1 Essentiellement conçue comme « le produit final des autres inégalités sociales » (Aïach, Fassin, 2004), l’analyse des inégalités de santé convoque l’expérience de discrimination. Partant du constat que les discriminations subies lors des parcours des soins (y compris hospitaliers) ont déjà été, du moins en partie, interrogées (Carde, 2007 ; Cognet et al., 2009 ; Bertossi et Prud’homme, 2011), ce numéro spécial se proposait de traiter sous l’angle des discriminations, des questions de santé au sens large du terme, en abordant tour à tour la santé (subjectivée ou objectivée), l’accès aux soins, les pratiques préventives, curatives ou palliatives (individuelles ou collectives) de certains groupes sociaux, le « vieillir » et les représentations sociales sous-jacentes, le genre, la place des corps racialisés dans les parcours des soins, etc.
2Dans ce cadre, une attention soutenue était accordée aux articles qui engageaient une réflexion critique, en partant du point de vue des personnes malades, afin de questionner d’une part, les contraintes auxquelles ces personnes sont confrontées pour accéder aux soins et de l’autre, les ressources dont elles disposent et les stratégies qu’elles mettent en œuvre pour les contourner. En effet, au plus près de l’expérience, il nous a semblé important d’examiner comment ces populations interagissent avec les soignants et, inversement, comment ces professionnels composent avec ces patients.
3Mais ce numéro spécial permettait aussi de relayer un questionnement à propos des politiques publiques : quelle place occupe la réduction des inégalités dans les politiques de santé publiques en France et au-delà ? Dans ce cadre, il s’agissait d’explorer l’ensemble des politiques publiques (d’immigration, de santé, de logement,...) susceptibles d’agir sur l’accès aux soins et, en retour, sur la santé de ces populations placées en situation de précarité – tout en considérant l’ancrage institutionnel de ces politiques.
4Plus concrètement, trois axes thématiques ont été proposés couvrant ainsi, à tour de rôle une échelle -micro, -meso et macro-analytique : le premier braquait le projecteur sur les expériences et les « affects » qui caractérisent les parcours de soins des populations discriminées et s’intéressait à la trajectoire (de santé, de mobilité, de genre,…) des patients et des praticiens, aux interactions soignants/soignés et aux stratégies mobilisées par les sujets considérés comme des acteurs, en partie, contraints par les politiques publiques. Le deuxième se focalisait sur les effets des inégalités sociales et des processus discriminatoires sur la santé de certains groupes sociaux, leurs possibilités d’accès aux soins et les traitements qui leur sont réservés. Le troisième se proposait de centrer l’analyse sur la prise en compte des politiques publiques et du droit, leur évolution, leurs modalités d’application, leurs impacts sur le recours aux soins et sur les pratiques de la prise en charge des personnes vulnérables.
5Partant du principe que l’examen de l’ensemble de ces questions gagnerait à être placé dans une perspective interdisciplinaire et comparative entre pays et contextes socioculturels, le numéro gardait à distance l’écueil ethnocentrique, et les analyses qui suivent en témoignent. Par ailleurs, l’objectif était de faire émerger un dialogue autour des enjeux sociétaux des discriminations en santé tant du point de vue des sciences humaines et sociales que du point de vue des praticien.ne.s des soins, s’attardant ainsi que des retours d’expériences relatés. Si les textes qui nous ont été adressés s’inscrivent dans les axes présentés plus haut, et font écho à l’ambition pluridisciplinaire et comparative de l’appel à articles tout en laissant la parole aux professionnel.le.s de soins, les réflexions livrées proposent un autre découpage qui n’épouse pas forcément la triple échelle d’analyse retenue par les coordinatrices, tout en l’englobant. Dans les lignes qui suivent nous proposons, tout d’abord, une lecture synthétique des textes retenus mettant en perspective les axes transversaux qui soutiennent ces réflexions. Puis nous nous adonnons à une présentation succincte des différents articles. Enfin, nous essayons de rendre compte de leur focalisation sur la figure des « migrants ».
