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Article de revue

Accès, liberté et participation : les droits culturels au regard du droit international

Pages 38 à 50

Notes

  • [1]
    Pierre Bosset est professeur au Département des sciences juridiques de l’université du Québec à Montréal (UQAM).
  • [2]
    NussbaumM. C. (2011), Creating Capabilities. The Human Development Approach, Harvard University Press, trad. fr. : (2012) Capabilités. Comment créer les conditions d’un monde plus juste?, Flammarion, coll. Climats, pp. 55-56.
  • [3]
    1966, Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, 993 RTNU. Voir plus loin. [Ci-après : PIDESC].
  • [4]
    1979, Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, 1249 R.T.N.U. ; 1970, Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, 660 R.T.N.U. ; 1990, Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille, 2220 R.T.N.U. ; 2008, Convention relative aux droits des personnes handicapées, 2515 R.T.N.U. ; 1989, Convention relative aux droits de l’enfant, 1577 R.T.N.U.
  • [5]
    « To date, cultural rights seem to be among the least understood and developed of all human rights both conceptually and legally »: Hansen S. A. (2002), « The Right to Take Part in Cultural Life: Toward Defining Minimum Core Obligations », inCore Obligations : Building a Framework for Economic, Social and Cultural Rights (Chapman A. et Russell S. (dir.)), Intersentia, p. 281.
  • [6]
    « Soit les manuels oublient cette catégorie, soit ils traitent de l’interculturalité en général, mais non des droits culturels spécifiques, soit ils y consacrent une portion très faible, ou ils les considèrent comme des droits essentiellement collectifs » : Meyer-Bisch P. (2004), « Méthodologie pour une présentation systémique des droits humains », in Classer les droits de l’homme (Bribosa E. et Hennebel L. (dir.)), Bruylant, coll. Penser le droit, p. 48.
  • [7]
    Notre cadre de référence sera essentiellement constitué des deux Pactes internationaux, l’un relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC), l’autre aux droits civils et politiques (PIDCP). À l’occasion, nous nous référerons aussi aux diverses « observations générales » (textes interprétatifs) adoptées par les organes compétents des Nations Unies : Comité des droits économiques, sociaux et culturels (CDESC) et Comité des droits de l’homme (CDH).
  • [8]
    PIDESC, art. 5 (3).
  • [9]
    ONU, Comité des droits économiques, sociaux et culturels [CDESC], 1990, « Observation générale n° 3 sur la nature des obligations des États parties », Doc. NU. E/1991/34. Sur la nature des obligations découlant de la ratification d’un traité international relatif aux droits de la personne: De Schutter O. (2010), International Human Rights Law, Cambridge University Press, pp. 242-253.
  • [10]
    PIDESC, art. 15 (1) c).
  • [11]
    Ibid., art. 15 (1) a).
  • [12]
    Stavenhagen R. (2000), « Les droits culturels ? Le point de vue des sciences sociales », in Pour ou contre les droits culturels : Recueil d’articles pour commémorer le cinquantième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme (Niec H. (dir.)), UNESCO. Sur la richesse des conceptions de la culture dans les sciences sociales contemporaines : Cuche D. (2010), La notion de culture dans les sciences sociales, 4e éd., La Découverte, coll. Grands repères.
  • [13]
    CDESC (2009), « Observation générale n° 21 : le droit de chacun de participer à la vie culturelle », § 12.
  • [14]
    Stavenhagen R. (1995), « Cultural Rights and Universal Human Rights » in Economic, Social and Cultural Rights: A Textbook (Eide A., Krause C. et Rosas A., (dir)), Nijhoff, p. 71.
  • [15]
    Ibid., § 11. Il n’est pas interdit de rattacher dans une certaine mesure cette conception de la culture, attentive aux cultures populaires, à l’école anglo-saxonne des Cultural Studies. La question centrale examinée par ce courant intellectuel assez peu connu dans les milieux francophones (en dépit de l’influence qu’il a eue ailleurs, et notamment en Amérique latine) est de « comprendre en quoi la culture d’un groupe, et d’abord celle des groupes populaires, fonctionne comme contestation de l’ordre social ou, à l’inverse, comme mode d’adhésion aux rapports de pouvoir ». Le mouvement des Cultural Studies a eu le grand mérite de faire de la culture des classes populaires un légitime objet d’étude. Pour un aperçu, voir : Mattelart A.et Neveu É (2008), Introduction aux Cultural Studies, La Découverte, coll. Repères, p. 4.
