Notes
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[1]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse (1969?1970), Paris, Le Seuil, 1991.
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[2]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre IV, La relation d’objet (1956-1957), Paris, Le Seuil, 1994.
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[3]
S. Freud, « Sur la psychogénèse d’un cas d’homosexualité féminine » (1920), dans Névrose, psychose et perversion, Paris, Puf, 1973, p. 245-270.
« Il n’y a pas d’autre métalangage que toutes les formes de la canaillerie, si, par là, nous désignons ces curieuses opérations qui se déduisent de ceci que le désir de l’homme, c’est le désir de l’Autre, que toute cette canaillerie repose sur ceci de vouloir être l’Autre – j’entends le grand Autre – de quelqu’un là où se dessinent les figures où son désir sera capté. »
J. Lacan [1]
1 Contrairement à de nombreuses thérapies réputées vouloir « le bien » du patient, la psychanalyse trouve son efficacité dans sa capacité à approuver un désir hésitant, contradictoire, ayant toujours pour objectif sa disparition. C’est le désir qui tend vers l’Un, il est le fruit d’un sujet divisé entre sa part consciente et sa part inconsciente. La justesse de la direction de la cure dépend ainsi de l’audace à soutenir et supporter le « mal » d’un désir qui, en approchant son but, sa réalisation, se précipite ou recule, hésite, annule ou détruit ! Car avouons-le, le désir humain a toujours un côté diabolique, effrayant, si dérangeant pour les bonnes consciences et la morale philistine ! Renaissant sans cesse de ses cendres comme Phœnix, l’oiseau de feu, privilégiant une vérité du sujet à une vérité absolue, idéale, il est indestructible. La vérité inaltérable proclamée par les religieux et recherchée par les philosophes dédaigne orgueilleusement la sexualité immanquablement impliquée dans la pensée humaine !
2 La finalité de l’analyse est de rendre au sujet sa place unique, à condition que celui-ci ose sortir de son refuge trompeur, se risquer à l’aventure de sa différence, agir. Si l’analyste affronte et lutte contre son propre assujettissement aux impératifs d’un Autre (jamais complètement ailleurs, jamais très loin), l’analysant peut arriver à découvrir son savoir ignoré, cette place de sujet agissant. La complicité de l’analyste quant au désir du patient est la seule possibilité d’ouverture, car c’est elle qui appelle la surprise. C’est cette entente qui permet l’inattendu, le surgissement du nouveau, de ce moment de joie, c’est elle qui autorise l’analysant à s’emparer d’une part oubliée de lui-même, de son histoire. Car le sujet est toujours dans l’incertitude, devant la duplicité de la fonction paternelle (père réel mort depuis toujours et père vivant passeur du nom) corrélative à son entrée dans le monde et impliquée dans le complexe de castration. Dans La relation d’objet, Lacan souligne que l’effet de langage est constamment mêlé, dans l’expérience analytique, à l’actualisation de ce que le sujet n’est sujet que « d’être assujettissement au champ de l’Autre [2] ». Lacan soutient que la tâche de l’analyste est d’énoncer que l’Autre n’est rien que cette duplicité !
3 La folie du désir serait-elle alors pour l’humain de courir vers la jouissance, vers le non-désir, de pousser le sujet vers sa perte, en le forçant souvent à payer une dette douteuse à l’Autre « innocent » à cause de l’angoisse de solitude qui est en fait une angoisse de la séparation, de l’abandon et de manque dans l’Autre ? La demande du névrosé est de faire jouir l’Autre, et que cet Autre improbable jouisse de lui.
Une torpeur qui venait de loin
4 La peur et l’angoisse sont deux choses distinctes dans la cure. La peur est un affect qui surgit devant un danger réel, tandis que, dans l’angoisse, l’objet de l’effroi relève du registre imaginaire. La clinique nous montre que certaines phobies formées après les temps de l’enfance, aussi bien que certaines souffrances réelles, vécues dans le passé, refoulées devant la violence du traumatisme, peuvent, combinées avec d’autres éléments de la problématique psychique, causer de nouveaux troubles plus tard dans la vie. La peur puise sa source dans le réel, elle est l’un des éléments de la sécurisation de l’enfant. Lacan, dans les premières leçons du séminaire sur La relation d’objet, nous dit que « c’est grâce à ces peurs qu’il donne à l’autre, à cet assujettissement angoissant qu’il réalise au moment où apparaît le manque de ce domaine externe de cet autre plan, où il est nécessaire que quelque chose apparaisse pour qu’il ne soit pas purement et simplement un assujetti […] ». Rappelons-nous comment le petit Hans demande à son père de faire son métier de père, rôle que ce dernier a du mal à assumer. Car, pour Lacan, l’angoisse n’est pas le signal d’un manque, mais quelque chose qu’il faut concevoir « à ce niveau redoublé d’être le défaut de cet appui du manque ».
