses aspects et pas seulement dans la sphère du travail et de la production. La sociologie, la littérature mais aussi l’art des années 1960 décrivent la société de consommation et ses mythologies, analyse l’importance de la publicité, expose le monde coloré des objets techniques et des néons (M. Raysse et les nouveaux réalistes). La critique de l’aliénation aux objets passe par une description de l’attachement à eux et de leur évolution qui peut être l’objet du sociologue (Baudrillard, 1968), prendre un tour ironique. B. Vian écrit dans La complainte du progrès : « Autrefois pour faire sa cour, on parlait d’amour […] maintenant c’est plus pareil […] on lui glisse à l’oreille : ah ! Gudule viens m’embrasser et je te donnerai un Frigidaire, un joli scooter, […] une tourniquette pour faire la vinaigrette […] Et nous serons heureux » (1956). La dénonciation passe aussi, sous la plume de G. Perec, par une longue et précise description des années 1960 pour un jeune couple de psychosociologues : « L’œil, d’abord, glisserait sur la moquette grise d’un long corridor, haut et étroit. Les murs seraient des placards de bois clair, dont les ferrures de cuivre luiraient. Trois gravures, représentant l’une Thunderbird, vainqueur à Epsom, l’autre un navire à aubes, le Ville-de-Montereau, la troisième une locomotive de Stephenson, mèneraient à une tenture de cuir, retenue par de gros anneaux de bois noir veiné, et qu’un simple geste suffirait à faire glisser. La moquette, alors, laisserait place à un parquet presque jaune, que trois tapis aux couleurs éteintes recouvriraient partiellement. Ce serait une salle de séjour, longue de sept mètres environ, large de trois. À gauche, dans une sorte d’alcôve, un gros divan de cuir noir fatigué serait flanqué de deux bibliothèques en merisier pâle ou des livres s’entasseraient pêle-mêle… » (1965, p. 9). Le couple, qui n’a pas 30 ans, finit par fuir Paris en abandonnant la vie qu’il y mène. Mais après l’échec de la parenthèse tunisienne et le retour à Paris, le roman se clôt sur le repas insipide qui leur est servi au wagon-restaurant, puis sur une citation de K. Marx : « Le moyen fait partie de la vérité aussi bien que le résultat. Il faut que la recherche de la vérité soit elle-même vraie ; la recherche vraie c’est la vérité déployée dont les membres épars se réunissent dans le résultat » (ibid., p. 143). Ultime pirouette de G. Perec ? Dénonciation de la société de consommation ? Autodérision ? Difficile de trancher. Peut-être une façon de faire coexister la dénonciation d’un monde et sa description poétique dans une formule qui évoque le puzzle de La vie, mode d’emploi (1978), ou son analyse avec J.-B. Pontalis, ce « lieu souterrain » dont G. Perec écrit qu’il dura « le temps que [son] histoire se rassemble » (1985, p. 72).
7 À l’heure actuelle, des auteurs comme C. Dejours ou B. Ogilvie (Le travail à mort, 2017) poursuivent l’étude de la souffrance au travail et de la grande difficulté à s’en libérer. On meurt au travail. Mais, face à l’aliénation du travail et de la société de consommation, d’autres auteurs comme M. de Certeau insistent sur une voie différente : une interrogation sur les pratiques quotidiennes et les arts de faire qui constituent « le fond nocturne de l’activité sociale » (1990, p. 35) et sur le détournement que peut opérer l’homme ordinaire en inventant des pratiques plus ou moins rusées, des tactiques de résistance.
