Notes
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[1]
J.-A. Miller « Enseignements de la présentation de malades », Ornicar ?, n° 10, 1976, p. 13-24.
-
[2]
S. Faladé, Autour de la Chose. Séminaire 1993-1994, Paris, Anthropos, 2013, p. 157.
-
[3]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre iii, Les psychoses (1955-1956), Paris, Le Seuil, 1981.
-
[4]
Ibid.
-
[5]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre xxiii, Le sinthome (1975-1976), Paris, Le Seuil, 2005.
-
[6]
M. Czermak, « L’homme aux paroles imposées », dans Patronymies, Paris, Masson, 1998, p. 119-143.
-
[7]
« Notes prises aux présentations de malades du docteur Lacan à l’Hôpital Sainte-Anne », Scilicet, n°1, 1967, p. 173-177.
-
[8]
S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa (Le Président Schreber) » (1911), dans Cinq psychanalyses, Paris, Puf, 1979, p. 263-324.
-
[9]
J. Lacan, « Présentation des Mémoires du président Schreber en traduction française » (1966), Ornicar ?, n°38, 1986, p. 5-9.
-
[10]
S. Freud, « Pour introduire le narcissisme » (1914), dans La vie sexuelle, Paris, Puf, 1969, p. 81-105 et S. Freud, « Deuil et mélancolie » (1915-1917), dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 145-171.
-
[11]
S. Freud, « Le moi et le ça » (1923), dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 219-275.
-
[12]
B. Mary, « Freud et le langage d’organe », dans Savoir de la psychose, Bruxelles, De Boeck et Larcier, 1999, p. 17-63.
-
[13]
S. Freud, « Communication d’un cas de paranoïa en contradiction avec la théorie psychanalytique » (1915), dans Névrose, psychose et perversion, Paris, Puf, 1973, p. 209-218.
-
[14]
J. Lacan, « Présentation des Mémoires du président Schreber en traduction française », op. cit.
-
[15]
S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa (Le Président Schreber) », op. cit.
-
[16]
E. Tanzi « Paranoïa », Analytica, n°30, 1982, p. 55-96.
-
[17]
S. Ferenczi, « Paranoïa » (1922), dans Œuvres complètes, t. 4, Paris, Payot, 1996, p. 219-222.
-
[18]
G.G. de Clérambault, L’érotomanie, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2002.
-
[19]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre v, Les formations de l’inconscientÊ(1957-1958), Paris, Le Seuil, 1998, p. 482.
-
[20]
Ibid.
-
[21]
H. Deutsch, « Divers troubles affectifs et leurs rapports avec la schizophrénie », dans La psychanalyse des névroses, Paris, Payot, 1963.
-
[22]
À une place possible d’autre sécurisant en tant que secrétaire de l’aliéné, mais qui reste sur le fil, car toujours prête à virer à l’autre persécutant du miroir ; dans tous les cas, jamais Ð car ce serait le pire Ð à une place d’Autre non barré gros de Savoir.
-
[23]
Le psychotique est sujet puisqu’il a dit « oui » au langage ; mais il est plus parlé que parlant. Il est sujet barré par le signifiant, mais non sujet divisé dans son rapport à l’objet.