5 Nous savons que, du point de vue de la psychanalyse, lorsqu’il s’agit du trauma, le fantasme est toujours premier, il est ce premier mensonge qui protège du réel : il est le paravent qui nous distancie du réel aspirant et mortel si le langage ne s’y interpose pas (fonction paternelle) et n’écarte pas la confusion directe avec l’Autre (primordial, maternel, social) dont nous venons et dont il faut nous dépêtrer. Pourtant, et malgré tout, l’humain ne renonce pas à ce réel, il est la condition de sa jouissance, elle restera présente durant toute sa vie comme perspective à atteindre. La « castration », le féminin n’est jamais complètement accepté, car jamais défini une fois pour toutes ; le refoulement premier, jamais levé. Nous naissons dans un monde fait de langage, de paroles qui hébergent notre existence, porteuses de pulsions, d’attraits pulsionnels plus ou moins forts de ceux qui nous accueillent, la mère d’abord et tous les autres qui constituent notre entourage familial et culturel. Pour vivre, nous sommes obligés de nous plier à ces paroles/pulsions qui nous devancent et nous entourent, qui portent en elles un passé, matériel qui participera inévitablement à la construction de notre avenir. Pour échapper à l’agression sourde de ces causalités extérieures, en disant non à ce désir Autre, pour pouvoir exister, l’humain les refoule, à son insu, mais il ne les élimine pas. Cependant, il en garde une culpabilité dont la force est si grande qu’elle peut le perdre comme sujet ! Ce désir venant d’un lieu Autre (« trésor de tous les signifiants »), continuera à exercer son autorité, à exiger son dû, sans que nous en soyons forcément conscients : nous voilà avec, sur les bras, une part inconsciente de nous-même, celle qui continuera à nous échapper, car sur son effacement repose la possibilité de notre pensée. Le réel comme tel est impensable ! La pression d’une sorte de double, perdu à jamais, ressenti comme une part de notre être, dont nous avons la vague impression d’être injustement éloigné, continue à vivre, un peu étrangère, en nous. Selon Lacan, le sujet n’accède à son désir qu’en se substituant à l’un de ses propres doubles !
6 Cet autre, que nous aurions dû être si nous avions répondu « oui » aux pulsions et aux impératifs de ceux qui nous précèdent, nous accable et nous atteint jusque dans notre corps. Comme l’a souvent remarqué Gérard Pommier, c’est ce jumeau obscur, inconnu, de ce que nous n’avons pas voulu être pour satisfaire un désir Autre, trop envahissant, trop étouffant, qui va constamment guider nos actions, nos vies, nos nostalgies, notre futur : à notre insu. L’analyse ne le révèle pas dans ses aspects totalisés, réalisés une fois pour toutes, mais sous des bribes de souvenirs, de symboles, d’images, d’odeurs, de bruits, de lumières, où la pulsion se loge et se représente, masquée, méconnaissable.
7 Nous refoulons notre corps réel d’abord, devant ce que Freud a nommé « angoisse de castration » de la mère car enfant, fantasmatiquement, nous en faisons tout d’abord partie, nous sommes à la place de son phallus selon les théories sexuelles infantiles, pour ensuite craindre d’être castré (comme la mère) par le père qui pourtant nous a sauvé de l’indifférenciation mortifère. Il s’agit en fait d’une terreur du féminin, de l’altérité, du différent, propre au névrosé attaché à un désir aliénant plus qu’à la vérité de son savoir, inconscient. Le père est aimé parce qu’il sauve, mais détesté parce que sa séduction, si elle se réalise, présente un risque mortel.
