Notes
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Patricia Attigui, professeur des universités, psychanalyste, professeur de psychopathologie et de psychologie clinique, université Lumière Lyon 2, 12 rue Bichat, 69002 Lyon.
patricia.attigui@orange.fr -
[1]
Article issu de la communication au colloque « Les médiations thérapeutiques en pratique institutionnelle », Paris, Théâtre Adyar, octobre 2015. (Consulter le lien : http://apspi.net)
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[2]
Je reprends ici l’expression très parlante de R. Roussillon (1991, 2012).
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[3]
Ces représentations ont eu lieu dans un premier temps dans l’enceinte même de l’hôpital – le centre hospitalier Robert-Ballanger – Aulnay-sous-Bois (93, Seine-Saint-Denis), hôpital disposant d’une salle de théâtre d’environ 150 places et d’un grand plateau de 8 m x 12 m, puis dans un second temps dans un théâtre d’une commune avoisinante, ainsi que dans un petit théâtre parisien (75020).
C’est ainsi que j’ai mis en scène les œuvres suivantes :- 1982-1983 : Robinson (adaptation de l’œuvre de M. Tournier, Vendredi ou les Limbes du Pacifique) ;
- 1984-1985 : L’Azote de René de Obaldia (création) ;
- 1987-1988 : Deux petites pièces toniques de G. Courteline, Monsieur Badin, et Les Boulingrin ;
- 1988-1989 : Le Bastringue de Karl Valentin ;
- 1989-1990 : Cité des Oiseaux (adaptation de la pièce d’Aristophane, Les oiseaux) de Bernard Chartreux ;
- 1990-1991 : On purge bébé de Georges Feydeau ;
- 1991-1992 : Le Malade imaginaire de Molière.
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[4]
Cette expression est la traduction littérale du livre de W.R. Bion, Learning from experience, traduit à tort par Aux sources de l’expérience, Paris, Puf, 1979.
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[5]
Spirituel non pas au sens de Thérèse d’Avila, mais de Woody Allen.
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[6]
Adaptation par B. Chartreux (1989), Cité des oiseaux, d’après Aristophane, Les oiseaux, Paris, Écritures Théâtrales.
Perlaboration et « cliniques de l’extrême [2] »
Patricia Attigui
1Le jeu théâtral, en convoquant plusieurs procédés de figuration, permet de révéler, grâce aux vertus de l’identification ludique aux personnages, ce qui affleure à la conscience de l’acteur. Comme si, par la mise en bouche du texte, par son articulation, le comédien laissait se dire en lui quelque chose qui lui demeure encore inaccessible, même pendant le temps du jeu. Ça travaille en lui. Il découvre alors que le texte, la fiction qu’il incarne est « une sorte de filet pour aller à la pêche de l’inconscient mais aussi et surtout pour maintenir le poisson-inconscient à la surface. Un filet, c’est quelque chose qui est tissé de mailles ; il s’agit de tisser l’inconscient dans un nouveau tissu conjonctif, ce que Freud nomme élaboration associative ou perlaboration [Durcharbeitung] » (Laplanche, 1987, p. 131). En jouant, l’acteur fait revenir l’inconscient « en personne ».
2Le jeu et le médium théâtral peuvent-ils contribuer, et de quelle façon, à dénouer les clivages, à « mettre en pièce » les fixations et démonter les résistances massives si familières à ceux qui côtoient les patients psychotiques ? Plus précisément, est-il possible de trouver dans le champ des psychoses et des états limites, un analogon à la question de l’élaboration psychique ? De quoi ce temps que S. Freud appelait perlaboration peut-il être fait ? Parler ici de perlaboration pourrait en effet sembler paradoxal, tant S. Freud s’y est surtout référé à partir de sa clinique des névroses. Néanmoins, l’expérience du jeu avec des patients psychotiques et limites m’a amenée à penser – c’est là mon hypothèse – que cette Durcharbeitung était souvent engagée dans le processus ludique, jusques et y compris en dehors de la cure-type. La scène, et ce qui s’y rapporte, est à envisager comme le cadre nécessaire à cette perlaboration dans le champ des psychoses et états limites qui, à la différence des névroses, barrent l’accès à l’élaboration verbale. Pour paraphraser D. Winnicott, je dirais que la scène permet de faire l’épreuve dans le présent de cette chose passée qui n’avait pas encore trouvé de lieu psychique chez le patient, précisément parce qu’il n’était pas là pour que cela ait lieu en lui. La scène lui donne ainsi l’occasion d’une présence nouvelle, objet d’un travail psychique. Ce à quoi D. Winnicott ajoute : « C‘est l’équivalent de la remémoration, et ce dénouement est l’équivalent de la levée du refoulement qui survient dans l’analyse des névrosés (analyse freudienne classique) » (2000, p. 212).