-
[24]
Ce n’est pas toujours le cas, Schreber ayant pu maintenir un rapport pacifié à sa femme, celle-ci, comme le notait Lacan dans sa « Question préliminaire », n’étant pas touchée par le délireÉ
La présentation de malades de Lacan
1 Jusqu’en 1980, Lacan a poursuivi sa présentation de malades à Sainte-Anne, à l’amphithéâtre Magnan de l’hôpital Henri Rousselle. Il y examinait, devant un auditoire composé notamment d’élèves souhaitant découvrir la clinique, un ou une patient(e) proposé(e) par un confrère médecin qui en avait la charge. « La population des présentationsÊn’est pas constituéeÊde grands délirants », témoignait Miller [1]. « On ne confronte pas non plus Lacan aux déments séniles, la grande psychose est rare, et au fond, qui voit-on venir ? Des personnes présentant quelques phénomènes élémentaires, à propos desquelles la question essentielle est de pronostiquer l’évolution du mal. » La clinique structurale névrose, psychose, perversion y est primordialeÊet aussi ce qui, dans la psychose, vient éclairer la névrose, comme le rappelait Solange Faladé : « À partir de ce que Lacan nous propose et si on fait référence à ce qu’il a tenté de nous apporter de la psychose, et en particulier ce qu’il commentait dans ses présentations de malades, c’était pour nous permettre de mieux saisir, grâce au psychotique, ce que joue le névrosé [2]. »
2 De ces cas examinés, Lacan en fit parfois état dans ses séminaires, principalement dans celui sur les psychoses [3]. Il évoque par exemple le cas d’une femme qui, alors qu’elle sortait de chez elle, avait rencontré sur son palier « une sorte de mal élevé [É]Êqui était l’amant régulier d’une de ses voisines aux mœurs légères ». À son passage, celui-ci lui avait dit « un gros mot » qu’elle n’était pas disposée à répéter parce que cela la dépréciait. Elle avoue cependant avoir dit elle-même quelque chose : « Je viens de chez le charcutier. » Elle lâche plus tard, sur l’insistance de Lacan et grâce à la bonne entente installée lors de l’entretien, ce qu’elle a entendu : « truie ! » S’indiquait ainsi, par voie de retour dans le réel de l’hallucination, qu’elle avait affaire à un « cochon »… Lacan reprendra à plusieurs reprises cette illustration.
3 Toujours en 1955 [4], il rapporte le cas d’un homme d’origine antillaise, « dont l’histoire familiale mettait en évidence la problématique de l’ancêtre originel » et qui décompense quelques jours après qu’on lui ait annoncé sa paternité à venir. Dans son séminaire de 1975-1976, sur le Sinthome [5], Lacan parle d’un autre patient présenté quelques jours auparavant, un homme sujet à des paroles imposées et qui considère celles-ci comme télépathiques, cas sur lequel Marcel Czermak a apporté depuis des précisions [6]. On trouve aussi, dans un numéro de la première revue de l’ex- École freudienne de Paris, Scilicet [7], des notes prises aux présentations de malades de Lacan, notes d’un auditeur inconnu, selon « le principe du texte non signé » (que Lacan distingue alors de l’anonymat). Deux cas sont évoqués et c’est sur le premier que nous souhaitons nous pencher, le cas de Louis Achille C.
Le cas Louis Achille C.
4 Il s’agit d’un homme hospitalisé d’office, en avril 1964, suite aux plaintes de ses voisins et de la concierge de son immeuble. Le certificat psychiatrique rédigé est précis : « Délire de persécution évoluant depuis plusieurs années. Bruits de crécelle, de sonnerie et de compresseur émis contre le mur de sa chambre pour l’amener à la quitter. Persécuteur désigné en la personne d’une femme aux yeux verts, qu’il aurait d’abord fréquentée et qui se vengerait aujourd’hui par jalousie. De même, l’épie-t-elle constamment par un jeu de miroir à travers des fissures pratiquées dans sa porte. Veuf depuis treize ans, vit seul. Activité professionnelle normale. Étudie l’électricité. Rétorsions agressives limitées à des injures contre l’entourage féminin qu’il pense acheté par sa persécutrice. Excellent contact : fonds mental conservé. Surdité cryptogénétique depuis l’âge de quinze ans, appareillée. Doit être traité. »
5 Le compte rendu de l’examen de Lacan apparaît très précis et fidèle, même si les paroles même du patient ne sont quasiment pas consignées. On nous décrit un homme d’une soixantaine d’années, « rablé et vigoureux », « décidé », qui est employé aux écritures et qui manipule « les boutons d’un petit appareil acoustique ». « Sans réticence, mais avec une hargne autoritaire », il décrit « les sévices dont il est la victime » : constamment, depuis des mois, « on lui fait des bruits : craquement du parquet, martèlement de foreuse, ronflement de moteur ». Récemment, « elle a déclenché la sonnerie du réveil pendant plusieurs heures, l’empêchant de dormir [É] Des trous percés dans sa porte le soumettent à sa surveillance indiscrète et permanente. Un système défensif et d’alerte fait d’un rideau appareillé de poulies est déjoué. Des odeurs aussi sont introduites sous sa porte ». Il connaît bien l’instigatrice, une femme aux yeux verts : « des yeux