La faillite : « comme après une forte déflagration »
8 Pour éclairer cette question de la différenciation du danger réel et du danger imaginaire, utile pour l’orientation de la cure, nous allons nous appuyer sur les théories du trauma de Freud et de Lacan et sur le travail concernant la distinction entre le traumatisme objectif et le traumatisme subjectif de Gérard Pommier qui a apporté, à la question insuffisamment développée par la théorie psychanalytique, une nouvelle élaboration d’une sorte de coïncidence de la réalité et du fantasme qui provoque des effets plus ou moins malheureux, mais extrêmement angoissants de cette rencontre où naît « la maladie de l’imaginaire ».
9 Dans le cas clinique dont je vais essayer de déplier deux ou trois moments significatifs, nous avons des éléments provenant aussi bien d’un traumatisme subjectif, présent en tant qu’angoisse originelle – affronter un monde radicalement autre par lequel le sujet est happé à sa naissance –, que d’une angoisse concernant le fantasme de la castration dans son rapport au féminin. L’angoisse de ce sujet se ressource dans ce qui semble coïncider avec une peur « héritée » (trois générations !) après une épouvantable guerre qui eut comme effet la réalisation d’une véritable catastrophe annoncée. Sa dynamique vitale s’en trouva ébranlée.
10 Le traumatisme objectif provient d’un événement réel dont la violence a dépassé les possibilités d’entendement du sujet. Un accident ou un danger, dus à une situation de guerre, d’agression, de désastre naturel, ou encore un deuil peuvent perturber les assises de l’existence lorsque ses appuis et ses repères sont bouleversés. Et pour que ces balises désarrimées se repositionnent, il faut du temps et un travail psychique. Les multiples données et éléments qui ont explosé lors de l’effraction dans le psychisme d’un événement qui met la vie du sujet en danger, ne peuvent pas être assimilés immédiatement. Ils sont refoulés, niés, oubliés, déniés, au moins pour un certain temps. Lorsqu’un drame ou une tragédie frappent un sujet, il tombe dans une jouissance passivante qui l’immobilise, son monde le laisse choir. Le fantasme de la jouissance permise « quand même » dans sa rencontre avec le Réel se concrétise dans la réalité. Au lieu de maintenir une distance avec le réel dévorant, d’assurer une place au sujet, le fantasme s’efface, ce qui suffit à bloquer son énergie créative. Retrouver et reconnaître la juste valeur du drame survenu, mesurer l’importance de la participation psychique régressive du sujet obligé de se soustraire pour survivre, allège le poids de la dette mortifère mais à condition d’oser s’approcher de ce fantasme, reconnaître ses pièges et ses ouvertures. Le fantasme est source de désir ; avide de puissance, il est toujours un peu incestueux ! Pour le débloquer, il nous faudrait accepter l’existence de son ambivalence, afin de retrouver le chemin vers l’acquittement de la dette symbolique, celle de prendre non pas le risque de mourir, mais de vivre.
11 Cet homme, presque quarantenaire, excellent économiste, demanda une analyse pour se débarrasser de peurs terrorisantes survenues lors d’un de ses voyages d’affaires et qui l’empêchaient maintenant de se déplacer, de surmonter une panique jusque-là inconnue, ne serait-ce que quelques minutes par jour. Il arrivait à tous ses rendez-vous au moins une heure à l’avance, toujours tendu, se plaignant de douleurs dans les jambes, au niveau de la nuque et dans le bras droit. Il pouvait aussi manifester des tremblements dans une jambe, une hypersensibilité aux bruits et à l’odeur de brûlé. Il souffrait de bourdonnements dans les oreilles « comme après une forte déflagration ». Parfois c’était son dos qui était atteint, les douleurs étaient coriaces et l’immobilisaient plusieurs jours, ce qui commençait à menacer sa vie professionnelle.
