Notes
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Cet entretien a été réalisé le 3 mars 2014. Un extrait en est paru dans Le Magazine Littéraire, n° 544, « Fictions de la psychanalyse », 2014.
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C. Millot, La vocation de l’écrivain, Paris, Gallimard, coll. « L’Infini », 1991.
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[3]
C. Millot, Abîmes ordinaires, Paris, Gallimard, coll. « L’Infini », 2001.
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[4]
C. Millot, O Solitude, Paris, Gallimard, coll. « L’Infini », 2011.
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[5]
J. Lacan, « Lituraterre », Litturature, n° 3, 1971.
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[6]
C. Millot, Gide, Genet Mishima, Paris, Gallimard, coll. « L’Infini », 1996.
1 Hélène Blaquière : Vous avez pu écrire que vous vous partagiez entre Marie et Marthe, et que le matin était consacré plutôt à l’écriture et l’après-midi aux séances avec vos patients. Comme il est 11 heures ce matin, je me demande si c’est l’écrivain qui me reçoit ou si c’est la psychanalyste.
2 Catherine Millot : Le matin est consacré à l’écriture dans les bons cas. Il faut dire que je n’écris pas tout le temps. Je publie un livre tous les cinq ans. Quand j’ai publié un livre, il faut en quelque sorte que le tissu se reconstitue, comme s’il fallait que je sois un certain temps pas seulement en jachère mais que quelque chose se reconstitue à travers les lectures. Je lis beaucoup. Et puis c’est au bout d’un certain nombre d’années de lecture – parce que je lis beaucoup en me laissant porter par un fil que j’ignore un peu moi-même – qu’un projet d’écriture se précise. Quand c’est suffisamment précis, clair, je me mets à écrire. Il se passe au moins trois ans après la sortie d’un livre où je n’écris pas du tout, où je lis.
3 Je ne reçois mes patients que l’après-midi, donc les matinées peuvent être vouées à l’écriture quand je suis dans une période d’écriture – alors là, ça devient très discipliné et austère, c’est-à-dire que pour pouvoir écrire, il faut que j’écrive tous les jours. Cela implique une certaine contrainte horaire pour créer un espace pour ça, parce que, sinon, les choses de la vie viennent vous envahir. Il faut vraiment beaucoup de discipline pour mettre des barrières, des digues, pour pouvoir avoir la vacuole – le petit vide – nécessaire pour écrire. Écrire sert aussi à créer ce vide qui est quelque chose de très salutaire. Alors je vous reçois à un moment qui n’est pas voué à mes patients mais qui peut être voué à la lecture et à l’écriture.
4 Hélène Blaquière : Dans Wikipédia, vous êtes présentée comme « psychanalyste lacanienne et écrivaine française ». Est-ce qu’on pourrait permuter les épithètes ?
5 Catherine Millot : Ce n’est pas moi évidemment qui ai rédigé cette brève phrase !
6 Hélène Blaquière : Ça pose en équivalence Lacan et la France comme une patrie.
7 Catherine Millot : Ce n’est pas mal vu… Après tout, on pourrait dire en effet « psychanalyste française et écrivaine lacanienne », bien qu’« écrivaine lacanienne », je ne sais pas si je pourrais y souscrire tout à fait parce qu’à la fois j’ai l’impression que ce que j’écris est très lié à mon parcours analytique personnel – et moins à ma pratique –, mais qu’aussi ça le déborde. C’est-à-dire que j’ai eu affaire à la littérature bien avant de m’orienter vers la psychanalyse. Je n’en ai jamais fait ni des études, ni une activité professionnelle, pour me garder ce champ libre. Je n’ai pas fait d’études de lettres, j’ai fait des études de philosophie. C’était vraiment tout à fait décidé. C’était pour me garder le plaisir pur de la lecture, non entamé, non contaminé par les exigences universitaires. Pour moi, écrire fait partie aussi de ce champ-là qui est en quelque sorte dégagé de toute contrainte sociale. C’est ma part de liberté. Mon rapport à la littérature est antérieur, plus vaste, plus ancien, plus essentiel, que celui que j’entretiens avec la psychanalyse.
8 Hélène Blaquière : C’est intéressant ce que vous dites… faire des études de philosophie pour ne pas faire des études de lettres !
