Notes
-
[1]
Il ne faut pas schématiser l’opposition entre âme et corps dans la philosophie dite classique. Le livre de Yaelle Sibony-Malpertu Une liaison philosophique. Du thérapeutique entre Descartes et la princesse Elisabeth de BohêmeLes Passions de l’âme
-
[2]
Journal d’Alice James,
-
[3]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse
-
[4]
H. James, La revanche,
-
[5]
H. James, Nouvelles complètes,
-
[6]
En particulier, Gilles Deleuze, dans sa réflexion sur la notion d’événement dans la Logique du sens
Psychosomatique, une notion désuète ?
1Psychosomatique : on dit le mot désuet, attaché par l’étymologie à une relation problématique entre âme et corps [1]ou, de façon plus laïque, entre psychisme et corps. Outre cela, les progrès scientifiques de la médecine ont fait que l’on guérit maintenant des ulcères de l’estomac, de nombreux symptômes asthmatiques, des eczémas, et autres affections de la peau, et différents malaises qui faisaient les beaux jours d’interprétations psychologiques globalisantes, peu assurées et peu précises d’ailleurs. Le psychanalyste, sur ces points, n’est pas inutile pour autant, puisqu’il peut faire entendre à ses patients ce qui les conduit, inconsciemment parfois, à des négligences dans l’attention à certains symptômes curables et les amener à ne pas solliciter l’exaspération ou un certain sadisme médical, bref, à ne pas transporter les égarements hystériques dans leurs consultations à l’hôpital ou ailleurs. Malgré l’injonction légale de consulter de prime abord un « généraliste », comme on dit, le découpage du corps selon les différentes sortes de spécialistes, les successions d’images diverses, radios, scanners, IRM, échographies, la diversité des analyses, les classifications de la pathologie offrent un terrain de jeu renouvelé et grandiose pour l’hystérie. En effet, les morcellements fantasmés du corps s’adaptent bien à ces nouveaux jeux vidéos parmi lesquels ceux des médecins qui en discutent dans leurs réunions, et l’hystérique qui, finalement, s’arrange de tout, y trouve un champ luxuriant de contestations possibles ou de victimisations faciles. En face de ce morcellement aisément récupérable par la névrose, il y a la très médiatique notion d’un corps, idéalement un, à faire jouir d’un bien-être de vacances mais qui souffre, parfois. Ce qui est alors ressenti, en toute bonne hystérie, comme scandale et injustice.
Questions sur le symptôme
2Cependant, on constate encore, me semble-t-il, la conjonction d’une dépression avec une baisse immunitaire et ces liens ne sont pas facilement explicitables. Mais, pour autant, nombre de maladies ne sont pas liées directement à des chagrins, des deuils, des traumas. Cela se saurait. D’autre part, certains maux ne sont pas nécessairement liés à ce qu’on appelle la « conversion » hystérique, même si cette névrose se distingue par des effets et des déguisements multiformes. Enfin, les progrès de la médecine ne font peut-être que reculer le débat, et l’orientent vers des questions difficiles, celle de l’apparition d’une maladie dans la vie d’un sujet, et celle de son déroulement. Car le fait que les affections que l’on regroupait jadis dans le champ large de la psychosomatique se guérissent aujourd’hui ne nous dispense pas d’essayer de penser leur déclenchement et leur évolution.
3Freud avait élucidé certains symptômes de l’hystérie en les inscrivant dans les effets du processus de refoulement et en les rattachant aux pensées sexuelles inconscientes refoulées. Cela vaut toujours, et d’ailleurs cet aspect est dénié avec la même vigueur qu’autrefois par les médecins. Aujourd’hui, un patient ou une patiente sortent avec la même conviction guillerette ou accablée d’une consultation où on leur a trouvé enfin un diagnostic de spasmophilie ou, plus récemment, de fibromyalgie, qui leur épargne l’affront d’un diagnostic de névrose.
4À l’heure où se généralise l’idée du principe de précaution sur l’air qu’on respire, sur la nourriture qu’on ingère, sur l’effort physique que l’on doit faire, mais mesurer, la mise en danger se fait plus rusée, plus opaque, plus coriace. L’anorexie fait rage, la boulimie se répand, l’alcoolisme, le tabagisme et la toxicomanie entament des sujets de plus en plus jeunes. Le monde extérieur est vécu comme dangereux, polluant, à des années-lumière d’un paradis terrestre pur, sans péché originel. Or, le paradis a presque toujours eu son démon, et la faute a longtemps servi à expliquer la maladie, à en faire une malédiction, à en développer à la fois les causes – une sorte de punition – et le mode d’emploi – la patience et l’expérience d’une endurance rédemptrice.
5Cet horizon religieux monothéiste dans nos pays européens a marqué de son empreinte de culpabilité toute notre conception du symptôme. Il est, avant la psychanalyse, ce qui ne va pas dans ce qui devrait être harmonieux. Le christianisme rétablit l’harmonie, un moment entamé par ce qui ne va pas, en en élargissant les limites dans le calcul divin qui fonderait une harmonie universelle. C’est là le débat entre Leibniz et Voltaire qui, plus voilé aujourd’hui, continue à exalter le bien-être et rééduque vers le bien-être tout ce qui peut en apparaître dès lors comme déficits.
6La doctrine biblique du péché originel laissait pourtant penser et théoriser avec subtilité que le mal était radical, et la maladie qui est de même étymologie était prise, avec la mort, dans l’imperfection humaine. Cependant, la perfection, qui était laissée à Dieu, fournissait toujours le point de repère premier et ultime.
