Notes
-
[1]
J. McDougall, Éros aux mille visages, Paris, Gallimard, 1996, p. 237.
-
[2]
J. McDougall, « L’économie psychique de l’addiction », Revue française de psychanalyse, 68(2), 2004, p. 513.
-
[3]
M. Klein, Envie et gratitude, Paris, Gallimard, 1968, p. 27.
-
[4]
P. Meyer. L’homme et le sel, Paris, Arthème Fayard, 1982.
-
[5]
M. Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique : monde, finitude, solitude, Paris, Gallimard, 1992.
-
[6]
B. Brusset, « Dépendance addictive et dépendance affective », Revue française de psychanalyse, 68(2), 2004, p. 411.
-
[7]
http://blogdominique.autie.intexte.net
-
[8]
D. Autié, Le bec dans l’eau, Paris, Phébus, 1997, p. 124.
-
[9]
M. Heiddeger, op. cit.
-
[10]
B. Brusset, op. cit.
-
[11]
Cette évolution se fait d’autant mieux que l’organisme est désintoxiqué de l’alcool et permet progressivement la récupération des capacités neurophysiologiques.
Le risque de tout perdre
1Il faudrait commencer par parler de l’alcool comme d’une tentative de restauration narcissique, quelque chose qui s’incorpore pour se diluer rapidement dans le sang, c’est-à-dire, se mêler intimement à la sensation d’un soi plus fort, plus entreprenant, plus créatif, plus invulnérable, celle d’un avatar héroïque qu’on n’aurait jamais soupçonné sans cet appoint. Ainsi, ce prétendu héros vient masquer un moment une image de soi jugée défaillante, honteuse, dérisoire ou ridicule avant qu’elle ne réapparaisse encore et encore, imposant indéfiniment le geste de boire.
2Tout moment de la vie qui paraît au sujet impossible ou difficile à affronter, qui dépasse ce qu’il se croit capable de supporter, peut susciter une conduite addictive : alcool, mais aussi nourriture, tabac, médicaments, sexe, travail ou compulsions diverses. Le problème devient pathologique quand cette « solution » est devenue unique, exclusive, contraignante et régulière (Descombey, 2005).
3C’est donc de cette solution qu’il faut partir pour s’interroger sur ce que va représenter l’abstinence. Quand l’alcool a commencé à faire ses ravages sur le corps, la lucidité, les aptitudes à travailler, à aimer. Quand il a fini par lasser l’entourage familial et les amis les plus chers, alors se pose la question de ce qui est perdu. Après des années passées à tenter de se valoriser dans l’alcool, d’autres années à constater la déchéance qui s’en est suivie, vient la résignation à l’abstinence vécue comme la fin des illusions chéries, la fin d’une vie rêvée dans l’excitation. Le moment où l’on se résigne à mettre un terme ressemble à une perte vertigineuse, semblable à la perte d’une partie de soi qui aurait définitivement disparu.
4Renoncer à boire, est-ce déjà s’avouer vaincu, croire que la partie est perdue avec les moments les plus excitants de sa vie, même si, on le sent bien, l’alcool mêle intimement la vie et la mort dans une précipitation de plus en plus inéluctable ?
5Les addictions sont, selon J. McDougall (1996), des moyens pour se débarrasser de ses états affectifs, négatifs ou positifs. Elles sont une tentative de protection, le sujet étant « persuadé que la parade est assurée du fait de l’illusion de contrôle omnipotent sur l’objet substitutif choisi, qui est censé ne jamais faire défaut [1] ». C’est une parade, oui, aux deux sens du mot : une façon de parer l’adversaire mais aussi de parader, de croire et de faire croire qu’on en a triomphé.
6Si donc l’alcool a permis d’évacuer l’afflux d’émotions insupportables, comment se débrouiller avec ses affects sans cette parade ? L’abstinence peut alors être ressentie comme une insuffisance, un état de faiblesse sans défense et sans éclat.
7Deux cas vont permettre d’illustrer ce questionnement, ceux de Jeanne et de Grégoire que nous avons suivis sur le plan psychothérapique dans un csapa (centres de soins d’accompagnement et de prévention en addictologie).
