Notes
-
[1]
Dans les structures médico-sociales, on emploie le terme de résidents, néanmoins, s’agissant ici d’un groupe thérapeutique, nous préférons parler de patients, considérant que le statut de résident n’annule pas celui de patient.
-
[2]
J.-B. Chapelier, intervention séminaire asm13 sur les groupes à médiation thérapeutique, novembre 2014.
-
[3]
Pour le respect de la confidentialité, la nationalité de Norbert a été changée.
-
[4]
J.-B. Chapelier, op. cit.
-
[5]
J.-B. Chapelier, op. cit.
1Les problématiques archaïques comme l’autisme et la psychose infantile nous renvoient aux stades les plus primitifs de la construction du moi et de ses avatars et particulièrement à l’échec de la constitution de leurs enveloppes psychique et corporelle. La question de la fonction contenante du groupe, liée à celle d’enveloppe psychique groupale, va donc être au centre du processus thérapeutique avec ces patients qui « [...] inévitablement [nous confrontent] aux ruptures, à la précarité et à la défaillance de la fonction contenante de l’objet » (Poncelet, 2011, p. 123).
2La fonction contenante, tout d’abord décrite par W.R. Bion à propos de la capacité de rêverie maternelle (1962), est celle par laquelle la mère tolère et accueille les éprouvés et les angoisses impensables que le bébé projette et dépose dans sa psyché sous forme d’éléments bruts (éléments bêta) et lui renvoie, grâce à son travail de métabolisation (en grande partie inconscient), transformés sous forme de contenus détoxiqués et représentables (éléments alpha).
3Ainsi, le groupe, pour être thérapeutique, doit être capable à la fois d’assurer une fonction d’accueil et de symbolisation : deux fonctions différenciées par R. Kaës en fonctions contenant/conteneur : la fonction « contenant » se constitue en réceptacle passif accueillant les éléments qui y sont déposés à l’état brut tandis que la fonction conteneur a un rôle actif de transformation et de métabolisation de ces éléments (1979).
4À partir de la présentation clinique d’un groupe conte créé avec des patients adultes autistes et souffrant de psychose infantile, ayant une enveloppe psychique peu ou pas constituée, un langage très peu symbolisé et marqué de stéréotypies, dont la pensée, envahie par les mécanismes de déliaison, s’abrase au fil des années, et pour lesquels la relation d’objet est vécue comme menaçante, nous tenterons d’interroger comment le groupe et la médiation du conte peuvent leur proposer un étayage, une enveloppe psychique groupale, leur permettant de contenir l’émergence d’affects et de pensées afin qu’ils puissent se lier et trouver ainsi un début de représentation psychique.
5Pour ces patients, l’échec des processus de séparation-individuation n’a pas permis la constitution d’un objet interne symbolisé. Or, c’est à partir de cet écart entre l’objet et sa représentation que l’on accède à la métaphore. Ainsi, ils ne peuvent se vivre « comme » mais ils « sont », à l’instar du nourrisson qui, comme nous l’a montré D.W. Winnicott, « est » le sein avant qu’il puisse se percevoir comme séparé de l’objet. N’y aurait-il pas alors un paradoxe, en l’absence d’une pensée symbolisée, à utiliser comme médiation le conte dont la dimension symbolique est justement au premier plan et dont le contenu latent mobilise des angoisses et des fantasmes archaïques violents, risquant ainsi de menacer leur moi de débordement ?
6Nous verrons alors que si la mise en place d’un cadre stable et contenant, permettant par notre présence d’accueillir ce que nos patients y déposent – et notamment d’en contenir le négatif lié à la violence suscitée à la fois par la mise en groupe et par ce que le conte mobilise – est un préalable, il est indispensable de pouvoir transformer ce qui s’exprime et se joue à l’intérieur de ce cadre, parfois, bien en deçà du langage.