L’invention du quotidien et la force des faibles
8 M. de Certeau donne l’exemple de nombreux détournements opérés par la culture populaire, comme la perruque, temps où le travailleur utilise pour son propre compte (souvent libre et créatif) le matériel collectif, avec parfois la complicité des cadres (1990, p. 45). D’un point de vue méthodologique, il faut repérer l’usage qui est fait par les groupes ou les individus et en analyser les dispositifs, les procédures tant de production que de consommation (ibid., p. 60). Parmi ces pratiques quotidiennes, à la frontière entre espace privé et espace public, M. de Certeau analyse celle de la lecture, de la cuisine, de la conversation, la pratique des espaces urbains (déplacements, marches, promenades), l’utilisation des rituels quotidiens, les manières de croire (croyances religieuses, politiques mais aussi croyances à l’actualité, aux informations, aux médias, aux médecins, à la mort, etc.). Il met en évidence les bricolages, réutilisations ou réemplois, les ruses. Son livre est dédié à « l’homme ordinaire », l’homme « sans qualités », l’homme du Malaise dans la culture (Freud, 1929) ou de L’Avenir d’une illusion (Freud, 1927), le bricoleur que C. Lévi-Strauss oppose à l’ingénieur (1962), celui qui s’arrange toujours avec les moyens du bord, utilisant les outils à sa disposition pour d’autres fins que celles pour lesquelles ils sont faits. Mais je mettrai aussi l’accent sur l’univers de la ruse, la métis des Grecs, ruse qui appartient à Ulysse mais qui est aussi, ainsi que l’a théorisée J.-F. Lyotard, « la force des faibles » et utilise l’humour, « subterfuge de la faible force, par laquelle le moins fort est assez rusé pour ne pas revendiquer plus de force » (1976, p. 62). À propos du peuple des souris que la cantatrice Joséphine essaye sans succès de rendre sensible à la musique, F. Kafka écrit en 1924 (c’est son dernier récit) : « Notre vie est pénible : en vain tâchons-nous de secouer les soucis du jour, notre âme ne peut s’élever jusqu’à des préoccupations aussi éloignées de notre vie courante. Pourtant, nous ne nous en plaignons guère ; nous n’allons même pas jusque-là : une certaine ruse, un certain tour d’esprit pratique, dont nous avons d’ailleurs le plus pressent besoin, voilà, croyons-nous, nos principales qualités et c’est avec un sourire malicieux qui nous vient de ce tour d’esprit que nous nous consolons de tout » (Kafka, 1924, p. 773).
9 Mais la force des faibles, la ruse et l’humour qui l’accompagnent, est aussi exemplairement celle des femmes, comme le montrent de nombreuses artistes femmes, et notamment A. Messager. Depuis les années 1970, son œuvre présente l’univers quotidien des femmes dans sa faiblesse et dans ses ruses. Une féministe, mais pas militante. À la dénonciation directe elle préfère les chemins de traverse. Elle utilise les éléments traditionnels de notre culture : des objets pouvant appartenir à l’univers de la maison, matériaux considérés comme des attributs féminins. A. Messager a par exemple intitulé l’une de ses œuvres 5 travaux d’aiguille : chaque pièce de tissu cousu est ensuite dessinée ; et la couture devient le modèle du dessin, en un renversement plus important qu’on ne le croit (Lascault, 1977). Avec ironie, A. Messager brode aussi au point de croix, avec un fil bleu, rouge ou vert, les proverbes que les mâles ont inventés contre les femmes (ibid., p. 166). Leur simple rassemblement, leur énumération sont plus éloquents et plus dévastateurs qu’une longue dénonciation. Et il importe bien sûr qu’A. Messager utilise les instruments des femmes ou des enfants : tissus, aiguilles, épingles, crayons de couleur, poupées, chiffons, etc. Elle se forge des identités successives, comme autant de facettes d’une existence féminine (« femme pratique », « femme amoureuse », « femme collectionneuse »).
L’infra-ordinaire
10 Les deux dimensions de l’ordinaire, ce qui est commun aux hommes et ce qui a l’attrait du banal, se rejoignent dans ce que G. Perec nomme « infra-ordinaire » (1989).