Jeanne
8Jeanne Antoinette Poisson, alias Madame de Pompadour, était une grande amatrice de champagne, elle aimait dire « qu’il est le seul vin qui laisse la femme belle après boire ». Une légende veut que la première coupe de champagne fût moulée sur son sein.
9Jeanne ne buvait que du champagne. Elle a une soixantaine d’années et est adressée en thérapie après plusieurs années de suivi avec un médecin alcoologue. Elle raconte son histoire, la solitude dans laquelle elle vit, l’alcool qui a pris beaucoup trop de place quand elle s’est rendu compte que son mari menait une double vie depuis plusieurs années.
10Elle est issue d’une fratrie nombreuse mais s’est toujours sentie seule, abandonnée, orpheline. Jeanne parle de son besoin d’être aimée, de ses difficultés à être avec d’autres. Elle regarde le temps s’écouler, les années qui s’accumulent et la vie qui semble derrière elle. Jeanne est hors alcool depuis peu.
11Lors de la deuxième séance, Jeanne aborde son éducation chaste, sa sexualité avec beaucoup de pudeur et trouve cela « ragoûtant, sale et triste » (elle dit « ragoûtant » en voulant signifier « dégoûtant »), sauf avec son mari. Pour Jeanne, le sexe est impur, c’est mal. Elle aurait préféré rester une petite fille… et puis elle fond en larmes et dit qu’elle a subi des sévices sexuels à l’âge de 7-8 ans, une personne de la famille, et puis à nouveau au début de l’adolescence par une autre personne extérieure à la famille pendant les vacances. Elle n’avait pu jusqu’à ce jour déposer cela.
12Les séances suivantes, elle pleure, elle exprime son angoisse à l’idée que sa fille se marie. Elle se sent abandonnée, quittée à nouveau. La relation avec son ex-mari qui vit avec une autre femme mais dont elle n’est pas divorcée, est très compliquée. Elle ne fait pas le deuil de cette relation. Elle se sent amputée « même quand c’est plus là, ça fait encore mal ».
13Elle témoigne par ailleurs de son inquiétude quant au fait que si elle allait mieux, elle n’aurait plus sa place dans la structure. Ce qui nous interroge sur le passage d’une dépendance à une autre ; on troque la bouteille contre le soin. Le « prenez-moi » devient « gardez-moi pour toujours ».
14Jeanne se réalcoolise durant l’été à cause de l’ennui, de sa solitude, « comme si le fait de rester seul chez soi, était en soi une blessure narcissique qui requiert la solution addictive du sujet [2] ».
15Durant cette période, elle est coquette, enjouée et participe volontiers aux ateliers thérapeutiques en étant dans l’échange avec les autres, dans la séduction, elle est métamorphosée. Mais elle exprime par ailleurs le manque (de désir) et le fait qu’elle « prend du plaisir » lorsqu’elle consomme. Dans le même temps, elle culpabilise à l’idée de prendre la place de quelqu’un d’autre. Elle verbalise qu’elle n’est pas à la hauteur de tout ce que nous faisons pour elle. Et puis, les consommations deviennent à nouveau massives, l’ivresse fait place « aux cuites », elle ne se supporte plus et demande une hospitalisation. Elle reviendra cinq semaines après.
16Un traitement à base de lithium est mis en place par un psychiatre. Malgré cela, elle se sent déprimée, pleure quotidiennement, a des idées noires. Elle est recroquevillée sur elle-même, éteinte et n’a plus goût à rien : l’alimentation, la peinture, la lecture, domaines autrefois investis, sont désertés. Son traitement est ajusté, elle ne pleure plus mais dit ne plus rien ressentir ; auparavant, au moins, il y avait l’ivresse. Elle s’ennuie de l’alcool mais ne consomme plus.
17Commence alors une période qui perdure où elle dit : « Je me sens plate. Je m’ennuie, mais je vais bien. » Le temps utilisé est invariablement le présent comme si le futur n’existait pas. Le passé n’est que regrets, elle n’accepte pas le départ de son mari et se remémore exclusivement les « mauvais moments » de sa vie, de son enfance.
