Cliniques 2017/2 N° 14

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Article de revue

La répétition dans les processus archéologiques

Pages 172 à 186

Notes

  • [1]
    Article issu de la communication au colloque « La répétition en institution pour le meilleur et pour le pire », Paris, Théâtre Déjazet, 2 décembre 2016, http://apspi.net/ancien-colloques/9
  • [2]
    En référence à un personnage de la nouvelle de W. Jensen Gradiva, fantaisie pompéienne écrite en 1903 dont S. Freud publiera une analyse en 1907 in Le délire et les rêves dans la « Gradiva » de W. Jensen.
  • [3]
    On consultera les extraordinaires photographies de l’antre archéologique de Freud prises en 1938 par Edmund Engelman (publiées dans le recueil intitulé, Berggasse 19. Prof. Dr. Freud 3-4. Gebundene Ausgabe. New York, Basic Books, 1976).
  • [4]
    La plupart seront rachetés par l’Institut psychiatrique de l’État de New York et transférés aux États-Unis.
  • [5]
    Le 21 avril 1935, Freud offre au jeune Mervyn, le fils d’Ernest Jones âgé de 13 ans, quatre petites statuettes de sa collection, dont une de guerrier étrusque, en soulignant : « ce serait tout de même une bonne chose si le petit devenait archéologue » (cité par M. Moreau-­Ricaud, Freud collectionneur. Paris, éditions Campagne Première, 2013, p. 159-160 ; cet épisode est mentionné dans The Diary of Sigmund Freud. 1929-1939. A Record of the Final Decade. Londres, Hogarth Press, 1992, p. 183).
  • [6]
    Sigmund Freud, dans une lettre à sa famille du 24 septembre 1907.
  • [7]
    Voir l’exposition La passion à l’œuvre. Rodin et Freud collectionneurs tenue au musée Rodin du 15 octobre 2008 au 12 février 2009.
  • [8]
    Dans sa note du 25 mai 1897, Freud a représenté la structure de l’inconscient sous la forme d’un terrain stratifié, dans lequel les « couches » les plus profondes sont les plus anciennes et les plus difficilement accessibles, recouvertes qu’elles sont par une série de « dépôts » postérieurs.
  • [9]
    « Je lui explique brièvement, dit-il à L’homme aux rats, les différences psychologiques qui existent entre le conscient et l’inconscient, l’usure que subit tout ce qui est conscient, tandis que l’inconscient reste relativement inaltérable, en lui montrant les antiquités qui se trouvent sur mon bureau » (Freud, 1909, p. 213).
© Max Pollak, Portrait de Sigmund Freud

1

« S. Freud a compris que c’est le processus de stratification archéologique qui à la fois préserve ces états anciens du passé et les occulte, en les enfouissant, à la manière de l’inconscient psychanalytique. Seule la fouille, comme le travail de la psychanalyse, peut alors révéler leur existence, en les mettant au jour ; c’est-à-dire en exposant le contexte de dépôt stratigraphique dans lequel ils sont inscrits. »
Laurent Olivier

Freud et l’archéologie

2 Un lien originaire, puissant et profond, unit la psychanalyse à l’archéologie. On sait que S. Freud a disséminé dans son œuvre les références à la fouille archéologique, comparant volontiers sa démarche à celle d’un « archéologue consciencieux » (Freud, 1909, p. 6) ; il faudrait dire plus exactement d’un fouilleur. On sait également que son cabinet avait fini par se saturer d’antiquités. Dans son bureau encombré de vitrines, la table de travail de S. Freud était envahie d’une foule de statuettes, qui se tenaient au-devant de lui, formant une assemblée de petites divinités orphelines, désormais privées de la parole. Les patients qui prenaient place sur son fameux divan voyaient au-dessus d’eux, dans un cadre, le visage impassible des dieux-pharaons du temple d’Abou-Simbel, fixant l’éternité, et, à leurs pieds, la silhouette légère de la Gradiva [2] qui s’avançait gracieusement vers eux, entraînant dans son sillage le souvenir de Pompéi. Derrière eux, sur la cheminée, encore des statuettes, et puis des bas-reliefs, des fragments de statues, des extraits de fresques. Devant eux, près du grand poêle de faïence, un cheval tang courbant la tête au-dessus d’une vitrine confusément remplie de pièces archéologiques. Et partout dans l’appartement, prenant possession du moindre espace, des processions de figurines et des rangées de céramiques grecques, romaines, égyptiennes, chinoises, asiatiques…, en tout plus de 3 000 pièces [3]. Entrer chez S. Freud, c’était pénétrer dans une réduction de l’univers matériel de l’archéologie, pour s’y placer sous la protection silencieuse de ses reliques, se laisser entourer et contenir par ses restes révolus mais si étrangement présents (figure 1).