3« Perlaboration » est un néologisme issu du travail de traduction de J. Laplanche, il vient enrichir le terme d’élaboration. Par son préfixe per, il introduit la notion du temps, et en allemand le préfixe Durch marque, quant à lui la notion d’espace (à travers de) d’ailleurs confirmée par la traduction anglaise de working through. Pour Freud, Durcharbeiten, c’est élaborer, pétrir (pétrir la chose), et se référant à la temporalité et à l’espace psychique, il y ajoute l’idée de perforation et d’élaboration interprétative. À ce néologisme s’associent dans plusieurs langues le labor de perlaboration, que l’on retrouve dans arbeit, working through et travail.
4Dès 1895, dans ses Études sur l’hystérie, S. Freud fait remarquer que le patient accomplit dans la cure un certain travail. Mais ce n’est qu’en 1914 dans son article « Remémoration, répétition et perlaboration » qu’il précise que la perlaboration constitue un ressort puissant de la cure, analogue à la remémoration des souvenirs refoulés et à la répétition dans le transfert, la réminiscence devant être travaillée pour élaborer le traumatisme.
5Si pour J. Lacan, Durcharbeitung est travail de transfert, pour S. Freud, dès 1915, « la reconnaissance de l’inconscient, […] n’est ni une façon de faire revenir miraculeusement le souvenir à la conscience, tel quel, ni une pure construction verbale » (Laplanche, 1987, p. 131). La vérité est donc à trouver dans l’association des deux.
6Comment, au final, à partir de telles complexités cliniques, est-il possible d’en mesurer les effets alors que nous n’exerçons pas dans le champ de la cure-type ? Nous verrons en quoi l’expérience théâtrale que je vais évoquer doit se soutenir du transfert et de ses aléas.
Un grand répertoire émotionnel
7Spectacle vivant par excellence, le théâtre invite comédiens et spectateurs à s’aventurer dans le grand livre ouvert des émotions du répertoire qu’il nous offre. Si la scène est par définition cet espace voué au déploiement du jeu, elle est également outil de traduction. Traduire les énigmes posées par l’immensité du répertoire, telle serait une des missions de l’acteur lorsque, sur scène, il doit porter les mots de l’auteur, élevant ainsi son incarnation au rang de vérité. L’acteur, disait Antoine Vitez, « ne copie rien, il ne montre pas le monde, comme on l’a cru et dit (croyant bien faire) ; il donne une image de lui-même ; ou plutôt il se montre lui-même tel qu’il s’imagine… » (1995, p. 10). Issu de ce mouvement psychique en creux, le travail théâtral dont je vais ici rendre compte, s’est élaboré/perlaboré pour créer une forme nouvelle, habitable pour ceux qui s’y sont engagés ; ce faisant, il a ainsi contribué à sortir de leur gangue les figures archaïques contenues dans les textes. Pourtant la forme théâtrale doit ici s’inventer en fonction de l’histoire et de la vibration que propose chaque acteur lorsqu’il s’engage dans son rôle. En laissant au récit la force qui lui revient et qui est de produire des images, l’acteur doit accepter d’être vacant, disponible pour que l’espace qu’il va dessiner, en servant son personnage, soit déjà, en lui-même, forme théâtrale, espace onirique où les émotions vont pouvoir se déployer.
Le jeu théâtral, une voie pour penser la complexité
8Le jeu devient alors au théâtre un mot utile pour penser la complexité de la psyché et du devenir humain, il devient ainsi « réalité » (Winnicott, 1975). Sur ce parcours, les émotions s’inscrivent, résonnent de manière sensible selon l’histoire de celui qui accepte d’en jouer le jeu. Mon intérêt pour la fiction et l’inconscient s’enracine dans une expérience menée pendant une quinzaine d’années auprès de patients psychotiques pour la plupart, et hospitalisés en milieu psychiatrique fermé ou semi-ouvert. Cette expérience déjà ancienne ne m’a jamais quittée car elle a considérablement façonné mon écoute de l’autre. J’avais, à l’époque, en tant que psychologue clinicienne déjà en formation psychanalytique, créé un atelier de recherche théâtrale qui a produit de vrais spectacles vivants [3].