9 Vous évoquez souvent la question du style. Dans La vocation de l’écrivain [2], vous écrivez : « L’efficace de l’opération que réalise l’écrit réside en ce que le fantasme ne se déploie pas tant dans le contenu du message qu’il ne se réalise en ce qu’il est convenu d’appeler le style ». Je trouve que cette phrase épingle très bien quelque chose qui se passe dans l’écriture. Si l’on essaie de penser cette question du style du côté de la psychanalyse, pourrait-on se demander quel historien une analyse fait de vous, et non pas quelle histoire on y raconte ? Quel historien devient-on ? La question du style serait alors première par rapport au contenu même. On pense à Michelet…
10 Catherine Millot : Pour moi, c’est difficile de répondre à ça. Ce que j’ai dit, c’est que le fantasme n’est pas de l’ordre du contenu mais s’inscrit dans le style, à travers le style. Au fond, c’est quelque chose qu’on pourrait traduire en termes linguistiques qui sont repris par la psychanalyse : le fantasme n’est pas un énoncé mais une énonciation. C’est vraiment ce qui vous échappe, le fantasme. Qu’une analyse fasse de vous sa propre historienne… Le style de l’historien plutôt que l’histoire en soi… Oui, sûrement, mais là je n’arrive pas à rebondir par rapport à cette question.
11 Hélène Blaquière : Ce qui me frappe, c’est le parallèle qu’on est tenté d’établir. Vous parlez de l’opération que réalise l’écrit, mais on pense aussitôt à l’analyse… Il y a une équivalence, semble-t-il.
12 Catherine Millot : Là, je peux reprendre un peu les choses parce que ce que vous citez date de plus de vingt ans, car La vocation de l’écrivain est le premier livre que j’ai publié dans la collection « L’Infini ». C’est le début de ce que je pourrais appeler peut-être pas un cycle, mais après tout pourquoi pas. C’est le début d’une série qui forme un tout. Tous les livres que j’ai écrits après procèdent de celui-là, se développent et se ramifient à partir de là. Qu’en dire aujourd’hui, dans l’après-coup des livres que j’ai écrits depuis lors ? J’ai arrêté mon analyse personnelle au moment où j’ai publié La vocation de l’écrivain, c’est-à-dire, donc, il y a un peu plus de vingt ans. Je me suis aperçue par la suite que mes livres étaient des prolongements, des poursuites par d’autres moyens, de mon analyse, y compris le dernier à propos duquel il m’est arrivé une chose très étonnante.
13 Tout d’abord, il y a un livre qui explicite un peu ce travail d’analyse à travers l’écriture, c’est Abîmes ordinaires [3]. Dans le courant de l’écriture, car ce n’était pas du tout clair avant que j’écrive, j’ai dégagé quelque chose qu’on peut appeler un fantasme, quelque chose dont je n’avais auparavant pas la moindre idée. Au fond, dégager un fantasme, ça devrait être le travail de l’analyse et, pour moi, c’est passé par l’écriture. Et ce n’est encore que dix ans après, à travers l’écriture de mon dernier livre, O Solitude [4], qu’il s’est produit un événement inattendu lors d’une rencontre avec des psychanalystes. Quand je suis invitée par des psychanalystes à parler de mes livres, ça m’est toujours très utile car je parle à des confrères qui me renvoient quelque chose de ce que j’ai écrit et qui m’échappe. Ils m’ont renvoyé alors une question qui a eu un effet d’ouverture. Ce qui m’a été renvoyé m’a interrogée, disons que cela a suivi son chemin comme en analyse, c’était comme une interprétation, et je suis tombée sur quelque chose qui vient d’une certaine façon compléter ce que j’ai écrit dans Abîmes ordinaires et tout d’un coup éclairer, dans l’après-coup, l’ensemble des livres que j’ai publiés dans la collection « L’Infini », c’est-à-dire les cinq livres. Cela donne le fil rouge, ou « l’image dans le tapis », pour reprendre une image jamesienne. J’ai découvert comme ça l’image dans le tapis de tous mes livres. C’est une expérience assez saisissante. Je ne vais pas en dire le contenu parce que j’arriverai peut-être à en faire un livre justement. Je ne sais pas trop… Cela m’a désarçonnée parce que j’ai eu l’impression d’être allée au bout de quelque chose. Maintenant, je me demande ce qui va nourrir mon mouvement d’écrire.
14 Voilà donc pour moi le rapport, non pas entre littérature et psychanalyse, mais entre l’écriture et l’analyse. À l’époque où j’écrivais La vocation de l’écrivain et que j’étais en même temps en analyse, j’avais l’impression de creuser un tunnel par les deux bouts, par l’analyse et par l’écriture, dans l’espoir que ces deux bouts puissent se rejoindre.
15 Hélène Blaquière : Cela rejoint tout à fait ce que Lacan écrit dans « Lituraterre » : « Il arrive ainsi qu’écrire conduise au mieux de ce qu’on peut attendre de la psychanalyse à sa fin [5] ».
16 Catherine Millot : J’ai fait l’expérience que ça peut être une voie. Ça n’aurait certainement pas pu être une voie pour poursuivre mon analyse si je n’avais pas déjà engagé un vrai travail analytique. Je ne crois pas à l’autoanalyse par l’écriture, bien que ça ne soit pas auto-analytique car on s’adresse à des autres lorsqu’on écrit. Ce n’est pas de l’autoanalyse, la preuve c’est que j’ai des lecteurs qui peuvent me renvoyer des choses qui font leur effet.