3 S. Freud, pourtant, ne se définissait pas tant lui-même comme un collectionneur d’antiquités que comme un Bücherwurm – littéralement un [ver de livres] ; on dirait plutôt un dévoreur de livres, un bibliomane. À Berggasse, il avait accumulé la masse considérable de plus de 2 500 ouvrages d’archéologie (Trosman et Simmons, 1973, p. 646-687), dont fort peu de chercheurs pouvaient s’enorgueillir alors de posséder l’équivalent. Sa bibliothèque rassemblait tout ce qui s’était publié d’important dans le vaste domaine de l’Antiquité, principalement méditerranéenne. Les fouilles de Troie et de Mycènes y voisinaient avec l’extraordinaire découverte de la tombe de Toutankhamon, dont les grandes photographies en noir et blanc, saisissant l’impensable bric-à-brac brutalement surgi de l’obscurité, faisaient l’effet d’un coup de poing. « J’ai lu plus d’ouvrages d’archéologie que de psychologie », a-t-il écrit à l’écrivain S. Zweig (Freud, 1931). Il n’y a pas de raison de penser qu’il s’agit d’une boutade : lorsqu’il faudra déménager de Vienne, S. Freud n’emportera avec lui que ses précieux livres d’archéologie, vendant les quelque 800 autres à des librairies, où ses collègues les reconnaîtront et les rachèteront [4]. À Vienne ou à Londres, lorsque S. Freud ouvrait un livre, c’était d’abord un livre d’archéologie.

Figure 1 : Vue de l’antre archéologique de Sigmund Freud à Vienne en mai 1938.

Figure 1 : Vue de l’antre archéologique de Sigmund Freud à Vienne en mai 1938.

Figure 1 : Vue de l’antre archéologique de Sigmund Freud à Vienne en mai 1938.

Photo Edmund Engelman.

4 S. Freud tentera de transmettre symboliquement une part de cet héritage du passé archéologique dont il s’était entouré, en offrant à chacun de ses disciples ou de ses amis proches une bague à intaille gréco-­romaine. C’était là, sans doute, une façon de les enjoindre à ne pas perdre le contact avec les choses du passé [5]. Freud obtiendra qu’après sa mort ses cendres soient placées dans un vase en céramique attique que lui avait offert Marie Bonaparte en 1931, entrant lui-même corporellement dans l’Antiquité en quelque sorte. Plutôt qu’en ce Londres pluvieux et venteux, il aurait voulu finir ses jours à Rome, dans cette ville chaude imprégnée d’Antiquité, et dont la séparation ne lui laissait, à chaque fois qu’il devait la quitter à la fin d’un trop court séjour, « qu’une nostalgie inapaisée et un sentiment d’insuffisance à tous égards [6] ». Comme seuls les archéologues l’éprouvent au fond d’eux-mêmes, S. Freud ne se sentait entièrement vivant, apaisé et confiant en lui, qu’en la présence des lieux chargés de l’accumulation des strates du passé ancien.

L’héritage perdu de la psychanalyse

5 Ce lien si personnel et si fort qu’entretenait S. Freud avec l’archéologie ne survivra pas à sa mort. Après lui, il ne se trouvera plus personne, parmi les psychanalystes, pour considérer que cette proximité directe, physique, avec les choses de l’archéologie est indispensable à la bonne pratique de leur discipline – mieux : qu’elle est essentielle à sa compréhension. Par la suite, cette rupture avec l’héritage de S. Freud a conduit à accréditer, de fait, un postulat finalement très discutable : à savoir que le matériau psychanalytique n’est pas archéologique ou, inversement, que le matériau archéologique n’a rien à voir, en lui-même, avec la psychanalyse. Ainsi, dans l’historiographie de la discipline psychanalytique, les références freudiennes à l’archéologie en sont-elles venues à n’être considérées que comme l’expression d’une « métaphore » (Flem, 1982, p. 71-93 ; Mijolla, 2005), sans qu’il soit besoin de s’interroger si ces appels de S. Freud à l’archéologie pouvaient trouver un sens quelconque du côté de la pratique archéologique elle-même. Plus généralement, la relation de S. Freud à l’archéologie a été vue essentiellement sous l’angle de la collection d’objets d’art antique (Gamwell et coll., 1989) – dont la constitution compulsive aurait contribué à combler la perte provoquée par la mort de son père (Moreau-Ricaud, 2013, p. 131-132 ; Neuburger, 1993, p. 88-98) ; ce qui est effectivement possible – si ce n’est sous l’aspect d’une passion d’intellectuel viennois fin de siècle [7] : un hobby bourgeois de décoration d’intérieur, en somme.