18Le bon docteur qu’elle croise au détour d’un couloir lui dit qu’elle semble aller bien en sortant de la séance, elle s’en défend et répond que c’est parce que son psychiatre a réajusté son traitement. Il y a une certaine agressivité à l’égard de la thérapeute, Jeanne lui donne à voir à quel point elle est impuissante. Elle est reléguée au rôle de mère inadéquate.
19J. McDougall (1978) parle de « transfert maternel décevant, source d’amertume, inapte à réconforter, à rendre capable de s’aider soi-même. »
20Il semble qu’elle ne puisse pas exprimer de gratitude à sa thérapeute. « Le sentiment de gratitude, note M. Klein, est un dérivé important de la capacité d’aimer, il est essentiel à l’édification de la relation au bon objet et nécessaire à la reconnaissance de ce qu’il y a de bon chez les autres et chez soi-même [3]. »
21Jeanne n’a pas fait le deuil de l’alcool pas plus qu’elle n’y a renoncé. Elle dit qu’un jour, peut-être, elle consommera à nouveau.
22Dans la notion de renoncement, il y a le fait de s’avouer vaincu mais aussi celui de pouvoir faire un choix. De quel choix s’agit-il, quels deuils sont en question ? La thérapeute se dit souvent qu’elle la trouvait bien plus vivante, pétillante, lorsqu’elle consommait. Cependant dans sa quête de plaisir, d’ivresse, se trouve à la source le besoin et non l’envie, ni le désir. Ce besoin doit être satisfait immédiatement afin de combler un manque, une sensation d’incomplétude. Elle se dit indifférente au temps, se sent étrangère à elle-même ; au lieu de boire, elle mange. Elle n’a plus envie d’alcool, ce qui la fait tenir est « l’enclenchement du processus » : « Je suis privée de boire. » Jeanne se dit nostalgique de la griserie et du goût. Elle ajoute aussi « il me faut quelque chose dans le bec ».
23Durant de longs mois, la thérapeute a la sensation qu’il n’y a pas de mouvement, cela stagne et elle s’engourdit, il lui faut accepter d’être le « récipiendaire/contenant » (Descombey, 2005) de ce que Jeanne a à déposer et ne pas renoncer (au sens de s’avouer vaincu), « ne pas faire la morte car ce serait rejoindre la mort psychique que l’on sait chez le patient » (McDougall, 1989). Récemment, elle lui a répété qu’elle n’attendait plus de plaisir et a ajouté « mais vous n’y pouvez rien ». À ce moment, la thérapeute a entendu « ce n’est pas de votre faute », elle a trouvé qu’elle la regardait d’une façon bienveillante et elle a pensé qu’elle lui disait : « Il n’y a que moi qui puisse m’aider. » Un processus de remaniement semble être en cours.
Grégoire
24Grégoire a 48 ans. Pendant des années, il a fonctionné au cannabis et à l’alcool. Dans la journée employé de bureau avec un travail fastidieux, mais le soir musicien passionné, il faisait partie d’une formation qui se produisait dans des cabarets où il n’était pas le seul à prendre des produits. Il a vécu avec une femme qui lui a donné un fils, mais cette femme le trompait souvent et il a fini par s’en séparer, la mort dans l’âme. Il a eu depuis plusieurs compagnes et ça n’a pas tenu, l’alcool prenant de plus en plus de place dans sa vie. Il est seul depuis plusieurs années. Il s’est fait soigner en alcoologie et a entrepris une psychothérapie. Mais son abstinence s’accompagne d’un état dépressif qui ne le lâche jamais complètement. Il continue à faire de la musique, c’est devenu une routine, il est écrasé par l’ennui depuis qu’il a cessé de boire.
25Un jour, Grégoire s’est écrié « Depuis que je suis abstinent, c’est le sel de ma vie qui s’en est allé ! » Son thérapeute a pensé qu’il y a 400 millions d’années, quand la vie n’existait que dans la mer, un certain nombre d’espèces animales commencèrent à quitter le milieu aquatique et à coloniser les continents terrestres émergés. La vie hors de l’eau nécessitait une adaptation des organismes, ce qui supposait, chez ces êtres terrestres, de disposer de poumons pour respirer et aussi de la capacité de conserver dans leur organisme une forte teneur en sel pour compenser le sel marin qu’ils avaient quitté [4]. Il a raconté cette préhistoire à Grégoire comme une image de ce que l’on avait besoin de garder au fond de soi pour subsister, après avoir quitté le milieu originaire.