exceptionnels, ils contiennent quelque chose ». Il l’a rencontrée deux ans auparavant alors qu’elle « se déshabillait dans le vestiaire de l’entreprise où il l’a surprise en tenue légère ». « Le spectacle », dit-il. Ils sont sortis ensemble, ont eu des relations sexuelles et il est venu habiter une chambre de bonne voisine de la sienne. Mais, après un temps, elle esquive toute nouvelle intimité, non sans céder une fois sur son insistance. Après, « il ne la reverra plus. Elle a fait le simulacre de déménager. Mais il sait bien qu’elle est à l’origine de ces bruits, de cette surveillance, des mouvements du rideau qui bouge à ses manœuvres. Porte ouverte brusquement, elle vient juste de filer : couloir vide, ombre sur le mur ou encore petite bonne complice, l’air faussement indifférent ». Il comprend alors qu’il s’agit d’une femme riche et puissante, sans aucun doute propriétaire de tout l’immeuble et qui se cache sous l’apparence d’une modeste ouvrière. « Son projet est de l’activer, de le rendre jaloux, de le provoquer en lui lançant des petites bonnes dans les jambes, et comme il résiste, elle cherche maintenant à savoir s’il n’est pas homosexuel. Son nom ? Jamais il ne le livrera. De toute façon, ce ne serait qu’un nom de substitution. » Quant au « guet-apens » de son internement, « elle a dû l’organiser ; elle doit souhaiter l’attirer pour unir son existence à la sienne. N’a-t-il pas trouvé un secret que se disputent Russes et Américains, objet de l’intérêt de cette Mme X ? » Et « pour ce qui est de l’activer, enfin, c’est bien plutôt lui qui n’avait pas voulu d’une prostituée ».
Le regard et la voix
6 De par la systématisation qui y domine, ce cas est exemplaire de la psychose paranoïaque. Le délire se présente dans toute son ampleur de certitude inébranlable, de savoir absolu. Le sujet est essentiellement victime et, par là, illustre pleinement le mécanisme de défense dont Freud [8] fit le pivot de la paranoïa, à savoir la projection. Le sujet plaide une évidence : il est victime de la malignité d’un Autre persécuteur qui jouit de l’activer, qui jouit de lui infliger des sévices, position paranoïaque que Lacan [9] qualifiait d’identification de la jouissance dans l’Autre.
7 Ce cas illustre aussi, éminemment, le privilège accordé par Lacan à la voix et au regard dans la clinique des psychoses. Voix et regard sont là, dans la poche du sujet. Concernant la première, si aucune hallucination acoustico-verbale ne nous ait rapportée, ce qui passe par l’oreille – orifice qui présente la particularité de ne pouvoir se fermer – s’y révèle primordial dans le tableau clinique, avec les bruits parasitaires qui pénètrent dans l’environnement du sujet.
8 Ce qui passe par le regard y est aussi prégnant. Chez Louis Achille C., le sentiment d’être épié par sa persécutrice s’est formalisé en un véritable délire d’observation, si courant chez le paranoïaque et dont témoigne sa méfiance : le sujet se sent vu de partout. Freud [10] insista sur ce délire d’observation, qui nous enseigne sur la conscience morale. Le concept de surmoi (ou idéal du moi), qui constitue une part essentielle de la nouveauté apportée par la seconde topique, est forgé à partir de la clinique de ce délire d’observation paranoïaque. Une instance interne juge, jauge, mesure le moi : sur le plan de sa valeur morale, et c’est la fonction du surmoi ; et sur le plan de l’estime de soi (qui concerne l’image du Moi), et c’est l’idéal du Moi. Le premier est formé à partir de l’introjection de la voix des parents, nous dit Freud [11], de l’incorporation des interdits portés par l’éducation ; le second à partir du regard des parents : par l’intermédiaire de l’identification, le sujet se met à la place de ce regard, via lequel il se situe comme aimable aux yeux de ce regard de l’Autre introjecté, ce que Lacan reprend en déployant son schéma optique, à la suite de son stade du miroir. Surmoi et idéal du moi sont tous deux des héritiers du complexe d’Œdipe. Dans la psychose, faute du signifiant du Nom-du-Père, l’interdit de l’inceste n’est pas symbolisé et le sujet reste aux prises avec une jouissance non barrée par la castration symbolique. Le surmoi (ou idéal du moi) fait retour dans le Réel : par les hallucinations auditives, les voix, qui se présentent sous la forme d’injonctions surmoïques (comme dans l’insulte, qui vient désigner l’être de jouissance du sujet) ou sous la forme d’une conscience morale qui revient de l’extérieur (comme dans le commentaire des actes). De même, faute d’articulation interne entre regardant et regardé, le regard revient du Réel, sous la forme d’un Autre omnivoyant ; le sujet se sent traversé par ce regard de l’Autre dont il ne peut plus se cacher, ce qui indique la vacillation de la frontière entre dedans et dehors pour le psychotique [12], entre monde interne et monde externe. Les zones érogènes ne jouent plus leur fonction de bords, qui, dans la structure névrotique, peuvent se fermer du fait de manquer chaque fois leur objet, parce que celui-ci a été perdu.