11 Car pourquoi s’intéresser seulement à l’insolite, à l’événement, au train qui déraille, comme si le seul destin du train était de dérailler, des voitures de se percuter ? « Les journaux m’ennuient, ils ne m’apprennent rien ; ce qu’ils racontent ne me concerne pas, ne m’interroge pas » (Perec, 1989, p. 10).
12 « Ce qui se passe vraiment, c’est ce qui se passe chaque jour et revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond, l’habituel » (ibid., p. 11). Mais comment l’interroger ? Comment en rendre compte ? Comment parler de ces choses communes, comment les traquer, les débusquer, comment leur donner une langue ? Il s’agit pour G. Perec de fonder une anthropologie, qui ne traite plus l’exotique mais « l’endotique ». Cette anthropologie décrira, par exemple, l’immeuble, la rue que nous habitons, notre façon d’ouvrir la porte, de descendre les escaliers ; elle fera l’inventaire de nos poches, s’interrogera sur l’usage et le devenir des objets courants (G. Perec l’avait fait en 1965 dans son premier roman Les Choses), sur les gestes qu’il faut faire pour composer un numéro de téléphone. Il précise : « Il m’importe peu que ces questions soient fragmentaires, à peine indicatives d’une méthode, tout au plus d’un projet. Il m’importe beaucoup plus qu’elles semblent triviales et futiles : c’est précisément ce qui les rend tout aussi, sinon plus, essentielles que tant d’autres au travers desquelles nous avons vainement tenté de capter notre vérité » (ibid., p. 13). Suivent, dans L’infra-ordinaire, une description de la rue Vilin (Paris 20e) le jeudi 27 février 1969 vers 16 heures, les boutiques, immeubles, hôtels, et d’autres descriptions à d’autres moments de l’année, et jusqu’en 1975 (ibid., p. 15-31). Puis suivent « deux cent quarante-trois cartes postales en couleurs véritables » (ibid., p. 33-67), des promenades autour de Beaubourg, dans Londres, ainsi qu’une « tentative d’inventaire des aliments liquides et solides que j’ai ingurgités au cours de l’année 1974 » (ibid., p. 97-106). Enfin, sous le titre de Still life/Style leaf la description du bureau sur lequel il écrit et l’inventaire de tout ce qui se trouve sur sa surface (ibid., p. 107-119).
13 Still life : vie tranquille ou nature morte ? Car la rue Vilin n’est pas n’importe quelle rue : c’est la rue dans laquelle ont vécu G. Perec, ses parents et ses grands-parents paternels jusqu’en 1942, date de son départ pour le Vercors avec un convoi de la Croix-Rouge. Il avait alors 6 ans, son père était mort en juin 1940 dans les opérations militaires, et il ne devait jamais revoir sa mère, prise dans une rafle en 1943. Mais de cette période, comme de son enfance en général, G. Perec dira n’avoir aucun souvenir. De celui qui n’a pas de mémoire, dont ne reste aucune trace des lieux habités, le lieu commun sera l’espace. « J’ai choisi pour terre natale des lieux publics, des lieux communs » (Burgelin, 2017, p. 19-21). Un lieu détruit auquel seule l’écriture redonne vie.