9Cette idée du théâtre ne s’est pas imposée comme une évidence. C’est à la demande d’un groupe de patients que je me suis lancée dans cette aventure, qui coïncidait chez moi avec un goût profond. Dès lors mon objet a été le jeu dans ce qu’il met en résonance au niveau corporel et sensoriel, et ce que l’on peut comprendre, construire et entrevoir de l’ombre qui s’y profile, celle du jeu théâtral.
10Ayant déjà beaucoup écrit sur ce sujet (Attigui, 2012), je vais tenter de rendre concrète l’expérience en retraçant le parcours sensible de patients que leur histoire traumatique a contraint de se tenir à l’écart de vécus émotionnels trop éprouvants, trop brûlants car plus ou moins reliés consciemment à des agonies primitives proprement impensables. Or, s’il y a de l’impensable dans le traumatisme tel qu’il vient à s’incarner dans la psychose, on peut dès lors s’interroger sur la nature profondément paradoxale d’un tel projet. Comment penser qu’il soit possible pour ce type de patient de se montrer lui-même tel qu’il s’imagine, alors que tout concourt en lui et dans sa propre histoire à l’éloigner le plus possible des vécus émotionnels effractants ? La crainte d’avoir à revivre ce qui l’a amené à rompre les amarres avec le monde commun, préférant de facto les rivages menaçants de la pensée délirante, ne peut trouver de solution que dans la proposition d’une perspective ludique et interprétative. Ici, je n’entendrai pas le terme d’interprétation au sens psychanalytique du terme, mais plutôt dans une perspective permettant de retrouver les traces du sujet dans ce qu’il a d’encore vivant, et de faire ainsi la lumière sur ce qui s’était abîmé dans le tréfonds de sa conscience. Jouer, traduire, mettre en récit, tels furent les outils précieux du projet qui s’est, au fil du temps, construit. Le travail théâtral est dès lors à considérer, non comme un système permettant d’entrer en relation avec celui qui s’est coupé du monde, mais plutôt comme une grammaire toute particulière, permettant de trouver grâce à l’espace scénique des objets venant contribuer à la mise en récit.
11Le jeu et l’espace intermédiaire qu’il engendre, mais aussi le jeu théâtral – version sophistiquée du squiggle winnicottien (Winnicott, 1975) s’adressant à des patients psychotiques –, la scène et ce qui s’y rapporte, sont autant de termes essentiels à mes yeux pour penser le sujet, la psychose, les pathologies border line, mais aussi ce que nous appelons les cliniques de l’extrême, c’est-à-dire tout ce qui évoque la grande précarité, les états de désespérance et/ou d’effondrement. C’est dans ce contexte clinique que les phénomènes transférentiels, en référence à la psychanalyse, ont particulièrement retenu mon attention dans la mesure où ils viennent révéler l’état des relations primitives du sujet avec ses environnements psycho-affectifs, relations primitives qui se trouvent être remises en jeu grâce à l’incarnation des personnages issus du répertoire théâtral.
Se remettre en jeu
12Durant une quinzaine d’années, j’ai pu observer de réels processus de changements à l’œuvre chez des patients réputés difficiles, voire incurables. Progressivement, ils se mettaient à rêver, ils exprimaient une demande de prise en charge psychothérapeutique individuelle, quand parallèlement ils (re)créaient des liens familiaux, ou engageaient un processus de formation professionnelle. En un mot, ils retrouvaient une vitalité qu’ils croyaient à jamais perdue. Cette remise en mouvement psychique, pour moi énigmatique à l’époque, m’avait fortement impressionnée. Savoir « tirer profit de l’expérience [4] » (Bion, 1979), au point de voir se modifier en profondeur mon écoute, allait de pair avec une attention grandissante portée au travail du négatif (Green, 1993) tel qu’il se déployait sur la scène psychique de ces patients.