12 « Je suis devenu un angoissé du mouvement, j’ai peur de bouger, ne serait-ce qu’un de mes cils », se désespéra-t-il lors de notre première rencontre. Il raconta ses études, sa thèse d’économie qui portait sur les entreprises en difficulté, le choix de son métier influencé par la faillite de l’entreprise de son père qu’il s’évertua à sauver. Aujourd’hui, il gagnait beaucoup d’argent, mais le goût de l’action n’y était plus. « J’ai une phobie de l’extérieur, cela me dépasse, je n’ai jamais ressenti autant de peur. »
13 Dans son séminaire sur La relation d’objet en 1956-1957, Lacan nous enseigne qu’« il peut se dégager de l’expérience certains éléments qui nous montrent par exemple qu’il faut qu’il y ait déjà une époque de symbolisation pour que l’enfant y accède ou que dans certains cas, c’est d’une façon en quelque sorte directe que l’enfant a abordé le dam imaginaire, non pas le sien, mais celui dans lequel est la mère par rapport à cette privation du phallus. Si elle est vraiment essentielle dans le développement, c’est autour de ces points cruciaux, à savoir de savoir si un imaginaire ici est reflété dans le symbolique, ou au contraire si un élément symbolique apparaît dans l’imaginaire, que nous nous posons la question de la phobie. »
14 Nous savons que le fantasme qui permet de se mouvoir vers une identification salvatrice avec le père se trouve inhibé dans la phobie. Dans la cure du petit Hans, Lacan remarque, grâce à l’explication donnée par ce garçon sur la survenue de sa phobie des chevaux (sa peur de tomber et qu’ils le mordent), comment se met en place ce fantasme d’être laissé en arrière, d’être laissé tombé, où la chute l’emporte sur le mouvement, et l’immobilité sur le désir d’avancer.
« En finir avec ma vie… parisienne »
15 « Je vais tout quitter, mon boulot, Paris, le rythme fou de cette ville diabolique, oui, je veux tout quitter… Qu’on me laisse tranquille… », affirma l’homme, désespéré, tout en s’expliquant : « J’étais au sommet de ma réussite, j’avais obtenu le poste de mes rêves… Je ne sais pas quel diable m’a poussé à commettre une action qui m’a valu une sorte de réprimande : changement immédiat pour un poste qui ne m’intéresse aucunement… »
16 « J’ai eu une courte liaison avec ma “supérieure” que je ne pouvais pas continuer à aimer, étant déjà marié… »
17 « Donc, vous vous êtes bien douté des conséquences éventuelles et des risques encourus au moment de vous “perdre” » ?
18 « Oui, j’ai provoqué ma perte, oui, je l’ai fait, je dois être cinglé… Maintenant, je tremble lorsqu’il faut aller travailler, je tremble lorsqu’il faut rentrer à la maison, je tremble lorsqu’il faut m’occuper de mes enfants… Je n’en peux plus… Je vais partir m’installer à la montagne où j’ai une maison… Je peux vivre de mes économies… ou garder des chèvres… Tiens, j’aime les chèvres, ça m’ira bien… »
19 Les troubles dont il se plaignait se manifestaient donc au moment où il s’apprêtait à accomplir une action ! J’ai surtout évité de le contredire, il était à fleur de peau et il fallait lui permettre, à défaut d’autres possibilités, de développer ses projets un peu fous auxquels il s’accrochait pour continuer à exister : partir, loin de tout.
Soutenir « le mal » du désir
20 Je savais que la bonne marche de la cure dépendrait de ma capacité à naviguer dans ces eaux troubles, entre le désir du sujet et le désir Autre qui l’aliène et l’emprisonne en retenant son acte dans une répétition qui s’essaie à la guérison : il fallait reconnaître, non seulement « globalement » mais dans chaque séance, où se situait le fantasme et où était l’événement objectif qui bloquait ce fantasme par une sorte d’accomplissement malencontreux provoquant l’arrêt sur sa face passive, celle qui immobilise l’action. Pour éviter de mener le patient dans une impasse, il vaut mieux que l’analyste ait pris connaissance de son propre fantasme et ait abordé le deuil d’un père parfait qui pourrait agir et décider à notre place. Il n’est pas facile de reconnaître le poids du fantasme, sa relation à la castration dont la cécité se forge dans une logique fausse mais qui fait feu de tout bois, pour maintenir un mensonge. Par contre, ne jamais traiter une peur devant un danger réel comme un fantasme ne pourrait qu’avoir des conséquences néfastes.
21 Je devais faire avec ce que je pouvais attraper dans la séance des manifestations fugitives de ce qu’on appelle « le désir », le soutenir même par ce fil si mince que constituait cette intention « d’en finir avec sa vie… parisienne ». Cette idée de tout plaquer du jour au lendemain était la seule perspective qui lui permettait de tenir devant la cohorte d’idées noires qui l’obnubilaient et le harcelaient…
22 « Soit je décide de quitter Paris, soit je me tue… ou peut-être les deux ! », déclara-t-il, épuisé.