7Ce point de repère permettait même d’entendre et d’intégrer les symptômes hystériques. En un certain sens naturellement, et partiellement, puisqu’ils étaient les manifestations d’une impuissance, toujours celle de l’autre, à soulager les tensions. Impuissance de l’homme, du père, à satisfaire la demande insatiable d’une garantie sur ce qu’est un homme et sur ce qu’est une femme, impuissance adressée par sacrilège à un Dieu, ce qui va en retour dénoncer l’hystérique et la guérisseuse comme sorcières impies. Car la guérison ne devrait appartenir qu’à Dieu et les miracles ne sont que les événements visibles d’une action permanente divine à réduire les imperfections du monde.
8Lorsque Lacan, à la suite de Freud, dit que dans la cure la guérison vient par surcroît, il n’entend pas seulement distinguer la psychanalyse d’une thérapeutique à court terme, mais il déplace l’horizon religieux finaliste de la guérison. De là, il pense autrement le symptôme : la dysharmonie est de fond, de structure pourrait-on dire, si la structure implique bien une intelligibilité autre que celle que promet une composition harmonieuse. La possibilité du symptôme est donc inscrite d’emblée, mais il reste à lire ce qui en déclenche les effets actualisés de destruction et de souffrance.
9Freud a ouvert la voie d’une lecture du symptôme par sa connexion à un refoulement des pulsions sexuelles. Ce qui ne veut pas dire leur censure pure et simple, mais tout un travail de transformation des pensées et des affects qu’il pouvait déchiffrer comme formations de l’inconscient, dans les rêves, les actes manqués, les lapsus, etc. Mais ce qui ne peut être pensé par rapport à la sexualité – les pulsions du moi, par exemple, engagées à la conservation de la vie de l’individu – proposerait-il une voie pour penser certaines complaisances somatiques à des affections graves ? La question est ancienne, présente dès les débuts de la psychanalyse. On pense à Groddeck et à la fonction de ce qu’il appelle le « ça », différente de ce que Freud nommera du même terme dans l’Au-delà du principe de plaisir. Groddeck y faisait entrer, peut-être avec emphase imaginaire, quelque chose qui touche sans doute de près ce que Lacan nomme le réel dans l’élaboration borroméenne de sa recherche.
10En effet, lorsque Lacan dans son séminaire RSI reprend la triade freudienne Inhibition, symptôme, angoisse, en l’inscrivant dans ce qui « décolle » les intersections de la mise à plat de son nœud borroméen, il inscrit le « parlêtre », le sujet humain, selon le symbolique, l’imaginaire, le réel et non dans l’union entre une âme, voire un psychisme, et un corps. Il n’y a pas union ou désunion, mais ce qui est un minimum de lien, la contingence d’un nouage et cette contingence est peut-être le dernier mot de ce qu’on appelle l’altérité. Cela indique aussi que l’on ne peut penser le symptôme sans l’angoisse ou l’inhibition. Non que nous fassions religion de cette triade, mais principe méthodique : la traiter comme une complexité qui nous fait échapper à une pensée binaire. Ce qui nous conduit à des parcours dont les temps nous permettent de suivre et de déchiffrer des processus.
La position du réel dans le symptôme
11Que le réel, dans l’œuvre de Lacan, soit défini comme l’impossibilité d’écrire, de formaliser comme relation, le rapport sexuel, c’est ce qui se retrouve, et se refonde à propos des trois dimensions, symbolique, imaginaire, réel, dans le nouage qu’il exploite depuis le séminaire Encore, puisque la distinction des ronds de corde est coextensive de leur nouage. Ce nœud, pour nous, n’est pas explicatif. Mais il fait résonner la contingence dans les complexités que nous abordons dans notre clinique, et permet « d’attraper » autrement ce qui se dit dans une séance de psychanalyse et de déchiffrer la démesure entre les signifiants en même temps que leurs formations inconscientes. Et cette attention à la démesure, ce que Lacan nommait parfois « l’erre de la métaphore », le R, ou encore le réel de la métaphore, quand elle est possible, est aussi un instrument précieux pour situer l’altérité posée entre inhibition, symptôme et angoisse.
12Il est possible, c’est une hypothèse que je formulais au cours de travaux de cette année dernière, que l’inhibition soit aujourd’hui le terme ou la notion qui ouvre l’intelligibilité d’un certain nombre de souffrances qui ne sont plus lisibles selon le refoulement d’une sexualité fondée sur ce que Lacan nomme fonction phallique. Fonction phallique à laquelle hommes et femmes ont un rapport différent, mais dont aujourd’hui l’opération de symbolisation est comme brouillée. Ce brouillage n’est pas sans effets, mais nous ne pouvons en parler globalement. Mais c’est sur certaines incidences précises que nous pourrons avancer. Et, sur ce point, les artistes nous devancent et nous enseignent.
