Notes
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[1]
S. Freud, « Le Moi et le ça », dans oc, Paris, Puf, 2010, p. 273.
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[2]
M. Torok, « Maladie du deuil et fantasme du cadavre exquis », dans rfp, tome XXXII, n° 4, 1968, p. 720.
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[3]
Pour plus de précisions sur ce dispositif, voir V. Laurent, « Du collectif institutionnel à la représentation d’un groupe famille, spécificités d’un dispositif de soins intensifs du soir pour enfants limites », dans J. Angelergues et M.-L. Léandri (sous la direction de), Psychothérapie de l’enfant : quelle place pour les parents ?, Paris, In Press, 2012.
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[4]
J.C. Rouchy, Le groupe, espace analytique, Toulouse, érès, 2008, p. 248.
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[5]
Je remercie Raphaël Joyeaux et Fatoumata Traore pour leur clinique de groupe reprise ici.
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[6]
S. Ferenczi, « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant », dans oc, tome 4, Paris, Payot, 1982, p. 130.
1L’analyste d’enfants est familier de l’expression très directe d’une pulsionnalité prégénitale, notamment orale, dans la rencontre avec ses patients. Le sens qu’il lui attribue est étroitement dépendant du cadre dans lequel celle-ci se manifeste, qu’il s’agisse d’une première rencontre de consultation ou que sa dynamique s’entende dans le cours d’une psychothérapie individuelle. La prise en charge institutionnelle prolongée confronte à des modalités transférentielles complexes qui rendent hasardeux le décryptage d’un fil associatif sur le modèle de la relation duale. Pour autant, elle n’exclut heureusement pas qu’avec le temps, un processus évolutif se repère dans l’économie psychique du patient. La qualité de son établissement sur la structure de soins s’évalue lors des réunions d’équipe. Il s’agit de moments essentiels dans la vie institutionnelle. Chaque membre du personnel, de sa place singulière, contribue à une mise en commun de ses observations cliniques et au sens que l’on s’efforce d’y donner. L’auteur, psychiatre psychanalyste, est ici à la fois le médecin responsable de l’institution et du projet thérapeutique de chaque patient. Il apporte le point de vue de ses consultations familiales et de ses rencontres personnelles avec l’enfant. Le parcours de certains patients est jalonné de crises et d’agis. D’abord leur sens échappe, entretenant irritation et lassitude, voire mettant le lieu de soins en crise. Les moments aigus constituent des occasions impromptues de solliciter le praticien. C’est toujours sur l’arrière-fond thérapeutique qui a progressivement œuvré à une meilleure intrication pulsionnelle que son intervention interprétante peut susciter alors des effets mutatifs. Ce qui intéressera notre réflexion tient à l’observation qu’une fantasmatique orale va être mobilisée dans le décours immédiat de cette intervention. Qu’elle prenne une forme corporelle (boire, manger, têter, aspirer, avaler, gober) ou portée par le langage, elle indique qu’une introjection a eu lieu, engageant un changement important dans la dynamique évolutive auparavant empêchée. La crise pourrait alors s’entendre comme un blocage antérieur de cette fonction introjective de l’oralité. Avant d’avancer dans cette hypothèse, un exemple clinique permettra d’illustrer un moment critique et sa résolution, en montrant comment l’enfant a figuré ce dénouement sur un mode oral, celui de gober une friandise.