26Grégoire ressemble à un poisson hors de l’eau parce qu’il n’a pas su garder le précieux sel dont il a besoin pour rester psychiquement vivant. Ainsi, l’alcool qui lui tenait lieu de sel était sans doute à disposition autant qu’il le voulait, rapidement, mais avait l’inconvénient de ne pas laisser en lui durablement l’excitation psychique et l’envie de continuer à vivre. Abstinent, Grégoire se sent vide, comme quelqu’un qui aurait perdu un paradis artificiel, mais paradis tout de même, rien n’est resté en lui. Sans doute, comme nous tous, a-t-il dû quitter sa mère primitive, mais il croit qu’il n’a rien mis à la place. Il a recherché dans un produit externe le manque d’introjection d’un environnement maternant (McDougall, 1989). Et puis il raconte que quand le soleil brille dans le ciel, il retrouve un peu de cet élan vital qui l’a quitté. Il attend que l’excitation vienne de l’extérieur. Il s’attable à une terrasse de café et regarde passer les filles jusqu’au moment où il espère ressentir un désir, en vain. Parfois tout de même, il se sent vivant sexuellement, mais comme il n’ose pas aborder la fille, il court voir une prostituée, il y prend un plaisir fugace, et se sent ensuite encore plus seul et plus vide, à nouveau dans la grisaille du monde.
L’ennui, revers de la dépendance ?
27Chez Jeanne et Grégoire, ce qui est apparu d’abord, c’est l’ennui. Tous deux ne sont pas inactifs mais tout ce qu’ils font les ennuie ; manque de sel et de goût. Ils le font par obligation, par nécessité et par un minimum de contact avec la réalité qu’ils ont conservé. L’ennui n’est pas une absence, c’est un vide dans lequel la question de la dépendance est évitée. En sortant de la dépendance addictive, Grégoire n’a pas encore pu réactiver en lui la capacité d’une dépendance affective, Jeanne commence peut-être à le faire.
28Cette habitude prise d’un psychisme auquel seul l’alcool donnait de l’éclat aboutit avec l’abstinence à une pauvreté mentale qu’on a parfois nommée alexithymie. J. McDougall préfère parler de désaffectivation pour dire que c’est une défense contre le risque d’être débordé par l’affect.
29En quoi consiste cet état qui paraît venir prendre la place de l’addiction ? À quelle humeur se rapporte-t-il ?
30Chacun connaît l’ennui, c’est une expérience commune. Selon M. Heidegger, il est question d’un temps vide qui passe trop lentement et qu’il faudrait « tuer ». « L’état d’être laissé vide, ajoute-t-il, désigne le fait de ne rien recevoir de la part de ce qui se trouve là [5]. » Peut-être alors l’ennui reprend-il la place d’un sentiment déjà connu, celui de ne pas avoir reçu assez d’une mère, d’un entourage qui, jadis, n’a pas été suffisamment là, suffisamment bon pour donner le sentiment de plénitude. Ce genre d’ennui serait alors à mettre du côté des « agonies primitives » (Winnicott, 1975), dont on ne peut rien dire parce qu’elles n’ont jamais été pensées par celui ou celle qui les a subies. L’abstinence pourrait être alors un premier pas dans la reconnaissance de cet ennui primordial, qui a fini par s’imposer comme une expérience plus forte que celle de l’intoxication alcoolique. Quelle expérience ? L’intuition d’une dépendance absolue, inextinguible. Peut-être le recours à une substance externe fut-il là pour combler un vide interne que l’on retrouve une fois l’abstinence installée.
31L’abstinence serait-elle une autonomie retrouvée ? À moins qu’elle ne soit une dépendance assumée : « Je suis un alcoolique abstinent », disent les Alcooliques Anonymes. On ne guérit pas de l’alcoolisme, a écrit D. Autié sur son blog après vingt ans d’abstinence, « j’ai été un fœtus addictif ».