  • [16]
    1991, Principes directeurs révisés concernant la forme et le contenu des rapports soumis par les États parties, Doc. N.U. E/C.12/1991/1, annexe. Le Comité des droits économiques, sociaux et culturels demande dans ce texte aux États de lui fournir des renseignements sur l’existence de ces infrastructures de base.
  • [17]
    CDESC, « Observation générale n° 21 », précitée, § 15 b).
  • [18]
    CDESC, « Observation générale n° 3 sur la nature des obligations des États parties », op. cit.
  • [19]
    CDESC, « Observation générale n° 21 », précitée, § 15 c) : chacun a le droit de « participer à la création des expressions spirituelles, matérielles, intellectuelles et émotionnelles de la communauté ».
  • [20]
    Nussbaum M., op. cit., p. 56.
  • [21]
    1966, Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 999 R.T.N.U. [Ci-après : PIDCP].
  • [22]
    ONU, Comité des droits de l’homme [CDH] (1994), « Observation générale n° 23 », Doc. N.U. CCPR/C/21/Rev.1/Add.5, § 7. Voir : Kitok c. Suède, communication individuelle n° 197/1985, Doc. N.U. CCPR/C/33/D/197/1985 [empêchement par la loi d’élever le renne, une activité traditionnelle du peuple sami]. Également : Ominayak et Bande indienne du Lac Lubicon c. Canada, Doc. N.U. CCPR/38/D/167/1984 [politiques d’expropriation ayant porté atteinte aux activités traditionnelles d’une nation indienne].
  • [23]
    Ici encore, la problématique des peuples autochtones a fourni au Comité l’occasion d’expliciter les exigences du PIDCP. V. par exemple : 28 octobre 2005, Examen des rapports présentés par les États parties en vertu de l’article 40 du Pacte - Observations finales du Comité des droits de l’homme (Canada), Doc. N.U. CCPR/C/CAN/CO/5, § 10 [mesures à prendre pour assurer la préservation des langues autochtones]. V. aussi 1994, « Observation générale n° 23 », op. cit., § 6.2.
  • [24]
    1992, Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques, Doc. N.U. A/RES/47/135.
  • [25]
    Todorov T. (1989), Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Éditions du Seuil, coll. Essais, p. 513.
  • [26]
    CDH (2000), « Observation générale n° 28 sur l’égalité des droits entre hommes et femmes », § 32.
  • [27]
    2007, Déclaration de Fribourg sur les droits culturels. Voir : Bidault M. (2008-2009), « Ce que déclarer des droits culturels veut dire », Droits fondamentaux, vol. 7, pp. 1-18. La Déclaration de Fribourg n’est pas un texte juridiquement contraignant, mais elle a influencé le texte de la récente observation générale du CDESC (n° 21) sur le droit de participer à la vie culturelle, op. cit.
  • [28]
    Déclaration de Fribourg, art. 4 a).
  • [29]
    V. ainsi l’art. 43 de la Charte [québécoise] des droits et libertés de la personne, L.R.Q., c. C-12. V. aussi l’art. 27 du PIDCP.
  • [30]
    CDESC, « Observation générale n° 21 : le droit de chacun de participer à la vie culturelle », op. cit., § 11.
  • [31]
    45Déclaration de Fribourg, op. cit., art. 4 b).
  • [32]
    Sur l’interdépendance des droits, v. la Déclaration finale de la Conférence mondiale sur les droits de l’homme, tenue à Vienne en 1993 : Doc. N.U., A/CONF.157/323, § 5.
  • [33]
    Meyer-Bisch P., « Méthodologie pour une présentation systémique des droits humains », op. cit., p. 47.
  • [34]
    Ainsi en est-il, par exemple, du droit au logement. L’architecture, les matériaux de construction utilisés, les politiques en matière de logement devraient permettre d’exprimer convenablement l’identité culturelle et la diversité dans le logement. Voir : CDESC (1991), « Observation générale n° 4 : le droit au logement », § 8 g). Le CDESC a mis en lumière la dimension culturelle d’autres droits, entre autres le droit à l’éducation et le droit à la santé. Par sa portée collective et systémique, l’exigence d’adéquation culturelle dépasse l’obligation (individuelle) d’accommodement raisonnable connue en Amérique du Nord. (Sur cette dernière notion, voir dans une perspective comparative : Bosset P. et Foblets M.-C. (2009), « Le Québec et l’Europe face au besoin d’accommoder la diversité: disparité des concepts juridiques, convergence des résultats? » in Accommodements institutionnels et citoyens. Cadres juridiques et politiques pour interagir dans des sociétés plurielles, Conseil de l’Europe, coll. Tendances de la cohésion sociale, n° 21, pp. 37-68).