7Il s’agit donc d’être attentif à la fois aux manifestations corporelles, à l’accrochage au perceptif, aux phrases stéréotypées ou fragmentaires, aux agirs (expulsion, passages à l’acte, attaques du cadre, de la pensée…), aux mécanismes de défense (déni, clivage, identification projective, adhésive…) afin de pouvoir effectuer un travail de mise en sens et de métabolisation, nécessaire également pour préserver notre propre capacité de pensée, en retour, sans cesse attaquée par la déliaison. Ainsi, le groupe doit assurer une fonction contenante pour qu’ensuite le conte, par les contenants de pensées qu’il offre aux angoisses archaïques non représentables, exerce à son tour, comme le souligne P. Lafforgue, sa fonction conteneur et serve d’étayage à la symbolisation. Alors, « face à la “turbulence émotionnelle” du chaos ou du vide de la pensée de l’autiste, l’atelier conte est un outil à fonction organisatrice, une mine d’éléments susceptibles d’être pensés pour aborder ce que F. Tustin appelle “le trou noir de la psyché” » (Lafforgue, 1995, p. 59).
Présentation du groupe et contexte institutionnel
8Il s’agit d’un groupe conte, que nous appelons « l’atelier conte », créé en binôme avec une éducatrice spécialisée et moi-même en octobre 2012. Nous travaillons dans une maison d’accueil spécialisée qui accueille une quarantaine de patients [1] avec des troubles envahissants du développement (autisme et psychose infantile) et quelques patients psychotiques plus évolués. Beaucoup d’ateliers sont créés au sein de cette structure, en lien avec le projet personnalisé, mais les patients sont avant tout mobilisés sur le versant éducatif. Inscrites de fait dans un institué, nous avons eu le désir de nous associer pour proposer un atelier ayant une dimension plus thérapeutique, ressentant également la nécessité d’élaborer la clinique afin de nous dégager de l’immobilisme mortifère dans lequel nous plonge l’autisme.
9Nous avons choisi de prendre pour médiation les contes populaires pour ce qu’ils offrent – comme nous l’avons évoqué – comme support de figuration des fantasmes et des angoisses les plus archaïques, en écho avec les problématiques de nos patients, car, comme J. Hochmann en fait l’hypothèse : « […] [leurs structures ont] […] pour fonction essentielle d’organiser le chaos » (Hochmann, 1984, p. 63) ; mais aussi, pour leur dimension partageable : appartenant au domaine d’une culture commune, ayant bercé notre enfance, ils symbolisent des thématiques affectives et des fantasmes qui nous concernent tous, à savoir, nous, notre groupe, nos groupes primaires et le grand groupe social.
Cadre de l’atelier
10Créer un cadre, c’est tout d’abord penser un dispositif délimité par des bords. Celui de notre atelier s’inscrit dans une continuité afin d’en repérer les effets.
11Un même lieu : une salle d’activité indépendante que nous avons choisie pour sa dimension contenante. Située dans le parc, avec une cheminée, elle présente l’avantage de soustraire les patients à l’excitation de la vie quotidienne.
12Un même temps : l’atelier a lieu de façon fixe et hebdomadaire et s’interrompt pendant les vacances scolaires.
13La séance est découpée en deux temps différenciés : le premier est celui de la lecture du conte scandée par une ritournelle de début et de fin. Le conteur tient par le regard le reste du groupe assis en ligne face à lui et le mobilise au travers de sa voix et de sa gestuelle. Puis, suit un temps de discussion autour du conte où la parole de chacun est sollicitée. Le conteur rejoint le reste du groupe qui s’assoit alors en cercle afin de favoriser les interactions.
14Nous restons plusieurs séances sur le même conte pour permettre aux patients de se l’approprier et changeons de conteur à chaque nouveau conte pour varier nos positions.
15La séance est suivie d’un temps de reprise et d’élaboration sans les patients.
