Cliniques 2013/2 N° 6

Couverture de CLINI_006

Article de revue

Vampirisation dans les troubles de la fonction alimentaire

Pages 191 à 202

Notes

  • [1]
    M.-C. Célérier, « La boulimie compulsionnelle revisitée », Destins de l’oralité, Champ psy, n° 29, vol. 23, 2003, p. 43.
  • [2]
    R. Vivien, « Lettre à sa sœur Antoinette », dans Marie Perrin, Renée Vivien, le corps exsangue, de l’anorexie à la création littéraire, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 31-32.
  • [3]
    R. Vivien, « Les revenants », Évocations, poèmes, t. 1, Lemerre, 1923, p. 118-119.
  • [4]
    R. Vivien, Une femme m’apparut, Paris, Lemerre, 1905, p. 47.
  • [5]
    R. Vivien, « Noir et gris », Poèmes retrouvés, œuvre poétique complète, éd. J.-P. Goujon, 1986, p. 92.
  • [6]
    R. Vivien, « L’automne », Cendres et poussières, poèmes, t. 1, Lemerre, 1923, p. 48.
  • [7]
    R. Vivien, « Ressemblance inquiétante », Cendres et poussières, poèmes, t. 1, Lemerre, 1923, p. 57.
  • [8]
    J. Chasseguet-Smirgel, Le corps comme miroir du monde, Paris, Puf, 2003, p. 37.
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« Dans les troubles alimentaires, le processus de libidinalisation est immature et empreint d’une dimension cruelle. Le travail de sape du corps vise à faire taire une pulsionnalité sexuelle prégénitale sous le joug d’une perversion de la sphère orale. »
© Pierre-Georges Despierre

1La clinique des troubles de la fonction alimentaire nous invite à une réflexion sur les limites. En substituant le terme de comportement par celui de fonction, je souligne la dimension processuelle sous-tendue par la sphère orale. L’oralité qui dès le début de la vie psychique est engagée dans le processus de construction des différentes limites, entre l’interne et l’externe, constitue une véritable interface de différenciation au sein même de l’appareil psychique. Les dysfonctionnements de l’oralité, dont les troubles alimentaires font partie, traduisent au-delà de la symptomatologie une difficulté d’appréhension de la réalité extérieure et fantasmatique. Cette difficulté d’être avec soi même en présence de l’objet nous confronte dans la pratique clinique à nos propres limites et nous invite à penser celles des différents cadres thérapeutiques, que ce soit celles de l’analyse ou encore celles institutionnelles. En effet, avec ces patientes, le cadre analytique de la cure type montre ses limites en mobilisant nombre de résistances. L’aménagement du cadre classique, sans invalider le dispositif divan-fauteuil, permet d’amortir la menace qui vient peser sur l’économie psychique. La prise en charge en institution, que ce soit en ambulatoire ou lors des hospitalisations, est souvent vécue dans ses prolégomènes sur le même mode. Dans cet article, je souligne comment l’ouverture d’un espace d’élaboration étayé et encadré par un projet d’hospitalisation permet de tempérer la rencontre avec le corps soignant tout en conflictualisant l’espace de rencontre avec un thérapeute. Plus précisément, je souhaite rendre compte d’une activité psychique particulière, réactivée par le projet d’hospitalisation et la cristallisation du soin autour de l’oralité. Il s’agit du fantasme vampirique, où l’oralité, à défaut d’être au service d’un travail de croissance, concourt à un travail de sape du corps propre ou du corps soignant ; travail étayé par ma clinique et l’analyse de textes littéraires et poétiques de Renée Vivien.

2Poétesse et romancière, cette artiste de la fin du xixe et du début du xxe siècle a souffert durant son existence d’une anorexie grave et d’alcoolisme. À l’âge de 32 ans, R. Vivien décède, exténuée, selon les dires de ses proches, par ses multiples privations et addictions. La pratique clinique reste à mon sens plurielle, faite de rencontres diverses dont les productions artistiques et culturelles font partie. L’œuvre de R. Vivien constitue un matériel clinique fécond qui permet d’illustrer autrement la compréhension de ces pathologies. Parce que les vers d’un poème se situent dans un mouvement d’hésitation incessant entre le son et le sens (Valéry, 1941), ils sont comme le discours associatif, propice à un travail psychique proche de l’écoute flottante. L’analyse du texte comme l’analyse d’un patient, c’est délier le texte et le délirer tout en prenant en considération l’analyse de son contre-transfert (Green, 1971). Mais avant de poursuivre sur l’analyse des manifestations inconscientes, un détour métapsychologique s’impose afin d’éclaircir quelques notions sur lesquelles je m’étaye.