9 Cette question du regard, pour Louis Achille C., intervient dès la rencontre de sa persécutrice, moment qui semble manifestement celui de la décompensation, si ce n’est de la psychose elle-même, du moins du délire de persécution actuel. Sa remarque énigmatique, « le spectacle » – seule parole du sujet directement rapportée dans l’observation –, nous interroge : qu’a-t-il donc pu voir lors de ce déshabillage ? Et à quoi cela l’a-t-il renvoyé ? Rappelons que c’est dans le fait de voir la femme dénudée que se dévoile pour l’enfant l’Autre sexe. La castration est d’abord rencontrée dans l’Autre, avec la perception du pas-de-pénis de la mère, le fantasme venant refendre cette vision insupportable de la tête de Méduse.
10 Dans « Communication d’un cas de paranoïa en contradiction avec la théorie psychanalytique [13] », Freud rapporte le cas d’une femme persécutée par son amant qui, lors de leurs premiers ébats amoureux, l’aurait fait photographier par un complice. Elle est persuadée d’avoir entendu le « clic » de l’appareil et il chercherait maintenant à l’éconduire par cette photo compromettante. Dans ce délire, le regard de l’Autre, associé au bruit, joue un rôle central. Ce cas apparaît pour Freud en contradiction avec sa théorie : le persécuteur est du sexe opposé. Or, l’approche freudienne de la persécution est fondée sur la notion de projection du désir homosexuel sur l’autre et sur l’inversion de l’affect d’amour en haine ; et elle est soutenue par deux constats cliniques : le persécuteur est toujours du même sexe que le sujet et c’est quelqu’un qui fut, dans un premier temps, aimé. La psychose du Président Schreber, par l’inauguration qu’elle prend dans le transfert à son médecin, le docteur Flechsig, est exemplaire sur ce point. Dans le cas de la jeune femme persécutée, cas en contradiction avec la théorie, Freud obtient de nouvelles informations lors d’un second entretien. Il est précisé que la première persécutrice fut bien dans un premier temps une femme, la supérieure hiérarchique, intervenue en tant que figure maternelle. Finalement, la théorie se trouve donc confirmée.
11 Pour Louis Achille C., si la persécutrice est bien quelqu’un qui fut dans un premier temps aimé, elle n’est pas du même sexe que le sujet. Nous manquons ici d’éléments pour pousser plus loin l’investigation. Il serait en effet nécessaire d’en savoir plus quant à la rencontre de cette femme, même si nous pouvons en reconstruire quelque chose. Relevons cependant que la thématique homosexuelle est bien présente, au travers du questionnement du sujet, questionnement qui lui revient de l’Autre : elle chercherait à savoir s’il n’est pas homosexuel.