Quelques meurtres feutrés en forme de maladies
13J’ai toujours admiré l’œuvre de Henry James. Comme tous ses lecteurs, j’ai été fascinée, et cette fascination n’allait pas sans irritation, par le discord toujours renaissant entre les personnages malgré l’assiduité des rencontres, par ce que je décelais comme esquives à leur engagement réciproque, par le caractère interminable des inachèvements, et par leurs manières indécidables. Mais ce qui met un lecteur en suspens n’est pas nécessairement le plus important. Bien plus profondément que par l’ambiguïté de Proust dont on le rapproche souvent, bien autrement que par la sidération brutale de la cruauté de Maupassant qu’il connaissait bien, H. James conduit des meurtres feutrés et en énonce les avancées silencieuses dans les mots et les absences de mots. Ces absences de mots ne sont pas faites d’une rétention de mots secrets formulables et dissimulés. Nulle méfiance paranoïaque n’en découle. Le secret qui agite tant de ses nouvelles est informulé le plus souvent, et se formule parfois non comme un aveu ou une révélation, mais peu à peu depuis une zone indéterminée qui en permet, ou pas, la gestation souvent dérisoire. Et cela, cette « chose », n’est plus un secret puisque cela n’en a jamais été un. Les absences de mots sont peut-être à concevoir alors comme quelque chose de non marqué, dont le poids, la place et l’existence sont sus, mais non leur contenu représentatif exact, et qui invalident vite et comme une suite de dominos, le poids et l’existence des mots effectivement prononcés. S’agit-il de ce que la psychanalyse avec Freud appelle processus d’annulation propre à la névrose obsessionnelle ? Peut-être. Mais la description de H. James excède cette notion par le relevé de métamorphoses souterraines au cœur de la production du sens des mots et c’est de mauvaise méthode de plaquer des entités cliniques au détour d’une œuvre littéraire. Il est plus intéressant de lire les développements de l’écrivain comme ce qui enseigne, peut-être sur cette névrose, mais surtout sur ce qui la dépasse et l’interroge jusque dans ses retranchements où se joue le sens des mots.
14Mais pourquoi appeler H. James sur des questions cliniques dont on voudrait ici marquer l’horizon contemporain ? N’est-il pas un écrivain bien ancien ?
15Il est naïf de croire que seuls les écrivains contemporains déchiffrent notre actualité par le seul fait qu’ils soient de ce siècle. Les grands artistes anticipent peut-être ou permettent de les lire au-delà de leur siècle, et de déchiffrer quelque chose de nouveau. Car une véritable nouveauté ne se proclame pas comme telle, elle opère un frayage puissant après coup. Sinon, autoproclamée, elle relève de la seule publicité.
16Nous sommes aujourd’hui dans des proximités et des éloignements nouveaux par ce que nous appelons la mondialisation. Ces écarts ont été pensés avant nous et dans des circonstances inaugurales de cette extension du monde.
17Ce à quoi H. James a affaire, en effet, c’est à l’intervalle abyssal qui vient de séparer le Nouveau monde de l’Ancien, l’Amérique, en train de se faire, de l’Europe. Il ne compare pas, sa démarche, sur un décentrement qui concerne aussi le sujet, me semble tout autre : il se met dans cet écart non fermé, événement par événement, détail par détail, et l’abîme de cet écart, présent sous les mots, les fait briller d’un éclat interrogatif sur leur sens que de longues phrases retiennent dans leurs détours. Sans ces détours et ces parcours, les mots ne seraient plus ces « ambassadeurs », comme le dit l’un des titres de ses récits. Mais des ambassadeurs pour des négociations complexes et dont le seul but n’est pas de conclure un contrat ou un traité, mais de tisser tout un réseau de liens à seulement écrire et lire, à réinventer. L’Ancien et le Nouveau mondes ne sont pas des entités fermées et ne constituent pas d’emblée les bornes d’un intervalle qui permettraient tout un système facile de comparaisons. Au contraire, cet intervalle est à produire depuis son espace d’ouverture, espace ouvert qui se tisse mot à mot vers des mises à l’épreuve du sens. C’est pourquoi il me semble qu’il ne faut pas se laisser leurrer par cette impression d’inachèvement qui surgit à la lecture d’H. James et qui suscite parfois des diagnostics impertinents. La question me paraît devoir être prise en effet à l’inverse, il ne s’agit pas de la course inachevable vers des bornes jamais atteintes, mais de l’interrogation sur l’inlassable et nécessaire tissage qui, seul, peut produire un sens dans de nouvelles circonstances.
La sœur malade : Le journal d’Alice James entre le behaviourisme de William et les ambassades d’Henry
18À l’opposé, si l’on peut dire, Alice James, la sœur à la fois aimée et aussi mal supportée que tout être mystérieusement malade entièrement voué à représenter le symptôme d’une famille, n’a pas, ou ne saisit pas, la ressource de sens nouveau produite par cette écriture complexe. Pourtant, elle écrit un Journal [2]. Mais coucher des mots sur du papier n’opère pas toujours le passage vers une inscription subjective féconde et il y a du malheur radical dans cette écriture. Et cependant, ce journal acide est émaillé de brèves remarques sur tel ou tel visiteur ou sur telle nouvelle dans les journaux, avec esprit, avec souvent une lucide intransigeance, voire ou encore une gaie méchanceté. Mais ce n’est pas l’acuité des traits qui « croquent » la silhouette physique ou mentale d’autrui qui me frappe dans ces écrits. Ce qui me semble très remarquable, c’est la disposition fragmentaire de ces récits et surtout le caractère « factuel » de ces relevés incisifs. Pas ou peu de commentaires sur l’impact que pourraient avoir ces événements notés pourtant par elle. Pas de lien non plus entre eux, ni même de rhétorique anticipatrice ou conclusive : rien de tel. Cette discontinuité, presque comportementaliste mais sans l’ambition réformatrice de cette doctrine, ne produit pas un chaos, et entre les fragments il n’y a pas d’abîme. Les fragments se suivent moment après moment, jour après jour, venus avec régularité du point unique où se conjoignent pour elle l’immobilité de la malade et celle du point de vue de l’observatrice. Le temps y est curieusement, obstinément, linéaire pourtant, comme une passion continue mais factuelle de la succession discontinue des choses comme des gens. Cela produit ainsi une succession de descriptions dont le point de ponctuation le plus fréquent est le point d’exclamation : admirations devant un paysage, indignations diverses, mouvements de reconnaissance ambigus devant le dévouement de l’autre, mépris parfois. On y lit la répétition du même surgissement immobile, sans les allers et retours d’un récit, et cette monotonie produit un effet presque hypnotique dans le déroulement d’un ennui fondé par ce que la maladie suspend du temps.