Un groupe fermé de cinq patients
16Notre groupe est composé de cinq patients que nous appelerons Robin, Émilie, Norbert, Julie et Gaston. Norbert quittera le groupe au bout de deux ans. Suite à son départ, nous intégrerons un nouveau membre que nous nommerons Patrick (cf. p. 174). Ils ont tous une trentaine d’années, hormis Julie qui a la cinquantaine.
17– Robin est notre seul patient autiste sans pour autant être enfermé dans un autisme trop sévère. Il a pu accéder au langage mais celui-ci reste très factuel et peu subjectivé. Sa relation à l’autre oscille entre retrait et adhésivité et ses modes d’investissements restent superficiels.
18– Émilie présente une psychose infantile avec des défenses autistiques. Elle est très ritualisée et manifeste son angoisse par des balancements, des stéréotypies verbales et un langage écholalique. Assez solitaire, elle est cependant très facilement mobilisable pour participer aux ateliers ainsi qu’aux diverses activités et sorties.
19– Norbert et Philippe souffrent tous deux d’une psychose infantile symbiotique. Confrontés à une séparation impossible avec l’objet, ils peuvent faire preuve d’une grande destructivité et exercer une forte emprise sur les soignants. Cela est encore plus manifeste chez Philippe qui est particulièrement envahi par un surmoi archaïque extrêmement tyrannique et des questions récurrentes concernant sa place ou l’absence de l’autre.
20– Julie souffre également d’une psychose infantile. Elle peut être parfois très envahie par l’angoisse qu’elle cherche à apaiser par des stéréotypies. Elle peut se montrer capable de s’intéresser aux autres membres du groupe.
21– Gaston est dysharmonique. Suite à un grave traumatisme crânien, il est atteint d’amnésie rétrograde et antérograde qui l’empêche notamment de s’exprimer comme il le voudrait. C’est un patient calme et agréable, réceptif à la lecture du conte et attentif aux autres.
22Ainsi, notre groupe est constitué de profils psychopathologiques différents dans des registres à la fois de l’autisme et de la psychose infantile et d’un patient (Gaston) plus évolué malgré des troubles neurologiques très invalidants, ce qui permet un minimum d’interactions. En effet, comme le souligne J.-J. Poncelet (2011), il ne pourrait y avoir de dynamique groupale si notre groupe était constitué de patients uniquement autistes où dominerait le déni de l’objet et de toute perception d’altérité.
Violence de la mise en groupe
23Au cours des premiers mois, c’est essentiellement en négatif que nous pouvons repérer une dynamique groupale, même si les patients semblent venir avec plaisir et avoir rapidement intégré le cadre dans sa dimension spatio-temporelle. Face à l’angoisse suscitée par la menace de dissolution identitaire que provoque la mise en groupe – ce que J.-B. Chapelier [2] décrit comme un moment de chaos et d’indifférenciation primaire – les patients emploient différents mécanismes de défense qui ont aussi pour fonction d’attaquer le groupe. Ainsi, Robin s’isole de celui-ci en s’enfermant dans une enveloppe sonore qu’il crée par des bruits de bouche qui nous empêchent d’écouter et de penser ; Émilie se balance et répond uniquement en écholalie, s’accrochant de façon adhésive à la voix de l’objet ; Julie exprime le besoin d’évacuer l’excitation provoquée par la mise en groupe en demandant fréquemment d’aller aux toilettes et nous interrompt de façon intempestive pour nous demander l’heure du repas, attaquant ici le groupe tout en cherchant à s’en extraire.
24On assiste également à des passages à l’acte :
25Robin, dès la deuxième séance, sur le chemin pour nous rendre à l’atelier, lance un pavé sur une voiture, ce qui a pour effet son exclusion pour cette séance.
