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Article issu de la communication au colloque « Vie quotidienne en institution », Paris, Théâtre Déjazet, juin 2017 (Consulter le lien : http://apspi.net).
Ouverture
1 La vie quotidienne est cruciale dans la vie en général et dans nos institutions de soins en particulier.
« Les repas scandent la vie d’une institution, qu’elle soit familiale ou dans le cadre du soin hospitalier, ou même pour les voyageurs ou les personnes en errance : oui, le rapport à la nourriture ritualise la vie au quotidien, et ce rapport est nécessairement porteur d’un sens intime qui renvoie, pour nous les psys, à l’histoire du sujet avec les personnes maternantes qui préparaient et dispensaient cette nourriture, donc à la relation primaire de l’enfant. »
Jean Furtos
2 Dans la vie en général : le plus important pour un couple, dans la relation parents-enfants ou grands-parents-petits-enfants, dans la relation entre amis ou entre camarades de travail, ne se passe-t-il pas dans le quotidien de la vie, avec son côté ritualisé, prosaïque et concret, ses plaisirs et ses souffrances ? Que signifie « ne pas voir grandir ses enfants (ou ses petits-enfants) », sinon ne pas les voir évoluer dans le quotidien avec nous ?
3 Dans nos institutions : lorsque je travaillais au centre hospitalier Le Vinatier, avant ma retraite statutaire, surtout il y a quelques décennies, nous faisions souvent des camps thérapeutiques en dehors de l’hôpital pour les patients chroniques ; nous étions souvent surpris de voir combien le changement du quotidien pouvait entraîner des changements de comportement. Dans une auberge, nouveau cadre domestique, certains patients bien équilibrés à l’hôpital devenaient complètement incohérents et fous, si l’on peut encore utiliser ce terme, alors que d’autres patients qui supportaient mal l’hôpital étaient parfaitement adaptés à la vie au dehors. En somme, le rapport au quotidien pouvait modifier considérablement la vie de nos patients. Je m’en suis également rendu compte pendant vingt-trois ans d’hospitalisation à domicile, dans le cadre de l’association Santé mentale et communautés à Villeurbanne et dans l’est lyonnais, et je continue de l’observer dans la clinique où je travaille actuellement.
4 L’argumentaire de ce colloque insiste sur la possibilité de l’aliénation dans le quotidien en institution par rapport à la coupure du monde extérieur, et sur les facteurs de régression par une prise en charge globale où le sujet n’aurait plus sa place. Ce qui pose la question de discriminer en quoi le quotidien peut effectivement être aliénant, et en quoi il peut éventuellement libérer et ouvrir. Dans ce sens, je suis pleinement d’accord avec la conclusion de l’argumentaire, je la reprends : « Car l’essentiel en institution n’est-il pas que le quotidien reste vivant ? »
5 Il est en effet important de s’interroger sur le sens du cadre et de ses règles toutes les fois que quelque chose du vivant est bloqué ; et s’interroger, chemin faisant, sur la dimension transférentielle des interactions. Cela peut aider, nous le verrons, à se déprendre des répétitions mortifères autant pour les soignants que pour les soignés.
6 L’argumentaire se termine ainsi : « Peut-on rêver alors que la vie quotidienne en institution soit un espace-temps porteur de sens, d’inattendus et de renouveaux ? » C’est dans le sens de ce rêve que mon intervention est orientée.
7 J’ai choisi la question de la nourriture comme paradigme du quotidien parce que les repas scandent la vie d’une institution, qu’elle soit familiale ou dans le cadre du soin hospitalier, ou même pour les voyageurs ou les personnes en errance : oui, le rapport à la nourriture ritualise la vie au quotidien, et ce rapport est nécessairement porteur d’un sens intime qui renvoie, pour nous les psys, à l’histoire du sujet avec les personnes maternantes qui préparaient et dispensaient cette nourriture, donc à la relation primaire de l’enfant.
8 Dans ma pratique, en tant que psychiatre et psychothérapeute, il y a toujours au moins deux niveaux de sens étroitement intriqués dans les institutions : un sens domestique et un sens psychique.