Malik
2Malik, 9 ans, est sujet à des « crises de nerfs ». C’est, avec un retard important dans les apprentissages et diverses manifestations somatiques (troubles du sommeil et alimentaires notamment), une des expressions symptomatiques qui a motivé son admission dans l’institution il y a près d’un an. Aujourd’hui, comme tous les soirs après l’école, il est accompagné par sa mère pour bénéficier de deux heures trente de prise en charge collective. Mais l’enfant arrive ici dans un état de grande agitation et de cris. Il se débat, hurle qu’il ne veut pas venir. Ces moments de détresse sont déjà connus mais restés encore peu compréhensibles et difficiles à apaiser. Malik s’y montre en effet très inaccessible, agressé par toute verbalisation des adultes et s’en soustrayant d’ailleurs activement, en se bouchant les oreilles ou en s’enfuyant. Quoique le tenant fermement par la main, sa mère, lasse et impuissante à le raisonner, pleure. Alertée par l’équipe, je viens à leur rencontre et réussis tant bien que mal à les faire entrer dans un bureau. L’échange s’instaure d’abord entre les deux adultes, à la recherche du sens possible de cet accès. Des hypothèses émergent sur les circonstances récentes ayant pu l’occasionner. Après un temps assez éprouvant, Malik passe progressivement d’une expression par les cris à une attention inquiète, puis à une participation gestuelle. Il guide maintenant l’élaboration commune par ses acquiescements si nous nous approchons de la vérité de ce qui l’occupe ou par ses refus de la tête si au contraire nous nous en éloignons. La crise trouve sa résolution après qu’un ensemble de déconvenues ont pu être mises en évidence. Une détente générale s’installe. Mais le moment conclusif de cet entretien improvisé est précisément celui où, s’emparant prestement de la barre chocolatée qu’il vient de réclamer à sa mère, Malik gobe littéralement cette friandise avec une expression de vif soulagement. La suite ne fait plus problème. L’enfant laisse facilement repartir sa mère pour accéder à l’espace de soins. Nous y retrouvons la thérapeute qui remplit pour lui une fonction de référence et à qui il retransmet, avec une étonnante fidélité quant au sens, le contenu de notre échange. Le cours des crises, jusque-là répétées chez ce patient, subira dès lors un tournant très positif.
3Il fut un stade précoce, nous dit S. Freud, où le Moi archaïque se constitua par introjection de la libido orale. Ce principe se retrouve « dans la croyance des primitifs que les propriétés de l’animal incorporé comme nourriture persisteront comme caractère chez celui qui le mange [1] ». Le cas de Malik nous donne l’exemple que ce moyen du passé n’est pas pour autant révolu à des âges ultérieurs. Une réorganisation psychique a manifestement eu lieu lors de l’entretien, et a eu des effets durables si l’on en croit l’amendement des crises qui lui a succédé. L’engloutissement de la barre chocolatée y signifie la fantasmatique de ce mouvement, celle d’ingérer, plus qu’il ne constitue ici un mode de satisfaction par le plaisir de manger en tant que tel. Quelque chose a été incorporé qui signifie également le processus d’introjection et la modification du Moi, l’état du patient ayant été favorablement modifié. Quelque chose, encore hors langage, donc non symbolisé et source de souffrance, a trouvé un statut représentable grâce à des conditions thérapeutiques favorisant la levée d’un refoulement. Telles qu’elles se présentent ici, incorporation et introjection apparaissent indissociables pour concourir à la constitution du Moi.
Une différenciation des termes d’introjection et d’incorporation par Maria Torok
4M. Torok a pourtant introduit une distinction de taille entre les deux termes. Le fantasme d’ingestion, d’incorporation, effectue à son sens, un premier leurre pour le Moi. Il réduit la réalisation d’une introjection à celle d’incorporation, c’est-à-dire à un mode immédiat et total (gober dans l’exemple avec Malik), destiné à n’être alors que satisfaction purement hallucinatoire et illusoire. Son article, intitulé « Maladie du deuil et fantasme du cadavre exquis » (1968), s’attache à rendre au terme d’introjection son sens précis et inaugural. Sous la plume de son concepteur, S. Ferenczi, il est défini ainsi : « J’ai décrit l’introjection comme un mécanisme permettant d’étendre au monde extérieur les intérêts primitivement autoérotiques, en incluant les objets du monde extérieur dans le Moi. J’ai mis l’accent sur cette “inclusion” voulant signifier par-là que je conçois tout amour objectal (ou tout transfert), aussi bien chez le sujet normal que chez le névrosé… comme un élargissement du Moi, c’est-à-dire, comme une introjection [2]. » Dans la logique du dément il s’agit d’opérer un repli sur l’infantile et l’autoérotique en retirant son intérêt du monde extérieur ; dans celle du paranoïaque de rejeter les émotions pénibles par projection dans le monde extérieur. Le névrosé s’applique, lui, à un processus inverse de la projection, celui de l’introjection.