26Norbert, très angoissé, teste les limites du groupe et nous adresse une demande d’attention exclusive. Pris dans une relation incestuelle (Racamier, 1995) avec sa mère et une confusion des générations où il serait à la fois l’enfant et le géniteur – ce dont témoigne sa réflexion alors que nous parlons de la fratrie à propos des sept frères du Petit Poucet : « Je n’ai pas de frère, Maman n’a pas voulu me faire un bébé » –, le groupe réactive chez lui la menace de symbiose avec l’objet. Les premières séances, il s’en défend en giflant l’éducatrice (comme il le fait d’ailleurs fréquemment avec sa mère), cherchant également à préserver le reste du groupe en expulsant sa destructivité sur l’une des thérapeutes. Puis, lui adressant une demande de contenance, il veut que celle-ci lui tienne les mains, façon pour lui de déposer en elle son angoisse tout en testant sa capacité à survivre à sa destruction (Winnicott, 1971).
27Par ailleurs, les patients semblent envahis par la dimension fantasmatique latente du conte qu’ils perçoivent sans aucun filtre. Ils ne semblent retenir que certains éléments qu’ils captent en les isolant, ceux-ci se trouvant à l’état brut, non liés, à l’instar des éléments d’un rêve, non réorganisés par le travail d’élaboration secondaire permettant au rêveur de s’en souvenir et de le restituer sous forme d’un récit. L’absence de liaison entre les différents éléments du conte ne leur permet donc pas de le restituer dans sa dimension à la fois formelle et temporelle et le sens de l’histoire semble leur échapper. Ainsi, Julie, envahie par la dimension agressive du conte, reste fixée sur l’ogre qui tue ses filles avec un couteau, répétant inlassablement pendant la lecture : « Tuées avec un couteau. »
28En miroir de leur pensée attaquée par cette déliaison, la nôtre se trouve elle-même figée. Sidérées par leur manque de compréhension apparente du conte, nous nous accrochons en vain à ce qu’ils puissent en restituer l’histoire et même les notes que nous prenons nous paraissent alors pauvres et factuelles.
Vers la constitution d’une enveloppe psychique groupale
29Quelques mois plus tard, le groupe commence à se constituer une enveloppe groupale, peau psychique commune, délimitant l’interne et l’externe. L’on voit ainsi émerger un début d’« illusion groupale » (Anzieu, 1975) où, par un clivage entre bon et mauvais objet, notre groupe est vécu comme un bon sein, le mauvais étant projeté à l’extérieur. Cela s’exprime lors d’une séance où, pleuvant très fort dehors, les patients nous disent être bien, au chaud, à l’atelier conte. L’angoisse diminuant, ils manifestent moins de stéréotypies et sont plus attentifs à la lecture du conte.
30Parallèlement, notre pensée se remet en mouvement. Sur le temps de discussion, nous attachons moins d’importance à la restitution formelle du conte au profit de ce qui les a marqués, favorisant l’expression d’affects et de représentations et permettant un début de travail de liaison de leurs contenus psychiques.
31Interrogeant la solidité de la maison dans Les trois petits cochons, Robin nous dit que la sienne n’est pas solide, projetant sur cette dernière la représentation de son Moi précaire et ses angoisses d’effondrement. Émilie a peur que la hutte en paille prenne feu, ajoutant : « C’est chaud », recontextualisant ici, en y associant un affect (la peur), une de ses stéréotypies verbales : « Attention, c’est chaud ! », qu’elle répète très souvent sans que l’on puisse y mettre du sens. Mais à travers leurs questions, c’est aussi de la solidité de notre enveloppe groupale qu’il est question. N. Kacha compare d’ailleurs cette dernière à la maison des « trois petits cochons », le thérapeute étant l’artisan de sa fabrication : « […] car il s’agit bien de cela, avoir une maison-enveloppe suffisamment robuste pour résister aux attaques du loup […]. Le thérapeute de groupe a donc pour mission de construire une enveloppe suffisamment résistante pour que ses membres, non seulement s’y sentent à l’abri des attaques extérieures, mais aussi suffisamment sécurisés à l’intérieur pour pouvoir y déposer leurs angoisses » (Kacha, 2011, p. 90).