Le personnage, une forme de l’inconscient
13Qu’il soit héros, demi-dieu, figure légendaire immatérielle ou fantôme, le personnage est une forme de l’inconscient. « Miroirs magiques de nos personnalités éparses, les personnages offrent enfin à nos inquiétudes un apaisement, une identité multipliée, toujours renouvelable au gré de nos humeurs et de nos interrogations, un bien-être, une agilité, une rassurance souveraine : une ressemblance idéale, aussi continûment disponible que nous » (Jouvet, 1952, p. 173).
14Concernant la disponibilité dont l’acteur doit savoir faire preuve, notons qu’elle « s’exerce à plusieurs niveaux. En offrant son corps et son âme, [l’acteur] fait l’expérience de la vacuité. Ainsi, il apprend à se déposséder de lui-même et c’est dans ce parcours vertigineux qu’il peut enfin entendre le sens aigu des propos que son personnage lui fait tenir » (Attigui, 1998, p. 78). L. Jouvet dit de l’acteur que « sa nature et sa vocation sont d’être […] disponible, […] vacant, habitable » (1952, p. 9).
15Au cours d’un travail où l’interprétation d’un personnage fait passer le sujet d’un moi superficiel aux profondeurs inconscientes de son être, nous approchons de la création poétique. C’est là l’essentiel, dans la mesure où la fiction permet la nécessaire distanciation qui, dans tout projet thérapeutique réel, doit intervenir à un moment donné. Il n’en demeure pas moins vrai – cela coïncide de façon étonnante avec la psychanalyse, plus particulièrement avec l’interprétation des rêves – que, pour jouer un rôle, le comédien doit se laisser aller aux sensations, aux émotions « et […] retrouver la notion d’une sorte de langage unique à mi-chemin entre le geste et la pensée » (Artaud, 1938, p. 135-136). Allier en quelque sorte la parole à une non-intentionnalité, à un non-pensé, c’est pour le comédien être immergé dans l’immédiateté. Tout comme le rêveur croit au réel de ses manifestations oniriques, le spectateur croit lui aussi à la fiction que lui propose le comédien. Sensations et émotions donnent alors au sujet une intelligence immédiate de la situation, et le corps en est le premier averti. Le travail théâtral doit ainsi accepter : « Pour le cœur et les sens cette espèce de morsure concrète que comporte toute sensation vraie » (ibid., p. 131). Et A. Artaud d’ajouter : « La scène est un lieu physique et concret qui demande qu’on le remplisse, et qu’on lui fasse parler son langage concret. […] ce langage […] n’est vraiment théâtral que dans la mesure où les pensées qu’il exprime échappent au langage articulé » (ibid., p. 53-54).
16Influence immédiate d’un esprit sur un autre esprit, cette communication, recevable et admise ordinairement dans la relation transférentielle, tient ici aux rapports entre la volonté de l’auteur et celle de son interprète, entre le personnage et le comédien, ainsi qu’entre le patient et son thérapeute. L’auteur, comme le thérapeute, est investi d’un pouvoir lié à la permissivité ou à l’interdit. Il autorise momentanément, dans un lieu de fiction où tout est possible, la transgression des interdits qui enferment le patient dans la crainte de la non-conformité. À travers ce travail de création, les patients retrouvent une sorte d’euphorie proche de celle de l’état fusionnel et, par ce nouvel aménagement de leur temporalité, accèdent à un état de communication vraie qui leur donne aussi l’occasion d’exprimer leurs désirs de transgression.
17Ces étapes franchies, grâce à l’instauration d’une aire ludique essentielle dans l’évolution de tout être humain, vont lui permettre d’accéder à sa propre maturité.