La défense radicale
12 Ce qui frappe dans ce cas, c’est la radicalité de la défense et l’absence de toute dialectique. Il sait. Le sujet n’est en rien en cause dans cette affaire. Rien de son désir n’est interrogé dans son discours, ni interrogeable. Et quand on lui pointe son éventuel activisme, il s’offusque : seule la jouissance de l’Autre est en cause. L’internement lui-même est perçu comme un guet-apens tendu par sa persécutrice et le praticien est au bord d’être inclus lui aussi dans le délire. Lacan [14] précisait, à partir des effets du transfert entre Schreber et Flechsig, que le clinicien n’est pas étranger à la sorte d’érotomanie mortifiante dont il peut être l’objet, ce qui pose la question de son désir pour le patient. L’enjeu pour le clinicien est en effet de ne pas venir présentifier cet Autre jouisseur, non barré, auquel a affaire le sujet de la psychose.
13 Le sujet Louis Achille C. se mure derrière un savoir, un « secret que se disputent Russes et Américains », savoir qu’il ne peut révéler. Les paranoïaques ne disent « que ce qu’ils veulent bien dire », remarque Freud [15], ce qui rend difficile la progression de l’examen clinique et interroge aussi la position du clinicien dans son rapport au savoir. N’a-t-il pas à apprendre à refréner sa curiosité, particulièrement avec le sujet psychotique pour qui la préservation d’un lieu psychique secret est capitale ? En effet, toute la difficulté, pour celui qui n’a plus de frontière entre le dedans et le dehors (comme le montre bien la forme extrême du syndrome d’automatisme mental, à savoir le sentiment de vol des pensées), est de pouvoir habiter un espace où il est en sécurité, protégé de l’intrusion de la jouissance de l’Autre. Quand une telle défense se met en place, n’y a-t-il pas à la préserver ? La formule de Tanzi [16], « le paranoïaque ne guérit pas, il désarme », garde par là toute sa valeur clinique. Ferenczi [17] a soulevé en 1922 le problème du positionnement du clinicien face au paranoïaque, soulignant l’importance de ne pas controverser avec celui-ci, de ne pas heurter sa susceptibilité et d’accepter, avec certaines précautions, ses idées délirantes.
14 Comment situer, chez Louis Achille C., la thématique délirante dans le champ de la logique paranoïaque ? En s’appuyant sur la psychiatrie, Freud a relevé trois formes majeures du délire dans la paranoïa : la persécution, la jalousie et l’érotomanie. Il nous en livre la grammaire dans son texte sur le Président Schreber. Il part d’une proposition de base et de la façon dont le sujet va pourvoir s’en défendre : « Moi, un homme, je l’aime, lui, un homme. » Ce fantasme de désir homosexuel apparaît, pour Freud, comme le noyau du conflit dans la paranoïa. La première manière de nier cette proposition consiste à inverser l’affect : « Je ne l’aime pas, je le hais » ; puis à le projeter sur l’Autre : « Je le hais » se transforme en « Il me hait », donc me persécute. C’est alors le délire de persécution. La deuxième manière de nier cette proposition est l’érotomanie, qui débute par la perception, venue de l’extérieur, que l’on est aimé. Il s’agit d’une autre transformation : « Ce n’est pas lui que j’aime, c’est elle que j’aime » ; puis, grâce à la projection : « Je m’en aperçois, elle m’aime. » Une troisième manière de nier la proposition initiale consiste non pas à la projeter mais à changer la personne : « Ce n’est pas moi qui aime l’homme – c’est elle qui l’aime. » Et c’est le délire de jalousie. Enfin, Freud précise le délire de grandeurs, qui n’est pas à réserver à la paranoïa, délire des grandeurs qui serait « Je n’aime pas du tout – je n’aime personne » et dont rend compte le gonflement du Moi.