32Des liens commencent à se créer entre le conte et leur histoire personnelle. Nous évoquons l’absence du père à propos du conte Le vilain petit canard. Il s’agit d’un canard différent des autres et rejeté par sa mère. Dans cette histoire, il n’est fait aucune allusion au père, sauf en filigrane, puisque le vilain petit canard est en fait un cygne.
33Norbert, projetant le mauvais objet sur le vilain petit canard – à savoir sur le personnage du conte et non plus sur le groupe – va commencer à affirmer une position plus subjective. Il intervient : « Moi, je ne suis pas le vilain petit canard mais Norbert X., mauricien [3] », introduisant ici du tiers en s’inscrivant dans l’appartenance culturelle paternelle (et non plus dans un fantasme d’auto-engendrement où il était à la fois l’enfant et son père). Il évoque ensuite spontanément la séparation de ses parents en disant que son père a été viré par sa mère parce qu’il la battait, ajoutant : « Dehors Papa ! Et c’est comme ça que je me suis retrouvé ici ! [en institution] », pointant ainsi l’exclusion du père – et par là la relation incestuelle avec sa mère – comme explication de sa maladie. L’on voit ici émerger un début de réappropriation de son histoire qui peut commencer à se penser de façon plus symbolisée. Conjointement, d’ailleurs, il commencera à pouvoir évoquer le désir de voir son père, lors des entretiens familiaux.
34Alors que le groupe se constitue peu à peu une peau psychique commune, les patients commencent à s’exprimer en associant à propos de ce que les autres disent : dans Le roi et la grenouille, il est question d’une grenouille qui se couche dans le lit de la princesse et se transforme en prince charmant. Émilie dit : « Ils sont amoureux, ils font l’amour », ce qui fait associer Julie, évoquant les attouchements qu’elle a subis dans l’enfance : « Je suis amoureuse de mon père, il m’a embrassée sur la bouche, il m’a fait mal, ça ne se fait pas. » Norbert, alors, apparemment sans lien direct avec le conte, fait intervenir une figure surmoïque en parlant de policier ; Robin nous dit qu’il est amoureux de Mlle N., une patiente de son unité avec laquelle il a une relation privilégiée ; quant à Gaston, il n’aime pas ce conte qui le rend triste parce qu’il n’est jamais tombé amoureux.
35Progressivement, le groupe va aussi être vécu comme suffisamment contenant pour leur permettre d’affirmer des positions plus différenciées tout en étant en lien avec le groupe. Parallèlement, la rivalité entre chacun va pouvoir se penser. Elle s’exprime notamment à partir d’un conte Comment la lune se joue du soleil. La lune, jalouse de l’éclat du soleil, se venge de ce dernier en lui faisant de l’ombre par une éclipse. Nous leur demandons si, comme la lune, ils ont déjà été jaloux.
36Émilie exprime sa jalousie envers les attributs masculins de Gaston : elle voudrait avoir ses moustaches ! Julie dit : « La jalousie, c’est moi ! », étant d’ailleurs toujours la première à prendre la parole en introduisant le temps de discussion par : « Moi ! », même quand elle n’a rien à dire. Gaston, sans nous préciser pourquoi dit : « Oui, beaucoup ! » Il vient cependant de s’adresser à Julie sur un ton agressif, agacé par la place qu’elle prend en répétant toutes les fins de phrases pendant la lecture du conte.
37Ainsi, sur le groupe, sont projetés des affects qui commencent à pouvoir se penser et se parler. Le conte sert à les médiatiser, leur permettant progressivement de s’identifier aux personnages du conte sans s’y confondre.