18Et pourtant, le théâtre « est l’état où on ne peut pas exister si on n’a pas consenti par avance à être comme par définition et par essence un définitif aliéné » (Artaud, 1947). En interprétant un personnage, le comédien s’aliène certes dans la fiction proposée par l’auteur, et c’est grâce à la figure ludique du transfert dans laquelle le thérapeute est pris avec son patient qu’une désaliénation s’avère possible, même balbutiante à ses débuts. Cette création théâtrale qui permet de créer ou de recréer tout un monde ne va pas sans la reconnaissance d’un espace transitionnel. Une distance instaurée par le jeu permet au comédien la poursuite de son travail d’interprétation, car s’il interprète son personnage avec une grande fidélité, il ne le devient pas pour autant. Ce travail se situe entre l’identification et la désidentification. Les conflits auxquels peuvent être en proie les personnages se distinguent alors de ceux du comédien, et même si ces conflits sont souvent énoncés avec une relative clarté dans les représentations théâtrales, une zone d’ombre demeure toujours. Il ne s’agit d’ailleurs pas ici de tout dévoiler : « On sait que d’après les lois de la création artistique il n’est pas nécessaire que l’auteur lui-même en ait une conscience claire, il vaut mieux que ce ne soit pas le cas. L’effet dramatique est d’autant plus grand que l’obscurité est mieux respectée. Dans les termes de la psychanalyse classique, notre inconscient sera d’autant mieux sollicité que nos défenses seront moins mises en jeu » (Mannoni, 1969, p. 310-311).
19C’est en effet en préservant des zones de non-dit, relevant d’une intériorité jusqu’alors non perçue, qu’il est permis à chacun de rejouer les conflits archaïques les plus redoutés, ceux auxquels on n’avait pas encore eu accès, et cela n’est possible qu’à travers un malaise émotionnel toujours à rejouer, avec à chaque fois un nouveau niveau de conscience et une dédramatisation des conflits.
20Pouvoir enfin articuler, crier, se taire, entrer, sortir, se grimer pour être l’autre, se costumer, voilà ce qu’en cet espace chacun peut désormais s’autoriser à vivre. Le comédien agit par sa présence, le corps (et tout ce qui relève du registre mimo-gestuo-postural) ainsi mis en jeu permet de réveiller des images effacées. C’est alors que « l’image poétique est un soudain relief du psychisme » (Bachelard, 1957, p. 1). La poésie, dans cet espace intérieur et scénique, donne aux paroles la puissance de suggérer ce que les concepts ne sauraient saisir et communiquer. Mais, bien au-delà, ce qui s’exprime dans cette dimension sensori-motrice échappe presque au verbe et concerne les limites du verbal et du non-verbal. A. Artaud disait qu’il s’agit de faire du théâtre quelque chose d’identique à la circulation du sang dans les artères, ou d’analogue au chaos apparent des images du rêve. Le projet, même s’il s’appuie ici principalement sur un théâtre de mots, vise un au-delà de l’ordonnance des mots s’inscrivant dans la conscience.
21Les procédés de figuration – déplacement, condensation qui « sont les deux grandes opérations auxquelles nous devons essentiellement la forme de nos rêves » (Freud, 1900, p. 266) – se déploient au théâtre tout comme dans le rêve ; les personnages en proie à leur désir, épris de son accomplissement, vont au fil de l’action nous faire partager leur destin. Dans le travail du rêve, les éléments qui parviennent à notre conscience sont précisément ceux qui ont échappé à la censure. La force psychique qui s’exprime dans l’univers théâtral ne peut-elle, dès lors, être considérée comme le lieu même d’un déploiement pulsionnel inconscient vécu comme théâtre ? Et si le répertoire de la tragicomédie m’a particulièrement intéressée, c’est parce qu’il apporte une voie de dégagement à l’humour contenu dans le rêve lui-même, lorsque la pensée du rêve cherche à se frayer un chemin qui lui est barré par la censure, car « si le rêve est spirituel [5], [c’est] parce que le chemin le plus direct et le plus proche pour exprimer sa pensée lui est fermé. Il l’est [spirituel] par force » (ibid., p. 258). La scène, à l’instar du travail du rêve, autoriserait alors les jeux de l’esprit là où le travail d’élaboration psychique s’avérait impossible.
22Si le rêve trouve ici en tant que modèle métaphorique une efficacité, c’est parce qu’il permet de penser l’hallucinatoire en des termes nouveaux. Il nous donne l’occasion de fonder la relation au patient psychotique notamment sur sa capacité, grâce au jeu, de transformer (ou de digérer comme l’aurait dit W. Bion) les vécus archaïques traumatiques en expériences ludiques, comme si l’espace théâtral autorisait le sujet à s’aventurer dans une exploration onirique, d’une façon tempérée et suffisamment protectrice, que seule l’ampleur du répertoire théâtral peut, à un moment donné, lui offrir.