32L’addiction, avec ou sans abstinence, est une dépendance sans doute, mais après tout, la dépendance est un « fait humain fondamental » (néoténie) qui se transfère à de nouveaux objets au cours de la vie, c’est une tentative « normale » pour lutter contre l’angoisse de tout perdre (la mort). Le sujet addict a tenté de s’affranchir de la dépendance et des vicissitudes du lien à l’objet en le remplaçant par un pseudo-objet qui assure son autosuffisance, sa complétude, comme un hermaphrodisme qui libèrerait du désir de l’autre. Cette tentation de la suffisance narcissique n’est pas en soi psychopathologique, elle concerne tout le monde et chacun peut être tenté de s’y livrer un jour ou l’autre, mais cela peut prendre une telle dimension qu’elle finit par exclure toutes les dépendances affectives. L’acte addictif est un moment de vie « débrayé de l’intersubjectivité, mais aussi du rapport réflexif à soi-même », l’objet a été « effacé », remplacé par un « autoérotisme désexualisé [6] ». C’est comme une peur de l’autre, de sa différence, de son absence. Peu d’abstinents ont dit, mieux que D. Autié, cette hantise viscérale qui mine toute relation affective. Il écrit, dans son blog, ce qu’il croit en être l’origine, après la mort de sa mère : « Étais-je un danger de son vivant ? En reste-t-elle un pour moi jusque dans la mort ? Quelque chose n’a jamais cédé entre nous, qu’alternativement nous pensions érigé par l’autre et qu’en définitive nous n’avons sans doute fait qu’échafauder contre nous-mêmes : à la façon d’assiégés qui, croyant se protéger, hérissent leurs remparts de lances tournées, non contre l’assaillant, mais vers le dedans de la forteresse, de sorte qu’ils manquent au moindre geste de venir s’empaler sur leur propre système de défense [7]. » Cette peur originaire semble avoir poursuivi le blogueur dans tous ses retranchements ; on la retrouve chez Duchamp, le héros du Bec dans l’eau, qui se décrit, enfant, « titubant ses premiers pas entre les mâchoires provisoirement ouvertes des bras maternels [8] ».
33Avec la perte de l’alcool, il va falloir se confronter à nouveau à la dépendance aux objets véritables, ceux qui suscitent l’amour et la haine, risquer d’être soumis à leur volonté, à leurs caprices, en un mot, à leur altérité. Rien à voir avec la bouteille qui se laissait faire aimablement, qui n’avait pas de fond tant qu’on avait encore de l’argent.
34Parmi ces objets, il y a les soignants et les thérapeutes, qui, par le jeu du transfert, vont eux aussi soulever le problème d’une dépendance affective difficile à vivre, peut-être menaçante, et à moduler dans le rapport supportable à soi. Comment prendre en compte ces aspects de la relation thérapeutique ?
Quelle thérapie ?
35Il s’agit d’abord d’une prise en charge multifocale comprenant un suivi médical, social et, le cas échéant, certaines activités de groupe (ateliers sensoriels, psychomotricité), donc un ensemble de soins dans lequel le suivi psychothérapique vient s’insérer. Une thérapie isolée, dans le cas d’une addiction grave, ne permettrait pas de soutenir suffisamment un patient qui est à la merci de ruptures psychiques pendant lesquelles il a besoin d’être protégé par un dispositif institutionnel et éventuellement hospitalier. On peut faire le même constat avec les anorexiques graves qui se mettent dans un tel état de dénutrition que le soin psychique passe au second plan, et que la priorité est alors une hospitalisation dans un service de réanimation simplement pour les maintenir en vie. Mais on sait aussi qu’après ces mesures d’urgence, il est nécessaire de revenir à des soins psychiques si l’on veut espérer une évolution dans laquelle les patients se sentent eux-mêmes impliqués.