6 Mais qu’en était-il réellement pour S. Freud lui-même ? Ne serait-ce pas lui faire là un procès d’intention motivé surtout par l’ignorance de la réalité de l’archéologie, et de ce qu’elle pouvait représenter pour lui ? N’est-ce pas l’archéologie qui serait, au fond, le refoulé de la psychanalyse ? Car S. Freud a été suffisamment explicite dans les textes qu’il nous a laissés : s’il lui a semblé nécessaire d’évoquer l’archéologie à propos des phénomènes de la mémoire psychique, c’est parce que les caractères de la mémoire matérielle des sites, que révèlent les fouilles archéologiques, lui rappelaient directement ceux de la mémoire psychique, que met au jour le travail psychanalytique [8] (Freud, 1900, p. 180). Plus précisément encore, c’est après que S. Freud a pris conscience, par ses lectures d’archéologie, de la nature stratifiée des dépôts archéologiques – c’est-à‑dire constituée d’une accumulation active de couches de sédiments – qu’il a modifié sa méthode d’exploration psychanalytique. Pour prendre une image, il a cessé d’agir en pilleur de tombes, arrachant par lui-même les révélations de « l’époque primitive » de ses patients, ensevelies sous l’épaisseur de la sédimentation de la mémoire, pour laisser le sujet « choisir librement les thèmes qui se succèdent au cours du travail » (Freud, 1909, p. 211-212) : en d’autres termes, pour laisser cheminer la vérité enfouie du patient à travers toute l’accumulation des strates en place, qui sont autant de couches de réinterprétations ou de remise en jeu de la trace originaire des événements anciens, fondateurs de l’existence présente du sujet (figure 2).

Figure 2 : S. Freud, schéma de la structure de l’inconscient hystérique, 25 mai 1897 (d’après Freud, Naissance de la psychanalyse, fig. II, p. 180).

Figure 2 : S. Freud, schéma de la structure de l’inconscient hystérique, 25 mai 1897 (d’après Freud, Naissance de la psychanalyse, fig. II, p. 180).

Figure 2 : S. Freud, schéma de la structure de l’inconscient hystérique, 25 mai 1897 (d’après Freud, Naissance de la psychanalyse, fig. II, p. 180).

7De la même manière, les fouilles d’Heinrich Schliemann ont rapidement montré que la Troie originelle du récit d’Homère ne consistait pas en un ensemble de ruines ensevelies sous une épaisseur de mort-­terrain qu’il aurait suffi de déblayer pour les atteindre, comme on l’avait fait auparavant à Pompéi, enfouie sous les cendres du Vésuve. Du rocher primitif jusqu’au sol actuel, pas moins de neuf Troie différentes s’étaient succédé sur plus de 15 mètres d’épaisseur, au sein desquelles la cité contemporaine du roi Priam était en réalité indiscernable en tant que telle (figure 3) (Dörpfeld, 1902). Ces restes de villes successives n’étaient pas seulement posés les uns sur les autres ; ils étaient travaillés les uns par les autres. Chaque strate a consisté en effet en la réactualisation d’un état plus ancien, qu’elle a contribué à perpétuer en le modifiant et en l’adaptant. Les remparts de la ville ont ainsi été reconstruits plusieurs fois à des emplacements voisins, tandis que la trame urbaine ancienne a continué à contraindre le tracé des ruelles des Troie ultérieures de même que l’emplacement et l’orientation des bâtiments publics. En définitive, la stratification de Troie – comme de toute ville examinée par l’archéologie – a contribué à maintenir actif au présent un état ancien, révolu depuis longtemps, mais n’en continuant pas moins à trouver un écho, sans cesse remodelé, dans les différents présents qui lui ont succédé. Les spécialistes de l’archéologie du paysage ont dénommé transformission ce processus typiquement archéologique, par lequel les contraintes formelles héritées du passé se transmettent en se transformant au cours du temps (Chouquer, 2007).