5Déplaçant cette dialectique introjection/projection sur le dualisme introjection/incorporation, M. Torok le précise ainsi. L’introjection se conçoit comme un processus là où l’incorporation ne réalise qu’un mécanisme visant à récupérer magiquement l’objet perdu, comme c’est le cas dans la mélancolie avec les conséquences que l’on sait. L’introjection vise l’élargissement du Moi en objectalisant les autoérotismes primitifs, permettant ainsi leur métaphorisation. L’amour d’objet, comme l’amour de transfert, forme la condition de transformation des contenus non symbolisés de ces autoérotismes. L’incorporation est tout autre. Prise dans un leurre fantasmatique, elle n’opère qu’une compensation quand le travail de perte ne peut véritablement se faire. En place d’une introjection des pulsions libidinales envers l’objet, et de leurs vicissitudes, elle érige une imago contraignante dans le Moi pour s’assurer d’une récupération sans condition de l’objet de désir. Pour mieux comprendre, il convient de se rappeler que le nourrisson n’a d’abord pas conscience d’être séparé de la mère ; il ne fait qu’un avec elle. L’investissement libidinal peut donc être considéré comme exclusivement autoérotique. L’objectalisation progressive des autoérotismes œuvre ensuite à une différenciation, constitutive d’un Moi individué et d’une reconnaissance de l’objet. Elle s’effectue grâce à la fonction que remplissent les objets internes et externes, objets d’amour mais aussi de transfert dans un cadre thérapeutique. Quand l’introjection des désirs devient possible, le va-et-vient entre auto et hétéro-érotismes met fin à la dépendance objectale première et à la figure de l’objet primaire tout-puissant. Mais l’acceptation des opérations qui mènent progressivement à une pleine différenciation du sujet et de l’objet ne va pas de soi. Elle suppose la reconnaissance des déceptions attachées à ces premières relations d’objet. L’objet n’est perçu comme séparé que s’il vient à manquer et les désirs qui s’y rapportent marqués d’interdit. Les expériences de perte ont donc toute occasion d’être refusées comme trop pénibles et de conditionner un recours au mécanisme illusoire de l’incorporation. Celui-ci crée ou renforce alors un lien à une imago parentale omnipotente. Le cas de Malik justifie l’hypothèse que la levée de l’obstacle fait jusque-là au processus d’introjection a révélé ce qui était au fondement de cet obstacle, c’est-à-dire un mécanisme d’incorporation. Mis en impasse par une recherche de satisfaction illusoire constitutive d’une figure imagoïque projetée sur les objets externes, l’enfant restait pris dans une répétition. La récurrence des manifestations critiques a pu néanmoins exprimer son attente d’un objet de transfert susceptible d’en permettre le dépassement. L’institution est un dispositif utile à la diffraction des investissements d’objet trop massifs. Aussi l’amour de transfert dont parle S. Ferenczi, en se déployant ici sur le travail institutionnel et le psychiatre psychanalyste, aura sans aucun doute contribué à une modulation opportune de cette imago et au renoncement du désir prohibé. Situé au carrefour entre impasse défensive et reprise évolutive, le fait d’avaler une friandise aura illustré un moment charnière dans le chemin de son évolution et joliment renoué avec l’expérience du Moi archaïque qui, originellement, ne faisait pas dissocier l’incorporation de l’introjection.