36Entreprendre un travail psychique avec un psychologue suppose une certaine alliance au cours d’entretiens réguliers centrés sur la compréhension de soi. Dans cette alliance, le rapport à l’alcool ne constitue pas nécessairement le thème essentiel, l’abstinence n’est pas présentée comme une condition absolue, mais comme un facteur favorable au travail psychothérapique. C’est-à-dire que « le diktat léonin » du sevrage, comme dit J.-P. Descombey (2005), n’est pas tant un objectif du traitement qu’une condition technique pour éviter l’hémorragie psychique. La présence de l’alcool pendant les séances tend à annihiler la possibilité d’un travail psychique. Mais si l’on exige l’abstinence, le risque est que le patient ne vienne pas quand il s’est réalcoolisé. Il revient un peu plus tard en prétextant : « La dernière fois, je n’étais pas assez bien pour vous parler, je ne voulais pas que vous me voyiez comme ça… », ce qui met le thérapeute dans la position surmoïque de n’être capable d’entendre que de « bonnes paroles ». L’alliance ne se construit pas sur le fait de boire ou de ne pas boire, mais sur la question de comprendre comment l’alcoolisation entre dans un système de défense pour éviter la reconnaissance par la parole de conflits psychiques. Et la reconnaissance de cette « condition technique » de la parole est déjà une trouvaille : la douleur psychique peut se dire au lieu de se boire.
La traversée du désert
37Faut-il alors admettre que les peurs contre lesquelles on s’est protégé avec l’alcool risquent de revenir avec l’abstinence ? Peut-être. Mais ce qu’on voit plutôt, c’est le vide. Comme si la psyché désertée par l’alcool était devenue stérile, désertifiée. Il est possible que la reconnaissance de cette désertification soit nécessaire avant de trouver des oasis psychiques.
38La question de l’ennui et du vide, quand elle est exprimée, peut constituer une base de travail. Elle serait un résidu de la tendance à la destructivité psychique manifestement à l’œuvre dans la prise d’alcool. Comment supporter que toute tentative d’élaboration psychique soit réduite à néant par la reprise d’alcool ou même par l’abstinence ? L’ennui peut gagner le thérapeute face à l’ennui du patient abstinent. Comment rendre la situation intéressante ? Là encore, M. Heidegger ouvre une voie : « L’état d’être laissé vide n’est jamais possible que là où subsiste une exigence de comblement, là où subsiste la nécessité d’une abondance [9]. » Ainsi, la vacuité psychique pourrait être prometteuse à condition qu’elle soit supportée pendant un temps par le patient aussi bien que par le thérapeute.
39L’attitude psychothérapique envers les boulimiques anorexiques dont parle C. Combe (2004) suppose pour le thérapeute la capacité de survivre psychiquement à la destructivité ou dévalorisation psychique du patient, pour tenter d’en faire émerger du sens. Il est confronté au clivage des patients entre une partie du soi (celle avec laquelle on a fait l’alliance la plus sûre) qui veut sincèrement continuer le travail psychique, et une autre partie qui échappe à toute idée de guérison, d’évolution, et qui n’a jamais vraiment renoncé à maigrir (ou à boire). La reconnaissance d’un conflit intrapsychique entre ces deux parties antagonistes du soi constitue une avancée dans la thérapie.
Une jachère psychique
40Rester vivant, se sentir vivre, être entièrement là, à soi-même et aux autres, comment peut-on encore faire quand on a passé de longues années à compter sur le recours systématique à l’alcool, sur l’excitation, les excès, la détente et l’oubli qu’il provoque ? Ainsi, l’usage du produit s’est substitué à la capacité psychique à s’ouvrir au monde et aux fantasmes, et à les développer dans des dépendances affectives. Ces compétences psychiques sont restées en jachère, parce que le produit les mimait et donnait l’illusion que c’était là un complément psychique aussi nécessaire que l’est le sel dans l’alimentation. Le thérapeute est confronté à cette question : comment réintroduire du vivant par sa propre pensée et ses contre-attitudes au risque d’empiéter sur le psychisme du patient ? L’intervention thérapeutique consiste alors à tenter de réactiver la vie psychique, face au travail de sape du processus addictif, et de repérer chez le patient ce « qui reste vivant, actif, indicateur de la singularité personnelle [10] ». Ceci suppose de la part du thérapeute une présence active et une attention contenante, au sens que lui a donné W. Bion (1970), c’est-à-dire celle qui permet au patient de retrouver le contact avec ses contenus psychiques. Cette attention ne peut rester silencieuse bien longtemps, il y a souvent la nécessité de penser à voix haute et de livrer ses propres associations.