17 Hélène Blaquière : Est-ce que vous écriviez avant votre analyse ?
18 Catherine Millot : J’avais cette idée très ancienne. Je voulais écrire, de façon intransitive, sans savoir quoi. J’ai commencé à écrire des choses qui étaient liées à des obligations professionnelles. Ma thèse m’a énormément coûté, c’était très douloureux mais justement, ça a dégagé quelque chose. Après, ça m’est devenu plus facile. Après ma thèse sur Freud et la pédagogie, Freud antipédagogue, j’ai publié trois ouvrages qui étaient liés à la clinique essentiellement. Ensuite, j’ai déserté la psychanalyse comme objet de l’écriture, bien que sa dimension motrice soit restée efficiente. Mais je n’ai plus pris comme objet la clinique analytique ou les questions proprement analytiques. Toutefois, il est vrai que je soumets aussi les écrivains que j’ai étudiés à une interprétation analytique. C’est surtout vrai pour les premiers, La vocation de l’écrivain et Gide Genet Mishima [6]. C’est déjà moins vrai pour les suivants, où je les laisse plus tranquilles, où je m’en sers d’une autre façon.
19 Hélène Blaquière : Lorsque vous écrivez sur des écrivains, on sent le regard d’une analyste mais pas seulement. Quelque chose échappe qui n’arrive pas à s’épuiser dans le regard analytique.
20 Catherine Millot : Oui, c’est tout à fait juste. C’est ma manière sans doute de me les approprier. Pour moi, un écrivain, c’est comme un voyage, c’est comme une expérience intérieure, ça fait partie de ma vie. Il faut dire que, dans la lecture, je m’imprègne de l’écriture de quelqu’un d’autre et, en même temps, je le fais mien. Il y a tout un processus, plus que d’empathie, d’identification. Ils m’ont servi à travers cette identification à poursuivre mon analyse. J’allais chercher chez eux, guidée par je ne sais quelle prescience, quelque chose qui me concernait au plus intime. C’est comme ça que je trouvais quelque chose de moi chez eux. C’était déjà là en moi mais je ne pouvais l’attraper qu’en le saisissant chez l’autre. Cela n’est pas de l’ordre de l’universel, ni du singulier. C’est plutôt de l’ordre du particulier. Ce qui m’accroche chez les écrivains, c’est ce que nous avons en commun de particulier.
21 Hélène Blaquière : Vous dites à plusieurs reprises que, dans l’écriture, il s’agit de retrouver l’Hilflosigkeit originaire pour inclure à nouveau en soi le monde extérieur, qui s’est rétréci à la mesure où le moi s’est constitué. Pouvez-vous développer cette idée selon laquelle il s’agit de retrouver cet état d’avant la constitution du moi pour embrasser un monde plus vaste ?
22 Catherine Millot : Un monde intérieur plus vaste, peut-être oui. C’est quelque chose que je développe un peu dans O Solitude, mais c’est déjà présent dans la vocation de l’écrivain, en particulier à propos de ce que je dis à partir de Rilke. C’est la référence à des expériences intérieures de dissolution des frontières du moi. On peut faire l’hypothèse que c’est une expérience certainement originaire. C’est-à-dire qu’on retrouve dans ces expériences quelque chose d’avant la constitution du moi. Mais c’est une hypothèse aussi, qu’une expérience négative puisse ouvrir à quelque chose d’essentiel et transformer le rapport au monde, si l’on y consent.
23 Hélène Blaquière : L’idée du consentement revient souvent dans votre œuvre. Consentir à la « passion incestueuse » par exemple. En général, sur un modèle masculin, il y a une peur de la contamination par l’inceste qui a pour effet le clivage de la vie amoureuse. Sur un versant féminin, il y a quelque chose de proprement féminin peut-être qui consiste à acquiescer à la contamination, voire à la souhaiter. Peut-être que l’accès à une jouissance proprement féminine est lié à cette acceptation, qui est presque un appel. Faire de l’amant un frère, chez Duras, est la condition même de l’amour pour elle, à l’inverse complètement de la logique mâle qui voudrait mettre à distance la contamination incestueuse.
24 Catherine Millot : Ça me paraît juste. En effet, je pense qu’il peut y avoir quelque chose de très défensif et quasiment de phobique chez les hommes à l’égard de tout ce qui évoquerait quelque chose d’incestueux. Les femmes ont moins de difficultés, en tout cas pas les mêmes, bien qu’il puisse y en avoir aussi.