Introduction

1 Dans son ouvrage sur les Capabilités, d’abord publié en anglais en 2011, la philosophe américaine Martha C. Nussbaum a proposé une théorie de la justice sociale fondée sur la notion de « capabilités ». Derrière ce néologisme de prime abord assez peu élégant, on trouve une conception inspirante de la politique. La politique doit en effet chercher, nous dit Nussbaum, à garantir à chaque citoyen les choses essentielles à une vie digne – notamment, la capacité « d’imaginer, de penser, de raisonner, et de faire tout cela d’une manière "vraiment humaine" », c’est-à-dire « d’une manière informée et cultivée ». Elle nous décrit ce que cette capabilité comporte :

2 « Être capable d’utiliser l’imagination et de penser en lien avec l’expérience et la production d’œuvres et d’événements de son propre choix, religieux, littéraires, musicaux, etc. Être capable d’utiliser son esprit en étant protégé par les garanties de la liberté de l’expression, tant pour le discours politique et artistique que pour la liberté de culte. Être capable d’avoir des expériences qui procurent du plaisir [2]. »

3 C’est dire que la dignité humaine comprend une importante dimension culturelle. Faut-il s’étonner que les textes juridiques consacrant les droits fondamentaux de l’être humain, et qui se fondent justement sur la dignité humaine, reconnaissent parfois de manière explicite cette dimension culturelle ? Ainsi, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, ratifié par la grande majorité des États, reconnaît à tout être humain certains droits qui ont explicitement la culture pour objet [3]. D’autres textes font de même, tout en s’adressant à certaines catégories de personnes : les femmes, les personnes victimes de discrimination raciale, les travailleurs migrants, les personnes vivant avec un handicap et les enfants [4]. Mais malgré cette apparente profusion normative, la dimension culturelle reste le parent pauvre de la réflexion portant sur les droits fondamentaux de l’être humain. Les auteurs, d’ailleurs, s’accordent à déplorer l’indigence de la réflexion sur les droits culturels [5], à commencer par celle des juristes, qui généralement s’y intéresseront assez peu, sauf peut-être de manière périphérique [6]. Inévitablement, cette pauvreté doctrinale finira par se répercuter sur l’action des pouvoirs publics, nationaux ou locaux. Inspirées par des considérations telles que l’histoire, le « nation-building » ou encore le souci de mettre en valeurs des « industries culturelles », leurs politiques culturelles adopteront rarement, sinon jamais, une perspective inspirée par les droits culturels de l'être humain.

4 En cherchant à approfondir le sens de la notion de droits culturels, on constate pourtant que les droits culturels sont une catégorie-carrefour, où convergent droits civils, politiques, sociaux et, bien entendu, proprement culturels. En ce sens, les droits culturels sont peut-être la clé d’une conception holistique et cohérente de l’univers des droits fondamentaux. C’est cette transversalité que nous essaierons de mettre en évidence ici. Pour ce faire, dans une perspective susceptible de présenter un intérêt des deux côtés de l’Atlantique, nous prendrons appui sur les normes du droit international des droits de la personne que l’on retrouve dans les textes juridiques élaborés sous l’égide des Nations Unies [7]. En droit international, les droits culturels comportent des exigences distinctes, quoiqu’interalliées. Une première grande exigence réside dans la nécessaire liberté des chercheurs et des créateurs (1) ; une deuxième, dans le droit de chacun de participer à la vie culturelle (2) ; et une troisième, dans le respect des identités culturelles (3).

1. La liberté de recherche scientifique et de création artistique

5 La liberté de recherche et de création découle des engagements qui ont été pris volontairement par les 165 États parties au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Ce traité international oblige en effet les États à respecter la liberté indispensable à la recherche scientifique et aux activités artistiques [8]. Sont convoquées par cette première exigence des activités qui sont associées à une vision traditionnellement humaniste et socialement valorisée de la culture : les arts visuels et de la scène, la littérature, la musique ou encore la recherche scientifique, par exemple. Le processus de recherche ou de création se situe au cœur même de l’activité artistique ou scientifique ; il est parsemé de tâtonnements, de fausses pistes, souvent même d’erreurs. Ce processus d’exploration doit être respecté pour lui-même, bien qu’il n’aboutisse pas toujours à un produit fini, présentable, exploitable ou commercialisable. D’où la nécessité de lui accorder une protection distincte, qui ne se résume pas à la protection de la liberté d’expression. C’est l’objet de cette exigence de liberté de recherche et de création.