41Cette pratique d’intervention relativement intrusive n’est pas vraiment neutre, même si elle reste bienveillante. Elle a tout de même sa limite : il ne s’agit pas de forcer la relation et l’on peut se rendre compte que notre besoin de maintenir le lien coûte que coûte trahit surtout notre inquiétude d’une rupture. L’attention soutenue du thérapeute envers le patient abstinent ne peut rester sans effet. Bien entendu, ce thérapeute est aussi à l’écoute de son contre-transfert pour éviter d’assouvir ses besoins d’emprise sur le patient, pour tenter de prévenir son découragement, son impatience. L’ennui que nous pouvons ressentir est sans doute en rapport avec notre propre capacité à supporter une morne dépendance dans laquelle ces patients nous entraînent.
Conclusion
42On peut se jeter dans l’alcool par crainte de la perte, perte d’objet ou perte narcissique. Or, c’est la meilleure façon d’activer des pertes inéluctables et contre lesquelles la psyché ordinaire ne protège pas toujours suffisamment. C’est à la fois l’intériorisation d’objets et d’images de soi suffisamment bons et le refoulement des angoisses de perte qui nous permettent de supporter notre historicité subjective, avec ce qu’elle comprend de nostalgie, de ressentis présents et d’espoirs en l’avenir. Mais quand ce montage ne fonctionne plus ou n’a jamais vraiment fonctionné, l’ennui risque d’envahir le terrain psychique, et l’alcool est une faible parade contre la désertification. Le choix de l’abstinence la réactualise. Le travail psychothérapique passe souvent par un stade de confrontation à cette désertification avant de trouver ou retrouver des oasis de créativité [11].
Bibliographie
Bibliographie
- Autié, D. 1997. Le bec dans l’eau, Paris, Phébus.
- Bion, W.R. 1990. L’attention et l’interprétation, Paris, Payot.
- Brusset, B. 2004. « Dépendance addictive et dépendance affective », Revue française de psychanalyse, 68(2).
- Combe, C. 2004. Comprendre et soigner la boulimie, Paris, Dunod.
- Descombey, J.-P. 2005. L’économie addictive. L’alcoolisme et autres dépendances, Paris, Dunod.
- Heidegger, M. 1992. Les concepts fondamentaux de la métaphysique : monde, finitude, solitude, Paris, Gallimard.
- Klein, M. 1968. Envie et gratitude, Paris, Gallimard.
- McDougall, J. 1978. Plaidoyer pour une certaine anormalité, Paris, nrf Gallimard.
- McDougall, J. 1989. Le théâtre du corps, Paris, nrf Gallimard.
- McDougall, J. 1996. Éros aux mille visages, Paris, nrf Gallimard.
- McDougall, J. 2004. « L’économie psychique de l’addiction », Revue française de psychanalyse, 68(2).
- Winnicott, D.W. 1975. « La crainte de l’effondrement », Nouvelle revue de psychanalyse, n° 11.
Notes
-
[1]
J. McDougall, Éros aux mille visages, Paris, Gallimard, 1996, p. 237.
-
[2]
J. McDougall, « L’économie psychique de l’addiction », Revue française de psychanalyse, 68(2), 2004, p. 513.
-
[3]
M. Klein, Envie et gratitude, Paris, Gallimard, 1968, p. 27.
-
[4]
P. Meyer. L’homme et le sel, Paris, Arthème Fayard, 1982.
-
[5]
M. Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique : monde, finitude, solitude, Paris, Gallimard, 1992.
-
[6]
B. Brusset, « Dépendance addictive et dépendance affective », Revue française de psychanalyse, 68(2), 2004, p. 411.
-
[7]
http://blogdominique.autie.intexte.net
-
[8]
D. Autié, Le bec dans l’eau, Paris, Phébus, 1997, p. 124.
-
[9]
M. Heiddeger, op. cit.
-
[10]
B. Brusset, op. cit.
-
[11]
Cette évolution se fait d’autant mieux que l’organisme est désintoxiqué de l’alcool et permet progressivement la récupération des capacités neurophysiologiques.