25 Freud a dit une chose que je crois tout à fait fondamentale : il y a une phobie ou une horreur du féminin chez les deux sexes. La question est de savoir si c’est plus facile à surmonter chez les femmes que chez les hommes… Sans doute, mais ça n’est pas très évident. Je rappellerais que Freud disait qu’un homme, s’il voulait avoir à sa disposition sa pleine puissance sexuelle, devait s’habituer à l’idée d’avoir des rapports sexuels avec sa mère ou sa sœur. Il lui faut s’y faire, presque s’y exercer… Ça ne manque pas de piquant. L’interdit de l’inceste, d’accord, mais il faut que ça se surmonte d’une certaine façon, pas en couchant avec sa mère réelle, mais en se familiarisant avec cette idée. Je dirais que les femmes ont une difficulté particulière par rapport au féminin, qui est le rapport au maternel, et qu’elles ont une difficulté particulière avec l’envahissement par le maternel. C’est un peu comme si, dans cette acceptation ou ce consentement que vous pointiez tout à l’heure, ça passait aussi par l’acceptation de cet envahissement-là qui est extrêmement menaçant pour tout le monde.
26 Hélène Blaquière : L’abandon n’est-il pas du côté de l’acceptation de cet envahissement ?
27 Catherine Millot : L’abandon au sens de la détresse, c’est de se retrouver à la merci de l’autre…
28 Hélène Blaquière : J’évoquais l’abandon au sens de s’abandonner…
29 Catherine Millot : C’est un peu pareil ! On accepte de se mettre à la merci de l’autre. S’abandonner ou être abandonné, ça appartient au même espace. Là, il y a un rapport avec la jouissance féminine, c’est certain.
30 Hélène Blaquière : Vous écrivez dans Abîmes ordinaires : « Ce vide me semblait parfois être la place en attente du jour, sans cesse remis au lendemain, où je me mettrais à écrire ». Comme si c’était à partir d’un vide que se faisait jour quelque chose comme un devenir écrivain.
31 Catherine Millot : Oui, c’était très lié. Je parle là d’une époque où je n’écrivais pas encore. J’aménageais ma vie pour qu’il y ait l’espace pour ça, le vide, le temps, le lieu aussi où ça puisse prendre sa place. C’est tout un travail pour faire le vide afin de créer la possibilité d’accueillir ce qui pourrait advenir. Il s’agit non seulement de faire le vide mais de maintenir l’espace vide pour ça.
32 Dans mon parcours professionnel, j’ai enseigné d’abord à l’université, donc ça me laissait du temps. Puis, j’ai hésité un moment donné pour savoir si j’allais prendre des patients, m’engager dans ce métier de la psychanalyse en me demandant si ça allait être compatible avec le fait de préserver cet espace. Je m’y suis résolue, comme je l’explique dans Abîmes ordinaires, avec l’idée de faire un partage. J’avais besoin que ce vide soit bordé, limité. Pour qu’il y ait cet espace vide, il fallait qu’il y ait quelque chose autour. Ma double activité professionnelle, l’université et les patients, servait à border ce champ où l’écriture adviendrait peut-être. J’ai commencé par là. Bizarrement, tout cela s’est organisé autour de cette idée d’écrire, qui était d’abord une idée vide.
33 Hélène Blaquière : Votre vie alors, écrivez-vous, était partagée en deux : les « deux fils qu’il me fallait suivre, deux exigences auxquelles j’étais tenue : celle du vide, dont l’écriture était devenue la métaphore et celle d’élucider l’énigme de la première ». Le deuxième fil est donc du côté de l’analyse. Parfois, c’est un cliché, on peut penser que le sens s’épuise, se tarit à la mesure de l’avancée de l’analyse. Vous n’avez pas craint qu’à trop vouloir élucider cette énigme quelque chose dans votre écriture s’en trouve atteint ?
34 Catherine Millot : C’est une crainte tout à fait légitime ! D’une certaine façon, c’est ce à quoi je suis peut-être confrontée aujourd’hui, d’avoir été trop loin dans l’élucidation de ce que j’ai appelé le moteur, de ce qui pousse à écrire. Peut-être que le désir d’élucider était plus fort que tout, plus fort au fond que le désir d’écrire. En somme, c’est le parti inverse de Rilke sur lequel j’ai écrit un texte dans La vocation de l’écrivain. Lou Andreas-Salomé lui a quasiment interdit de faire une analyse. Lui-même l’avait repris à son compte en disant qu’il ne fallait pas lever le voile du mystère. Rilke voulait préserver sa capacité poétique. Il n’est d’ailleurs pas sûr qu’il l’aurait perdue pour autant… Pour moi, le mouvement d’élucider, la pulsion d’élucider disons, m’a fait consentir au risque que ça puisse tarir la source de l’écriture. On verra… J’ai l’impression d’avoir trouvé le dernier mot. Qu’est-ce qu’on fait après ? Comme ce dernier mot je ne l’ai pas encore dit, peut-être que ça me laisse la possibilité d’un dernier livre. Mais après ?