38Peu de temps avant la fin des vacances d’été, Norbert quitte le groupe, changeant d’établissement à la demande de sa mère. Mais son départ, bien évidemment annoncé, ne suscite pas, comme c’est aussi le cas pour les interruptions dues aux vacances, de réactions apparentes. En effet, comme nous l’avons évoqué, l’échec de la constitution d’un objet interne n’a pas rendu possible une représentation de l’absence. Pourtant, cette question se déplace sur la mort de la petite chèvre de M. Seguin : Julie, à la fin de l’histoire, dit en fermant les yeux : « Elle va me manquer la chèvre ! » Puis, elle nous parle de la mort de son frère dans un accident. Tous, alors, évoqueront la mort de quelqu’un de leur entourage.
Patrick ou la figure du bouc émissaire
39À la rentrée, ayant une place depuis le départ de Norbert, nous accueillons un nouveau participant : Patrick. Enfermé dans un conflit psychotique où toute tentative de séparation le confronte au risque de la mort de l’objet, il épuise les équipes, n’ayant de cesse de tester les limites de l’autre pour vérifier sa résistance, provoquant la rupture pour tenter de la maîtriser et nous envahissant psychiquement par les mêmes questions incessantes, aucune réponse ne venant calmer son angoisse.
40Ainsi, nous avons imaginé que sa participation à l’atelier pourrait lui apporter un certain sentiment de continuité qui pourrait un peu l’apaiser. Mais nous savons aussi qu’il va chercher à détruire le cadre avec une grande omnipotence, testant sa solidité, ses limites et les nôtres.
41Comme cela était donc prévisible, Patrick ne va pas manquer d’attaquer notre groupe, questionnant sa place de façon paradoxale, mettant tout en œuvre pour essayer de se faire exclure. Mais, avec son arrivée, c’est aussi les autres membres du groupe qui cherchent à redéfinir leurs places au sein de ce qui devient en réalité un nouveau groupe. Face à la menace que représente Patrick, ils vont alors à la fois s’en défendre et tenter de lui faire une place en l’assignant d’emblée à celle du bouc émissaire. Quant à nous, malgré notre choix de l’intégrer à l’atelier conte, nous le vivons également comme l’intrus venant perturber notre groupe. J.-B. Chapelier [4] à propos du bouc émissaire souligne d’ailleurs que le thérapeute se prend également à penser que le groupe fonctionnerait bien si ce dernier n’était pas là. Effectivement, en défense contre l’arrivée de Patrick vécu comme celui venant détruire notre identité groupale, nous faisons appel au souvenir d’une illusion groupale perdue, nostalgiques de notre « bon groupe idéal » qui, enfin, commençait à se constituer avant les vacances, d’autant que tous manifestent à la rentrée leur plaisir que l’atelier reprenne.
42Quelques extraits des premières séances avec Patrick :
43Nous choisissons de travailler sur le conte Le loup et les sept chevreaux, conte où la dimension sadique orale est au premier plan. Il y est aussi question de séparation et retrouvailles, ce qui résonne avec notre vécu groupal, puisque nous nous retrouvons après une longue séparation. Dès la première séance, Patrick insulte Gaston, menace Julie en lui répétant : « Tu vas pleurer ! », puis s’adresse à lui-même : « Tu vas être puni ! », ce qui nous amène à interrompre plusieurs fois la lecture du conte, ce qui n’était jamais arrivé. La deuxième séance, il s’assoit dos au conteur, c’est-à-dire en sens inverse des autres. Est-ce une façon pour lui de se différencier face à la menace identitaire provoquée par la mise en groupe ? Cherche-t-il à se protéger du loup thérapeute conteur, vécu comme tel par identification projective ? Il se retourne brièvement au moment où il est question du loup qui dévore les chevreaux. Le « loup Patrick » va-t-il manger tout cru les bébés de notre groupe conte ? Vérifie-t-il qu’il n’a pas fait disparaitre le thérapeute ? Il est en tout cas certain que Patrick s’identifie au loup car il ne retient que le passage où le loup est puni en se noyant, tombant dans le puits, le ventre rempli de pierres.