19Nous écoutons parfois des patients qui égrènent ainsi des événements disparates, des personnes intelligentes mais désertiques, dont la parole est obstinément factuelle, et qui pourtant nous parlent et demandent à nous parler avec le sentiment obscur d’une nécessité. Une nécessité dont il faudrait élucider la nature. S’agit-il que l’adresse continue à l’analyste garantisse une consistance à des propos dont la discontinuité est présentée ? Car il ne s’agit pas d’un discours dont le cours serait rompu par un surgissement de l’inconscient, mais d’une contiguïté singulière, incessamment reprise de notes claires, aiguës, acérées, sur le monde et autrui, et adressées comme à un double. Ce double est-il, pour Alice James, l’amie de cœur Kate Loring ? Est-ce l’un ou l’autre des frères célèbres, aimés et jalousés, Henry ou William ? Ou bien encore cette adresse toujours duelle, un mur ?
Les « perles » volées
20Alice James écrit, le 17 juin 1891 : « En matière de goût, les Anglais n’ont aucun sens des nuances. H. (Henry) le répète toujours, mais cela m’a sauté aux yeux dès mon arrivée ; son opinion est donc originale, mais pas unique. À propos de H., il a inclus dans ses pages de nombreuses perles tombées de mes lèvres, qu’il me vole de la façon la plus cynique, disant simplement qu’il savait qu’elles avaient été dites dans la famille, aussi peu importait. » Jalousie, certes, et complexe. Mais aussi malheur profond d’une impuissance à relier ces perles, ou plus exactement, à les ouvrir, à y trouver de quoi dérouler un écheveau possible, pour leur faire quitter cette dureté de kystes. Bien sûr, la mort a pris ses quartiers pour dramatiser cette sorte de passivité souffrante à l’égard de ce qui ne peut par elle animer les mots par les nouages d’un récit. Mais nous pourrions faire l’hypothèse que la mort, ici, est le prête-nom final et dramatique du vide, qui semble premier. Notons sur ce point que la dramatisation, aujourd’hui dans les médias, permet d’esquiver la question d’une subjectivation qui prendrait en compte la complexité subjective inconsciente et consciente. La provocation des émotions sur le marché de l’information dispense non seulement de la réflexion, comme on dit, mais de l’inscription subjective où les mots prennent sens.
21Alice James, souffrante de toujours, et menacée finalement d’un cancer, écrit ainsi, le 5 avril 1891 : « Quand on a approché la mort, combien le vide semble palpable et imprègne l’atmosphère même, rendant très sonores les bruits de la vie qui s’y répercutent. » Cela décrit assez bien le bruit des mots roulés en « perles » closes sur elles-mêmes, ce collier divers des anecdotes de ce journal et des notes prises au jour le jour qui, après avoir lancé leur éclat, se terminent sans suite. Le 28 janvier 1891, elle s’indigne à propos d’une femme devenue veuve : « Je suis surprise et choquée d’apprendre qu’Ellie Emmet, dont je croyais le cœur déchiré de douleur, envisage de se remarier avec la légèreté de ses 18 ans… Quels êtres éphémères nous sommes ! C’est certain, l’expérience ne laisse aucun sillon permanent, mais, comme un mot sur le sable, est effacée par chaque vague de circonstance nouvelle… » Il y a dans cette remarque autre chose qu’une nostalgie banale, me semble-t-il. Il y a comme une décision globale de falsifier la question de l’inscription subjective du langage dans la contiguïté nombreuse des grains de sable.
22Cela peut rejoindre ce que Lacan, parlant de la chaîne signifiante, dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse [3], décelait à propos de ce qui permet de situer l’effet psychosomatique : « J’irai jusqu’à formuler que, lorsqu’il n’y a pas d’intervalle entre S1 et S2, lorsque le premier couple de signifiants se solidifie, s’holophrase, nous avons le modèle de toute une série de cas – encore que, dans chacun, le sujet n’y occupe pas la même place. » C’est sans doute là qu’il faut exercer notre attention sur chaque cas singulier. Les « perles » dures et brillantes sont peut-être quelques variantes éclairantes des holophrases et des processus qu’elles engendrent. Un collier, si brillant soit-il, ne permet pas cet effet métaphorique d’une chaîne signifiante où se produit l’inscription d’un sujet. Que s’est-il passé ?