35 Hélène Blaquière : Quand Rimbaud quitte la poésie, peut-être que quelque chose d’un dernier mot a été dit ? Lorsqu’il part pour l’Afrique…
36 Catherine Millot : Là, on ne saura jamais…
37 Hélène Blaquière : Quand son analyse a été poussée assez loin, la question du dernier mot se pose. On peut se demander : et après, quoi ? Parfois, on est surpris à la fin d’une analyse que ça continue…
38 Catherine Millot : Peut-être que le dernier mot n’est jamais qu’un dernier mot provisoire…
39 Hélène Blaquière : Quand vous évoquez la vocation de l’écrivain, vous la mettez en parallèle avec la vocation perverse, dans la mesure où « il y a un commun pouvoir de transmutation de la souffrance en jouissance et du manque en plénitude ». Est-ce que l’analyste opère une transmutation ? Est-ce que ce n’est pas un échec de la possibilité de la transmutation qui fait l’analyste ? Dans la position de l’analyste, ne s’agit-il pas de supporter le négatif sans le transmuer ?
40 Catherine Millot : Tout à fait. J’étais partie, dans cette histoire de transmutation, de cette expérience que je peux qualifier d’intérieure, que j’ai décrite au début d’Abîmes ordinaires, où, dans un moment de grand désarroi, de grande détresse, il y avait quelque chose qui s’était inversé, qui s’était retourné et où j’avais eu affaire à une ouverture sur un mode d’accueil du monde qui en faisait un état très heureux. C’est ça que j’ai interrogé pendant des années à travers La vocation de l’écrivain déjà, Gide Genêt Mishima et puis Abîmes ordinaires. Ce mode d’interrogation de ces moments-là s’est tari avec Abîmes ordinaires, comme si j’en avais trouvé la clé. Dans la perversion, ça prend un autre tour. Il s’agit du rapport à ce qu’on appelle la castration en psychanalyse. Le pervers étant quelqu’un qui s’arrange pour y couper, si je puis dire. C’était très sensible chez Genet qui s’arrange pour ne pâtir de rien. Pour que tout soit source de jouissance. Il transforme tout pâtir en jouissance. Gide dit, lui, c’est extraordinaire comme je n’ai jamais manqué de rien. Ou plutôt, comme je n’ai jamais eu affaire au manque. Je ne me souviens plus de la formulation exacte. Ce sont des positions subjectives où tout doit être, par système en quelque sorte, source de jouissance pour couper à la castration. Il n’est pas question que le cours d’une analyse ou que la position de l’analyste puisse correspondre à quelque chose comme ça. La position de l’analyste doit être plus ou moins nettoyée de la jouissance. Il ne faut pas que, dans son métier, il y mette de sa jouissance. Il doit offrir de ce côté-là, justement, un vide. Et puis, par ailleurs, l’analyse ne conduit pas à une telle transmutation, mais plutôt, comme vous le disiez, à une acceptation du manque à jouir ou du défaut de jouissance. L’analyse conduit à quelque chose de plus asséché du côté de la jouissance.
41 D’une certaine façon, en écrivant, je me réservais quelque chose de l’accès à la jouissance par l’écriture. Mais, en même temps, comme ce mouvement d’écrire était pris dans un mouvement d’analyse, j’acceptais en somme d’aller, par cette voie-là, au bout de quelque chose qui pouvait comporter l’assèchement de la jouissance, la perte de cette jouissance d’écrire.
42 Hélène Blaquière : C’est un équilibre très ténu. Il y a une récupération dans l’écriture.
43 Catherine Millot : Oui, c’est une récupération, c’est le mot.
44 Hélène Blaquière : La perversion se fonde sur un déni qui, par définition, s’ignore, même s’il y a un savoir. Mais le déni lui-même s’ignore. Dans l’écriture, au contraire, c’est en le sachant, en sachant que c’est en quelque sorte une entreprise de récupération.
45 Catherine Millot : Dans l’écriture, oui, il y a en effet une récupération d’une certaine jouissance… Mais ce qu’on récupère est quand même assez opaque !
46 Hélène Blaquière : Vous avez écrit : « La psychanalyse est une entreprise de nettoyage, une mise à sec du sens. […] C’est dans la passion incestueuse que s’ombilique le sens, c’est d’elle qu’il se nourrit et prolifère. Il se tarit lorsqu’on la met au jour, et il s’avère alors qu’elle faisait la pesanteur des choses, la glu où l’on se prend ». L’écriture se nourrit-elle du vide ou de ce qui est en souffrance d’être lu, découvert ? Ce serait une forme de lecture de soi.