Du contenu incorporé à sa mise en représentation, une expérience de groupe psychothérapique dans le cours du traitement institutionnel
6Un nouvel exemple clinique permettra d’avancer dans la compréhension des contenus d’incorporation pathogènes tels qu’envisagés avec le cas de Malik, une fois précisés quelques éléments du cadre thérapeutique suivis de quelques références théoriques. Le principe du soin à l’Unité du soir est traditionnellement celui d’un accueil collectif, en dehors des temps scolaires, c’est-à-dire essentiellement le soir après l’école, pour des enfants de 6 à 15 ans. Au nombre d’une vingtaine, ceux-ci viennent quatre jours par semaine et ont à leur disposition plusieurs ateliers, lesquels utilisent des médiations diverses (jeux, Lego, livres, etc.) et sont chacun sous la responsabilité d’un psychologue. Les patients circulent librement d’un atelier à un autre, sans qu’un programme leur soit établi. Cette disposition a des vertus éprouvées depuis longtemps chez les jeunes au fonctionnement limite qui constituent notre population habituelle. Elle s’est dotée récemment d’un dispositif complémentaire, celui de petits groupes psychothérapiques, fermés ou du moins semi-ouverts, auxquels une soirée hebdomadaire est consacrée. D’une durée d’une heure, chacun d’eux est animé par un couple de psychologues (ceux-là mêmes qui font partie de l’équipe quotidienne) et se déroule dans un des ateliers de l’Unité. Les responsables, cadre et médecin, et la secrétaire sont présents dans les locaux pour garantir une certaine contenance institutionnelle. Ces groupes concernent exclusivement les préadolescents et adolescents, après un temps de prise en charge collective suffisant long, de l’ordre de trois années ou plus, qui s’évalue au cas par cas en fonction de l’évolution et du contexte environnemental de chaque enfant [3]. Un autre niveau d’engagement transférentiel est alors possible, propice à une réappropriation subjective dans une période de reviviscence pulsionnelle annoncée par la puberté. Le travail institutionnel préalable contribue à en éclairer la clinique complexe et à prévenir le risque de rupture qui se majore lorsque les défenses narcissiques commencent à être délaissées. Le groupe non directif, tel que nous le pratiquons, favorise des mouvements de régression rapides et intenses. Ce faisant, il contribue à des modalités d’expression passant de la pensée à l’acte et à la réédition de contenus en attente de métaphorisation.
7L’analyste J.C. Rouchy (2008) défend l’idée que le groupe est le chaînon manquant de la théorie freudienne pour comprendre les rapports du singulier au collectif et réciproquement. C’est au sein de l’espace transitionnel constitué par le groupe d’appartenance que s’effectuent la métabolisation de la réalité psychique et du monde extérieur, les différenciations Moi/Non-Moi, dedans/dehors, narcissisme et investissement d’objets. L’auteur distingue le groupe d’appartenance primaire, essentiellement le groupe familial, des groupes d’appartenance secondaires ou institués, tels l’école et les autres groupes sociaux. Des modes relationnels singuliers, inscrits dans le groupe d’appartenance primaire, forment une première matrice d’identité culturelle. Celle-ci sera le creuset d’où procèdera l’individuation, par élaboration progressive des différenciations. Dans la situation psychothérapique de groupe, comme dans tout groupe d’appartenance secondaire, chacun est porté à reproduire inconsciemment les conditions de son groupe d’appartenance primaire. Le travail s’y fait à partir des tensions entre les représentations de famille de chacun et les conflictualités qu’elles engendrent. Des aspects de ce qui se manifeste sont représentables, d’autres ne sont pas encore symbolisés et s’expriment par des agis sous différentes formes : manifestations corporelles, comportementales, agis verbaux. « Le mode de pensée est opératoire, et les interactions qui prennent place à ce moment dans le groupe sont vécues dans leur réalité immédiate, clivées de toute référence à l’imaginaire et privées de symbolisation [4]. » Des contenus incorporés peuvent s’y révéler. Si la censure qui pèse sur ceux-ci commence à être levée, elle s’effectue à l’insu du sujet et ce dernier n’a donc aucune distance par rapport à son vécu dans le groupe. On voit s’exprimer des actions portées sur le dispositif, de type absences ou retards. L’auteur met en garde contre le risque de les attribuer trop vite à des attaques du cadre alors qu’il s’agit plutôt, pour le sujet, d’imposer son modèle de groupe d’appartenance primaire. Ce qui est agi sur le dispositif du groupe est une partie non individuée du sujet qui manifeste une forme d’actualisation dans le transfert, de manière hallucinatoire. Le maniement interprétatif, périlleux dans un contexte où tout est pris au pied de la lettre, comporte un risque de renforcer les vécus persécutoires.