L’oralité et la sexualisation des pulsions : une problématique vampirique

3Dans les troubles de la fonction alimentaire, les hypothèses d’une érotisation de la faim (Kestemberg et Decobert, 1972), d’un dysfonctionnement dans la psychisation des pulsions sexuelles (Brusset, 2004) ou d’une nostalgie d’érotisation des zones érogènes (Marinov, 2001) mettent toutes en avant un montage pulsionnel immature. Ce défaut dans le processus de libidinalisation (Corcos, 2000) peut être compris comme un dysfonctionnement au niveau de la période princeps orale de l’étayage des pulsions. L’introduction d’une pulsion de tendresse et de cruauté au sein des pulsions d’autoconservation (Cupa, 2007) permet de repenser la conflictualité de cette période. Selon D. Cupa, l’autoconservation peut se penser comme besoin de contact, de toucher qui est source de plaisir d’être et d’être avec. Ce besoin de tendresse primaire est nécessairement insatisfait, ce qui laisse place à des mouvements de décharges cruelles. Cette cruauté originaire doit s’entendre comme besoin de décharge d’une tension et non comme recherche de faire du mal à soi ou à l’objet. Ce n’est que dans un second temps que la cruauté fait l’objet d’une sexualisation. La chaîne associative des signifiants de la cruauté nous conduit du côté des entames et des attaques de la peau. La racine indo-européenne kreu, de cruauté, désigne la chair crue, saignante, témoin d’un narcissisme à fleur de peau. L’analyse étymologique de la cruauté met en exergue deux idées princeps qui permettent de mieux comprendre cette idée de pulsion de cruauté, à savoir la notion d’effraction et de liquide vital qui s’écoule, définition qui concorde avec les associations de Mlle L., hospitalisée et qui, lors d’une séance précédant mes vacances, affirme en pensant à ses conduites de purge : « J’ai l’impression de pleurer des filets de sang. »

4Mlle L. évoque en séance, en parlant de sa sonde, les difficultés et impressions que suscite cette situation. « Cet insupportable » lui évoque de « nombreuses images immondes » qu’il semble difficile de fixer précisément dans un tissu de représentations. Les sensations du « liquide qui passe », de l’aiguille qui la « connecte à cette poche », « d’être remplie de force », tout en se sentant « vide à l’intérieur » mettent à mal un appareil à penser débordé ici par de nombreuses excitations. Puis, après un long silence qui me fait penser à un blanc de pensée, Mlle L. évoque l’angoisse devant l’image qui semble avoir fait irruption, celle « d’une vache qu’on trait et qu’on vide » et plus précisément sur « le tuyau qui aspire ». Le lait lui évoque cette « substance blanchâtre, un peu sucrée, qui est introduite de force ». Mlle L. associe ensuite sur les conduites de purge comme si la décharge motrice venait mettre à distance une fantasmatique dangereuse car sous le joug d’une oralité vampirique. Cette activité fantasmatique de « la vache à lait » me fait penser à la dimension maternelle du soin et plus précisément à son caractère prégénital ; c’est-à-dire la mère archaïque qui menace d’effraction, que ce soit par le trop-plein ou le trop vide. L’institution devient comme le sein, cet objet partiel qui menace le corps d’effraction en raison d’une oralité vécue comme monstrueuse dans son insatiabilité. Les troubles de la fonction alimentaire mettent en scène le corps entre un « non-sens psychosomatique et le signifiant hystérique [1] » et traduisent un corps qui a perdu en quelque sorte la capacité de s’affecter. Je retrouve avec mes patientes cette dimension, avec l’idée également qu’elle engage à chaque fois cette notion de sang qui s’écoule. Avec une autre patiente, le sang intervient à plusieurs reprises comme ce liquide qui est partagé pour sceller un pacte, à l’image d’une relation vampirique avec l’objet d’amour où s’opère comme une transfusion de vie (Wilgowicz, 1981).