De surprenantes retrouvailles
23L’expression théâtrale paraît alors assez proche d’une prise en charge qui s’effectuerait à un niveau jusqu’alors archaïque, en ne craignant pas une certaine régression qui aurait valeur de retrouvailles avec la sensibilité et l’émotion. Il existe ainsi entre la psychose et le théâtre en tant que « moyen d’illusion vraie […] fournissant au spectateur des précipités véridiques de rêves » (Artaud, 1938, p. 139), un rapport étroit et paradoxal.
24Cependant, la fiction a ceci de paradoxal qu’elle induit tout à la fois une mise en chantier psychique ouvrant à maintes réalités, et une protection puisqu’au théâtre, en principe, le billet de retour est toujours garanti… Ainsi, il est remarquable de constater que l’illusion, en venant faire parade à l’égarement, protège de ce qu’elle suscite et donne au sujet, grâce au personnage, un lieu psychique où il lui sera désormais possible de faire l’expérience de sa propre forme.
25Cette expérience a de singuliers échos en ce qui concerne la psychose. En effet, c’est à une traversée qu’il faut convier le patient afin qu’il puisse envisager les nécessités de l’incarnation et s’autoriser à répondre à l’appel que la vie dramatique adresse à chacun. Certes, cette entreprise comporte des risques non négligeables en ce sens qu’elle entraîne une fragilisation certaine des patients. Mais l’intervention du thérapeute et des soignants impliqués dans ce travail consiste précisément à opérer des rattrapages, à procéder à des colmatages, mais sans faire l’économie du vécu des émotions. Comme dans tout travail psychique, cette expérience implique douleurs et reviviscence d’états traumatiques. Mais la disponibilité au jeu, au texte de l’autre, à une communication dépouillée de sa toxicité, puisque scénique, est essentielle.
26La traversée émotionnelle s’accomplit donc par les détours du personnage, de la fiction, et c’est précisément parce que ce travail que l’on pourrait qualifier de ruse, se fabrique par petites touches, et de façon essentiellement ludique, presque sans le concours d’une volonté consciente, qu’il trouve ici son efficacité.
27Par rapport à la psychose, le théâtre garantit une lucidité plus qu’il n’invite à la confusion. L’illusion théâtrale ne peut être comprise comme synonyme d’égarement : elle ouvre sur d’innombrables réalités, et la plus périlleuse de toutes les illusions serait de croire qu’il n’existe qu’une seule réalité. Le propos est donc de représenter à l’autre, en l’occurrence le spectateur, (qu’il soit parent, psychiatre ou tout autre membre du corps social), tous les aspects de sa diversité. L’art du théâtre figure ainsi quelque chose d’analogue à ce qui se produit dans le rêve, ce que Shakespeare a si bien illustré ; en ce sens il est intéressant de considérer le théâtre comme un immense répertoire onirique. Cette perspective a, sur le plan thérapeutique, de nombreux prolongements (Attigui, 2012).
La scène, un lieu pour explorer les enjeux du narcissisme
28Cette sollicitation du moi du rêve s’opère à la fois chez le spectateur et chez le comédien. Il est connu que tous deux se laissent prendre par le pouvoir de l’imaginaire. Or, ce qui nous indique que quelque chose est vrai ou faux dans la réalité, n’a plus ce pouvoir dans l’agence du rêve. La distinction entre imaginaire et réel n’y a pas non plus d’existence. En outre, « l’imaginaire apparaît finalement comme l’ombre portée du symbolique » (Mannoni, 1969, p. 169), O. Mannoni ajoutant que seuls les « psychosés » (ibid.) peuvent se dispenser de cette ombre. L’expérience que j’ai menée avec eux me semble suggérer plutôt le contraire. Elle m’amène à dire que, grâce au jeu, la différenciation entre imaginaire et symbolique peut s’élaborer peu à peu et qu’elle permet d’atteindre le moi – lieu de l’imaginaire, des reflets et des identifications. Cela se vérifie lorsque nous assistons à l’enchantement produit par une réelle remise en valeur narcissique.