Pierre
8Il s’agit d’un des groupes psychothérapiques hebdomadaires. Animé par deux psychologues, il accueille, durant une heure, trois enfants. Ce groupe a débuté deux ans et demi auparavant mais a subi des remaniements. Deux garçons, dont Pierre, ont d’abord intégré le groupe, puis une fille les a rejoints après quelques mois. Des mouvements de personnel ont aussi nécessité le remplacement successif de deux thérapeutes femmes, par le couple de thérapeutes homme-femme actuel. Ce groupe a à sa disposition un matériel graphique, papier et crayons, et quelques livres de contes qui témoignent d’une conception initiale médiatisée par la lecture de contes. Secondairement la libre expression a été préférée, avec mise en retrait de cette médiation. Cette option – qui peut mériter de légitimes critiques – a été choisie pour des raisons de cohérence théorico-cliniques, au détriment d’une continuité de cadre.
9Lors de la rentrée de septembre, Pierre, alors âgé de 13 ans, semble prendre conscience des modifications survenues, quoique antérieures à la coupure de l’été. Il faut y ajouter l’absence prolongée du deuxième garçon et l’incertitude sur sa reprise. Au fur et à mesure des séances, Pierre montre sa difficulté à se réorganiser dans le groupe, entre re-sexualisation massive et mouvements de fuite. Il est à la fois régulier mais systématiquement en retard. L’enfant parle de faits divers et d’accidents survenus sur le trajet pour rejoindre son groupe, sans que le statut psychique de ses évocations puisse se discerner clairement. La part d’imaginaire et de réalité reste incertaine. Il semble du moins très loin d’une prise de conscience que le groupe présente aujourd’hui un potentiel traumatique pour lui. L’expression de son malaise prend un caractère de plus en plus agissant. Ses propos ont de moins en moins valeur d’échange et de plus en plus la texture de choses, de mots-objets jetés en pâture, sans distance. Qu’il annonce d’emblée son intention de « foutre le bordel » ou qu’il interpelle la jeune fille par un « Je vais te sauter », du mot à l’acte il n’y a guère d’écart. Il entre et sort, insulte, tape. Une limite à ces agis répétés est bientôt atteinte qui mène à son renvoi ponctuel et mobilise une réflexion entre le médecin et les deux thérapeutes. Une hypothèse émerge. La fille du groupe exprime actuellement des fantasmes d’agression. Pierre paraît identifié, sur un mode hallucinatoire, à l’agresseur-violeur qu’elle évoque. Un jour suivant, il s’enfuit d’une séance après avoir lancé au thérapeute qui faisait montre d’une certaine fermeté à son égard : « Tu n’es pas mon père, c’est moi ! » Hors de la pièce, la psychologue cothérapeute restera quelques instants à ses côtés, touchée par ce qu’elle sent relever chez cet enfant d’une perte d’appartenance familiale. En effet, ses parents se séparent après s’être longtemps déchirés. Un juge pour enfants a été nommé, instaurant des mesures transitoires de placement pour sa sœur et lui, en attendant que la situation familiale se réorganise plus favorablement.
10La séance qui suit s’annonce sous les mêmes auspices, portant les thérapeutes à me solliciter pour le recevoir. Pierre refuse de s’avancer jusqu’à mon bureau. Nous restons donc debout, dans une sorte d’entrée. J’y barre physiquement l’accès à une porte afin de prévenir une fuite intempestive dont il menace. Il est très injurieux, se bouche les oreilles si je lui parle. Il veut arrêter définitivement le groupe. Tout propos réactivant sa virulence, le parti du silence s’avère le plus sage après lui avoir annoncé qu’il faudra attendre ainsi la fin de l’heure de groupe. Au bout de 20 longues minutes, l’atmosphère se fait un peu moins électrique et l’arrogance de Pierre semble discrètement céder du terrain. Je tente de réamorcer prudemment un échange. Sa colère gronde.