Figure 3 : Coupe stratigraphique du tell de Troie (d’après Dörpfeld, Troja und Ilion, figure 6, p. 32).

Figure 3 : Coupe stratigraphique du tell de Troie (d’après Dörpfeld, Troja und Ilion, figure 6, p. 32).

Figure 3 : Coupe stratigraphique du tell de Troie (d’après Dörpfeld, Troja und Ilion, figure 6, p. 32).

Stratification, refoulement, répétition

8 S. Freud a compris que c’est le processus de stratification archéologique qui à la fois préserve ces états anciens du passé et les occulte, en les enfouissant, à la manière de l’inconscient psychanalytique [9]. Seule la fouille, comme le travail de la psychanalyse, peut alors révéler leur existence, en les mettant au jour ; c’est-à‑dire en exposant le contexte de dépôt stratigraphique dans lequel ils sont inscrits. Car, en les enfouissant, les processus de stratification condamnent ces états anciens à n’intervenir sur le présent que sous une forme indirecte et pourrait-on dire masquée, là où les structures de l’actuel se trouvent contraintes, pour ainsi dire, de céder à leur pression impérieuse. S. Freud perçoit très bien ce phénomène archéologique, qu’il traduit dans le champ psychique sous le terme de refoulement. Comme il l’écrit en effet, « le refoulement, qui rend le psychique à la fois inabordable et le conserve intact, ne peut en effet mieux se comparer qu’à l’ensevelissement, tel qu’il fut dans le destin de Pompéi de le subir, et hors duquel la ville a pu renaître sous le travail de la bêche » (Freud, 1907, p. 170).

9 Ainsi donc, pour S. Freud, l’archéologie n’est pas une sorte d’illustration matérielle des phénomènes psychiques, qu’elle permettrait de saisir, dans un registre différent et séparé : c’est, tout au contraire, la manifestation du travail de la mémoire du passé, qui affecte tout aussi bien les choses matérielles, en apparence inertes, que sont les sites et les vestiges archéologiques, et la psyché humaine. Bref, chez S. Freud, la démarche psychanalytique apparaît inspirée de la situation de l’archéologie, dont il a saisi de manière très clairvoyante les enjeux qu’elle soulève par rapport à la mémoire. C’est peu dire que les archéologues de son temps, focalisés qu’ils étaient sur l’exhumation des passés anciens qu’ils recherchaient, n’étaient pas conscients eux-mêmes de ces questions, que S. Freud mettait au jour dans son cabinet.

10 Ce long détour par Vienne, Londres, Troie et Pompéi nous ramène à la question centrale du numéro de cette revue ; à savoir la répétition. Car c’est le mécanisme de la répétition qui se trouve au cœur des processus de stratification, et dont la compréhension est essentielle à celle du refoulement et de l’inconscient dans le champ psychique, ou des phénomènes de transformission dans le champ archéologique. C’est en effet la réitération des mêmes activités aux mêmes endroits qui engendre, par l’accumulation des restes produits, la formation des strates archéologiques. Et c’est la concentration de l’occupation de l’espace, contrainte par l’exiguïté des lieux, qui crée ces effets de surimposition et de recoupements caractéristiques des relations archéologiques (Harris, 1989) à partir desquelles les archéologues reconstituent la chronostratigraphie des sites.

11 Les strates des terrains archéologiques ne sont pas les seules à être soumises à l’action de la répétition : les structures (les fosses d’extraction de matériaux, les trous de poteaux, les murs, les fossés…) et les assemblages de structures archéologiques (qui forment des constructions) subissent le même phénomène, comme les complexes d’occupation archéologique que l’on appelle plus communément des sites : de l’échelle individuelle la plus élémentaire à l’échelle globale la plus complexe, toutes les créations archéologiques sont engendrées par répétition, ou reproduction. Même le moindre fragment d’objet n’y échappe pas ; car chaque objet créé consiste, à chaque fois, en la reproduction d’un objet préexistant, qui doit trouver à nouveau sa fonction. Du point de vue archéologique, le présent – tel qu’il est vu depuis l’inscription matérielle des choses et des lieux – se manifeste avant tout comme le résultat d’un acte de répétition. C’est cette réitération qui crée de l’histoire, ou plus exactement de la mémoire ; c’est elle qui produit cette usure de l’état conscient, immédiat, des sujets de l’archéologie – en d’autres termes les lieux occupés, les sites – et qui précipite incessamment ce présent usagé, désormais périmé, dans l’obscurité de l’enfouissement où il continue d’agir en secret sur l’actuel.