Une positivation dangereuse des corps livrés à une perversion proche
23Ajoutons encore quelques remarques sur le rapport d’Alice James à Katharine Peabody Loring, la compagne indispensable qu’elle tenait à sa merci en en faisant sa garde-malade. Elle écrit ainsi, le 27 janvier 1891, à un moment où, pour une fois, ce n’est pas seulement elle qui est malade : « Katharine tant aimée est souffrante… elle a l’air aussi douce et humble qu’un Baptiste, elle a ce quelque chose de touchant que la maladie apporte toujours aux êtres purement normaux du royaume animal… » Ces phrases terribles évoquent assez bien la nature perversement sadique de la relation d’Alice James à sa compagne, et cela choquait d’ailleurs son frère Henry. Mais ce qui nous intéresse plus, c’est cette positivation de l’autre humain sous une forme de corps animal très particulière, partenaire en miroir du point de vue immobile d’Alice James. Ce corps est comme muet. D’ailleurs, le Journal ne retrace pas les paroles de cette compagne, et, de façon générale, ne parle que de son dévouement, de son abnégation, on pourrait même dire, de sa servitude. Mais ce n’est pas la condescendance émue d’Alice James qui nous intéresse le plus. C’est plutôt le mode de son regard en train de produire cette « chose » devant elle de la même manière « perlée » et fermée que les événements décrits dans le Journal. Il est possible qu’une parole qui se borne – on ne sait pas bien pourquoi – à ce qui est factuel, qui transforme tout ce qu’elle touche en factuel, aboutisse à cette forme de mythe humain du corps animal, un organisme mû par des émotions muettes lorsqu’un désordre intervient. Le corps devient alors le lieu mythique d’un pur vivant, mais sous le mode de la privation, de la privation de la parole. Aux antipodes du corps hystérique qui, lui, est régi par des jeux de langage. Cette privation est-elle une abstraction ? Est-elle un déni ? Est-elle une fraude, produite directement par une perverse emprise sur l’autre, devenu corps esclave d’être privé de parole ? Quelle intelligibilité peut-on alors trouver à la douleur de ce corps, sinon un rapport singulier, complexe, à une perversion proche ? C’est une observation que l’on peut faire quelquefois.
« Une immense et placide perversité »
24Comme l’écrit Diane de Margerie [4] dans une introduction à trois nouvelles de H. James, le spectacle de l’asservissement volontaire de Kate à Alice a été maintes fois repris et développé par l’écrivain dans ces couples de femmes unies dans un destin qui est fatal pour l’une et désolation vide pour l’autre. Ainsi, dans la nouvelle Les papiers d’Aspern, la tante et la nièce enchaînées, en face de la convoitise d’un homme qui intrigue pour posséder les lettres d’amour entre cette tante et l’illustre Aspern. La nièce, âgée déjà et sans amour, emprisonnée dans la légende amoureuse de la très vieille dame, et qui tente en vain d’échanger une rencontre, une promesse de mariage, enfin, contre le vol des papiers : tout cela est, pour la plus jeune de ces vieilles dames, sacrifié sur l’autel des amours incomparables de la plus âgée. La très vieille dame meurt, les papiers vains sont brûlés, la moins âgée voit sa vie se vider et prend la mesure de ce qui est devenu impossible car inexorablement trop tard.
25À cet égard, la nouvelle intitulée « L’Europe », ou encore « Le départ », comme la dénomme Diane de Margerie, décrit avec minutie un mécanisme mortel. La vieille Mrs Rimmle enchaîne ses trois filles au souvenir du voyage qu’elle fit jadis avec son mari en Europe, en Italie surtout. Il s’agirait bien que ses filles fassent le même voyage initiatique de l’Europe et du mariage, mais le mythe s’installe avec les images et les livres avec une telle intensité qu’un voyage réel perd son sens, car le centre en est la vieille dame qui, telle une araignée, prend ses filles au piège de ses souvenirs, de ses malaises, de sa santé qui chancelle dès que l’une d’entre elles projette son départ. Mrs Rimmle « était âgée, et ses filles l’étaient aussi, mais j’allais être amené à les voir devenir plus vieilles encore [5] » écrit le narrateur. À propos de son glorieux voyage de noces, « Mrs Rimmle parlait de son retour comme s’il datait d’il y a deux ans, mais l’avenir de ses filles, en revanche, semblait relever d’une loi différente, d’une échelle de perspectives illimitées et d’arrière-goûts infinis. Je crois que la première impression que je reçus d’elle, sans même être encore en mesure de me l’exprimer, m’avait déjà quelque peu ébranlé : on pouvait déceler, dans son évaluation des âges, une immense et placide perversité, une intention à la fois sinistre et secrète. »
Un brouillage des temps
26Qu’une mère possessive empêche ses enfants de partir au loin et pratique un chantage à la santé défaillante, quoi de plus banal ! Mais, pour qu’on en meure, il faut qu’elle y mette autre chose que ce que les termes vagues de possessivité ou d’abus emportent. H. James distingue les ingrédients de ce philtre, mortel, car les filles meurent ou se dessèchent. Il y a d’abord un brouillage des temps qui brouille du même coup l’ordre des générations : le retour de la mère, d’un voyage de noces, est d’une fixation si prégnante qu’il semble dater d’hier, tandis que les filles prennent de l’âge déjà. Il y a là une manipulation sur le temps qui, d’un côté, rapproche trop un passé et, de l’autre, éloigne dans « des perspectives illimitées » le futur des filles, de telle sorte que rien ne leur arrivera jamais, sauf la fin de la vie qui viendra clore sans acte cette démesure. Enfin, ce départ, indéfiniment retardé – sauf pour l’une d’entre elles qui en mourra vite –, détruit sournoisement la possible appropriation d’un tel voyage par les filles parce qu’il en dilue la réalisation possible dans le mythe initiatique de l’Europe pour les jeunes Américaines. Ce mythe intemporel devient désormais ce qu’il y a de plus réel, et va se centrer définitivement comme l’objet réel, où le sexe enkysté et hors temps est détenu indéfiniment par la mère. Jane, la seule fille qui ait osé partir, meurt en Europe. Désormais, puisque la nouvelle de la mort de Jane vient de ce lieu lointain dont on ne sait si c’est un éloignement de l’espace ou le nom d’une sorte de hors-temps, le départ en Europe devient peu à peu la métaphore de la mort des filles, seule métaphore alors possible. Le seul moment qui pourrait apparaître comme métaphorique est final et marque une fin réelle : peut-on encore parler de métaphore quand elle est tordue vers son propre achèvement et celui d’un sujet qui l’a osée ?