« – Je vais appeler mon père, il va venir me chercher. Il en a marre de vous lui aussi.
– Toi, papa, nous, ne pouvons pas faire ce que nous voulons sans prendre en compte l’avis de Mme la juge et elle prévoit que tu ne sois en week-end chez ton père ou chez ta mère qu’après ton temps de groupe du vendredi.
– Cette conne-là ! Je m’en fous d’elle !
– Tu n’as pas tellement confiance dans les adultes on dirait… Cela me fait penser à quelque chose… la dernière fois tu as dit à R. (le thérapeute) qu’il n’est pas ton père, que c’est toi… son père ?
– N’importe quoi ! Mais n’importe quoi, je n’ai pas dit ça ! Il est fou lui !
– Écoute, j’ai peut-être mal entendu, mais à vrai dire je n’ai pas pensé que R. serait fou, ni toi non plus. J’ai pensé que tu as peut-être déjà eu le sentiment de grandir sans pouvoir compter sur les adultes, peut-être même t’es-tu senti des fois plus adulte que les adultes, en quelque sorte le père et eux les enfants… »
12Pierre a écouté avec attention et m’apparaît tranquillisé. Sans commentaire, il sort une sucette de sa sacoche. La sucette bleue de Pierre a déteint dans sa bouche. Je le lui dis. Il s’en saisit pour jouer, fait le fauve et le vampire à mon intention. Cette baisse du niveau de tension-excitation, où l’humour et l’imaginaire retrouvent place, offre l’occasion de l’amener à s’interroger.
« – Le groupe a l’air très agaçant pour toi en ce moment, tu as une idée pourquoi ?
– (plus bougon qu’agressif) C’est ces deux cons-là ! »
14Les deux susnommés sont évidemment les psychologues de son groupe. Il est à ce moment possible de faire ensemble un lien entre ce couple de thérapeutes « bien assortis » qu’on lui impose et ses parents qui, eux, ne le sont pas ou plus.
15Pierre retourne dans le groupe pour le dernier quart d’heure de cette séance. Il y surprend par son calme et la qualité de sa participation. Depuis lors, son attitude subit un changement très sensible, d’autant que les séances ultérieures voient revenir le deuxième garçon. Des théories sexuelles infantiles se déploient bientôt dans les évocations du groupe [5], sous l’égide d’une fantasmatique sadique-orale particulièrement florissante. Celle-ci porte les qualités d’une potentialité introjective pour chaque enfant et œuvre à un véritable travail de re-fédération du groupe. Sous forme métaphorique, elle y interroge la scène des origines. Ce sont les origines de chacun ici-bas : « Comment es-tu entré ? » demande l’homme d’un récit imaginé collectivement, à celui qui se retrouve dans le ventre de la baleine. Ce sont aussi les origines du groupe auxquelles les talents de dessinateur de l’autre garçon apportent une contribution significative. Le style naïf de son graphisme évoque les illustrations de contes, entre régression à l’infantile et retrouvaille avec l’identité groupale première. Sous sa plume, les membres stylisés du groupe s’y retrouvent happés par la gueule d’un loup puis, ensemble, dans le ventre maternel d’un loup-groupe. Les récits et les interactions peuvent maintenant prendre en charge les contenus traumatiques de chacun, entre jeu et réalité. On s’interroge sur sa « bêtise », celle qui entrave la réussite scolaire, et sa « folie », qui vaut d’être suivi dans un lieu pour « handicapés ». Les fils associatifs opèrent des comparaisons et cherchent des limites. La folie et la violence sont-elles dedans ou dehors, de soi, du groupe ? On questionne ce faisant la violence d’un Mohamed Merah qui fait alors le devant de l’actualité. « Il faut être vraiment fou quand même » dit un enfant perplexe. Jusqu’où s’y reconnaît-on ? On opère des différences. Toute « folie » n’y serait donc pas comparable ? Les fonctions défensives de l’Idéal du Moi et des figures imagoïques ont cédé du terrain, manifestant un transfert plus névrotique et dégageant les adultes du groupe de la massivité des projections persécutoires. Des allers-retours de bon aloi entre prégénitalité et génitalité attestent que la dépendance des trois préadolescents aux objets internes parentaux est devenue moins contraignante, leur permettant de se projeter vers une sexualité adulte qui les délivrera de la place infantile de l’exclu.