5Les troubles de la fonction alimentaire peuvent ainsi se comprendre comme une lutte autoconservatrice au regard d’une pulsionnalité ressentie comme menaçante car empreinte d’une dimension cruelle et perverse. Le dysfonctionnement de la sphère orale dans les troubles de la fonction alimentaire peut se comprendre au regard d’une perversion de cette fonction (Marinov, 2001). V. Marinov, dans ses derniers travaux, déplace son regard sur la dimension intersubjective de cette maladie pour attirer l’attention sur la relation vampirique qui unit la mère et la fille. L’anorexique, par l’intermédiaire de son corps, réalise au niveau fantasmatique un meurtre de l’autre par la dissolution des limites entre Moi et non-Moi. Le fantasme matricide est l’objet d’une lutte car il est empreint de tendances perverses (Marinov, 2008). Selon lui, dans les troubles de la fonction alimentaire, il s’opère une tentative de restauration d’une homosexualité primaire qui fut défaillante par le passé. La symptomatologie anorectique est comprise par V. Marinov comme la figuration du désir de fusion et de sa défense, sous-tendu par une fantasmatique vampirique et auto-vampirique. À mon sens, la dimension vampirique ne peut se comprendre au regard d’un désir de fusion et comme une négation de l’altérité. Sans remettre en question l’importance de la problématique prégénitale, ces patientes manifestent un désir de s’affranchir de toutes contingences objectales, en tant que celui-ci rappelle un manque ; manque source de souffrance qui n’est pas l’objet d’un travail d’élaboration. La réalité de l’objet n’est pas déniée. La référence de V. Marinov à l’homosexualité primaire demeure, il me semble, confuse car elle ne prend pas en considération la spécificité de cette période qui ne peut pas être assimilable à la recherche de fusion. L’homosexualité primaire signe le passage d’un registre fusionnel à des modalités d’être et d’être avec où l’autre est envisagé comme étant similaire à soi (Kestemberg, 1984). Cette sortie du narcissisme primaire, s’accompagne d’une sexualisation traumatique des mouvements antérieurs ; réactualisation fantasmatique dans un après-coup, qui vient donner à l’oralité sa dimension cruelle et vampirique. C’est dans cette idée d’un après-coup et au travers de l’analyse des productions de R. Vivien que je souhaite poursuivre la proposition de V. Marinov, d’une fantasmatique vampirique, afin de pouvoir éclairer les difficultés pour ces patientes d’investir un projet de soin à moyen et long terme.

Le corps dans l’œuvre de R. Vivien : une oralité paradoxale

6L’analyse du système discursif de R. Vivien à travers ses poèmes et ses romans, croisée avec sa biographie, met en exergue une pensée marquée par le manque et l’impossibilité de figurer la problématique de l’absence afin d’initier un travail de triangulation. Je retrouve, dans son autobiographie, le décès de son père alors qu’elle avait 9 ans, la mort d’une amie d’enfance et la rupture avec sa compagne ; séparation qui donne lieu à deux passages à l’acte suicidaires. L’écriture de R. Vivien n’est pas à proprement parler autobiographique mais le processus de création (Anzieu, 1996) reste inextricablement porté par son histoire, ses conflits et ses modalités de résolution. Je retrouve dans une lettre adressée à sa sœur un environnement primaire similaire à celui de mes patientes, où l’objet primaire ne semble pas avoir satisfait les besoins de tendresse (Cupa, 2007) :

7

« Ce qu’elle a fait et dont elle ne cesse de se vanter, c’est qu’elle a pris soin de ma santé – la stupide partie corporelle de mon être – mais elle ne s’est jamais souciée de mon esprit (la seule chose qui ait vraiment son importance) […]. Ainsi elle a pris soin de mon corps et affamé mon esprit – et elle veut que je l’aime. L’amour ne se commande pas ni ne se subit, ma chérie – il est tout à fait irrationnel [2]. »

8Le corps en tant qu’objet de maternage est marqué du sceau du manque et il apparaît dès « lors comme cette stupide partie de mon être ». L’objet primaire est ici décrit comme un objet défaillant ne s’étant occupé que des besoins vitaux. Ainsi, retrouve-t-on, dans les vers de R. Vivien, le corps à « la chair martelée [3] », « sans limites ni consistance [4] ». L’âme et l’esprit sont deux notions très présentes sous sa plume et à de nombreuses reprises, il est question « d’une âme dépouillée de son corps ». Le corps chez R. Vivien en tant qu’il est source de désir est rejeté et la pensée apparaît alors comme désincarnée. Chez cette poétesse, le corps dans l’œuvre, comme le corps chez mes patientes souffrant de troubles de la fonction alimentaire, est cruellisé. Il devient le marqueur d’une souffrance et le témoin d’une tentative d’auto-guérison paradoxale. Ce corps porte les traces d’une lutte contre une décompensation dépressive dans laquelle l’objet primaire occupe une place centrale (Orgiazzili, Billon-Galland, Chappaz, 1999). Le corps pénétré par les os, pour paraphraser R. Vivien, porte l’empreinte de l’objet absent qui laisse « une empreinte sans pitié [5] ».