14 S’intéresser au détail, à ce qui paraît sans intérêt, voire dérisoire : la démarche pourrait nous ramener à la psychopathologie de la vie quotidienne freudienne. Dans « l’infra », certes, G. Perec ne décèle pas de sens caché, rien de latent. Dire l’infra-ordinaire ce n’est pas dire ce qui vient, ce n’est ni une règle fondamentale ni une injonction, mais ce peut être une méthode ou un projet, une expérimentation. Ce n’est pas s’intéresser à un détail qui permettrait de renvoyer à un tout ou valoir comme entité iconique. Et pourtant l’histoire finit par se rassembler. On pourrait trouver dans ce que dit G. Perec de sa propre analyse ce qui rapproche l’ordinaire du singulier. G. Perec accroche son analyse « au terme ambigu de ruse » (1985, p. 60-62), il pose l’équivalence entre la parole et l’écriture, rend public ce qui fut nommé dans le secret de l’analyse. Grâce à ce que l’analyste lui-même endossa de solitude et d’abandon, G. Perec nous conduit d’une mémoire désertée à un souvenir restitué dans son espace, du minuscule qu’il traque dans la vie et les lieux ordinaires à une poésie que le lecteur partage. Avec la parole adressée, les mots qui vont à leur destinataire inconnu, « des mots qui ne soient pas des restes », comme l’écrit aussi J.-B. Pontalis (1994, p. 171), a lieu le miracle (Pontalis), l’émerveillement, la surprise (Perec) : faut-il dire que l’extraordinaire, le singulier vient alors lester l’ordinaire ? En tout cas, comme la banalité du temps qui passe, c’est bien à « capter notre vérité » que l’inventaire de l’infra-ordinaire nous convie (Perec, 1989, p. 13).
Bibliographie
Bibliographie
- Adorno, T.W. (1951). Minima moralia, Paris : Payot. 1980.
- André, J. (2018). L’inconscient est politiquement correct. Paris : Stock.
- Baudelaire, C. (1845). Le salon de 1845. In Œuvres complètes. Tome 2. Paris : Gallimard.
- Baudelaire, C. (1857). Les fleurs du mal. In Œuvres complètes. Tome 1. Paris : Gallimard.
- Baudelaire, C. (1908). Mon cœur mis à nu. In Œuvres complètes. Tome 1. Paris : Gallimard.
- Baudrillard, J. (1968). Le système des objets. Paris : Gallimard. 1978..
- Burgelin, C. (2017). Album Georges Perec. Paris : Gallimard.
- Certeau, M. de (1990). L’invention du quotidien. Paris : Gallimard.
- Freud, S. (1900). L’interprétation du rêve, Tome 4. Paris : PUF, 2003.
- Freud, S. (1901). La psychopathologie de la vie quotidienne. Paris : Gallimard, 1997.
- Freud, S. (1927). L’avenir d’une illusion, OCF, tome 17. Paris : PUF.
- Freud, S. (1929). Malaise dans la civilisation, OCF, tome 18. Paris : PUF.
- Kafka, F. (1924). Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris. In Œuvres complètes, Tome 2. Paris : Gallimard. 1980.
- Kant, E. (1790). Critique de la faculté de juger (1890), Paris : Vrin. 1968.
- Lascault, G. (1977). Figurées, défigurées. Petit vocabulaire de la féminité représentée. Paris : Christian Bourgois.
- Lefebvre, H. (1947). Critique de la vie quotidienne. Paris : Grasset.
- Lévi-Strauss, C. (1962). La pensée sauvage. Paris : Plon.
- Lyotard, J.-F. (1976). Puissance des traces. In Utopie-Marxisme selon Ernst Bloch. Paris : Payot. pp. 209-218
- Ogilvie, B. (2017). Le travail à mort. Paris : L’arachnéen.
- Perec, G. (1965). Les choses. Paris : Julliard.
- Perec, G. (1978). La vie mode d’emploi. Paris : Hachette.
- Perec, G. (1985). Les lieux d’une ruse. In Penser/Classer. Paris : Hachette. pp 72-82
- Perec, G. (1989). L’infra-ordinaire. Paris : Le Seuil.
- Pontalis, J.-B. (1994). L’amour des commencements. Paris : Gallimard.
- Woolf, V. (1962). Le pont étroit de l’art. In L’art du roman. Paris : Le Seuil.
Mots-clés éditeurs : Ordinaire, infra-ordinaire, détail, quotidien
Date de mise en ligne : 17/05/2018.
https://doi.org/10.3917/clini.015.0202Notes
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Article issu de la communication au colloque « Vie quotidienne en institution », Paris, Théâtre Déjazet, juin 2017 (Consulter le lien : http://apspi.net).