Agi et identification à l’agresseur comme partie non individuée et incorporée
16Pour avancer dans la compréhension de l’agi dont le cas de Pierre a servi d’illustration, il convient de prêter attention aux dispositions initiales du groupe. Celui-ci compte d’abord deux couples homosexués, les deux femmes thérapeutes et les deux garçons. Sur ce fond, des relations privilégiées se sont manifestées, établissant deux autres couples, adulte-enfant cette fois. On peut penser que ces couplages représentent pour Pierre les deux versants d’un même fantasme, celui du couple parent-enfant homosexué. La connaissance que nous avons de la dynamique familiale permet de corroborer l’hypothèse que Pierre y aura retrouvé une constellation fantasmatique organisatrice de son groupe d’appartenance primaire. Les parties mal individuées de chaque membre de la famille se seront ainsi assuré la protection de contrats narcissiques liant respectivement les couples père-fils et mère-fille, à la place du couple parental fondateur.
17L’enfant qui subit une agression de la part de l’adulte – surtout, dit S. Ferenczi, si celui-ci est un familier – se soumet « automatiquement à la volonté de l’agresseur, à deviner le moindre de ses désirs, à obéir en s’oubliant complètement, et à s’identifier totalement à l’agresseur [6] ». Là où on aurait pu s’attendre à un rejet de l’agresseur, ce sont donc les besoins propres de l’enfant qui sont déniés. Par ce moyen, le traumatisme est lui-même dénié et n’a comme pas eu lieu pour la psyché. S. Ferenczi explique qu’il y a ici introjection de l’agresseur et que celle-ci se situe antérieurement au stade de l’amour objectal ; il parle d’amour objectal passif. Les éclaircissements apportés par M. Torok nous permettent de reconnaître, de façon plus exacte, un mécanisme d’incorporation. L’abus narcissique de l’enfant naît de ce que le parent ne peut remplir la fonction d’objet médiateur d’introjection des pulsions du fait de ses propres attentes infantiles restées insatisfaites. L’issue thérapeutique de ces situations traumatiques, bâties sur une certaine réalité historique, n’est pourtant pas dans la désignation de la famille comme responsable et de l’enfant comme victime. Elle réside, au contraire, dans une réappropriation subjective en après-coup, c’est-à-dire dans la reconnaissance, par le patient, d’un fantasme de désir lui appartenant en propre. C’est le sens du fantasme de renversement de génération par lequel Pierre peut se prévaloir d’occuper la place du fils aimé, tout en retournant la dépendance infantile en assistance au père, en « parent » du père. La formulation qui lui échappe, « Tu n’es pas mon père, c’est moi… », adressée au thérapeute de même sexe, fraye une voie interprétative sur les agis récents. L’enfant s’était efforcé de maintenir dans le groupe des équilibres psychiques que les différenciations (sexuelles, générationnelles, couple parental hétérosexué) introduites au fur et à mesure par les divers changements de ses membres ont mis à mal. Leur violence désorganisatrice a éclaté dans l’acmé de la peur de l’abuseur exprimée par la jeune fille et sa réalisation hallucinatoire par Pierre. Endosser hallucinatoirement l’agresseur inversait le cours de la position d’agressé subie jusque-là passivement et il importait que l’enfant puisse s’en faire sujet. Mais les contenus persécutoires et la dimension de vécu de réalité ne rendaient pas envisageable une interprétation sur le champ, ni peut-être dans le groupe lui-même. Sa formulation ultérieure, signant un premier niveau de réintrication pulsionnelle et de symbolisation, a contribué à ce que la psychiatre se saisisse d’une opportunité interprétative. La suite manifeste qu’un tournant est à l’œuvre. Pierre s’apaise et déguste une sucette bleue qui le fait fauve rugissant et vampire à la denture menaçante, dans un imaginaire retrouvé. Il peut dès lors se réinscrire dans le groupe où l’élaboration se poursuit sous l’égide d’une pulsionnalité orale, intégratrice des pulsions et fédératrice du groupe, à laquelle des illustrations du loup anthropophage donnent une figuration saisissante.