9 Le sens domestique (du latin domus qui veut dire maison) est à envisager en un lieu et en un temps donné, par rapport au plaisir ou à son absence, par rapport aussi à la manière du prendre soin, du souci pour autrui, par rapport au care comme on dit aujourd’hui ; pour employer de grands mots, cela permet d’envisager la bientraitance ou la non-bientraitance ressentie en institution.
10 Et puis un sens psychique, ce que nous pouvons en comprendre, surtout lorsque ça dysfonctionne, par rapport à la vie affective, fantasmatique, aux représentations mentales, à la question de la frustration ou de la satisfaction. Il y a souvent des dramatisations inattendues qui nous interrogent et qu’il ne faut surtout par traiter uniquement en faisant appel aux aspects psychorigides du cadre souvent fétichisé : le fameux « respect du cadre ». Le cadre n’est pas le plus important, le sens du rapport au cadre est l’essentiel.
11 Évidemment, le sens de ce qui se passe est fonction de la professionnalité des personnes qui interagissent autour de la nourriture dans les institutions : on aura un travail différent avec les aides-soignant(e)s qui servent la nourriture, avec les infirmier(ière)s , les psychologues ou les psychiatres : la proximité avec le quotidien est fondamentalement différente selon les métiers, la formation initiale et continue, la théorie triviale ou approfondie que l’on a sur le processus engagé autour de la nourriture ; et cela est variable aussi en fonction de la disponibilité personnelle au processus, à l’inattendu.
L’objet domestique en hospitalisation à domicile
12 Dans cette partie, je ferai appel à l’expérience dont j’ai eu la pratique de 1976 à 1999, en sus de mon activité hospitalière, qui m’a permis d’élaborer ce que j’ai appelé l’objet domestique. Comment en suis-je venu à cette notion d’objet domestique que l’on trouve en principe à la maison et par lequel on communique ?
13 À l’évidence, soigner les gens à leur domicile suppose que l’on aille chez eux, que l’on soit reçu ; nous ne sommes pas dans notre cadre spatio-temporel professionnel mais dans le leur, et de ce fait il y a des règles à observer, en particulier les règles d’hospitalité.
14 Par exemple, dans nos pays, et c’est encore plus important dans d’autres pays comme au Maghreb, où offrir à boire et à manger à celui qui vient chez vous est un élément de base fondamental de l’accueil. Le fait est que très souvent nos patients nous proposent un café ou tout autre liquide, et quelquefois de la nourriture.
15 Que devons-nous faire dans ce cadre ? Certains opposeront l’argument que nous sommes des professionnels et non des amis, que nous ne faisons pas non plus partie de leur famille, et donc que nous n’avons pas à recevoir des objets extérieurs à notre travail. Nous ne devrions travailler qu’avec les objets mentaux via la parole.
16 En réalité, j’ai été amené à travailler sur la question du café et des autres objets nourriciers dans le cadre de l’hospitalisation à domicile parce que j’ai compris que les règles d’hospitalité sont au moins aussi importantes que le soin et même le favorisent.
17 Il serait donc naturel d’accepter de prendre le café ou d’autres objets alimentaires dans le contexte des rituels d’accueil. Le refus de ce rituel peut même constituer une insulte ou être vécu comme l’affirmation implicite d’une absence de réciprocité, d’une asymétrie radicale de la relation, du type : « C’est moi qui viens vous aider, c’est moi qui viens vous soigner et je n’ai rien à recevoir de vous, je suis d’ailleurs payé par mon employeur et par la Sécurité sociale, merci, restons chacun à notre place, s’il vous plaît ! » En fait, oui, nous sommes bien payés pour ce que nous faisons, mais la question de l’objet domestique mérite d’être prise en compte avec considération, et nous devons nous comporter comme des personnes reçues, cela fait partie du cadre de l’hospitalisation à domicile et du travail à domicile d’être reçu.
18 A contrario, je me souviens que, dans une association qui s’occupait des gens de la rue, les travailleurs sociaux contribuaient à l’accès au logement des personnes en difficulté et quand un logement était obtenu, les anciens hommes et femmes de la rue offraient tout naturellement un café à leur accompagnant social. Or il y avait un directeur, à l’époque, qui enjoignait de refuser rigoureusement toute offre alimentaire ou de boisson dont l’acceptation était considérée par lui comme une faute professionnelle.