6En prenant le contre-pied de l’approche biomédicale et épidémiologique, le présent numéro questionne les inégalités sociales de la santé et les discriminations qui en résultent, et met en exergue la plus-value de l’herméneutique des sciences humaines et sociales. Ainsi, tour à tour, un regard sociologique, psychologique, juridique, interroge la notion des inégalités sociales de santé et les discriminations afférentes, et situe ce nexus de réflexions épistémologiques et interdisciplinaires auquel elles renvoient. À l’opposé des approches qui pourraient laisser entendre que le fondement des discriminations émane du corps biologique, les auteur.es démontrent que les discriminations en matière de santé continuent à inscrire en elles, le monde inégalitaire dans lequel elles se déploient. Dans cette perspective, les discriminations fonctionnent comme alter ego des représentations de l’altérité, conséquence « logique » des différences qui se voudraient irréversibles, car incarnées, exprimées en « nature ». En effet, l’une de plus grandes difficultés de l’analyse conceptuelle des discriminations est qu’il s’agit d’une idéologie qui lorgne obliquement vers certains secteurs des sciences naturelles. Des termes comme xénophobie, racisme, âgisme, sexisme… évoquent immanquablement l’idée de quelque chose qui relèverait de la « nature » plutôt que d’un fait de société. Mais encore…
7Sous la plume des auteur.e.s, l’histoire des inégalités croise celle de la discrimination et prend la forme d’un texte en train de s’écrire. La faute d’orthographe, toujours possible, importe moins que le récit qui cherche à restituer l’expérience discriminatoire dépassant allégrement les enjeux de sa simple littéralité. Dans ce sens, les discriminations servent de témoins des inégalités sociales de la santé que les individus subissent, et dont les corps conservent la trace. Les auteur.e.s questionnent alors la force de l’altérité qui tournera vite en infériorité, croyant voir sur ce corps racialisé, sexué, âgé, malade, en errance… les traits d’une quelconque insuffisance.
8Les articles rendent compte aussi de la jeunesse conceptuelle de la notion de discrimination (comparativement à l’âge du concept des inégalités sociales de la santé). Le numéro en prend acte considérant qu’à ce stade, les contributions des professionnel.le.s sont essentielles pour marquer l’horizon d’action et faire contrepoids aux discriminations dans toutes leurs formes. En effet, l’économie morale ne doit pas être seulement pensée, il devient impératif de l’instituer. La solidarité se profile alors comme la valeur de référence que l’on puisse opposer à l’affirmation des particularismes raciaux, socioculturels, nationaux, sexistes, âgistes… dont la violence ne saurait être sous-estimée.
9Soucieux de l’hypertrophie de la dimension symbolique qui négligerait la fonction politique des discriminations, les auteurs s’en saisissent. Les textes qui nous sont donnés à lire interrogent alors les termes (des discriminations et des inégalités sociales de la santé qui les sous-tendent) non pas seulement comme notions scientifiques, mais également comme expression des significations politiques, en tant que signifiant social. De ce point de vue, ce que montrent le mieux ces articles c’est que discriminations et inégalités incarnent une différence, réelle ou imaginaire, qui fonctionne comme un signe de société. Ce qui importe alors, ce n’est pas tant la différence, que l’organisation pragmatique et représentationnelle qui lui confère une existence sociale : un rôle, un statut, des modalités pratiques de déploiement etc. C’est la figure du discriminant et du discriminé plutôt que la « nature » de la discrimination qu’il convient alors de cerner. En ce sens, la xénophobie, le racisme, l’âgisme, le sexisme,… dans l’univers des soins, doivent être compris dans leur spécificité socio-historique et politique.
10Les références naturalistes des discours raciaux ou racistes, sexistes, âgistes etc. ne doivent pas tromper : la dimension politique est première. En scrutant les discriminations, les auteur.e.s questionnent le postulat des inégalités qui se niche dans leur fondement et s’érige en valeur – venant ainsi légitimer leurs expressions politiques. En effet, si les discriminations se donnent comme croyances, elles se donnent aussi comme vision politique. De ce point de vue, la question des discriminations est à cheval sur la science et la cité (ou pour ainsi dire la politique et la citoyenneté). C’est pourquoi les auteur.e.s envisagent la question des discriminations comme une construction sociale, ce qui ne nie en rien son expression biologique.
11Quoi qu’il en soit, les discriminations témoignent en faveur de l’existence des inégalités sociales de la santé qui les traversent et les constituent. Si les analyses proposées font la part belle aux discriminations racistes, les auteurs ne manquent pas de recueillir la pluralité des expériences discriminatoires et, ce faisant, ils mettent en évidence les multiples visages des inégalités sociales de la santé, depuis les moins renseignées (car difficiles à déloger) jusqu’aux plus significatives. Les inégalités sociales de la santé offrent alors le terreau de la construction de cet espace inventé pour l’autre, alors que les discriminations deviennent le prisme déformant du regard porté sur autrui. Par ce prisme, altérité, stéréotypes et constructions identitaires se fixent sur des pratiques, des institutions, des imaginaires collectifs. La question importante est alors de savoir ce dont ces discriminations font signe.