18L’institution organise parfois à son insu le chaos intergénérationnel que des dispositions familiales pathogènes ont fait vivre à leurs patients. Pierre, à défaut d’être le géniteur du thérapeute comme il se prévalait, en quelque sorte, de l’être, avait pourtant bien été là avant lui dans le groupe. Dénoncer que la place de ce thérapeute était usurpée dans la généalogie groupale pouvait être entendu comme un appel à le faire sortir du trouble des origines dans lequel son histoire traumatique l’avait plongé. Observer que ces aléas de cadre auront donné l’occasion d’une étape mutative pour le patient ne justifierait pas qu’on s’en enorgueillisse, mais pointe combien penser les intrications entre les différents registres, personnels et contextuels, est indispensable.
Conclusion
19L’histoire des patients dans une institution organise de nouveaux récits au travers desquels s’élabore l’histoire personnelle. Elle est, avec certains d’entre eux, régulièrement jalonnée de crises et d’agis pouvant manifester l’existence de contenus incorporés. M. Torok propose une distinction féconde entre les termes d’incorporation et d’introjection, opposant le mécanisme illusoire de l’un au processus intégrateur de l’autre. C’est à satisfaire l’attente d’un objet médiateur d’introjection des pulsions que l’institution s’emploie lorsqu’elle offre les conditions d’émergence et d’interprétabilité de ces contenus incorporés et non symbolisés. Leur mise en représentation permet que le développement reprenne là où il a été arrêté. Cette reprise se signale par une fantasmatique orale porteuse de potentialités intégratives. Deux vignettes cliniques nous auront permis d’illustrer les notions théoriques développées et de suivre le chemin des étapes transformatives.
Bibliographie
- Ferenczi, S. 1982. « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant » dans Œuvres complètes, tome 4, Paris, Payot.
- Freud, S. 2010. « Le Moi et le ça », dans Œuvres Complètes, Paris, Puf.
- Laurent, V. 2012. « Du collectif institutionnel à la représentation d’un groupe famille : spécificités d’un dispositif de soins intensifs du soir pour enfants limite » dans J. Angelergues et M.-L. Léandri (sous la direction de), Psychothérapie de l’enfant : quelle place pour les parents ?, Paris, In Press.
- Rouchy, J.C. 2008. Le groupe, espace analytique, Toulouse, érès.
- Torok, M. 1968. « Maladie du deuil et fantasme du cadavre exquis », Revue française de psychanalyse, tome XXXII, n° 4.
Mots-clés éditeurs : incorporation, acting out, introjection, identification à l'agresseur, psychothérapie de groupe, traitement institutionnel
Date de mise en ligne : 25/10/2013
https://doi.org/10.3917/clini.006.0020Notes
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[1]
S. Freud, « Le Moi et le ça », dans oc, Paris, Puf, 2010, p. 273.
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[2]
M. Torok, « Maladie du deuil et fantasme du cadavre exquis », dans rfp, tome XXXII, n° 4, 1968, p. 720.
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[3]
Pour plus de précisions sur ce dispositif, voir V. Laurent, « Du collectif institutionnel à la représentation d’un groupe famille, spécificités d’un dispositif de soins intensifs du soir pour enfants limites », dans J. Angelergues et M.-L. Léandri (sous la direction de), Psychothérapie de l’enfant : quelle place pour les parents ?, Paris, In Press, 2012.
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[4]
J.C. Rouchy, Le groupe, espace analytique, Toulouse, érès, 2008, p. 248.
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[5]
Je remercie Raphaël Joyeaux et Fatoumata Traore pour leur clinique de groupe reprise ici.
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[6]
S. Ferenczi, « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant », dans oc, tome 4, Paris, Payot, 1982, p. 130.