Les paradoxes de la répétition

12 Tout comme l’acte de répétition qui s’exerce dans le champ psychique, les phénomènes de répétition archéologique ne se déploient en aucune façon dans un milieu fermé et vide, mais bien plutôt dans des environnements emplis d’altérité et de différences. Car chaque nouvelle création – qu’il s’agisse d’une nouvelle forme d’objet, d’un nouvel aménagement de l’espace ou d’une nouvelle construction – doit trouver sa place parmi une diversité d’existants. En d’autres termes, l’apparition de toute création matérielle nouvelle s’inscrit dans un rapport de négociation avec les existants du passé, dont la présence n’en finit pas de peser sur le présent. Si elle est trop radicalement neuve, elle introduit une rupture traumatique qui peut mettre un terme à la reproduction de ces états, qu’il s’agit de perpétuer ; si au contraire elle ne l’est pas assez, elle lui fait courir le même risque. C’est que la vie intérieure des choses, qu’observe l’archéologie, nous enseigne une vérité paradoxale, dérangeante pour nous-mêmes : afin d’être maintenues dans leur état, les choses – qui incessamment s’usent et se périment – doivent être changées et remplacées. Ainsi, si je veux conserver l’identité d’habitation de cette petite ferme de maraîcher du xixe siècle dans laquelle j’habite, je n’ai pas d’autre choix que de la transformer, quitte à la rendre méconnaissable. Je la maintiens vivante, active, en l’augmentant d’autres strates ; elle meurt si au contraire plus rien ne vient la déranger.

13 Cette mémoire paradoxale de la matière archéologique (Olivier, 2008), que l’on peine à nommer, est difficile à concevoir en ce qu’elle échappe – tout comme l’inconscient psychanalytique – à toute intention humaine consciente. Certes, ce sont les hommes qui fabriquent des objets ou des outils ; ce sont eux qui construisent des maisons et des villes ou qui enterrent leurs morts, mais ils ne sont pas maîtres de l’héritage que transmettent les choses qu’ils créent, ne serait-ce que parce que celui-ci court à l’échelle de durées pluriséculaires, si ce n’est plurimillénaires. Ils ne sont que les intermédiaires, ou les récepteurs, de forces inconscientes – en ce qu’elles échappent, fondamentalement, à la conscience – qui les dépassent et qui possèdent, dirait-on, leur propre direction.

14 Répétition ne signifie pas reproduction à l’identique, comme on vient de le dire. Mais, dans la dimension archéologique tout comme dans le champ psychique, la réitération n’implique pas non plus que les manifestations qui reviennent, ou se répètent, se reproduisent régulièrement : nous ne sommes pas ici dans le temps séquentiel des événements, mais bien dans le temps discontinu, non linéaire, des durées, qui est celui des choses inscrites dans la matière. Lorsqu’une chose a été créée, en effet, elle dure ; elle se maintient, sous la forme de vestige, bien après qu’elle a cessé de fonctionner ou d’être utilisée – ce qui ne la prive pas de continuer à peser sur le présent apparu après elle et dans lequel elle s’incruste. Considéré depuis le point de vue de l’archéologie, l’à-présent n’est pas ce qui arrive en ce moment, mais bien ce qui se trouve réuni en cet instant présent, et qui procède de la multiplicité des durées des états passés qui subsistent actuellement, imbriqués et lovés les uns dans les autres (figure 4). La psychanalyse ne dit pas autre chose.

Figure 4 : Résurrection de l’Antinoüs, Delphes, 30 octobre 1894 (Bibliothèque de l’Institut, Ms 3852).

Figure 4 : Résurrection de l’Antinoüs, Delphes, 30 octobre 1894 (Bibliothèque de l’Institut, Ms 3852).

Figure 4 : Résurrection de l’Antinoüs, Delphes, 30 octobre 1894 (Bibliothèque de l’Institut, Ms 3852).