6 Pour autant, la liberté de recherche scientifique et de création artistique ne se limite pas à exiger que les pouvoirs publics s’abstiennent de porter atteinte à cette liberté. Elle peut aussi exiger de l’État certaines interventions positives. Cela est conforme à l’idée générale, maintenant admise, selon laquelle toute liberté ou droit fondamental comporte non seulement une obligation d’abstention (celle de respecter ce droit ou cette liberté), mais aussi l’obligation pour les pouvoirs publics de le mettre activement en œuvre par des mesures positives, le cas échéant [9]. Par exemple, des politiques de financement direct des arts ou d’encouragement fiscal à la recherche scientifique favoriseront concrètement l’exercice de la liberté de recherche et de création. Notons également que le droit international impose aux États des obligations en matière de protection des intérêts moraux et matériels découlant de la production scientifique, littéraire ou artistique [10]. Ces protections – droits d’auteur et brevets – ont pour but d’encourager les créateurs à contribuer activement aux arts et aux sciences. Mais si les régimes de propriété intellectuelle sont essentiels à l’exercice de la liberté de recherche et de création, en revanche une protection trop stricte desdits « intérêts moraux et matériels » risquerait de nuire à une autre dimension des droits culturels : le droit de participer à la vie culturelle.

2. La participation à la culture

7 Deuxième exigence des droits culturels, le droit de chacun de participer à la vie culturelle fait l’objet de dispositions explicites en droit international [11]. Simple en apparence, l’énoncé de ce droit, si l’on veut saisir l’ampleur de sa portée normative, exige que soit d’abord éclairci le sens des termes qui le composent, à savoir la vie culturelle et la participation.

8 Commençons par la notion même de culture. Plus haut, nous évoquions les conceptions classiques ou humanistes de la culture. Or, ces conceptions ne rendent qu’imparfaitement compte de l’ambition normative du Pacte. En effet, ces définitions classiques, axées sur les arts et les sciences, coexistent dans les sciences sociales avec des définitions de caractère plus anthropologique, axées sur les systèmes de valeurs et de symboles propres à tout groupe humain – ce qui peut inclure, par exemple, la langue, la religion, les traditions populaires, le mode de vie ou la conception des rapports sociaux [12]. Or, il semble bien que le droit international soit très ouvert à ces conceptions anthropologiques de la culture. En témoigne le passage qui suit, tiré des observations formulées par le Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies à propos du droit de participer à la vie culturelle (2009) :

9 « Le Comité considère que […] la culture comprend notamment le mode de vie, la langue, la littérature orale et écrite, la musique et la chanson, la communication non verbale, la religion ou les croyances, les rites et cérémonies, les sports et les jeux, les méthodes de production ou la technologie, l’environnement naturel et humain, l’alimentation, l’habillement et l’habitation, ainsi que les arts, les coutumes et les traditions, par lesquels des individus, des groupes d’individus et des communautés expriment leur humanité et le sens qu’ils donnent à leur existence[13]. »

10 Ainsi, la culture qu’envisage le droit international est loin d’être l’apanage des empereurs, des lettrés et des riches : c’est aussi celle d’humbles villageois, d’ouvriers, de minorités ethniques, de peuples autochtones, de populations immigrées [14]. Et, tout aussi important, le Pacte n’établit aucune hiérarchie entre cette « culture populaire » et la « haute culture » : à sa façon, chacune participe de l’expérience humaine, et c’est pourquoi chacune de ces deux incarnations de la culture est également digne de reconnaissance au regard du droit international [15].

11 La culture étant ainsi largement conçue, comment définir maintenant la participation à la vie culturelle ?

12 Certes, celle-ci se conçoit difficilement sans la possibilité de profiter des institutions, des activités, des services culturels. L’absence, le manque ou la mauvaise répartition d’infrastructures culturelles – tels musées, bibliothèques, théâtres et maisons de la culture – est en soi, et a priori, une violation du droit de participer à la vie culturelle [16]. Le Pacte comprend donc, implicitement, une exigence d’accès à la culture. Dans ses observations, le comité des Nations Unies a souligné que cet accès à la culture impliquait le droit de connaître et de comprendre sa culture et celle des autres, celui de recevoir un enseignement culturel de qualité, celui d’accéder à des formes d’expression et de diffusion culturelles appropriées, celui enfin de bénéficier du patrimoine culturel d’autres communautés [17]. Assujettie, comme toutes les dispositions du Pacte, à la disponibilité des ressources, cette exigence d’accès à la culture n’est pas pour autant un simple objectif que les pouvoirs publics pourraient ignorer une fois le Pacte ratifié. En effet, la ratification du Pacte emporte pour les États une obligation immédiate d’agir en vue de la réalisation progressive des droits qui y sont consacrés [18], et cela inclut évidemment le droit de participer à la vie culturelle.