29C’est à ce moi du narcissisme qu’il faut s’adresser en tant qu’il s’avère le moteur du changement. Tout comme Narcisse séduit par son reflet, le comédien imprègne de sa propre valeur narcissique le rôle qu’il interprétera. En se présentant sur scène aux spectateurs, c’est comme s’il était en présence de son propre reflet. Cette opération est certes compliquée en ce qui concerne le comédien psychotique, parce que le moi que le jeu lui restitue est encore en son principe un moi morcelé. C’est l’exercice répété du jeu, sans cesse modifié, grâce à la conscience renouvelée de soi-même par le biais de l’identification ludique, qui permettra que les brèches peu à peu se colmatent, donnant au comédien l’occasion, médiatisée par la présence des spectateurs, d’être séduit par son image. Comme le disait Claudel, l’homme va au théâtre pour se regarder lui-même, pour voir son reflet dans l’acteur qui est sur scène.
30Ainsi le spectateur, « se regardant comme on se regarde dans un miroir, […] perd sa propre image […]. En sympathisant avec ce personnage qui est devant lui, […] il se dépossède lentement de lui-même. […] il ne vit plus que […] dans le vertige d’une effigie » (Jouvet, 1952, p. 188).
31C’est une chance, pour le comédien psychotique, de pouvoir entraîner le spectateur dans un vertige, où le jeu est la règle, mais qui n’en fait pas moins écho au vertige de la dislocation psychotique. Ce vécu de l’absence, de l’expropriation qu’il fait ressentir au spectateur, il le lui communique dans un au-delà de la représentation, enserrée dans les conventions théâtrales. Il dit au fond à l’autre : « Goûte un peu à ce que je vis. » Ce rapport spéculaire à l’autre permet l’expérience de la rupture, de l’Unheimlich (l’inquiétante étrangeté) qui offrirait pour le spectateur comme pour le comédien la possibilité de retrouver un sentiment d’exister pour soi et non pour l’autre. « Dans cette évasion, il éprouve le plus fortement l’idée, la sensation de se posséder et d’être. C’est dans cet abandon et cette perte qu’il se trouve » (ibid.).
32Si certains soignants peuvent en effet considérer que ces réalisations sont une fin en soi, d’autres a contrario peuvent considérer que l’accomplissement d’un tel travail est une étape nécessaire en vue d’une appropriation subjective des enjeux inconscients par le sujet lui-même à la mesure du déploiement du processus. Dans ce contexte, le bain sonore joue un rôle capital : il vient réveiller une sensorialité jusque-là souvent désertée.
Illustrer pour conclure : Les oiseaux d’Aristophane [6]
33Le travail de mise en scène ne peut se concevoir pour moi que dans une élaboration musicale conjointe, permettant d’explorer un lieu psychique entre rêve et récit. Les moments où le Coryphée exhorte les oiseaux à prendre possession de leur propre destin furent travaillés comme de véritables chorégraphies, après un travail préalable où chacun avait pu se laisser aller à chanter et danser au rythme des percussions (grelots, cabacas, calebasses, cloches et bilimbao) du musicien brésilien N. Vasconcelos, et des mélodies du saxophoniste J. Garbarek. Cette musique aérienne provoquait en chacun de puissants effets, proches du rêve. Bien que nous connaissions le pouvoir cathartique de musiques où les percussions jouent un rôle prépondérant, je pense qu’ici il s’agissait de la (re)création d’un bain sonore équivalent de retrouvailles sensorielles.
34Cette mise en scène est née en même temps que le déploiement de l’imaginaire de la troupe. La musique devenait ainsi le support d’un monde onirique jusque-là inaccessible. Comme s’il s’agissait de faire du son une image, cette musique qui nous aidait à construire l’espace de la pièce se cristallisait comme la page d’un rêve qu’il fut donné au groupe d’interpréter, et de parcourir. Les oiseaux groupés, vêtus de salopettes blanches et coiffés de masques d’oiseaux portés en casquette qu’ils avaient eux-mêmes confectionnés, s’avançaient en une chorégraphie très rythmée (au son de « He comes from the north » de J. Garbarek, 1988). L’idée de porter le masque d’oiseau « en casquette » visait à introduire, lors de la chorégraphie, l’ambiguïté ou la dualité homme/oiseau selon qu’ils levaient ou baissaient leur tête. Mais le réel plaisir du jeu, du corps et de la voix fut total lorsque grâce aux percussions (Vasconcelos, 1979), le pouvoir évocateur de la musique se mêlait aux chants ou aux cris d’oiseaux, nous invitant collectivement à danser, ou à rêver, en un point d’équilibre entre terre et ciel… C’est dans ce tissu conjonctif que la voix s’est libérée. Engagée, et dans le texte, et dans les chorégraphies chantées, la voix devenait pleine expression du corps dansé, et vivant.