12C’est Marguerite Cognet, sociologue, qui tend la première à répondre à cette question. L’article explore les inégalités en santé et démontre que la restitution de « la preuve » d’un traitement discriminatoire dans le continuum des soins cliniques pose plusieurs problèmes au sociologue. Une série est d’ordre conceptuel et concerne la question de la définition des termes employés pour décrire et qualifier un phénomène que l’on observe. Comment définir et appréhender la discrimination ? Quand des discriminations observées sont adossées à l’origine réelle ou supposée ou, plus explicitement, mobilisent des catégorisations raciales, peut-on parler de discriminations racistes ? L’auteure fournit des éléments de réponse à ces questions avec en premier lieu une réflexion sur la singularité d’un objet qui veut cerner les discriminations à raison de l’origine en santé et explicite, tant que faire se peut, les termes d’un tel processus. Marguerite Cognet illustre ses propos par des résultats de recherches réalisées dans des services hospitaliers, notamment psychiatriques.
13Puis Renaud De Backer, docteur en sciences politiques et sociales à l’Université de Liège, nous amène en Belgique. Son article questionne l’expérience de sans-abrisme qui se caractérise par un non-recours important aux droits sociaux, notamment en matière de soins de santé. Alors que ce phénomène peut être perçu (par la population générale et par certains professionnels u champ psycho-médicosocial) comme résultant de choix libres, l’auteur montre que les conditions d’existence et l’inadaptation du système de soins à la singularité du public empêchent de poser, réellement, ce choix. À l’instar des tensions actuelles que connaît le secteur du sans-abrisme, le non-recours aux soins s’appréhende de façon ambivalente. En renouvelant le regard qui est porté sur ce phénomène, et plus largement sur le sans-abrisme, à travers l’approche par les capabilités, Renaud de Backer cherche à dépasser les grilles de lecture ressourcistes et utilitaristes, au profit d’une analyse centrée sur la liberté des personnes.
14Avec Daria Rostirolla, psychologue et docteure en anthropologie sociale et ethnologie à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, les trajectoires migratoires et les expériences de soin en santé mentale reviennent au galop. L’auteure se propose de réfléchir aux expériences de discriminations dans un contexte de soin particulier : celui de l’intervention clinique en psychiatrie auprès d’un public de personnes migrantes et réfugiées. Ici, la question de la maladie et de la souffrance psychique rejoint celle de la rencontre avec l’altérité, posant une série d’interrogations. Entre autres, ces interrogations appartiennent à la sphère de l’inconscient. L’entremêlement entre représentations de l’autre étranger et de l’autre malade, amène à des actions de soins chargées affectivement. L’auteure montre que lorsque ces affects ne sont pas pensés de manière critique, ils peuvent produire des pratiques discriminantes de la part des professionnel.le.s, impactant de la sorte les parcours de soins – notamment à travers des processus de dévalorisation et d’exclusion.
15Marion Blondel, docteure en droit public, étudie les insuffisances dans le domaine de l’accès à la santé, des étrangers non européens soumis à une mesure d’éloignement, par une analyse comparée de la législation française et de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. L’article explore la tendance au durcissement des mesures d’éloignement d’un étranger malade, tant dans l’ordre européen que dans l’ordre interne, et montre comment la jurisprudence de la Cour européenne adoube la pratique de certaines préfectures françaises qui instrumentalisent l’avis médical relatif à ces situations d’éloignement, à des fins de régulation des flux migrations. L’auteure étudie en particulier la place des médecins référents (médecin de l’Agence régionale de santé et médecin-conseil des ambassades) dans la procédure d’éloignement. Marion Blondel montre comment dans un contexte de « crise », l’étranger, de surcroît malade, fait doublement figure d’Autre. Ses droits les plus fondamentaux, comme l’accès à la santé, sont alors questionnés, voire niés par certains discours politiques xénophobes. Sous ces influences, le droit peine à assurer sa mission de protection de l’individu, alors que la politique de l’éloignement agit dramatiquement sur l’état de santé des certains étrangers, rendus encore plus vulnérables par l’application du droit.