44Les patients en ont peur, refusant de s’asseoir à côté de lui. Notre enveloppe groupale est attaquée et le groupe redevient menaçant : Julie tente alors de retrouver une place en parlant à tort et à travers, Gaston se referme, se tape la tête et dit qu’il n’a pas aimé l’atelier, Émilie demande quand ça se termine tandis que Robin s’isole à nouveau dans son enveloppe sonore.
45La séance suivante, Patrick tape Julie sur le chemin. Avant même d’être assis, il répète qu’il va être puni. Le temps de lecture est très difficile : Robin se balance à côté de Patrick qui menace de lui faire un coquard. Émilie lutte pour se concentrer. Julie chantonne, n’arrête pas de dire que le loup est mort et me sollicite pour savoir si le loup va mourir. Gaston rit quand le loup met le bazar dans la maison. Quand il entend les « toc toc » du loup qui frappe à la porte de la maison des sept chevreaux, Patrick se lève. L’on constate ici comment le conte sert de support de projection de ce qui se passe au sein du groupe et non plus seulement de leurs fantasmes individuels.
46Patrick est vécu comme le loup de l’atelier. Sommes-nous alors les mamans chèvres qui abandonnent leurs enfants ? Les patients, les chevreaux mangés par le loup ? Et Gaston, en affichant une certaine indifférence, le chevreau qui échappe au loup en se cachant dans l’horloge ?
47Puis, lors de la discussion, nous allons assister à la « mise à mort » du « loup Patrick ». Julie commence par dire : « Le loup va mourir bientôt ! », Gaston lui répond : « Il n’est pas mort d’ailleurs ! » Nous demandons aux autres ce qu’ils en pensent : Émilie : « Il n’est pas mort ! », ce à quoi Patrick répond : « Quand est-ce que je serai mort ? », question témoignant ici de son collage au personnage du loup et à laquelle Julie répond du tac au tac : « Bientôt ! », suivie de Robin qui insiste : « Bientôt ! »
48Afin d’atténuer la violence adressée à Patrick, nous ouvrons la discussion sur la mort : « Peut-on savoir quand est-ce qu’on va mourir, même si nous allons tous mourir un jour ? »
49Patrick répète : « Oui, on sera mort un jour » mais Julie insiste : « Oui, tu vas mourir ! » Peu d’écart pour elle entre les paroles et l’acte : inquiète des conséquences de ce qu’elle vient de dire, elle demande alors si elle aussi va mourir, ajoutant : « Quand je serai morte, je ne pourrai plus parler ! » Puis, interrogeant notre capacité à survivre à ses attaques, elle se préoccupe de savoir si nous aussi nous allons mourir.
50Cependant, progressivement, Patrick est plus calme et peut trouver sa place sans être assigné à celle du bouc émissaire. Notre groupe ayant pu survivre à ses attaques, il lui assure un sentiment de continuité. Le conte rentrant en résonance avec son vécu subjectif, Patrick commence à exprimer des affects et les échanges que nous avons sur le temps de discussion permettent l’ébauche d’un travail de liaison et de représentation. Au sein du groupe, nous commençons à vivre de vrais moments d’interaction. Paradoxalement, en prenant dans un premier temps la place du bouc émissaire, Patrick a sans doute permis au groupe de se souder. C’est en effet ce que souligne J.-B. Chapelier [5] : « L’unité d’un groupe se fait contre quelqu’un, le mauvais objet étant déposé par identification projective sur la figure du bouc émissaire. »
Pour conclure
51Face à des patients dont la déliaison attaque les processus de symbolisation, nous avons souvent éprouvé un sentiment de vide et une attaque de notre propre capacité de pensée, luttant parfois pour nous dégager d’une vision déficitaire de leur fonctionnement psychique. Pourtant, l’on constate que des choses se passent, aussi ténues soient elles, pour peu que nous soyons capables de leur prêter du sens, travail de métabolisation – qui dans les premiers temps ne fut souvent possible que dans l’après-coup de la séance – permettant la constitution d’une enveloppe psychique groupale contenant et transformant la violence à la fois de la mise en groupe et de ce que le conte mobilise au niveau fantasmatique.