9La clinique des troubles de la fonction alimentaire est une clinique marquée par le sceau du vide comme ersatz d’une intériorisation de l’objet primaire problématique (Brusset, 1998). L’automne et la violette sont également deux symboles présents tout au long de l’œuvre de R. Vivien, mettant en exergue l’incertitude quant à la réalisation d’un amour qui paraît perdu à tout jamais. La dimension nostalgique est centrale dans ses textes et l’objet perdu semble être l’objet d’un investissement sur le mode de l’emprise, gelant tout investissement à venir (Denis, 1997). La violette, c’est également la couleur laissée par un coup ; couleur qui comme les conduites anorexiques marque le corps dans sa matérialité. Le corps et plus précisément la bouche sont souvent mis en exergue dans son œuvre. À de nombreuses reprises, la bouche est utilisée dans les vers de R. Vivien pour évoquer les investissements d’objets. Ses poèmes mettent en avant un surinvestissement massif de cette zone érogène ; zone qui semble la seule engagée dans les rapports amoureux. La satiété et le besoin de manger sont également associés à une dimension mortifère et l’oralité est souvent utilisée pour exprimer « l’amertume et la haine de vivre » :

10

« Ayant bu l’amertume et la haine de vivre
Dans le flot triomphal des vignes de l’été,
Elle a connu le goût de la satiété.
L’amertume latente et la haine de vivre
Corrompent le festin dont le monde s’enivre,
Étendu sur le lit nuptial de l’été [6]. »

11L’oralité chez R. Vivien, quels que soient les toxiques utilisés pour pallier un manque à être, rappelle une douleur et est l’objet d’une faim insatiable. Rien ne semble pouvoir faire taire cette blessure, blessure mise en scène dans le commerce amoureux où une bouche blesse l’autre. Dans ce poème et un autre, Ressemblance inquiétante, l’objectalité apparaît sous le signe d’une oralité cruelle. En effet, il est question d’une bouche qui possède l’autre, d’une emprise peau à peau où l’un transmet à l’autre son venin ou son sang. La cruauté orale s’exprime comme désir de posséder l’autre, de le blesser et de le vampiriser.

12

« J’ai vu dans ton front bas le charme du serpent.
Tes lèvres ont humé le sang d’une blessure,
Et quelque chose en moi s’écœure et se repent
Lorsque ton froid baiser me darde sa morsure.
Un regard de vipère est dans tes yeux mi-clos,
Et ta tête furtive et plate se redresse
Plus menaçante après la langueur du repos.
J’ai senti le venin au fond de ta caresse.
Pendant les jours d’hiver aux carillons frileux,
Tu rêves aux tiédeurs qui montent des vallées,
Et l’on songe, en voyant ton long corps onduleux,
À des écailles d’or lentement déroulées.
Je te hais, mais la souplesse de ta beauté
Me prend et me fascine et m’attire sans cesse,
Et mon cœur, plein d’effroi devant ta cruauté,
Te méprise et t’adore, ô Reptile et Déesse ! [7] »

13L’objet d’amour est ici un objet de captation et d’aliénation. Cette déesse reptilienne fait penser à la mère prégénitale toute sexuée, cannibalique et vampirique. La dimension cruelle dans l’oralité se sexualise dans un après-coup, convoquant le fantasme d’un lien vampirique avec l’objet. Au travers des vers de R. Vivien, l’amour avec un objet s’apparente à un besoin irrépressible de se nourrir de l’autre et dans l’autre. Ce lien homosexuel avec l’objet est toujours évoqué au travers de l’idée d’une blessure et d’un lien vampirique paradoxal car l’objet qui réactive devient également l’objet qui panse la blessure.