27« “Et Rebecca va partir”, dit Mrs Rimmle. Elle avait retrouvé une telle vigueur pour faire cette déclaration que, de nouveau, sans pouvoir m’en empêcher, je vibrai en réaction à ses propos. “Pour l’Europe… maintenant ?” L’espace d’un instant, ce fut comme si elle m’avait amené à le croire.
28Elle se borna cependant à me regarder à travers son masque parcheminé ; puis ses yeux se dirigèrent vers ma compagne. “Est-elle partie ?”
29– Pas encore, mère. Maria s’efforçait de tourner la chose en plaisanterie, mais son sourire était pâle et embarrassé.
30– Alors où est-elle ?
31– Elle est allée s’étendre.
32La vieille dame conservait son regard étrange et fixe, puis, au bout d’une minute, elle le tourna vers moi. “Elle va partir.” »
Le mot Europe
33Qu’est-ce que l’écrivain nous enseigne de ces processus complexes où il s’agit de véritables mises à mort avec le consentement des victimes d’ailleurs, et bien au-delà du pathétique d’une cruauté sans pareille ? Tout tourne sur le mot Europe qui est le support d’un futur inaccessible pour les filles parce qu’il est tout entier déjà révolu. L’Europe est un mot qui fait tourner le temps sur lui-même, il n’est pas une destination, mais un destin fermé. La force des ressorts inconscients de ce récit vient de ce que la figure centrale de cette mère ne montre pas de désirs meurtriers mais contemple, elle aussi, le déroulement inexorable produit par l’isolation de ce mot : « Europe ». S’agit-il d’une idéalisation ? Ce n’est pas certain, car la question qui se pose ici, c’est l’impossibilité du lien entre ce mot et ce qui peut en être inscrit subjectivement. On sait qu’une idéalisation implique le désir de quelqu’un.
34Or, dans cette nouvelle, la subjectivité, avec sa part d’inconscient, est située comme lacunaire. Peu de machiavélisme intentionnel chez la vieille Mrs Rimmle, mais un déroulement de perversion obscure qui la dépasse. Pour elle, comme pour ses filles, « l’Europe » est un mot qui ouvre ce que l’on nommerait aujourd’hui un monde virtuel clos sur lui-même. Nous dirions encore que dans ce monde virtuel, qui est loin de permettre des scénarios idéalisés, il y a seulement des sortes de complicités comme avec ce que l’on nomme des « avatars » dont on ne cesse de décrire les comportements : on retrouve William James et le Behaviourisme si actuel. Peut-on sortir de ce monde fermé, clos sur le mot « Europe », peut-on sortir de descriptions interminables sur ce mur holophrastique où un sujet ne peut s’inscrire que comme « avatar » ?
35La vieille dame est d’ailleurs expressément décrite comme perdant un peu la tête. Non seulement, dans ce cas, émergent dans des lambeaux de phrases des lambeaux de désir inavouables, mais alors, même pour elle, qui en avait ouvert et fermé l’accès, « l’Europe » devient quelque chose « en-soi », quelque chose de détaché d’elle, une sorte de « noumène » inconnaissable qui transcenderait toute description de phénomènes.
36« Europe » était pourtant, dans l’Antiquité, l’héroïne d’un des nombreux vagabondages sexuels du divin Jupiter. Dans la nouvelle de H. James, « L’Europe », qui aurait pu être le vocable métaphorique d’un voyage de noces, qui aurait pu être la métaphore du sexe, se perd, se dissout en même temps que le repère sexuel, et ce qui aurait pu être métaphore se fige de façon mortelle comme un ailleurs clos. Mais quel est le processus de cette clôture ?
37Ce qui fige, c’est la transformation de tout en événement, c’est-à-dire en quelque chose qui peut « arriver », mais qui est conçu comme extérieur au sujet. Et à partir de là, même le langage est atteint : « l’Europe » perd son efficacité de métaphore possible, elle devient le vocable d’un événement relégué dans un futur indéterminé. Sans lien entre eux, sans la temporalité d’un récit, des mots devenus des sortes d’événements ne peuvent pas susciter de substitutions créatrices de sens.
38Comment penser cela, qui nous semble déborder la question du refoulement ? Le corps meurt-il de cet éloignement des mots, de certains mots ? Ou bien cet éloignement si singulier des mots est-il le signe à déchiffrer d’un dérèglement du corps qui tombe malade ?
L’événement
39Dans une autre nouvelle, très célèbre, « La bête dans la jungle », H. James démonte le processus de ce que nous nommerions une mise à mort. J’ai été très étonnée de constater à quel point les nombreuses études suscitées par cette nouvelle portaient davantage sur les paradoxes [6] quasi métaphysiques sur l’inexistence du présent, chers au héros masculin, John Marcher, que sur leurs effets délétères sur la jeune femme, May Bartram.