23 J’ai pensé à Freud écrivant, au sujet de l’identification, dans « De la psychogénèse d’un cas d’homosexualité féminine [3] » : « l’analyse nous a apporté pour l’énigme du suicide cette explication : personne ne trouve peut-être l’énergie psychique pour se tuer si, premièrement, il ne tue pas ainsi du même coup un objet avec lequel il s’est identifié et si, deuxièmement, il ne retourne pas par là contre soi-même un souhait de mort qui était dirigé contre une autre personne. »
24 Les nuits de cet homme étaient peuplées de cauchemars épouvantables. On s’approchait de lui, on voulait l’assassiner.
25 L’angoisse de cauchemar est éprouvée comme la jouissance de l’Autre, selon Lacan. Ce patient ressentait aussi dans un sommeil problématique un corps invisible étranger peser sur lui de tout son poids, l’étouffer, l’écraser. Il se réveillait en hurlant. Lacan nous dit aussi que, dans l’angoisse qui a toujours sa source dans l’Autre vécu comme « non barré » comme une totalité effrayante, bouchant jusqu’au manque nécessaire à l’existence du sujet, l’affect n’est pas refoulé, il est désarrimé, il s’en va à la dérive. On le retrouve fou, déplacé, inversé, métabolisé, mais pas refoulé !
Papa est très autoritaire
26 Cet homme se plaignait de ne savoir plus rien régler seul, ni dans son travail ni dans sa famille… Il demandait à son père de le conseiller à tout instant : « C’est d’ailleurs lui qui s’occupe de mon patrimoine, cela lui fait tellement plaisir »… « Papa est très autoritaire, bien qu’il ait fait faillite il y a vingt ans, quand il a tout perdu… Lorsque j’y pense, je me rends compte que c’est à cause de sa faillite que je suis devenu économiste… J’ai beaucoup souffert de la chute de mon père… Je n’ai pas compris… Tout à coup, nous nous sommes retrouvés dans la misère, dans les dettes, les hypothèques… Mon père a échoué certainement parce qu’il était trop angoissé, lui aussi… Il n’arrivait pas à faire face aux dangers de sa profession… C’est un homme mystérieux… » Puis d’ajouter : « Mon père a fait faillite lorsqu’il avait l’âge que j’ai aujourd’hui. »
27 La peur dont il s’agit dans la phobie, son caractère irréel, la peur d’une absence, est la peur de l’absence du père pour le petit Hans, peur d’une absence qu’il commence seulement à symboliser. Cette peur folle est aussi l’envers du désir. Nous savons qu’il y aurait deux sortes de « peur » chez le petit Hans, la peur autour du père et la peur devant le père. Nous avons ici, de toute évidence, deux sortes d’angoisse, angoisse de castration de la mère et angoisse de castration par le père, deux rapports au féminin : d’abord s’apercevoir que la mère n’a pas de phallus (impossible avant la maturité pubertaire), l’enfant tenant cette place de phallus imaginaire (– phi), et angoisse de la castration par le père, correspondant au refoulement secondaire : crainte d’être privé de son organe de jouissance et « castré » comme la mère, à son tour.
Jumelles
28 Un événement nouveau et malheureux donna l’occasion à cet homme de parler d’un autre épisode, capital dans sa vie, mais occulté.
29 Le frère de sa femme mourut dans un accident à New York où il travaillait. Refusant de se rendre aux obsèques à cause de son angoisse, il argumenta : « Je ne suis pas non plus allé à l’enterrement de mon grand-père, papa se trouvait trop mal lui-même pour y assister et m’y conduire. »
30 Il se souvint aussi, pour étayer sa décision, que ses angoisses avaient commencé un jour où justement il devait prendre l’avion pour aller travailler à New York : il avait eu la certitude qu’il allait rater cet avion et pour contrer cette peur il s’était rendu à l’aéroport plusieurs heures avant l’embarquement.
31 « C’était en septembre dernier, il y a trois mois… »
32 En l’encourageant à continuer à parler, je le laissai attraper ses associations, librement, abandonner son sens critique, se laisser porter par les idées qui pouvaient survenir. Il se rappela à ce moment qu’il était allé à New York également quelques années plus tôt, « un mois après l’effondrement des tours… des tours… ? », me dit-il, en cherchant le mot « jumelles », une hésitation et un signifiant que j’ai ponctués, cette fois clairement, comme source de multiples et nouvelles pistes à déplier.