La métaphore vampirique

14La métaphore du vampirisme est intéressante et permet d’affiner la compréhension du fonctionnement psychique de celles qui souffrent de troubles de la fonction alimentaire. Ces patientes, comme le vampire, ont un regard sur soi et dans le miroir perturbé. Cette réverbération déformée de soi explique de nombreux acting consécutifs au début du travail psychothérapique ou de la prise en charge hospitalière. En fuyant par exemple la scène thérapeutique, ou en mettant à mal le cadre du projet de soin, il s’agit avant tout de préserver un narcissisme écorché et malmené par la pulsionnalité sollicitée par le cadre et le transfert. La représentation de la mère ou d’un de ses substituts, par exemple le corps soignant, est souvent prise dans un scénario duel. La fonction paternelle tend à faire défaut, convoquant ainsi le fantasme chez une autre patiente « d’avoir eu envie de se fondre dans les formes de cette grosse femme allongée sur la plage » ; activité fantasmatique qui a pour corollaire l’angoisse de se « perdre dans les yeux de l’autre sans savoir vraiment qui on est réellement ».

15La soif vampirique dans les mythes reste porteuse d’une toxicité. Le surinvestissement de la sphère orale doit trouver sur son chemin une inhibition relative puisqu’il s’agit à chaque repas de ne pas se laisser aller à vider l’autre de son sang. La transformation de l’autre en vampire suit la même règle. Il s’agit moins de partager le sang que d’introduire une limitation quant au but de la décharge pulsionnelle. La vampirisation fait courir le risque d’une « cadavérisation » de l’autre. Dans la crise boulimique, nous retrouvons la même dimension d’une oralité toxique, sans fin et sans limite, convoquant des angoisses archaïques et des représentations monstrueuses du corps. La crainte de ne pas pouvoir s’arrêter, de tout vider et d’éclater faisait partie des associations de Mlle L. lorsqu’elle évoquait la frénésie qui s’empare de son corps dans ces moments de crises – crises de l’oralité qui, dans le cadre d’une hospitalisation, tendent à s’exacerber en raison des restrictions imposées par le cadre soignant. L’oralité dans les troubles de la fonction alimentaire comme dans les mythes vampiriques se situe sur une ligne de crête entre Thanatos et Éros. La dimension perverse fait partie intégrante de la mythologie vampirique. Ainsi, dans les romans de A. Rice, le vampire jouit d’une pulsionnalité sans frein et à de nombreuses reprises la sexualité condense perversité, viol et meurtre ; meurtre de l’objet de désir qui se termine la plupart du temps dans un festin orgiaque. À l’instar des écrits de Sade, le mythe du vampire constitue une mise en acte, une figuration de la composante perverse chez l’Homme, où il « s’agit de faire advenir l’impossible [8] ». La destructivité reste, pour J. Chasseguet-Smirgel, intrinsèque et d’origine sexuelle. Elle oriente son analyse de l’hybris du côté de l’analité, mais il semble possible d’y introduire la dimension orale. Le vampire comme la crise boulimique viennent mettre sur le devant de la scène une oralité destructrice sous le joug de mouvements pervers. Dans les formes sévères d’anorexie restrictive, on a l’impression d’une personnification de l’hybris qui serait retenue, retournée sur le corps propre. L’hybris ne représente pas seulement un danger du point de vue économique, mais également du point de vue dynamique et plus précisément au regard du Surmoi primitif (Klein, 1963) ; Surmoi pré-œdipien qui se caractérise par son caractère cruel et non protecteur pour le Moi. À la différence du vampire, l’anorexique s’auto-vampirise et les restrictions alimentaires ont seulement pour motif de masquer la nature cruelle de ses impulsions. L’érotisation de la cruauté est sous-tendue par une fantasmatique vampirique inacceptable, comme le mentionne Mlle L. qui évoque « des images terribles, effrayantes, qui la dégoûtent et qui sont sources de honte ».

16Le travail d’association libre dans la prise en charge psychothérapique classique implique un discours vivant dans un corps à corps transférentiel suffisamment tempéré pour ne pas être désorganisant. En multipliant les cadres de prise en charge, il s’agit d’aménager une rencontre clinique supportable pour le narcissisme de ces patientes. En favorisant les mouvements de latéralisation du transfert, ce travail de libre association perd de son caractère traumatique. Le début de prise en charge psychothérapique durant l’hospitalisation permet de tempérer et de conflictualiser des mouvements psychiques qui habituellement sont tus parce que ressentis comme une menace.