40La nouvelle commence par l’oubli d’une rencontre précédente où le héros avait confié un secret qui le hantait. Marcher avait oublié à la fois la jeune femme et le fait qu’il lui avait confié son obsession la plus intime. Dix ans plus tard, elle le lui rappelle : « Vous m’avez dit que vous aviez depuis toujours, au plus intime de vous-même, la certitude d’être réservé pour quelque chose de rare et d’étrange, peut-être de prodigieux et de terrible, qui devait tôt ou tard vous arriver, dont vous aviez le pressentiment et la conviction jusqu’au tréfonds de votre être, et qui, peut-être, allait vous anéantir. »
41Leurs retrouvailles se font donc sur cet oubli et se scellent désormais sur une attente de cet événement terrible qui fondra sur lui comme « une bête dans la jungle ».
42Mais, là encore, « la bête dans la jungle », qui pourrait être la métaphore de la violence du désir, se vide peu à peu de toute consistance charnelle, jusqu’à un « rien » que le héros ne comprendra qu’après la mort de sa compagne. L’image se vide d’autant plus qu’elle se réduit à être la nomination d’un événement qui ne produit rien d’autre que son propre terme. Au départ, on pouvait penser que « la chose » qui menaçait Marcher était quelque chose comme un destin exceptionnel, puis, peu à peu, sans doute parce que la médiocrité quotidienne défaisait cette illusion, elle devenait imminence de la destruction, catastrophe. Enfin, elle résonnait vide de sens.
Le déchiffrage vain de May Bartram
43Dans ses Carnets, H. James, comme souvent, tisse ses nouvelles en « ouvrant » plusieurs motifs et écrit ici en parlant de la femme confidente de Marcher : « Au début sensible à son tourment, au sentiment qu’il a de sa peur, elle se montre tendre, rassurante, protectrice ; mais elle finit par déchiffrer son cas, je l’ai dit, et devient lucide encore que sans l’exprimer. Les années passent et elle voit que la chose ne se produit pas. Enfin, un jour qu’ils se trouvent ensemble, face-à-face, à en discuter, elle parle. “Cette grande chose dans la terreur de laquelle vous avez toujours vécu, dont vous avez toujours eu le pressentiment – elle vous est bel et bien arrivée.” Et lui de s’ébahir : quand donc, où, quoi ? “Qu’est-ce ? – Eh bien, c’est qu’il n’est rien arrivé !” »
44Ce qui n’est pas arrivé, c’est qu’il comprenne qu’elle l’a toujours aimé et que « c’est cela qui aurait pu arriver » (ibid.). Quand il le comprend, il est trop tard, elle est morte. La nouvelle se développe avec rigueur autour de cette question : « Qu’y a-t-il dans l’idée du Trop tard – d’une amitié, ou passion ou lien – une affection longtemps désirée et attendue, qui se noue trop tard, j’entends trop tard dans la vie » (ibid.).
45On peut saisir dans ces Carnets dont on peut lire de longs extraits dans l’édition si précieuse d’Évelyne Labbé pour la Pléiade, que l’objet de la nouvelle n’est pas seulement la douleur d’un amour méconnu, mais l’exploration de ce trop tard dans la succession de ses anticipations angoissées. Car ce qui est craint se révèle sans objet mais dans l’explosion de l’évidence ou, mieux, de l’évidement du temps perdu, mais d’un temps perdu, dès le départ. La nouvelle commence d’ailleurs sur le ratage oublié de la première rencontre et donc sur le seuil indéfiniment répété de ce déjà trop tard. G. Deleuze, dans La logique du sens, explore les paradoxes de la notion d’événement – et la nouvelle de H. James les parcourt inexorablement – jusque dans l’ellipse obstinée mais imparable du présent.
46Mais ce qui nous intéresse ici, dans ce présent rendu impossible par la terreur d’un futur terrifiant fondé sur un trop tard anéantissant, c’est la mise à mort progressive de May Bartram. Elle n’est pas cette « ficelle », pour reprendre l’expression de l’écrivain, cet artifice d’écriture qui, par la création d’un personnage second, guide le lecteur dans le déchiffrage de la nouvelle. On la dit peu dessinée, mais je dirais volontiers qu’elle est tout entière dans une abnégation qui se transforme en négation. Daisy Miller, dans la nouvelle du même nom, était un personnage plus incarné, et sa mort en était plus violente d’ailleurs. Ici, on constate un amenuisement émaillé de phrases spirituelles et fines, de déchiffrages clairs mais sans effet. La force de la description de ce processus vient de ce que l’on ne parle pas de son chagrin, de son désespoir sans doute, ni même, étonnamment, d’une résignation, car jusqu’au bout elle montre qu’elle « sait ». Mais il s’agit de bien autre chose plus inexorable : « Lorsque vint le jour, comme c’était inévitable, où son amie lui avoua sa crainte de souffrir d’un profond désordre sanguin, il sentit passer sur lui, obscurément, l’ombre d’un changement et le froid glacial d’un choc. » Mais ce n’est pas pour autant que les gestes ou les paroles d’amour purent se faire ou se dire. Elle était pour lui la détentrice du savoir sur la chose terrible qui devait arriver et s’il la perdait, il perdrait la possibilité de savoir. À la nouvelle de la maladie de May Bartram, c’était sa seule pensée.
47Mais elle lui disait déjà, bien avant, qu’ils étaient de l’autre côté, celui d’où l’on peut dire qu’il est trop tard.