13 Cela dit, le droit de participer à la vie culturelle est loin de se limiter à l’accès aux facilités, activités ou institutions culturelles. Ce serait considérer l’être humain comme jouant un rôle essentiellement passif, celui d’un destinataire de « services » culturels ou encore d’un consommateur de « produits » culturels. Or, le Pacte voit plus grand et surtout plus haut. Artiste ou non, scientifique ou non, l’être humain y est considéré, en effet, comme étant susceptible de contribuer en tant que citoyen à la vie culturelle – autrement dit, comme un acteur culturel à part entière [19]. On rappellera ici que le Pacte reconnaît la légitimité des formes vernaculaires de culture. Aux côtés de la démocratisation de la culture à laquelle nous renvoie l’accès aux services et aux institutions, un paradigme supplémentaire apparaît ainsi dans le droit international : celui de la démocratie culturelle. Ce paradigme est étroitement lié à la dimension anthropologique de la culture. Peu à peu, il nous amène sur le terrain des identités culturelles.

3. Le droit aux identités culturelles

14 Dans son ouvrage, Martha Nussbaum a évoqué une autre capabilité essentielle à la dignité de l’être humain : la capacité d’affiliation à d’autres êtres humains. Dans les termes de la philosophe, il s’agit de la capacité « de vivre avec et pour les autres, de reconnaître et d’être attentif à d’autres êtres humains, de prendre part à différents types d’interactions sociales[20] ». La troisième exigence que nous souhaitons mettre en lumière fait donc appel à la relation qui existe entre l’être humain et les diverses communautés – nous utilisons le pluriel à dessein, pour des raisons que nous expliquerons plus loin – auxquelles il est possible de s’identifier.

15 Reflet de la transversalité des droits culturels, la dimension identitaire des droits culturels figure non pas dans les dispositions du PIDESC, mais dans celles du traité qu’on présente souvent comme étant sa contrepartie, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques[21]. Là où celles-ci existent, l’article 27 reconnaît aux personnes appartenant aux minorités ethniques, religieuses et linguistiques le droit d’avoir leur propre vie culturelle, de professer ou de pratiquer leur propre religion, ou d’employer leur propre langue. Ici encore, ce droit ne se limite pas à l’activité artistique ou scientifique car, tout comme dans le PIDESC, la culture telle qu’envisagée par le PIDCP peut revêtir de nombreuses formes et s’exprimer, dans le cas des populations autochtones par exemple, par un certain mode de vie traditionnel [22].

16 Bien que les titulaires des droits consacrés à l’article 27 soient des individus (« les personnes appartenant à des minorités ne peuvent être privées du droit… »), le respect de ces droits dépend, en pratique, de la mesure dans lequel le groupe minoritaire parvient à maintenir de manière collective sa culture, sa langue ou sa religion. En ce sens, et malgré la formulation apparemment peu contraignante de l’article 27 pour les pouvoirs publics, les États devront parfois prendre des mesures positives pour protéger l’identité des minorités [23]. Dans la Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques (1992), l’ONU a formulé ainsi le comportement attendu des autorités : « Les États protègent l'existence et l'identité nationale ou ethnique, culturelle, religieuse ou linguistique des minorités, sur leurs territoires respectifs, et favorisent l'instauration des conditions propres à promouvoir cette identité. [Ils] adoptent les mesures législatives ou autres qui sont nécessaires pour parvenir à ces fins. [24] »