19 Je considère au contraire que c’est une faute d’éthique professionnelle de refuser un café à un homme ou une femme de la rue qui vient d’avoir un appartement personnel autonome, parce que c’est lui refuser le rituel de l’accueil et la réciprocité du don : si l’on a pu faire quelque chose pour lui, lui peut également entrer dans le don, un don ritualisé culturellement acceptable pour nous. Je crois savoir ce qui se passait pour ce directeur, qui était par ailleurs excellent : pour des raisons qui ne le concernaient pas directement, il était dans une formation réactionnelle compréhensible mais inadéquate, il voulait être d’une probité sans faille, ne pas être « acheté » par les usagers ; au fond il avait une formation réactionnelle excessive contre le don des usagers. Une analyse de la pratique personnelle eût été utile.
20 Sur les vingt-trois ans d’hospitalisation à domicile, la seule personne qui ne nous ait jamais rien offert, à aucun moment, était une vieille dame qui vivait dans un univers persécutoire. Toute la nourriture et toute la boisson dans son Frigidaire étaient entourées de papiers et de ficelles dans le but d’isoler des microbes envoyés par l’extérieur ; en fait, c’était pour ne pas nous empoisonner avec une nourriture contaminée par son délire qu’elle ne nous a jamais offert de nourriture, nous n’avons pas pu changer son équilibre domestique.
21 Certaines familles, je pense en particulier aux familles d’origine maghrébine ou portugaise, nous offraient, en particulier quand le patient allait mieux, de bons couscous ou de bons cochons de lait farcis, et il eût été insultant de ne pas l’accepter même si nous n’avions pas une grosse faim. Évidemment, on pouvait toujours dire qu’on venait de prendre un café ou de manger, on pouvait surtout prévoir un repas tel jour, plus près de midi que de 10 heures du matin ; autrement dit, on peut négocier, mais il ne faut certainement pas refuser. Pour moi, c’est presque toujours une faute professionnelle de refuser le don d’un objet domestique, sauf si au cas par cas, on a de bonnes raisons de ne pas l’accepter.
22 Voici un exemple clinique qui montre que le sens domestique est métissé, ô combien ! de sens psychique, c’est-à-dire de sens transférentiel dans notre jargon.
23 Cette femme d’une quarantaine d’années vivait en couple avec Dédé, son compagnon. Cette ancienne prostituée, psychotique, hallucinée et délirante, avait perdu un bébé autrefois en raison, nous avait-elle dit, des coups que son souteneur avait portés sur son ventre alors qu’elle était enceinte, et elle avait gardé le chagrin de l’enfant qu’elle avait perdu prématurément.
24 Et voilà que cette patiente, que nous appellerons Jacqueline, nous donne à manger d’une manière croissante. Chaque fois que nous venions, l’infirmière et moi (l’infirmière venait plusieurs fois par semaine et le médecin une fois par semaine), elle nous gavait littéralement. Et à un moment, j’ai été amené à lui rappeler la règle : « Nous venons chez vous pour parler parce que, dans notre expérience, cela aide nos patients, mais si nous mangeons trop, nous ne pouvons plus parler, donc nous ne pouvons plus faire ce pour quoi nous sommes avec vous. » En discutant avec elle, nous avons compris qu’elle nous gavait comme elle aurait aimé nourrir le bébé qu’elle n’a pas eu longtemps, c’est-à-dire qu’elle surcompensait le fait de ne pas avoir été une mère nourricière en nous considérant transférentiellement comme son bébé, en nous donnant un excès de vie qu’elle n’avait pas pu donner au bébé. Et quand nous l’avons compris, elle n’a plus eu de propension au gavage, et offrir du café ou à manger est revenu à des proportions coutumières.