15Aussi, ce qui fait retour peut ressurgir inopinément après des siècles, voire des millénaires de latence. À Pierrelatte, dans la Drôme, des fouilles récentes ont permis d’étudier par exemple l’emplacement des fossés de cadastration mis en place par les Romains aux environs de la ville antique d’Orange. Rien n’en subsiste apparemment aujourd’hui, si ce n’est que l’orientation des parcelles agricoles se cale sur celle du réseau romain ; les limites fixées dans l’Antiquité se perpétuant aujourd’hui sous la forme de rideaux d’arbres, ou de chemins de desserte agricole. On pourrait dire, pour prendre une expression freudienne, que le passé romain subsiste dans l’actuel sous une forme refoulée, méconnaissable au premier abord. L’examen du site a montré néanmoins que cette survivance du système antique était essentiellement discontinue : il a existé en effet de longues périodes durant lesquelles le réseau de fossés initié au début de l’époque romaine avait complètement cessé d’être reproduit, sous une forme ou une autre, avant de se trouver soudainement réactivé (Chouquer, 2003, p. 167). Ainsi, la répétition archéologique apparaît-elle ici davantage sous l’aspect d’un processus de remise en jeu d’une potentialité, fondamentalement latente, que sous la forme d’une simple reproduction spontanée. Il s’ensuit que la temporalité de l’archéologie n’est pas tant celle du temps séquentiel des événements que celle du temps déroutant de la mémoire : ce qui a disparu n’y est jamais mort et le passé ne cesse d’y revenir comme pur à-présent.

Perspectives : une archéologie freudienne ?

16 Le génie prémonitoire de S. Freud est d’avoir saisi que la matière archéologique rend visibles et tangibles les processus de la matière psychique, difficilement représentables et imaginables autrement. Il a perçu ce que les archéologues de son temps ne voyaient pas et qui n’est devenu apparent que depuis ces dix à vingt dernières années, avec l’affinement des méthodes d’observation stratigraphique et l’attention nouvelle portée aux phénomènes diachroniques. C’est en ce sens qu’il est impropre d’identifier sous l’ordre « métaphorique » la référence à l’archéologie développée par S. Freud dans ses travaux. À force de baigner dans la proximité affective et intellectuelle avec l’archéologie, S. Freud a compris que les processus de la matière archéologique sont analogues à ceux de la matière psychique ou, plus globalement, que les uns et les autres procèdent du même type de phénomène. Sous la plume de S. Freud, l’archéologie éclaire la psychanalyse.

17 La disparition de S. Freud, et la rupture du dialogue qu’il avait amorcé entre ces deux disciplines naissantes, nous laisse avec des questions à la fois vertigineuses et excitantes. Pourquoi les mécanismes de la mémoire psychique et de la mémoire matérielle sont-ils si proches ? Peut-on traduire dans le champ archéologique certains des processus identifiés dans le champ psychanalytique, et réciproquement ? Et quelles forces régissent ce phénomène exprimé communément par les choses de la matière et celles de l’esprit, que l’on désigne, faute de mieux, sous le terme de mémoire ? Assurément, ces disciplines jumelles que sont l’archéologie et la psychanalyse ont encore beaucoup à apprendre l’une de l’autre.