17 Pour autant, les attentes des collectivités finiront par primer les droits des êtres humains si l’on met de l’avant une vision passéiste, réactionnaire, patriarcale ou statique de la culture sous couvert du droit à l’identité culturelle. L’être humain risque de se trouver alors prisonnier d’une identité première qu’on lui imposerait d’autorité comme étant immuable. Or, comme le faisait remarquer Todorov, la liberté que nous avons en commun avec les autres, c’est précisément la liberté de refuser ces surdéterminations [25]. Dans cette perspective, aux yeux du droit international, les droits culturels ne sont pas des référents identitaires collectifs existant en surplomb des individus. Sur ce point crucial, l’article 5 du PIDCPpose comme principe général que nul ne peut invoquer une disposition de celui-ci (incluant l’article 27) pour se livrer à une activité ou accomplir un acte visant à la destruction des droits et libertés qui y sont garantis. Ainsi, à propos de l’égalité des droits entre les femmes et les hommes, le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a souligné (2000) que les droits reconnus aux minorités linguistiques, culturelles ou religieuses n’autorisent pas à violer le droit des femmes d’exercer à égalité avec les hommes tous les droits énoncés dans le Pacte[26]. En somme, les expressions culturelles incompatibles avec le respect de la dignité et l’épanouissement de tous les membres du groupe concerné sortent du champ de la protection envisagée par le droit international.

18 Au final, l’exigence identitaire doit en réalité coexister avec l’exigence de liberté culturelle. Ce point nous paraît d’une importance capitale puisqu’il permet de réconcilier l’aspect identitaire des droits culturels avec les autres exigences découlant de ceux-ci. En ce sens, il faut parler du respect d’identités culturelles librement choisies. Les réflexions les plus récentes sur les droits culturels, en particulier celles du Groupe d’experts de Fribourg, d’où est issue une inspirante déclaration (2007) sur les droits culturels faisant le point sur « ce que déclarer des droits culturels veut dire[27] », ont d’ailleurs adopté cette perspective. Concrètement, le droit à l’identité culturelle doit donc comprendre, certes le droit au respect d’une identité culturelle, mais aussi la liberté de chacun de pouvoir à sa guise se réclamer d’une ou de plusieurs appartenances culturelles (d’où l’usage du pluriel, plus haut dans ce texte) et la liberté de pouvoir modifier ce choix en tout temps [28]. Au passage, on pourra déplorer que, dans certains textes juridiques, la culture ne soit toujours appréhendée qu’à travers le droit des personnes appartenant à des minorités de maintenir et faire progresser leur vie culturelle « avec les autres membres de leur groupe[29] » – une formulation sans doute involontairement ghettoïsante qui, par son essentialisme sous-jacent, reflète mal la réalité sociologique du processus dynamique et évolutif qu’est la culture [30]. À plus forte raison, concevoir le droit au respect des identités culturelles comme une liberté milite contre l’assignation d’office d’une personne à une communauté culturelle contre le gré de cette personne [31].

Conclusion

19 Sans contredit, les droits culturels, disséminés dans des textes sur les droits économiques et sociaux mais aussi dans des textes sur les droits civils et politiques, échappent aux catégorisations hâtives. Véritables droits-carrefour, ils illustrent l’interdépendance qui doit exister entre les éléments du corpus des droits et libertés fondamentaux [32]. En particulier, les droits culturels ont besoin, pour leur réalisation, des libertés civiles de base (la liberté d’expression, la liberté d’association, la liberté de réunion), d’un niveau de vie décent, de l’accès à l’éducation, du droit à l’information. Mais les droits culturels permettent à leur tour de situer, d’incarner les autres droits dans un monde caractérisé par la diversité : celle des langues, des groupes ethniques et nationaux, des religions, des classes sociales, etc. En ce sens, on partagera l’analyse de Patrice Meyer-Bisch, pour qui les droits culturels sont la clé de voûte du système des droits car, rassemblant – sous la bannière de la liberté – les dimensions individuelles et collectives des droits, ils permettent de tenir compte de l’indivision de la condition humaine [33]. Au fond, peut-être l’intérêt principal d’une réflexion sur les droits culturels est-il de nous amener à réaliser que chaque droit ou liberté – qu’il soit civil, politique, économique ou social – comporte aussi sa dimension culturelle[34]. Il en découle un impératif pour les pouvoirs publics, et qu’on ne doit pas considérer comme une abdication devant le communautarisme : celui de se préoccuper de l’adéquation culturelle de leurs politiques.

Bibliographie

  • Bidault M. (2010), La protection internationale des droits culturels, Bruylant, 560 p.
  • Bosset P. (2006), « Être nulle part et partout à la fois : réflexion sur la place des droits culturels dans la Charte québécoise des droits et libertés », Revue du Barreau, hors-série, pp. 81-107.
  • Meyer-Bisch P.et al. (2010), Déclarer les droits culturels, Schulthess Verlag, 167 p.