25 Un autre exemple : Mme Sam est issue de l’Assistance publique, ses sœurs et elle y ont été placées pour des incestes répétés. Elle y restera jusqu’à sa majorité, puis sera hospitalisée régulièrement et longuement en hôpital psychiatrique pour dépression mélancolique ; lors de ses sorties elle sera par trois fois mère d’enfants qui seront vite placés à leur tour. Lors d’une hospitalisation de longue durée, elle accoste l’infirmière d’had en visite dans son unité de soin et lui demande d’être suivie par elle dans un domicile qu’elle n’avait pas.
26 L’infirmière est touchée, m’en parle, demande la collaboration d’une assistante sociale du département. Un appartement est trouvé, le contrat est qu’elle puisse reprendre ses trois enfants chez elle, défi délicat qui sera effectué malgré les réticences compréhensibles du médecin hospitalier. S’ensuivront plusieurs années de suivi à domicile, avec des hauts et des bas, des enfants adolescents qui grandissent et quitteront la maison pour leur vie personnelle dans de bonnes conditions. À chaque fois que nous nous rendons chez elle, c’est le café, rituel précieux qui signifiait pour elle qui n’avait jamais eu de maison depuis toute petite, que maintenant elle était chez elle et pouvait recevoir. Quand nous arrêtons l’had pour la recevoir au cmp, elle vient à chaque fois… avec une bouteille Thermos et du café qu’une autre infirmière et moi buvions religieusement dans les tasses du cmp : en quelque sorte, elle transportait son domicile dans notre lieu de travail via le café, et nous l’acceptions. Elle allait bien, c’était devenu un suivi de routine, de fidélité, jusqu’à son décès pour une maladie cardiaque. Refuser de boire son café au cmp aurait été de l’ordre d’une interprétation sauvage : « Vous n’êtes plus dans votre maison ici, vous êtes dans notre lieu de travail à nous » : si elle avait besoin d’apporter son domicile à la consultation ambulatoire via l’objet domestique café, qui représentait en outre une convivialité d’accueil retrouvée, pourquoi le lui interdire ? Et en plus, le café était bon, et nous le lui disions ! Elle appréciait.
L’objet domestique en institution
27 Dans cette troisième partie, je parlerai de ce qui se passe à la clinique de la Chavannerie où j’ai le plaisir de travailler aujourd’hui, à Chaponost (69), et où le rapport à l’alimentation est crucial comme partout.
28 Nous avons institué à la Chavannerie ce que nous appelons le grand groupe, qui en effet est grand puisqu’il est constitué régulièrement, bien que seulement tous les deux mois, de la réunion de tous les patients en hospitalisation complète avec tous les soignants, médecins, psychologues, travailleurs sociaux et la responsable des soins présents ce jour-là. La règle est de parler de ce qui est important pour les patients par rapport à ce qui se passe pour eux dans la clinique.
29 Je peux dire, et vous n’en serez pas surpris, que les réclamations concernant la nourriture sont fréquentes, de même d’ailleurs que le rapport au quotidien, les douches, et tout ce qui peut dysfonctionner dans une clinique ; il y a à cet égard un rapport parlé à la frustration, avec agressivité et hyperexigence. Il y a certainement en fond anthropologique l’exigence actuelle que tout patient est un consommateur qui « doit en avoir pour son argent ». Mais il y a aussi un rapport avec le vécu du soin, d’un prendre soin qui renvoie certainement à une forme ressentie de maltraitance de la mère-institution, renvoyant aux relations primaires de chacun. Il y a des questions qui se posent : avec qui mange-t-on, avec qui ne veut-on pas manger, peut-on pleurer à table ? Une patiente exigeait de pouvoir pleurer à table si elle était triste, et certains patients acceptaient qu’elle puisse pleurer, d’autres le refusaient au motif tout à fait justifié, au demeurant, que le repas doit être un temps de repos par rapport à la maladie ; et d’ailleurs je crois me souvenir qu’à cette occasion le personnel soignant et la responsable des soins avaient demandé au moins une fois ou deux qu’elle ne vienne pas pleurer à table, mais qu’elle prenne son repas dans sa chambre.