Bibliographie

Bibliographie

  • Anzieu, D. 1996. Créer. Détruire, Paris, Dunod.
  • Brusset, B. 1998. Psychopathologie de l’anorexie mentale, Paris, Dunod.
  • Brusset, B. 2004. « Dépendance addictive et dépendance affective », Revue française de psychanalyse, 68/2.
  • Célérier, M.-C. 2003. « La boulimie compulsionnelle revisitée », Destins de l’oralité, Champ psy, n° 29, Le Bouscat, L’Esprit du Temps.
  • Chasseguet-Smirgel, J. 2003. Le corps comme miroir du monde, Paris, Puf.
  • Corcos, M. 2000. Le corps absent. Approche psychosomatique des troubles des conduites alimentaires, Paris, Dunod.
  • Cupa, D. 2007. Tendresse et cruauté, Paris, Dunod.
  • Denis, P. 1997. Emprise et satisfaction, les deux formants de la pulsion, Paris, Puf.
  • Green, A. 1971. La déliaison. Psychanalyse, anthropologie et littérature, Paris, Pluriel, Hachette Littératures, 1992.
  • Kestemberg, E. 1984. « Astrid ou homosexualité, identité, adolescence, quelques propositions hypothétiques », dans L’adolescence à vif, Paris, Puf, coll. « Le fil rouge », 1999.
  • Kestemberg, E. ; Kestemberg, J. ; Decobert, S. 1972. La faim et le corps, Paris, Puf.
  • Klein, M. 1963. Envie et gratitude, Paris, Gallimard.
  • Marinov, V. 2001. « Le narcissisme dans les troubles de conduites alimentaires », dans Anorexie, addictions et fragilités narcissiques, Paris, Puf, coll. « Petite bibliothèque de psychanalyse ».
  • Marinov, V. 2008. L’anorexie, une étrange violence, Paris, Puf.
  • Perrin, M. 2003. Renée Vivien, le corps exsangue, de l’anorexie à la création littéraire, Paris, L’Harmattan.
  • Rice, A. 1988. Lestat le vampire, Paris, Albin Michel.
  • Orgiazzili ; Billon-Galland, I. ; Chappaz, M. 1999. « Anorexies féminine et masculine : comparaison », Cahiers de psychologie clinique, 18.
  • Valéry, P. 1941. « Rhumbs », dans Œuvres II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1960.
  • Vivien, R. 1905. Une femme m’apparut, Paris, Lemerre.
  • Vivien, R. 1923. « L’automne », dans Cendres et poussières, poèmes, t. 1, Paris, Lemerre.
  • Vivien, R. 1923. « Ressemblance inquiétante », dans Cendres et poussières, poèmes, t. 1, Paris, Lemerre.
  • Vivien, R. 1923. « Les revenants », dans Œuvre poétique complète de Renée Vivien, Évocations, t. 1, Paris, Lemerre.
  • Vivien, R. 1986. « Noir et gris », dans Poèmes retrouvés, éd. J.-P. Goujon.
  • Wilgowicz, P. 1981. « Les arpèges de la dame blanche ou la cantate de Narcisse inachevé », rfp, 45.

Notes

  • [1]
    M.-C. Célérier, « La boulimie compulsionnelle revisitée », Destins de l’oralité, Champ psy, n° 29, vol. 23, 2003, p. 43.
  • [2]
    R. Vivien, « Lettre à sa sœur Antoinette », dans Marie Perrin, Renée Vivien, le corps exsangue, de l’anorexie à la création littéraire, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 31-32.
  • [3]
    R. Vivien, « Les revenants », Évocations, poèmes, t. 1, Lemerre, 1923, p. 118-119.
  • [4]
    R. Vivien, Une femme m’apparut, Paris, Lemerre, 1905, p. 47.
  • [5]
    R. Vivien, « Noir et gris », Poèmes retrouvés, œuvre poétique complète, éd. J.-P. Goujon, 1986, p. 92.
  • [6]
    R. Vivien, « L’automne », Cendres et poussières, poèmes, t. 1, Lemerre, 1923, p. 48.
  • [7]
    R. Vivien, « Ressemblance inquiétante », Cendres et poussières, poèmes, t. 1, Lemerre, 1923, p. 57.
  • [8]
    J. Chasseguet-Smirgel, Le corps comme miroir du monde, Paris, Puf, 2003, p. 37.
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