Bibliographie

  • Chouquer, G. (2003). Crise et recomposition des objets : les enjeux de l’archéo­géographie. Études rurales. Objets en crise, objets recomposés, 167-168, 13-31.
  • Chouquer, G. (2007). Quels scénarios pour l’histoire du paysage ? Orientations de recherche pour l’archéogéographie. Coimbra et Porto, Centro de estudos Arqueologicos das Universidades de Coimbra e Porto.
  • Davies, K., Fichtner, G. (2006). Freud’s Library : A Comprehensive Catalogue. Freuds Bibliothek : Vollständiger Katalog. The Freud Museum, Tübingen. Londres, éditions Diskord.
  • Dörpfeld, W. (1902). Troja und Ilion. Ergebnisse der Ausgrabungen in der vorhistorischen und historischen Schichten von Ilion, 1870-1894. Athènes, Beck & Barth.
  • Flem, L. (1982). L’archéologie chez Freud. Destin d’une passion et d’une métaphore, Nouvelle revue de Psychanalyse, 26, 71-93.
  • Freud, S. (1900) La naissance de la psychanalyse. (M. Bonaparte, A. Freud et E. Kris, trad.). Paris, PUF, 1956.
  • Freud, S. (1907). Le délire et les rêves dans la « Gradiva » de W. Jensen. (P. Arbex, R.M. Zeitlin, trad.). Paris, Gallimard, 1986.
  • Freud, S. (1909). Cinq psychanalyses. (M. Bonaparte, R. Loewenstein, trad.). Paris, puf, 1999.
  • Freud, S. (1931). Lettre du 7 février 1931. In Correspondance 1873-1938. Paris, Gallimard, 1967.
  • Freud, S., Molnar, M. (1992). The Diary of Sigmund Freud. 1929-1939. A Record of the Final Decade. Londres, Hogarth Press.
  • Gamwell, L., Wells, R., Gay, P. (1989). Sigmund Freud and Art. His personal Collection of Antiquities. Londres, The Freud Museum.
  • Harris, E. (1989). Principles of Archaeological Stratigraphy. San Diego, Academic Press.
  • Mijolla, S. de. (2005). Métaphore archéologique. In Dictionnaire international de Psychanalyse. New York, Macmillan.
  • Moreau-Ricaud, M. (2013). Freud collectionneur. Paris, éditions Campagne Première.
  • Neuburger, R. (1993). Freud collectionneur. In L’irrationnel dans le couple et la famille. À propos des petits groupes et de ceux qui les inventent (pp. 88-98). Paris, éditions de l’esf.
  • Olivier, L. (2008). Le sombre abîme du temps. Mémoire et archéologie. Paris, Le Seuil.
  • Trosman, H., Simmons, R.D. (1973). The Freud Library. Journal of the American Psychoanalytic Association, 21, 3, 646-687.

Mots-clés éditeurs : Archéologie, transformission, stratification

Date de mise en ligne : 07/12/2017

https://doi.org/10.3917/clini.014.0172

Notes

  • [1]
    Article issu de la communication au colloque « La répétition en institution pour le meilleur et pour le pire », Paris, Théâtre Déjazet, 2 décembre 2016, http://apspi.net/ancien-colloques/9
  • [2]
    En référence à un personnage de la nouvelle de W. Jensen Gradiva, fantaisie pompéienne écrite en 1903 dont S. Freud publiera une analyse en 1907 in Le délire et les rêves dans la « Gradiva » de W. Jensen.
  • [3]
    On consultera les extraordinaires photographies de l’antre archéologique de Freud prises en 1938 par Edmund Engelman (publiées dans le recueil intitulé, Berggasse 19. Prof. Dr. Freud 3-4. Gebundene Ausgabe. New York, Basic Books, 1976).
  • [4]
    La plupart seront rachetés par l’Institut psychiatrique de l’État de New York et transférés aux États-Unis.
  • [5]
    Le 21 avril 1935, Freud offre au jeune Mervyn, le fils d’Ernest Jones âgé de 13 ans, quatre petites statuettes de sa collection, dont une de guerrier étrusque, en soulignant : « ce serait tout de même une bonne chose si le petit devenait archéologue » (cité par M. Moreau-­Ricaud, Freud collectionneur. Paris, éditions Campagne Première, 2013, p. 159-160 ; cet épisode est mentionné dans The Diary of Sigmund Freud. 1929-1939. A Record of the Final Decade. Londres, Hogarth Press, 1992, p. 183).
  • [6]
    Sigmund Freud, dans une lettre à sa famille du 24 septembre 1907.
  • [7]
    Voir l’exposition La passion à l’œuvre. Rodin et Freud collectionneurs tenue au musée Rodin du 15 octobre 2008 au 12 février 2009.
  • [8]
    Dans sa note du 25 mai 1897, Freud a représenté la structure de l’inconscient sous la forme d’un terrain stratifié, dans lequel les « couches » les plus profondes sont les plus anciennes et les plus difficilement accessibles, recouvertes qu’elles sont par une série de « dépôts » postérieurs.
  • [9]
    « Je lui explique brièvement, dit-il à L’homme aux rats, les différences psychologiques qui existent entre le conscient et l’inconscient, l’usure que subit tout ce qui est conscient, tandis que l’inconscient reste relativement inaltérable, en lui montrant les antiquités qui se trouvent sur mon bureau » (Freud, 1909, p. 213).

Domaines

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