48Que dire de cet aveuglement de John Marcher sinon qu’il avait délégué le savoir à cette femme et que ce transfert, comme ceux que l’on rencontre parfois dans une cure analytique, s’était figé sur une attente obsédante, pour dire le mot, qui faisait bon marché de l’autre ? Pourquoi donc cette femme était-elle aussi présente à l’impossibilité de cette rencontre ?
49Les exégètes de H. James ont évoqué la figure de « l’admirable amie », Constance Woolson, et de son suicide et on fait parfois de cette nouvelle un écrit de culpabilité ou de nostalgie. D’autres ont évoqué une homosexualité cryptée qui rendrait compte de l’impasse du désir dans cette rencontre. Mais ce qui nous intéresse plus, c’est l’exténuation de cette femme qui continue pourtant à accompagner Marcher. D’être investie du savoir de ce qui risque d’arriver, et, de telle façon que plus elle déchiffre l’horreur vide de ce qui ne se passera pas, plus elle est enfermée dans cette position de savoir. Plus elle déchiffre, et elle le fait avec esprit et avec même une sorte de gaîté, plus John Marcher lui délègue le savoir et se déleste de ce que pourrait représenter pour lui « la bête dans la jungle », cette sorte de contraction holophrastique dont il lui laisse le poids dangereux. Plus elle est le support de ce savoir, plus elle est essentielle et c’est sans doute ce qui la fascine elle-même et l’installe dans une sorte d’impossible substance présente. Mais plus elle est, plus elle risque de mourir. C’est cette dimension de l’être qui se produit et se maintient dans l’impasse réelle de cette rencontre. Cette impasse est à l’opposé de ce que Lacan dit de l’impossibilité d’inscrire le rapport sexuel comme tel, avec ce que la fonction phallique apporte de finitude, de précarité, et parfois de dialectique érotique dans les symptômes et les jouissances sexuelles répétées. Dans la nouvelle de H. James, faute de ce discord énonçable, les mots sont tous rapportés à un événement, et non à une structure. Il s’agit, certes, comme dans « L’Europe », d’un événement qui n’arrive jamais. Mais, futur ou passé, c’est cette mise en forme d’événement qui perversement inhibe la parole et la clôt sur elle-même.
50En effet, la transformation progressive du désir en événement, futur ou passé, ou même présent, le détruit comme désir et lui donne cette forme désubjectivée de ce qui « arrive ». Cette déconnexion si parfaite dans ces nouvelles entre le désir et ce qui va solliciter le réel du côté de l’événement, est mortellement perverse car aucun repère ne va régler une « suite » de ces événements ni leur interprétation. Tout devient événement, tout passe par l’évidement de cette mise en forme. À ce titre, les tentatives d’interprétation de May Bartram restent vaines car sa parole, ou plutôt l’événement de ses mots, sont guettés par John Marcher comme on guette les indices d’un séisme, c’est-à-dire comme les signes annonciateurs de cet autre événement terrible, et non comme la parole désirante d’autrui. Cette femme, réduite à cette présence de support de signes où elle trouve une sorte de substance qui va s’exténuer, assiste et permet à l’autre une herméneutique infinie sur les signes de l’imminence, sans représentation ni métaphore, et aucun autre sens qu’une imminence événementielle n’y est permis.
51La polysémie du langage et de la parole, on le voit, touche au réel du corps et lui est indispensable et c’est au cœur de la polysémie que le réel peut inscrire la nouvelle production du sens. À placer le réel dans l’abstraction de la notion d’événement et non dans ce qu’il inscrit pour un sujet, on fige la parole et le corps qui la prononce d’une singulière manière. Il y a là comme une altération temporelle dans le processus producteur de sens au cœur des mots. C’est cet « évidement » en événement de la chaîne signifiante, cette déchirure fixe dans ce qui pourrait nouer des parcours de temps qui est dangereux. C’est ainsi que j’interprète la remarque de Lacan sur l’holophrase, ce présent fixe et vide dans la parole.
52Est-ce là une raison de déclenchement de maladies ? Nous ne le prétendrons pas car tout cela doit être pensé et diagnostiqué de façon plurielle et avec les diverses manières de saisir ce que nous appelons corps et qui se tisse de dimensions réelles, imaginaires et symboliques. Ce que nous pouvons observer, ce sont des points, non pas seulement de refoulement, mais des points d’arrêts singuliers de l’imaginaire ou du symbolique qui entraînent de grands désordres. Sur ce point, un écrivain comme H. James, entre deux mondes, l’Amérique et l’Europe, dont il sentait et décrivait le discord, anticipe ce que nous percevons dans notre mondialisation actuelle qui déroute les anciens repères sans que cette mutation ne se résolve encore en productions nouvelles. Nous ne sommes pas loin de lui aujourd’hui si nous essayons de nous laisser enseigner par ce qu’il écrit si rigoureusement.
Notes
-
[1]
Il ne faut pas schématiser l’opposition entre âme et corps dans la philosophie dite classique. Le livre de Yaelle Sibony-Malpertu Une liaison philosophique. Du thérapeutique entre Descartes et la princesse Elisabeth de BohêmeLes Passions de l’âme
-
[2]
Journal d’Alice James,
-
[3]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse
-
[4]
H. James, La revanche,
-
[5]
H. James, Nouvelles complètes,
-
[6]
En particulier, Gilles Deleuze, dans sa réflexion sur la notion d’événement dans la Logique du sens