35Toutes les dimensions de ce travail me semblent de nature à renouveler la définition de la corporéité des soins psychiques, dans la mesure où elles viennent préciser la nature des enjeux thérapeutiques, sur les plans psychique, corporel et social. Tout comme le rêve est considéré par S.Freud comme la voie royale menant à l’inconscient, le jeu et l’aire des phénomènes transitionnels peuvent à leur tour être envisagés comme la voie menant à la vie psychique des patients qui, grâce au plaisir du jeu, pourront se délivrer de la persistance d’états intérieurs restés jusque-là inaccessibles.
Bibliographie et discographie
- Artaud, A. (1938). Le théâtre et son double. Paris : Gallimard, 1971.
- Artaud, A. (1947). Aliéner l’acteur. L’Arbalète, 13, Paris : été 1948.
- Attigui, P. (1998). Quand le jeu théâtral ouvre l’espace thérapeutique. In Art et Thérapie, 64, 74-87.
- Attigui, P. (dir.). (2011). L’art et le soin. Cliniques actuelles. Bruxelles : De Boeck.
- Attigui, P. (2012). Jeu, transfert et psychose. De l’illusion théâtrale à l’espace thérapeutique. Paris : Dunod.
- Attigui, P., Cukier, A. (dir.). (2011). Les paradoxes de l’empathie. Paris : CNRS Éditions.
- Bachelard, G. (1957). La Poétique de l’espace. Paris : PUF, 1983.
- Chartreux, B. (1989). Cité des oiseaux, d’après Aristophane, Les oiseaux. Paris : Écritures Théâtrales.
- Freud, S. (1900). L’interprétation des rêves. Paris : PUF, 1967.
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Mots-clés éditeurs : médiation thérapeutique, transfert, perlaboration, inconscient, psychisme, narcissisme
Date de mise en ligne : 05/12/2016
https://doi.org/10.3917/clini.012.0096Notes
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[*]
Patricia Attigui, professeur des universités, psychanalyste, professeur de psychopathologie et de psychologie clinique, université Lumière Lyon 2, 12 rue Bichat, 69002 Lyon.
patricia.attigui@orange.fr -
[1]
Article issu de la communication au colloque « Les médiations thérapeutiques en pratique institutionnelle », Paris, Théâtre Adyar, octobre 2015. (Consulter le lien : http://apspi.net)
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[2]
Je reprends ici l’expression très parlante de R. Roussillon (1991, 2012).
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[3]
Ces représentations ont eu lieu dans un premier temps dans l’enceinte même de l’hôpital – le centre hospitalier Robert-Ballanger – Aulnay-sous-Bois (93, Seine-Saint-Denis), hôpital disposant d’une salle de théâtre d’environ 150 places et d’un grand plateau de 8 m x 12 m, puis dans un second temps dans un théâtre d’une commune avoisinante, ainsi que dans un petit théâtre parisien (75020).
C’est ainsi que j’ai mis en scène les œuvres suivantes :- 1982-1983 : Robinson (adaptation de l’œuvre de M. Tournier, Vendredi ou les Limbes du Pacifique) ;
- 1984-1985 : L’Azote de René de Obaldia (création) ;
- 1987-1988 : Deux petites pièces toniques de G. Courteline, Monsieur Badin, et Les Boulingrin ;
- 1988-1989 : Le Bastringue de Karl Valentin ;
- 1989-1990 : Cité des Oiseaux (adaptation de la pièce d’Aristophane, Les oiseaux) de Bernard Chartreux ;
- 1990-1991 : On purge bébé de Georges Feydeau ;
- 1991-1992 : Le Malade imaginaire de Molière.
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[4]
Cette expression est la traduction littérale du livre de W.R. Bion, Learning from experience, traduit à tort par Aux sources de l’expérience, Paris, Puf, 1979.
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[5]
Spirituel non pas au sens de Thérèse d’Avila, mais de Woody Allen.
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[6]
Adaptation par B. Chartreux (1989), Cité des oiseaux, d’après Aristophane, Les oiseaux, Paris, Écritures Théâtrales.