33 « Oui, j’ai une sœur jumelle, si c’est ça qui vous intéresse », répondit-il du tac au tac, surpris, presque ahuri. « Mais comment le saviez-vous, il me semble ne vous avoir jamais parlé d’elle ?
34 – C’est vous qui le dites, moi je ne sais rien de votre vie.
35 – Vraiment ? »
36 Il avoua être extrêmement superstitieux et croire aux puissances extraterrestres, tout en se rappelant avoir assisté enfant à des sortes de soirées divinatoires, avec sa grand-mère, qui faisait appel à des voyantes et autres liseuses de cartes. Il croyait très fort en leur puissance et leur savoir occulte.
37 « Quant à ma sœur, c’est une femme très froide, collée à ma mère… », puis, aussitôt, sur un ton méfiant, il ajouta : « Je ne veux pas parler d’elle… si je dis du mal de ma sœur, ou de ma mère, j’ai l’impression que je vais m’évanouir, disparaître… »
38 Je compris que la mère devait rester non critiquable, non féminisée, toujours pourvue de phallus car malgré ses quarante ans n’occupait-il pas cette place pulsionnelle, piège à jouissances ?
39 Travailler sur le signifiant « jumelle » a donné de relativement bons résultats sur la culpabilité qui l’obsédait d’avoir voulu dans l’enfance se rapprocher sexuellement de sa sœur, sa propre doublure (doublure de la mère ?) et aussi de l’avoir haïe si souvent.
40 L’angoisse d’être en retard à l’aéroport pouvait se comprendre de plusieurs manières : vouloir tuer cette sœur, mais aussi mourir lui-même, car il se rappela avoir fantasmé un avion se précipiter dans les gratte-ciel des villes qu’il survolait. Il se souvint aussi avoir été à New York autour de la date de l’attentat du 11 septembre, il avait un rendez-vous d’affaires dans une banque, non loin de Manhattan. Mais il affirma n’avoir pas eu peur « plus que ça »…
41 Nous nous trouvions, de toute évidence, dans un premier tournant de cette analyse qui a duré environ quatre ans. Une première couche, la plus périlleuse, de son savoir inconscient commençait à se détacher et à fissurer cet Autre vécu comme monolithique, sans faille, sans faute, absolu, tout-puissant, et nous pouvions remarquer avec Lacan « qu’il n’y a pas d’autre signe du sujet que le signe de son abolition de sujet. »
Angoisse et vases communicants
42 Même si j’étais parfois inquiète, son assiduité à nos séances me rassurait. Je me rappelais cette phrase de Lacan, dans les premières leçons du séminaire sur La relation d’objet : « Sentir ce que le sujet peut supporter de l’angoisse, c’est ce qui met l’analyste à l’épreuve à tout instant. »
43 Au tout début de cette cure, le brouillard était tel que les éléments pouvant servir de pistes pour découvrir les points de consolidation entre la réalité et le fantasme étaient trop dispersés : « Comme après une explosion où des milliers de particules, d’objets cassés, émiettés, morcelés, voltigent dans un air sombre », me suis-je surprise à penser pour aussitôt devoir reconnaître ce que je ne voulais pas voir non plus tout de suite : que les angoisses de cet homme, dont j’appréciais les qualités humaines et la gentillesse (rares de nos jours), présentaient plusieurs éléments de ce qui pouvait être décrit dans la littérature psychiatrique et psychanalytique comme étant un « traumatisme de guerre ». Lors d’une séance, je lui ai demandé s’il n’avait pas subi une effraction de cette sorte, mais il m’a répondu très fermement que « non », « pas du tout », « jamais ». J’ai souligné, en le répétant, ce dernier mot prononcé si résolument, ce « jamais », pour pouvoir le dédoubler, pour affirmer quelque chose d’un premier traumatisme subjectif survenu pour lui, comme pour tout le monde, lors de son entrée dans le monde du langage. Il me regarda, étonné.