47 Catherine Millot : Oui effectivement, c’est une forme de lecture. C’est à travers la lecture d’écrivains, pendant tout un temps en tout cas, que je me déchiffrais moi-même, que je déchiffrais ma propre position.
48 Hélène Blaquière : Vous dites avoir délaissé les cas cliniques après les trois ouvrages que vous avez commis. Finalement, le fait que vous vous preniez vous-même comme matière d’autobiographie ou d’autofiction, en mêlant vos souvenirs à vos lectures…
49 Catherine Millot : Ce n’est pas de l’autofiction parce qu’il n’y a aucune fiction. À part les fictions qu’on fait malgré soi…
50 Hélène Blaquière : Serge Doubrovsky parlait d’autofiction pour pointer la dimension de construction qui préside nécessairement à tout geste autobiographique.
51 Catherine Millot : En effet, il y a forcément une part de construction. Mais disons que, dans ce que je fais d’autobiographique, il y a un parti pris d’exactitude. Je ne transforme pas. Je ne change pas les noms, ni les lieux, dans la mesure où c’est du matériel signifiant. Ça ne marche que si on respecte le fil du signifiant aussi.
52 Hélène Blaquière : Vous faites appel à l’éthique de l’analyste lorsque vous précisez qu’il ne faut pas changer les noms, les lieux…
53 Catherine Millot : Oui… C’est lié à mon expérience du travail analytique.
54 Hélène Blaquière : Qu’est-ce qui vous a mise à distance de l’envie d’écrire des cas cliniques ?
55 Catherine Millot : Je n’ai jamais écrit sur des cas cliniques. Moi, je suis contre, comme analyste. Je considère que les gens qui viennent me voir ne viennent pas pour que j’étale ensuite leur analyse et que je la rende publique. Pour moi, c’est exclu, même avec des travestissements, ce qu’il faudrait pour que personne ne les reconnaisse. Je ne souhaiterais pas que les personnes qui viennent me voir puissent se reconnaître dans ce que j’ai écrit. Donc, après tout, le seul cas clinique que j’ai vraiment l’autorisation de livrer, c’est le mien. D’une certaine façon, je fais état, dans mon travail d’écriture, de mon propre cas clinique. Si ce n’est en toute liberté, parce que ce serait sans doute très prétentieux de dire ça, disons tout de même dans une certaine liberté. Ça ne me dérange pas. Ce qui est vraiment intime ne vous appartient plus. C’est le point où on rejoint tout le monde, ou n’importe qui. Je n’ai pas le sentiment d’indiscrétion. C’est d’ailleurs ça qui fait que les gens qui me lisent peuvent trouver un écho car il y a quelque chose, sinon d’universel, du moins d’assez particulier pour toucher d’autres personnes, voire leur être utile. Je crois que ça peut aussi être utile à d’autres.
56 Hélène Blaquière : C’est ce que vous disiez de la lecture, où l’on se rencontre soi sous les mots de l’autre. Dans beaucoup de passages de vos livres, il y a comme une liberté laissée au lecteur de faire sien totalement ce que vous écrivez, de contresigner ce que vous avez écrit et qui est pourtant idiosyncrasique, qui vous appartient à vous très singulièrement. Et pourtant on peut s’y retrouver. Duras disait que la plus belle critique qu’on lui ait faite à propos du Ravissement de Lol V. Stein, c’était un journaliste qui avait dit : « Lol, c’est moi qui l’ai écrit ». Quand cette possibilité d’appropriation arrive, c’est la grâce de la rencontre littéraire.
57 Catherine Millot : Oui, c’est vrai.
58 Hélène Blaquière : Un certain nombre d’analystes ont été tentés par la littérature. Freud, le premier, s’étonnait que ses cas cliniques, repris dans les Cinq psychanalyses, se lisent comme des romans, qu’ils prennent naturellement une forme romanesque. Il avait d’ailleurs reçu le prix Goethe pour ses talents d’écrivain. Je pense à J.-B. Pontalis, qui a cherché une écriture qui établisse un continuum entre littérature et psychanalyse ou à Anne Dufourmantelle qui cherche aussi quelque chose comme ça, et qui établit peut-être une communauté avec ce que vous écrivez, même si chacun a ses propres idiomes. Le style qui est trouvé ressemble à des esquisses qui entrent en écho les unes avec les autres. Vous savez très bien créer des échos à partir de telle lecture faite à un moment donné : vous lisez À la recherche du temps perdu sur le bateau et ça vous appelle soudain à quelque chose du présent de cet été-là ou ça vous renvoie à votre passé. Ça crée un fil associatif. Le premier de ces auteurs-là serait peut-être Montaigne ?