15 Dans le cas Louis Achille C., nous pouvons remarquer l’ensemble de ces mécanismes de défense : un délire de persécution en avant du tableau, mais articulé à une forme d’érotomanie. En effet, la persécutrice est une femme qui « veut unir son existence à la sienne », donc qui l’aime puisque, pourrait-on dire, elle lui « court après ». Mais, de surcroît, le thème de la jalousie intervient, pas du côté du sujet, mais du côté de l’Autre ! : « Elle se vengerait aujourd’hui de lui par jalousie. » Autrement dit, elle l’aime (érotomanie), mais lui « n’a pas voulu d’une prostituée », donc elle est jalouse (jalousie) et lui en veut (persécution). On pourrait essayer de reconstituer, à la façon de Freud, la grammaire paranoïaque du cas. Si l’on accepte de partir, avec Freud, du fantasme de désir homosexuel (« Moi, un homme, je l’aime, lui, un homme »), alors la manière, rétroactive, de le nier serait, chez Louis Achille C. : « Ce n’est pas moi qui aime l’homme, c’est elle qui l’aime. » La jalousie serait première, liée au refus, chez la jeune femme, de poursuivre leur relation. Puis, par réaction narcissique, un sentiment mégalomaniaque se serait installé : « Cet homme qu’elle aime, c’est Moi. » Et, en effet, « Je m’en aperçois, elle m’aime » (érotomanie). Et, enfin, par inversion d’affect, lié aussi à la proximité de l’amour et de la haine, le « elle m’aime » devient « elle me hait » (et me persécute). D’où elle se venge aujourd’hui par jalousie, sous-entendu : de ne pas être parvenue à ses fins, à me posséder, à m’aimer. Concernant le passage de l’érotomanie à la persécution, de Clérambault [18] nous montre bien chez l’érotomane, l’évolution du délire, qui passe de l’espoir au dépit, puis à la rancune, devenant alors persécution.
16 Dans le cas Louis Achille C., nous retrouvons donc les trois formes du délire paranoïaque, ce qui soutient l’idée d’une unité de la psychose paranoïaque. Nous apercevons particulièrement la proximité entre érotomanie et persécution, qui se présentent comme les deux faces d’une même monnaie. Notons qu’à propos du délire de jalousie, Lacan précise, dans son séminaire Les formations de l’inconscient, que ce délire vise à restituer, restaurer le désir de l’Autre, c’est-à-dire « à attribuer à l’Autre un désir – une sorte de désir esquissé, ébauché dans l’imaginaire – qui est celui du sujet [19] », ce parce que ne s’est pas produite « cette métaphore essentielle qui donne au désir de l’Autre ce signifiant primordial [É] le phallus [20] ».
L’accrochage imaginaire
17 Le délire vient sceller, pour Louis Achille C., un mur défensif inébranlable. La défense est ici très efficace. Pourquoi une telle cuirasse sinon parce qu’elle fait tenir le sujet ? Freud a insisté sur le narcissisme du sujet psychotique, qu’il explique par un désinvestissement des liens objectaux et le retour de la libido sur le moi, l’introversion de la libido, qui permet de comprendre la mégalomanie et le délire de grandeurs. Dans la schizophrénie, cette perte de la libido d’objet se manifeste par le repli sur soi, l’autisme, le négativisme (tenant lieu de la fonction de la négation du névrosé), le sujet ne présentant plus alors l’aptitude au transfert ou sous une forme restreinte. Chez le paranoïaque, un lien à l’objet est maintenu, en témoignent ses investissements du monde extérieur, le maintien d’une activité professionnelle par exemple, comme chez Louis Achille C. Mais le rapport à l’objet est… paranoïaque, c’est-à-dire à même de virer à l’érotomanie, à la persécution ou à la jalousie. La particularité du transfert paranoïaque en rend compte. Faute de mise en place du surmoi et de l’idéal du moi, faute d’accrochage dans le champ symbolique, à partir de la castration négativante qui permet le désir, le sujet se raccroche éminemment au champ imaginaire ; ou ne peut plus s’y raccrocher, comme nous le montre le signe du miroir si courant au début de la schizophrénie. Le sujet paranoïaque, lui, évite l’effondrement et maintient son moi en l’aliénant à un double qui le persécute. L’articulation entre moi idéal et idéal du moi que promeut le schéma optique ne fonctionne pas dans la psychose. Lacan a forgé le schéma I pour rendre compte de la distorsion que vit le sujet de la psychose, pour qui seul reste l’axe m – i (a) pour se situer en tant que sujet, soit l’étage inférieur du graphe.