44 « Avant vous, j’ai vu un autre psychanalyste qui ne disait rien, silence total chaque fois, ce qui a énormément augmenté mon inquiétude. J’ai vécu son silence comme un reproche, oui, c’était un silence réprobateur… Malgré ma bonne volonté, je ne suis pas arrivé à y retourner… »
45 Nous apprenons beaucoup de nos propres erreurs, mais parfois aussi de celles des autres (comme eux, des nôtres), surtout lorsqu’un patient vient nous voir suite à une interruption prématurée de la cure.
Bunker
46 Aux rendez-vous suivants, il me raconta les terreurs qui gâchaient ses nuits, il ne dormait plus : « Je suis dans un avion et je me crashe dans la mer. Au moment de plonger dans les vagues noires et menaçantes, je me réveille en sueur… »
47 Ce cauchemar, récurrent, était suivi d’un autre, important, incroyable : il est dans un bunker et les bombes pleuvent autour de lui.
48 Je ne savais pas trop quoi en penser, et j’avoue avoir eu le sentiment d’avoir provoqué ce cauchemar par mes interventions.
49 Le travail de la cure se déroulait lentement. Entre-temps, il avait un peu changé ses plans : non, il ne partira pas dans les Alpes, mais il achètera un bateau sur lequel il fera le tour du monde… la traversée de l’Atlantique… en solitaire…
50 « Vous savez naviguer ? », demandai-je timidement, de peur de casser cette fragile béquille, ce rempart à peine ébauché contre l’envie de mourir qui le taraudait, toujours à cause de ses angoisses insupportables.
51 « Non », me répondit-il.
52 Je me décidai à répliquer : « Prenez au moins des cours de navigation, comme ça vous conduirez mieux votre barque… »
53 Je me suis inquiétée de sa réaction. Après m’avoir jeté un regard étonné, il ébaucha un sourire…
54 « Vous n’êtes pas très sévère avec moi… Je veux dire, vous êtes plutôt comme mon grand-père, il m’aimait beaucoup… » Il parut assez content du fait que je me fasse du souci pour lui.
55 « Vous me parliez de votre grand-père ? »
56 « Oui, le pauvre, il est mort lorsque j’avais 11 ou 12 ans. Lui, ce petit vieillard affaibli, me disait qu’il n’avait jamais peur… Je m’exerçais toujours à être courageux… à faire des choses dangereuses pour être aussi vaillant que mon grand-père. J’escaladais les rochers, je plongeais du haut des falaises, et maintenant je suis devenu un lâche… »
57 « Mon grand-père a été défiguré pendant la Grande Guerre, gravement blessé, mutilé… Il passait des journées à me raconter la guerre qu’il avait vécue… C’est incroyable, je pense qu’il avait tué des… des… des hommes… je veux dire… des ennemis… » Il affirma avec un air tout à fait étrange avoir oublié « des dates » de la mort de son grand-père, il avait l’impression que ce grand-père était toujours là, avec lui, pour lui.
58 « Je ne sais pas si je ne devais pas dire “la date” au lieu “des dates” », s’interrogea-t-il perplexe et puis, réfléchissant, il confirma : « C’est comme s’il avait été mort plusieurs fois et, en même temps, jamais. »
59 Est-ce que ce que son grand-père avait vécu d’impensable pendant la Grande Guerre, la cruauté, les bruits d’explosions, les odeurs de maisons incendiées, de chairs putréfiées, les tirs de canons, l’odeur de la terre, aujourd’hui, presque cent ans plus tard, hantait l’esprit du petit-fils sans que celui-ci puisse s’apercevoir de la cause de ses souffrances ? Quels éléments personnels se sont ajoutés pour provoquer, à des décennies de distance, ses supplices ?
60 La colère contre ce grand-père qui l’aurait abandonné explosa lors d’une séance qui suivit un rêve où lui-même agitait un fusil devant ses collègues qui se moquaient de ses tremblements. L’idée qu’il aurait voulu tuer quelqu’un est venue avec ce rêve après lequel le patient se dit étonnamment soulagé.
61 « J’étais toujours avec mon grand-père, enfant. Il est parti, il m’a laissé seul avec mes angoisses… Il n’y avait que lui qui pouvait les calmer. Lorsqu’il me racontait les histoires qu’il avait vécues pendant la Première Guerre, je pleurais de peur, après il me cajolait… »
62 Mon patient n’avait-il pas assimilé sans le savoir les angoisses de ce vieux rescapé des tranchées ?
63 Il me dit s’être demandé souvent s’il n’était pas responsable de la mort de son grand-père car il l’avait énervé en jouant bruyamment : « Tu vas me tuer » sont les derniers mots de son grand-père dont il se souvenait.