59 Catherine Millot : Je dois l’avouer, je connais très mal Montaigne. Mais en effet, quand j’écris, je me fie à ce qui vient. J’écris un peu sur le mode d’une séance analytique. J’essaye de me tenir à l’impératif de la libre association. C’est justement une liberté qui, en réalité, est une sorte de contrainte associative. On ne choisit pas ce qui vient. Je prends le parti de me laisser guider par ce qui vient et puis de voir où ça mène. Au fond, un livre pour moi, c’est ça : c’est comme une longue séance d’analyse. Ça mène à quelque chose. Donc, il y a une sorte de crédit fait à la libre association. On pourrait même dire que la libre association – mais libre est un adjectif trompeur puisqu’il s’agit d’obéir à la nécessité associative – est comme une méthode d’écriture. Jusqu’à présent, c’est la mienne. Je ne sais pas si ça continuera…
60 Hélène Blaquière : Il n’y a donc peut-être pas à craindre un tarissement ?
61 Catherine Millot : Ça ouvre un débat proprement psychanalytique. Est-ce qu’il y a à l’analyse une fin naturelle ? Est-ce que c’est un processus qui aboutit de soi à son terme, à un terme et à son terme, au-delà duquel ça ne peut pas se poursuivre, ou bien est-ce que l’analyse est infinie, c’est-à-dire qu’on peut toujours continuer à associer indéfiniment jusqu’à la fin de ses jours. Moi, j’aurais tendance – même si ce terme dans la pratique n’est que très rarement atteint – à penser qu’il existe. La méthode de l’association libre en psychanalyse conduit de soi à quelque chose qui s’achève. Ça veut dire également que ce que j’ai poursuivi par l’écriture peut aussi s’achever.
62 Hélène Blaquière : Vous pensez que l’écriture puise à la même source que l’analyse ?
63 Catherine Millot : Pour moi, oui. Je crois que cette pulsion d’élucidation, comme je l’ai appelée tout à l’heure, procède de la même source.
64 Hélène Blaquière : Il se peut que la question du récit dans l’analyse puisse trouver un terme, lorsqu’on éprouve le sentiment que l’histoire nous quitte. Ça peut être un moment où il devient vain de reprendre encore et encore son histoire, mais c’est parce que cette version de l’histoire tient. Elle peut nous quitter quand elle tient. Du côté de la littérature, il y a peut-être l’idée que ça ne se tarirait pas de la même façon.
65 Catherine Millot : C’est tout à fait possible. Simplement, c’est de mon rapport que je parle. C’est un rapport particulier qui a sa source particulière. Je pense que les romanciers fonctionnent certainement autrement, et les gens qui n’ont pas fait d’analyse, autrement aussi. Je n’ai pas l’usage de la fiction. Mon dernier livre, O Solitude, est intitulé roman mais ce n’est pas un roman du tout. C’est mon éditeur, Philippe Sollers, qui a dit : « Cette fois-ci, roman ». J’ai répondu : « Bon, si vous voulez ! » D’ailleurs, ça a été pointé. On m’a quasiment reproché d’avoir intitulé ce livre roman alors que ce n’est pas du tout un roman ! Mais, après tout, je me dis que roman, ça peut recouvrir autre chose que la fiction. Mais la fiction, le fait d’inventer une histoire, ça ne m’est pas possible, ça n’est pas dans mes cordes. Ça ne me fait pas envie, ça ne m’intéresse pas, ça me semble gratuit. Les écrivains contemporains qui m’intéressent sont des gens qui sont au plus près de leur expérience, comme Philippe Forrest, Christine Angot, ou Annie Ernaux. Peut-être que, chez eux, il y a un recours à la fiction au sens de transformer des éléments, ce dont je suis incapable, mais c’est ce genre d’écriture qui m’intéresse.
66 Hélène Blaquière : Mais vous avez lu beaucoup de fictions, vous êtes une grande lectrice…
67 Catherine Millot : Oui, mais je suis moins portée maintenant sur la fiction que je ne l’étais auparavant. C’est sans doute lié à mon métier d’analyste et au travail analytique que j’ai fait. Je vous parle de ces écrivains que je vous ai nommés, car, pour moi, ce ne sont pas des auteurs de fiction. Ce qu’ils font, je le lis toujours, ça m’intéresse toujours. La fiction comme telle, ça me tombe des mains, maintenant, ce qui n’était pas le cas avant.
68 Hélène Blaquière : Vous ne sentez pas la mise de leur auteur ?
69 Catherine Millot : Oui, exactement. Ça me semble gratuit. Ça n’est pas toujours le cas. Je peux relire Proust indéfiniment. Le fait qu’il y ait de la fiction n’empêche pas que, pour moi, c’est un auteur qui est au plus près du crucial et de l’intime.
70 Hélène Blaquière : Vous avez évoqué l’attention que vous portez à l’énonciation beaucoup plus qu’à l’énoncé, à propos du style. Qu’il s’agisse de fiction ou pas, l’énonciation peut être plus facilement, ou plus difficilement, perceptible. Peu importe que l’énoncé soit construit, reconstruit, totalement imaginé, quelque chose de la vérité de l’énonciation semble toujours en jeu quand on écrit.