18 La clinique des psychoses nous montre cet accrochage au champ imaginaire – ou tentative de ré-accrochage – dans les phénomènes de double ou le fonctionnement « comme si » isolé par Helene Deutsch [21]. Mais cet accrochage peut aussi être glissement et la fonction du praticien se trouve ici convoquée [22]. La psychose est le témoignage d’un flottement dans l’inscription du sujet dans le champ symbolique : forclusion du Nom-du-Père qui se laisse entendre dans l’absence d’arrimage du patronyme pour Louis Achille C. Il nous précise en effet que le nom de sa persécutrice est un nom de substitution. Donc si un nom ne vaut plus, plus personne n’a d’identité. Tout peut être soumis au règne du semblant, du glissement dans le champ de l’imaginaire, où plus rien de la jouissance ne se trouve arrimé au champ symbolique, mais seulement soumis au déchaînement du réel et de l’imaginaire.
19 La difficulté pour le sujet psychotique revient à constituer un intérieur où il n’est plus envahi par la jouissance de l’Autre. L’image du Moi, unifiée, peut être le moyen de faire tenir une armature face au Réel, d’enrober l’être d’un sujet, qui, dans la psychose, se vit néantisé, c’est-à-dire rien du tout ni enchasublé par le narcissisme, ni encadré par le fantasme. Pour Louis Achille C., transparaît une fragilité extrême de son être, qu’il tente d’habiller par une haute estime de soi, une image complète du moi, sans faille, d’où rien de sa question de sujet n’émerge. Lutte donc pour maintenir un moi qui s’est senti attaqué par la rencontre d’une femme.
La femme toute
20 En tant que « cas d’école », Louis Achille C. nous enseigne sur le savoir du sujet psychotique. Il nous montre une fonction de la défense paranoïaque, fermeture qui est aussi protection, tentative de guérison. Il nous apprend également les spécificités du tableau paranoïaque : la conviction inébranlable, qui devient savoir absolu, plaidoyer et donc nécessité pour le sujet ; l’importance de l’auditif comme parasite ; du regard comme pénétrant dans la sphère intime du sujet ; le maintien du lien social, mais sous une forme qui peut le rendre propice au passage à l’acte ; le lien particulier du sujet avec son persécuteur, vécu comme intrusion de la jouissance de l’Autre ; l’accrochage possible à l’imaginaire avec le narcissisme, en vue, dans ce cas particulier, de parer à la rencontre de la femme dans le réel… Nous découvrons aussi ce que le sujet persécuté enseigne au clinicien sur les particularités du transfert psychotique : le sujet dans la psychose, du fait d’un rapport à l’objet non perdu à l’origine [23], est confronté, quand il y a transfert, à un grand Autre non barré, dont la parole peut devenir suggestion persécutrice. Ce qui ouvre à la question du statut de l’amour dans les psychoses, manie de l’amour où le sujet se retrouve inondé par un Autre qui n’est pas déserté de jouissance, Père jouisseur de la horde n’ayant pas été tué. Pour l’homme psychotique, la liaison avec une femme peut le confronter à rencontrer La Femme non barrée [24]. En effet, faute d’articulation de son être à la signification phallique – son être n’ayant pas été historisé dans le complexe d’Œdipe, et donc de castration –, le manque de signifiant de la féminité n’est pas aperçu, ce qui induit, en retour (retour non du refoulé mais dans le réel), la croyance en l’exception féminine, en une qui dirait non à la fonction phallique, soit La Femme qui par son regard peut transpercer l’homme. De même que la femme ne rencontre l’Homme que dans la psychose, l’homme ne rencontre La Femme que dans la psychose.