Date de mise en ligne : 07/03/2018

https://doi.org/10.3917/clcd.hs01.0038

Notes

  • [1]
    Pierre Bosset est professeur au Département des sciences juridiques de l’université du Québec à Montréal (UQAM).
  • [2]
    NussbaumM. C. (2011), Creating Capabilities. The Human Development Approach, Harvard University Press, trad. fr. : (2012) Capabilités. Comment créer les conditions d’un monde plus juste?, Flammarion, coll. Climats, pp. 55-56.
  • [3]
    1966, Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, 993 RTNU. Voir plus loin. [Ci-après : PIDESC].
  • [4]
    1979, Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, 1249 R.T.N.U. ; 1970, Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, 660 R.T.N.U. ; 1990, Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille, 2220 R.T.N.U. ; 2008, Convention relative aux droits des personnes handicapées, 2515 R.T.N.U. ; 1989, Convention relative aux droits de l’enfant, 1577 R.T.N.U.
  • [5]
    « To date, cultural rights seem to be among the least understood and developed of all human rights both conceptually and legally »: Hansen S. A. (2002), « The Right to Take Part in Cultural Life: Toward Defining Minimum Core Obligations », inCore Obligations : Building a Framework for Economic, Social and Cultural Rights (Chapman A. et Russell S. (dir.)), Intersentia, p. 281.
  • [6]
    « Soit les manuels oublient cette catégorie, soit ils traitent de l’interculturalité en général, mais non des droits culturels spécifiques, soit ils y consacrent une portion très faible, ou ils les considèrent comme des droits essentiellement collectifs » : Meyer-Bisch P. (2004), « Méthodologie pour une présentation systémique des droits humains », in Classer les droits de l’homme (Bribosa E. et Hennebel L. (dir.)), Bruylant, coll. Penser le droit, p. 48.
  • [7]
    Notre cadre de référence sera essentiellement constitué des deux Pactes internationaux, l’un relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC), l’autre aux droits civils et politiques (PIDCP). À l’occasion, nous nous référerons aussi aux diverses « observations générales » (textes interprétatifs) adoptées par les organes compétents des Nations Unies : Comité des droits économiques, sociaux et culturels (CDESC) et Comité des droits de l’homme (CDH).
  • [8]
    PIDESC, art. 5 (3).
  • [9]
    ONU, Comité des droits économiques, sociaux et culturels [CDESC], 1990, « Observation générale n° 3 sur la nature des obligations des États parties », Doc. NU. E/1991/34. Sur la nature des obligations découlant de la ratification d’un traité international relatif aux droits de la personne: De Schutter O. (2010), International Human Rights Law, Cambridge University Press, pp. 242-253.
  • [10]
    PIDESC, art. 15 (1) c).
  • [11]
    Ibid., art. 15 (1) a).
  • [12]
    Stavenhagen R. (2000), « Les droits culturels ? Le point de vue des sciences sociales », in Pour ou contre les droits culturels : Recueil d’articles pour commémorer le cinquantième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme (Niec H. (dir.)), UNESCO. Sur la richesse des conceptions de la culture dans les sciences sociales contemporaines : Cuche D. (2010), La notion de culture dans les sciences sociales, 4e éd., La Découverte, coll. Grands repères.
  • [13]
    CDESC (2009), « Observation générale n° 21 : le droit de chacun de participer à la vie culturelle », § 12.
  • [14]
    Stavenhagen R. (1995), « Cultural Rights and Universal Human Rights » in Economic, Social and Cultural Rights: A Textbook (Eide A., Krause C. et Rosas A., (dir)), Nijhoff, p. 71.
  • [15]
    Ibid., § 11. Il n’est pas interdit de rattacher dans une certaine mesure cette conception de la culture, attentive aux cultures populaires, à l’école anglo-saxonne des Cultural Studies. La question centrale examinée par ce courant intellectuel assez peu connu dans les milieux francophones (en dépit de l’influence qu’il a eue ailleurs, et notamment en Amérique latine) est de « comprendre en quoi la culture d’un groupe, et d’abord celle des groupes populaires, fonctionne comme contestation de l’ordre social ou, à l’inverse, comme mode d’adhésion aux rapports de pouvoir ». Le mouvement des Cultural Studies a eu le grand mérite de faire de la culture des classes populaires un légitime objet d’étude. Pour un aperçu, voir : Mattelart A.et Neveu É (2008), Introduction aux Cultural Studies, La Découverte, coll. Repères, p. 4.