16Gaëlle Donnard et Émilie Jung déplacent le regard du côté professionnel de santé et examinent dans quelle mesure et de quelle manière les discriminations interrogent les pratiques des soignant.e.s. L’article porte sur l’association Migrations Santé Alsace et l’Observatoire Régional de l’Intégration et de la Ville et interroge en particulier la mise en place pendant deux ans d’un groupe de travail pluri-institutionnel autour des discriminations liées à l’origine, dans le domaine du soin. Dans un premier temps, les auteures présentent le double objectif de cette action associative : repérer les discriminations et les traitements différentiels rencontrés tout au long du parcours de soins et réfléchir aux pistes d’action pour prévenir ces phénomènes. Dans un deuxième temps, et après une présentation de la démarche, l’article se propose de rendre compte des différents angles d’approche issus de la réflexion, s’attardant tant sur les relations soignant.e.s/soigné.e.s que sur les logiques systémiques liées à l’organisation du système de soins, sans omettre les enjeux organisationnels liés au travail et à l’économie de la santé. Enfin, les auteures reviennent sur les premiers résultats et exposent les perspectives de travail envisagées.
17Comme indiqué au début de l’introduction, en rédigeant cet appel à articles, nous avions envisagé couvrir de grandes thématiques contemporaines des enjeux de santé, comme le processus de médicalisation/pathologisation de l’existence, à l’aune des inégalités sociales de santé dans ce qu’elles portent en elles de la relation soignants/soignés, de l’intime et du public, du genre, du « vieillir » ou encore des stigmatisations des corps. Or, à la lecture des textes des auteurs qui ont contribué à la production de ce numéro, les enjeux du soin en lien avec l’expérience migratoire se sont très vite révélés être un sujet majeur qui semble couvrir une partie importante des préoccupations actuelles autour de la notion de discrimination. En effet, le rapport à la santé conjugué à d’autres dimensions – d’ordre socio-culturel, économique et/ou politique –, montre combien la prise en charge de ces patients est complexe et nécessite une prise en compte d’un faisceau de problématiques entrelacées. Les déprises cumulées face aux attendus des logiques de santé dont attestent les trajectoires de santé de ces patients, sont alors autant de surprises biographiques, institutionnelles ou géographiques qui les appellent à « se reprendre ». C’est entre autres pour cela que ces thématiques font l’objet d’une articulation particulière avec la notion de territoire et celle des politiques publiques d’accès aux soins.
18Mais ces mêmes thématiques se prêtent aussi à l’approche expérientielle du sujet qui permet de déplacer les cadres pensés des discriminations et de les réinterroger sous l’angle des récits des patients. Souvent analysée du côté de l’expertise, cette relation aux soins du point de vue des patients a été peu pensée en ce qu’elle est le fruit d’une nécessité souvent induite par des rapports discriminants avec les acteurs de la santé. Or, force est de constater que le savoir expérientiel des patients migrants permet d’appréhender les discriminations sous un nouvel angle, déployant l’étendard des expériences de discrimination dans le domaine de la santé. Dès lors, il s’agit d’observer les mises en œuvre des pratiques discriminantes sans écarter les affectologies qu’elles produisaient sur les acteurs (qu’ils soient soignant.e.s ou soigné.e.s). Par « affectologie », il faut conjointement entendre une attention particulière à « ce qui affecte », ce qui est de l’ordre des émotions, mais aussi ce qui relève des « affections » au sens des différentes caractéristiques de santé qui peuvent convoquer des savoirs et des mobilisations singulières.
19 Ainsi interrogés, les processus de légitimation de l’expérience de discrimination des malades se déplacent au sein des controverses et font actualité prenant appui, là encore, sur les savoirs expérientiels. La thématique de la santé des migrants, le sans-abrisme, ou encore le droit à la santé pour les personnes transgenres sont alors placés au centre. C’est au travers de ces réflexions proposées au sein du présent numéro, que l’éthique rencontre la question de la lutte contre les discriminations.
Bibliographie
Bibliographie
- Aïach P. et Fassin D. (2004), « L’origine et les fondements des inégalités sociales de santé », Revue du Praticien, n° 54, pp. 2221-2227.
- Bertossi C. et Prud’homme D. (2011), La « diversité » à l’hôpital : identités sociales et discriminations, (Synthèse du rapport de l’IFRI sur les discriminations en établissements hospitaliers), Centre Migrations et Citoyennetés de l’IFRI, 11 p.
- Carde E. (2007), « Les discriminations selon l’origine dans l’accès aux soins », Santé Publique, n° 2, pp. 99-109.
- Cognet M., Gabarro C., Adam-Vézina É. (2009), « Entre droit aux soins et qualité des soins », Hommes et Migrations, n° 1282, pp. 54-65.