21 Qu’ont-ils d’exceptionnels ces yeux pour Louis Achille C. ? Et que veut dire le signifiant « verts » ? Cela nous fait penser à la reprise que faisait Lacan de la phrase de Chomsky, Green colourless ideas sleeps furiously, dont ce dernier disait qu’elle n’avait pas de sens. Au contraire, répond Lacan, ces vertes pensées fuligineuses qui dorment furieusement, prêtes à bondir à la moindre occasion, ce sont les pensées de l’inconscient. Pour le sujet de la psychose, ces vertes pensées ne dorment pas, elles sont à ciel ouvert. Par défaut d’une direction phallique qui lui permettrait d’aller vers l’Autre sexe, elles sont ces yeux verts même, attributs féminins qui font toute la femme rencontrée par Louis Achille C. Yeux qui contiennent quelque chose, donc énigmatiques, énigme en tant que le sujet se trouve en prise directe avec l’énigme du désir de l’Autre – désir ici non référé au manque – normalement voilée par le fantasme. Yeux de verre donc aussi, de la fenêtre du fantasme qui fait écran au réel, ici vitre réelle qui ne fait cadre qu’au prix du délire ; donc qui finalement ne cadre rien. Verre-miroir du défaut de son être en tant que désirant, le sujet n’ayant pas affaire à un manque-à-être noué au désir de l’Autre, mais à son être en tant que petit a non enchasublé aux prises avec la jouissance d’un Autre primordial non barré, confronté de visu à l’énigme de son être pour l’Autre.
Notes
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[1]
J.-A. Miller « Enseignements de la présentation de malades », Ornicar ?, n° 10, 1976, p. 13-24.
-
[2]
S. Faladé, Autour de la Chose. Séminaire 1993-1994, Paris, Anthropos, 2013, p. 157.
-
[3]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre iii, Les psychoses (1955-1956), Paris, Le Seuil, 1981.
-
[4]
Ibid.
-
[5]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre xxiii, Le sinthome (1975-1976), Paris, Le Seuil, 2005.
-
[6]
M. Czermak, « L’homme aux paroles imposées », dans Patronymies, Paris, Masson, 1998, p. 119-143.
-
[7]
« Notes prises aux présentations de malades du docteur Lacan à l’Hôpital Sainte-Anne », Scilicet, n°1, 1967, p. 173-177.
-
[8]
S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa (Le Président Schreber) » (1911), dans Cinq psychanalyses, Paris, Puf, 1979, p. 263-324.
-
[9]
J. Lacan, « Présentation des Mémoires du président Schreber en traduction française » (1966), Ornicar ?, n°38, 1986, p. 5-9.
-
[10]
S. Freud, « Pour introduire le narcissisme » (1914), dans La vie sexuelle, Paris, Puf, 1969, p. 81-105 et S. Freud, « Deuil et mélancolie » (1915-1917), dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 145-171.
-
[11]
S. Freud, « Le moi et le ça » (1923), dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 219-275.
-
[12]
B. Mary, « Freud et le langage d’organe », dans Savoir de la psychose, Bruxelles, De Boeck et Larcier, 1999, p. 17-63.
-
[13]
S. Freud, « Communication d’un cas de paranoïa en contradiction avec la théorie psychanalytique » (1915), dans Névrose, psychose et perversion, Paris, Puf, 1973, p. 209-218.
-
[14]
J. Lacan, « Présentation des Mémoires du président Schreber en traduction française », op. cit.
-
[15]
S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa (Le Président Schreber) », op. cit.
-
[16]
E. Tanzi « Paranoïa », Analytica, n°30, 1982, p. 55-96.
-
[17]
S. Ferenczi, « Paranoïa » (1922), dans Œuvres complètes, t. 4, Paris, Payot, 1996, p. 219-222.
-
[18]
G.G. de Clérambault, L’érotomanie, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2002.
-
[19]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre v, Les formations de l’inconscientÊ(1957-1958), Paris, Le Seuil, 1998, p. 482.
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[20]
Ibid.
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[21]
H. Deutsch, « Divers troubles affectifs et leurs rapports avec la schizophrénie », dans La psychanalyse des névroses, Paris, Payot, 1963.
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[22]
À une place possible d’autre sécurisant en tant que secrétaire de l’aliéné, mais qui reste sur le fil, car toujours prête à virer à l’autre persécutant du miroir ; dans tous les cas, jamais Ð car ce serait le pire Ð à une place d’Autre non barré gros de Savoir.
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[23]
Le psychotique est sujet puisqu’il a dit « oui » au langage ; mais il est plus parlé que parlant. Il est sujet barré par le signifiant, mais non sujet divisé dans son rapport à l’objet.
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[24]
Ce n’est pas toujours le cas, Schreber ayant pu maintenir un rapport pacifié à sa femme, celle-ci, comme le notait Lacan dans sa « Question préliminaire », n’étant pas touchée par le délireÉ