71 Catherine Millot : Je pense justement qu’il y a beaucoup d’ouvrages de fiction où l’énonciation n’y est pas. On ne la sent pas. Après tout, ce ne sont peut-être que les mauvais livres…
72 Hélène Blaquière : Vous avez parlé souvent de l’écriture comme ascèse. Faire le vide, le maintenir, de façon ascétique. Est-ce que cette ascèse se retrouve aussi du côté de la position analytique ?
73 Catherine Millot : Oui, on peut dire que c’est une forme d’ascèse dans la mesure où, quand on écoute les patients, il faut avoir fait le travail pour que le champ ne soit pas encombré par sa propre jouissance. À ce titre-là, c’est une ascèse. Je pense que l’analyse personnelle, pour tout le monde, pas seulement pour les analystes, c’est une ascèse. Peut-être que je confonds là ascèse et discipline. D’une certaine façon, le fait de faire une analyse dresse à avoir une discipline de vie… Quand je parle de l’écriture comme ascèse, au fond, c’est très concret. C’est lié à la discipline que ma façon d’écrire m’oblige à avoir, et aussi ma vie professionnelle. C’est déjà tout un boulot de se dégager trois heures libres pour écrire tous les jours, il faut le mettre en place, et, ensuite, il faut pendant au moins un an, ou plus, se priver d’une partie de la vie sociale, qui consiste d’habitude à déjeuner de temps en temps avec telle ou telle personne. Là, c’est fini les déjeuners pendant un an, un an et demi ! C’est très concret, vous voyez ? C’est à la fois une ascèse et une discipline. Mais c’est très trivial !
74 Hélène Blaquière : Pensez-vous que, de livre en livre, vous avez modifié votre façon d’écouter comme analyste ?
75 Catherine Millot : Très probablement, parce que ça m’a permis de poursuivre mon analyse au-delà du moment où j’ai arrêté l’analyse elle-même. Par exemple, avec Abîmes ordinaires, j’ai eu l’impression d’avoir franchi quelque chose. Et, quelques années après, je pouvais dire que c’était en effet le cas. Il y a quelque chose qui était changé dans mon mode d’être, dans mon rapport aux choses. Donc, forcément, ça a des effets sur la manière d’écouter, de recevoir ce qui peut se dire. Mais davantage dans la mesure où ça m’a fait avancer dans ma propre analyse.
76 Hélène Blaquière : Est-ce qu’on pourrait parler de vocation d’analyste ?
77 Catherine Millot : Je n’en suis pas sûre. Cette idée-là de vocation d’analyste ne me plaît pas beaucoup. Je trouve qu’elle a quelque chose de trop religieux, voire de trop sacrificiel. Alors que la vocation de l’écrivain, je dirais que le côté religieux et sacrificiel va avec un fantasme au moins répandu chez les écrivains. Pour la plupart, les écrivains pensent qu’ils ont une vocation d’écrivain. Je ne dirais pas forcément ça pour mon compte, dans la mesure, au fond, où j’accepte tout à fait que ça puisse s’arrêter, par exemple. Je me dis que ce n’est pas forcément quelque chose sans quoi je ne pourrais pas vivre. Je pense que, pour les écrivains, l’idée de leur vocation, c’est qu’ils ne pourraient pas vivre sans ça. Vocation, ça veut dire se vouer à, être consacré à, il y a une dimension religieuse. Je pense que beaucoup d’écrivains ont une sorte de fantasme qui est lié à une posture un peu religieuse dans leur rapport à l’écriture. L’analyse, à mon avis, doit être nettoyée de ça. L’analyste qui dirait qu’il a la vocation, j’aurais tendance à considérer ça un peu suspect.
78 Hélène Blaquière : La vocation, c’est aussi être appelé… Si quelqu’un attendait d’être appelé comme analyste, il pourrait attendre longtemps !
79 Catherine Millot : Oui, absolument !
Notes
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[1]
Cet entretien a été réalisé le 3 mars 2014. Un extrait en est paru dans Le Magazine Littéraire, n° 544, « Fictions de la psychanalyse », 2014.
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[2]
C. Millot, La vocation de l’écrivain, Paris, Gallimard, coll. « L’Infini », 1991.
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[3]
C. Millot, Abîmes ordinaires, Paris, Gallimard, coll. « L’Infini », 2001.
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[4]
C. Millot, O Solitude, Paris, Gallimard, coll. « L’Infini », 2011.
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[5]
J. Lacan, « Lituraterre », Litturature, n° 3, 1971.
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[6]
C. Millot, Gide, Genet Mishima, Paris, Gallimard, coll. « L’Infini », 1996.