  • [16]
    1991, Principes directeurs révisés concernant la forme et le contenu des rapports soumis par les États parties, Doc. N.U. E/C.12/1991/1, annexe. Le Comité des droits économiques, sociaux et culturels demande dans ce texte aux États de lui fournir des renseignements sur l’existence de ces infrastructures de base.
  • [17]
    CDESC, « Observation générale n° 21 », précitée, § 15 b).
  • [18]
    CDESC, « Observation générale n° 3 sur la nature des obligations des États parties », op. cit.
  • [19]
    CDESC, « Observation générale n° 21 », précitée, § 15 c) : chacun a le droit de « participer à la création des expressions spirituelles, matérielles, intellectuelles et émotionnelles de la communauté ».
  • [20]
    Nussbaum M., op. cit., p. 56.
  • [21]
    1966, Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 999 R.T.N.U. [Ci-après : PIDCP].
  • [22]
    ONU, Comité des droits de l’homme [CDH] (1994), « Observation générale n° 23 », Doc. N.U. CCPR/C/21/Rev.1/Add.5, § 7. Voir : Kitok c. Suède, communication individuelle n° 197/1985, Doc. N.U. CCPR/C/33/D/197/1985 [empêchement par la loi d’élever le renne, une activité traditionnelle du peuple sami]. Également : Ominayak et Bande indienne du Lac Lubicon c. Canada, Doc. N.U. CCPR/38/D/167/1984 [politiques d’expropriation ayant porté atteinte aux activités traditionnelles d’une nation indienne].
  • [23]
    Ici encore, la problématique des peuples autochtones a fourni au Comité l’occasion d’expliciter les exigences du PIDCP. V. par exemple : 28 octobre 2005, Examen des rapports présentés par les États parties en vertu de l’article 40 du Pacte - Observations finales du Comité des droits de l’homme (Canada), Doc. N.U. CCPR/C/CAN/CO/5, § 10 [mesures à prendre pour assurer la préservation des langues autochtones]. V. aussi 1994, « Observation générale n° 23 », op. cit., § 6.2.
  • [24]
    1992, Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques, Doc. N.U. A/RES/47/135.
  • [25]
    Todorov T. (1989), Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Éditions du Seuil, coll. Essais, p. 513.
  • [26]
    CDH (2000), « Observation générale n° 28 sur l’égalité des droits entre hommes et femmes », § 32.
  • [27]
    2007, Déclaration de Fribourg sur les droits culturels. Voir : Bidault M. (2008-2009), « Ce que déclarer des droits culturels veut dire », Droits fondamentaux, vol. 7, pp. 1-18. La Déclaration de Fribourg n’est pas un texte juridiquement contraignant, mais elle a influencé le texte de la récente observation générale du CDESC (n° 21) sur le droit de participer à la vie culturelle, op. cit.
  • [28]
    Déclaration de Fribourg, art. 4 a).
  • [29]
    V. ainsi l’art. 43 de la Charte [québécoise] des droits et libertés de la personne, L.R.Q., c. C-12. V. aussi l’art. 27 du PIDCP.
  • [30]
    CDESC, « Observation générale n° 21 : le droit de chacun de participer à la vie culturelle », op. cit., § 11.
  • [31]
    45Déclaration de Fribourg, op. cit., art. 4 b).
  • [32]
    Sur l’interdépendance des droits, v. la Déclaration finale de la Conférence mondiale sur les droits de l’homme, tenue à Vienne en 1993 : Doc. N.U., A/CONF.157/323, § 5.
  • [33]
    Meyer-Bisch P., « Méthodologie pour une présentation systémique des droits humains », op. cit., p. 47.
  • [34]
    Ainsi en est-il, par exemple, du droit au logement. L’architecture, les matériaux de construction utilisés, les politiques en matière de logement devraient permettre d’exprimer convenablement l’identité culturelle et la diversité dans le logement. Voir : CDESC (1991), « Observation générale n° 4 : le droit au logement », § 8 g). Le CDESC a mis en lumière la dimension culturelle d’autres droits, entre autres le droit à l’éducation et le droit à la santé. Par sa portée collective et systémique, l’exigence d’adéquation culturelle dépasse l’obligation (individuelle) d’accommodement raisonnable connue en Amérique du Nord. (Sur cette dernière notion, voir dans une perspective comparative : Bosset P. et Foblets M.-C. (2009), « Le Québec et l’Europe face au besoin d’accommoder la diversité: disparité des concepts juridiques, convergence des résultats? » in Accommodements institutionnels et citoyens. Cadres juridiques et politiques pour interagir dans des sociétés plurielles, Conseil de l’Europe, coll. Tendances de la cohésion sociale, n° 21, pp. 37-68).

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