52« Un groupe est une enveloppe qui fait tenir ensemble des individus. Tant que cette enveloppe n’est pas constituée, il peut se trouver un agrégat humain, il n’y a pas de groupe […] » (Anzieu, 1975, p. 1).
53Celle de notre groupe, si elle est encore fragile, est en cours de constitution. Pour l’illustrer, nous laisserons le dernier mot à Robin, notre patient autiste, débutant ainsi une séance en disant : « On va tous se réunir ! »
Bibliographie
- Anzieu, D. (1975). Le groupe et l’inconscient : l’imaginaire groupal. Paris : Dunod, 2e édition, 1984.
- Bick, E. (1968). L’expérience de la peau dans les relations d’objet précoces. In Les écrits de Martha Harris et d’Esther Bick (pp. 135-139). Larmor-Plage : Éditions du Hublot, 1998.
- Bion, W.R. (1962) Aux sources de l’expérience. Paris : PUF, 1979.
- Chouvier, B. (dir.), (2002). Les processus psychiques de la médiation. Paris : Dunod.
- Hochmann, J. (1984). Raconte-moi encore une histoire. In R. Kaës (dir.). Contes et divans. Paris : Dunod.
- Houzel, H. (2005). Le concept d’enveloppe psychique. Paris : In Press.
- Kacha, N. (2011). La fonction contenante du thérapeute. In J.-B. Chapelier, et D. Roffat (dir.). Groupe, contenance et créativité (pp. 85-96). Toulouse : érès.
- Kaës, R. (1979). Introduction à l’analyse transitionnelle. In R. Kaës, A. Missenard, R. Kaspi, D. Anzieu, J. Guillaumin, et al. Crise, rupture et dépassement (pp. 1-81). Paris : Dunod.
- Kaës, R. (1993). Le groupe et le sujet du groupe. Éléments pour une théorie psychanalytique du groupe. Paris : Dunod.
- Lafforgue, P. (1995). Petit Poucet deviendra grand. Le travail du conte. Bordeaux : Mollat.
- Poncelet, J.J. (2011). Création et contenance dans un groupe de psychothérapies d’inspiration psychanalytique avec des enfants autistes. In J.-B. Chapelier, D. Roffat. (dir.). Groupe, contenance et créativité (pp. 123-137). Toulouse : érès.
- Racamier, P.-C. (1995). L’inceste et l’incestuel. Paris : Les éditions du collège.
- Silve, C., et Margaillan, C. (2004). Atelier conte en hôpital de jour pour enfants. Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, 41, 151-160.
- Winnicott, D.W. (1971). L’utilisation de l’objet. In Jeu et réalité (pp.162-176). Paris : Gallimard.
Mots-clés éditeurs : déliaison, enveloppe psychique, médiation thérapeutique, fonction contenante, symbolisation
Date de mise en ligne : 25/02/2016
https://doi.org/10.3917/clini.011.0164Notes
-
[1]
Dans les structures médico-sociales, on emploie le terme de résidents, néanmoins, s’agissant ici d’un groupe thérapeutique, nous préférons parler de patients, considérant que le statut de résident n’annule pas celui de patient.
-
[2]
J.-B. Chapelier, intervention séminaire asm13 sur les groupes à médiation thérapeutique, novembre 2014.
-
[3]
Pour le respect de la confidentialité, la nationalité de Norbert a été changée.
-
[4]
J.-B. Chapelier, op. cit.
-
[5]
J.-B. Chapelier, op. cit.