64 J’ai profité de cet aveu pour introduire quelque chose qui ressemblait aux paroles prononcées par Freud à un de ses analysants : « il est mort selon votre vœu ».
65 Suite à ce travail parfois pénible, où le patient a montré une très belle disposition à accepter son savoir inconscient et son agressivité refoulée, une bonne part de ses angoisses s’est significativement atténuée. La fixation sur la phase passive de son fantasme due au poids d’une dette aussi immense qu’imaginaire concernant des figures paternelles toutes-puissantes, s’est assouplie. N’a-t-elle pas cédé avec son renoncement à vouloir incarner à son tour le détenteur d’une jouissance illimitée ? Suite à ces découvertes, notamment celles concernant la participation directe de son grand-père aux combats, aux bombardements, les douleurs dans les jambes et surtout celles dans son bras droit, celui qui « tient le fusil », « celui qui tire », ont pratiquement disparu.
66 Comme Freud l’a si bien remarqué dans ses réflexions sur les traumatismes de guerre (un travail d’un apport essentiel pour la théorie psychanalytique) et comme notre clinique le démontre quotidiennement, les conséquences d’un traumatisme peuvent concerner les générations vivant longtemps après la survenue du trauma, surtout s’il s’agit d’un trauma collectif, qui continue à façonner une perception erronée de la réalité ! Les survivants des rafles, des bombardements, des persécutions réelles transmettent à leur insu des angoisses déplacées sur d’autres situations, devenues ainsi incompréhensibles, et continuent à ravager sourdement les vies de leurs descendants ! Le spectre de la guerre rôde, invisible, dans les corps des nouveaux venus au monde, dans les corps des enfants et petits-enfants de ceux qui y ont participé, souvent avides d’obéir à un chef, un père qui leur promettra une place de bienheureux innocent, ne serait-ce qu’au ciel.
67 Mon patient m’expliqua qu’il allait tout de même se renseigner avant de partir en mer, pour savoir s’il était possible de prendre quelques conseils utiles avant cette aventure risquée qui l’attirait toujours : « Dois-je d’abord prendre quelques cours, pour ne pas faire sombrer mon embarcation ? », se demanda-t-il. Puis, en riant : « Ce ne serait pas mal de partir avec une femme, qu’en pensez-vous ? »
68 Sortait-il enfin d’une torpeur si ancienne, prenait-il les commandes de sa vie, de ses amours ?
69 Plusieurs associations furent fructueuses et il apporta un rêve nouveau : il était dans un avion qui allait tomber dans la mer, mais tout d’un coup le pilote s’apercevait de la présence d’un bateau qui passait par là et s’y posait tranquillement.
70 L’angoisse s’en est allée doucement mais sûrement avec les changements que cet homme a su apporter au cours de l’analyse dans son quotidien dont la perception s’est modifiée : « Je me sens un peu moins coupable, j’arrive du coup à assumer mes actes sans cette peur au ventre », me confia-t-il. « J’ai demandé à mon père de me rendre mes biens, je m’en occupe. »
71 La puissance irremplaçable de l’invention freudienne est de permettre l’accès à ce qui demeure contradictoire, incompréhensible pour la logique rationnelle, celle à laquelle notre moi conscient est joyeusement habitué : l’idée de sa toute-puissance le flatte et lui est agréable malgré quelques perceptions (pas si fugitives !) de son imposture. Tel un souverain, gonflé par son pouvoir, ignorant les mouvements souterrains qui risquent de l’ébranler, notre « moi », ce « siège de leurres imaginaires », selon Lacan, s’oppose à l’existence du sujet que, pourtant, il abrite. Notre moi préfère généralement risquer de disparaître plutôt que de renoncer à son angoisse, « la sacrifier à la jouissance de l’Autre ».
Notes
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[1]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse (1969?1970), Paris, Le Seuil, 1991.
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[2]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre IV, La relation d’objet (1956-1957), Paris, Le Seuil, 1994.
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[3]
S. Freud, « Sur la psychogénèse d’un cas d’homosexualité féminine » (1920), dans Névrose, psychose et perversion, Paris, Puf, 1973, p. 245-270.