30 Des questions intéressantes sont discutées en grand groupe. Il y a eu une fois la nécessité d’un grand groupe exceptionnel auquel le personnel de cuisine et la directrice avaient participé, à la demande de la directrice. Il avait été rappelé qu’en dehors des prescriptions médicales particulières, tout le monde mangeait la même chose, cela devant les demandes croissantes d’hyperindividualisation des menus, bien dans le sens de l’hyperindividualisation contemporaine. Le personnel de cuisine avait aussi reconnu ce qui n’allait pas, et qu’on allait par exemple essayer de changer de boulanger.
31 Un patient m’avait expliqué, dans un interstice, en dehors du grand groupe, qu’il avait demandé du « rab » de nourriture à l’aide-soignante qui le lui avait refusé, et cela l’avait humilié, lui qui, maghrébin ayant perdu une affaire florissante qu’il avait montée, était maintenant un patient en demande d’allocation adulte handicapé, ne ramenant plus d’argent à la maison, avec une perte d’autorité morale vis-à-vis de ses fils qui ne le considéraient plus comme un père digne. Le fait d’exiger du rab était pour lui un mode de comportement de prestance qui signifiait qu’il avait encore une autorité, qu’il pouvait exiger quelque chose, qu’il restait un homme pouvant avoir des exigences ; et cela passait par une demande de rab, refusé d’ailleurs de principe, ce qui était peut-être dommage.
32 Au demeurant, je sais depuis longtemps que même dans les cliniques les plus huppées, où la nourriture est d’un niveau gastronomique, il peut y avoir des revendications sur la qualité… du foie gras ; un collègue m’a raconté qu’il y avait eu un patient, dans une clinique de ce genre, qui avait porté plainte au tribunal pour insuffisance du foie gras ! Et pourquoi pas ? Les gens riches ont aussi un rapport au soin primaire dont ils peuvent souffrir.
33 Je vous donnerai un autre exemple avec une patiente que je suis à l’hôpital de jour. Cette patiente de 50 ans vit dans une famille où chacun est un peu comme un étranger par rapport à l’autre, avec peu de relations affectives entre elle et le père de ses enfants, sauf par des relations de disqualifications réciproques, et où les enfants ne sont pas reconnaissants, dit-elle, pour la nourriture qu’elle prépare. Et voilà qu’un jour, de façon tout à fait étonnante par rapport à son mode d’être ordinaire avec moi, elle m’apporte un pot de confiture qu’elle a faite elle-même. C’était un pot de confiture original à l’ananas, au kiwi, à la vanille, avec encore autre chose que j’ai oublié. C’est un objet domestique. J’accepte évidemment ce cadeau en la remerciant, car j’ai l’habitude d’accepter les cadeaux de mes patients sauf quand ils peuvent être « empoisonnés » : par exemple, si quelqu’un me demande un certificat important pour lui, je n’accepterai pas de cadeau à ce moment-là, parce que ça voudrait dire qu’il me paierait pour ce certificat qui doit être fait d’une manière purement professionnelle ; mais habituellement, on doit, de mon point de vue, accepter les cadeaux s’ils ne sont pas excessifs, s’ils sont symboliques bien que substantiels, en les donnant à l’équipe pour les partager, et quelquefois en les apportant chez nous. Un cadeau de prix peut exceptionnellement être accepté dans des cas tout à fait exceptionnels que je n’évoquerai pas. Le cadeau peut, cela va sans dire, être un remerciement verbal (en dehors de l’had, bien sûr), c’est ce qui est le plus fréquent, et il convient de l’accepter avec simplicité, en reconnaissant au moins implicitement notre propre gratitude pour le patient qui nous a permis de progresser en tant que thérapeute : l’essentiel de ce que nous savons, ne le devons-nous pas à nos patients et aux patients de nos collègues qui ont écrit des livres qu’ils n’auraient pas écrits sans leur expérience thérapeutique, Freud y compris ? Dans ma jeunesse professionnelle, je ne comprenais pas les psychanalystes qui, en exergue de leur ouvrage, remerciaient leurs patients. Maintenant je le comprends.
34 Après cette digression, revenons à notre exemple : fait surprenant, en me donnant ce pot de confiture, cette patiente ajoute qu’elle se fiche de savoir si j’apprécierai ou pas la dégustation du produit de son art culinaire. Par cette parole incongrue, je comprends qu’elle reproduit le type de transactions intrafamiliales disqualifiantes. Je la remercie cependant. Je goûterai une première fois cette confiture chez moi, elle me paraîtra insipide. Le lendemain, je recommence à la goûter : elle est exquise. Sa parole disqualifiante avait d’abord contaminé le goût du cadeau et anesthésié mon pouvoir gustatif ! Le pouvoir des mots… Par la suite, j’ai utilisé l’exemple de son cadeau pour analyser son ambivalence, y compris pour les bonnes choses. Le traitement est encore en cours, difficile, l’agressivité indirecte est au premier plan.
35 Je donnerai pour terminer un dernier exemple récent : une vive altercation au cours d’un repas thérapeutique à l’hôpital de jour. Ce repas est très investi par certains patients, et la question de qui s’assoit où, et à côté de qui, est cruciale, avec une certaine jalousie, pour quelques-uns, à l’égard des personnes souffrant de troubles alimentaires vis-à-vis desquelles le personnel infirmier a une préoccupation particulière pendant le repas.
36 L’épisode : l’altercation a eu lieu entre deux patientes que nous appellerons Annie et Sylvie. Annie, une patiente de 54 ans, anorexique constitutionnelle sans être traitée pour cette raison, est seule dans la vie, célibataire sans enfants, a arrêté son travail, et est en incurie administrative et financière. Elle s’est coupée de tous les membres de sa famille à qui elle reproche de ne pas l’avoir aimée et reconnue. C’est une sorte d’orpheline affective qui investit beaucoup l’hdj. Elle est dépressive psychotique, sans affect, et se présente aux autres sous le masque d’une facilité à la relation qui peut prendre l’apparence d’une certaine arrogance. Sylvie est une autre patiente du même âge, autrefois sorte de Cosette dans une famille maltraitante, qui avait monté une belle affaire destinée à l’esthétique des dames, et qui, après l’infidélité de son mari, vend son affaire à un prix dérisoire, quitte tous ses biens et vient dans la région de Lyon. Elle fait elle aussi montre d’une belle prestance, mais elle a honte de fréquenter les Restos du cœur. Ce jour-là, il fait chaud dans la salle à manger ; Annie se lève et déclare qu’il faut augmenter la climatisation. Sylvie se lève aussitôt, et insulte violemment Annie en lui disant qu’elle n’a pas à jouer la cheffe, elle la qualifie de tous les noms, puis elle quitte la pièce en déclarant qu’elle va « prendre des cachetons ». L’infirmière sort immédiatement avec elle pour la calmer, et y parvient. Annie est dévastée, elle reste sans rien dire, effondrée par l’attaque.
37 Suite de l’épisode : cette altercation aurait pu être traitée par un simple étayage et un rappel au cadre. Mais les infirmières m’en parlent immédiatement après le repas, et je devais justement recevoir Annie en consultation en début d’après-midi. Elle a le visage effectivement dévasté, mutique, les yeux pleins de larmes qui ne coulent pas ; elle dit qu’elle a perdu toute confiance dans l’infirmière qui ne l’a pas soutenue, revivant ce qu’elle a connu dans sa famille où c’était toujours le reste de la fratrie qui était soutenu et reconnu. Je reste, dit-elle, le seul à la comprendre. Je téléphone immédiatement à l’infirmière qui était en charge du repas : bien qu’en groupe théâtre, elle perçoit l’urgence et vient nous rejoindre (heureusement, elle était en co-animation avec une collègue). Elle peut reprendre les choses, dire qu’elle est sortie avec l’autre patiente du fait de la menace verbale suicidaire, sans reprendre les choses avec Annie, mais qu’elle l’a trouvée formidable de ne pas répondre sur le coup et de supporter un choc difficile. Annie réinvestit l’infirmière avec émotion, elle était vraiment capable, sinon, de rupture affective. Par exemple, lors du décès récent de son père, elle a assisté à ses obsèques sans émotion, parce que je lui avais conseillé d’y aller, mais elle s’est émue de la chute d’un grand sapin devant son appartement… Les rapports avec sa mère se font exclusivement par des dons d’argent, elle dit n’avoir pas de parents. En sortant de la consultation, je lui dis en souriant dans le couloir : « Au revoir, petite orpheline affective. » Elle s’arrête, interloquée, et en souriant me dit : « bisous ». On se fait deux bises, elle est aux anges, et demande la même chose à l’infirmière, avec deux bises à la clef. Cette altercation a conduit à une expérience de demande affective réalisée humainement dans le cadre du soin, dans une situation transférentiellement vécue avec deux figures parentales, et cela grâce à la reprise de la crise qui a eu lieu au cours d’un simple repas.
38 En revanche, à la consultation suivante, elle me dit qu’elle ne vient plus manger depuis l’épisode, et elle a « oublié » ce qui s’est passé pendant et après la reprise de l’altercation, elle ne se souvient que du négatif, pas de l’affectif en acte et des « bisous ». Elle s’en souviendra cependant petit à petit au cours de la séance : on voit à l’œuvre, chez Annie, un processus actif de forclusion des contenus psychiques affectivement positifs. J’en tiens compte dans la suite du soin.
39 J’ai également rencontré Sylvie, j’en parlerai moins : elle avait peur « d’être virée ». J’ai connoté positivement le fait qu’elle s’était révoltée (un peu excessivement en ce qui concerne Sylvie) contre ce qui était pour elle, au moment de l’épisode, une figure parentale arrogante et rejetante ; elle qui avait tant accepté passivement « d’avaler des couleuvres » qu’elle s’était retrouvée « sur la paille », ayant tout perdu sans se défendre, dans une exclusion bien réelle. Depuis, ces deux patientes ne se parlent plus ; il n’en reste pas moins qu’autour et à l’occasion d’un repas perturbé par une forte altercation, des mouvements psychiques importants ont pu prendre place et cheminer vers une élaboration incipiens dans la relation thérapeutique.
En guise de conclusion
40 Les exemples que j’ai donnés et les commentaires parlent d’eux-mêmes. On aura compris que, dans notre perspective, les patients et les thérapeutes ne sont pas au service du cadre, c’est le cadre qui est au service du soin. À cet égard, les objets prosaïques du quotidien, en particulier les objets alimentaires, que nous avons appelés objets domestiques, ont une valeur inestimable, ils sont porteurs de valeur sociale et d’intimité à intégrer dans le transfert si l’occasion s’en présente. Ils font partie du cadre, à l’exacte articulation du social et du privé, de l’anthropologique et de l’intime. On pourrait croire que les consultations des psychiatres et des psychologues et les groupes thérapeutiques constituent l’essentiel du soin en institution : ils ont certes une valeur essentielle à condition de ne pas être coupés du quotidien de l’institution. C’est ainsi que l’on peut habiter, c’est-à-dire mettre de soi avec autrui dans le monde proche et lointain.
41 Il s’ensuit que le travail du personnel en charge du quotidien est à prendre en compte d’une manière privilégiée : ce n’est pas perdre du temps, même si ce n’est pas pris en compte par la Sécurité sociale ! C’est gagner du sens et du vivant autour de l’inattendu, dans l’attente du nouveau sortant de la répétition mortifère.
42 Il s’agit de retrouver le sens des rituels séculiers, autant à travers leur répétition que dans la surprise de ce qui peut apparaître d’abord comme un désordre ou une transgression inopportune.
Bibliographie
Bibliographie
- Furtos J., Furtos G. (1981). « L’hospitalisation à domicile comme cadre spécifique de soins, ou introduction à “l’objet domestique” ». Transitions, revue de l’innovation psychiatrique et sociale, 7, 56-66.
Mots-clés éditeurs : Clinique psychosociale, objets concrets du quotidien, nourriture, transfert
Mise en ligne 17/05/2018
https://doi.org/10.3917/clini.015.0167Notes
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Article issu de la communication au colloque « Vie quotidienne en institution », Paris, Théâtre Déjazet, juin 2017 (Consulter le lien : http://apspi.net).