Notes
-
[1]
J. Lacan, « La psychiatrie anglaise et la guerre », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p.108.
-
[2]
J. Lacan, Le séminaire, Livre IV, La relation d’objet (1956-1957), Paris, Le Seuil, 1994, p. 293, séance du 10 avril 1957.
-
[3]
E. Porge, Lettres du symptôme, Versions de l’identification, Toulouse, érès, 2010.
-
[4]
J. Lacan, Le séminaire, Livre I, Les écrits techniques de Freud (1953-1954), Paris, Le Seuil, 1975, séance du 26 mai 1954.
-
[5]
G. Le Gaufey, « L’acting-out : la perte et le manque », congrès elp, Un style « passe », 13 mai 1995, non publié.
-
[6]
S. Freud, « Sur la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine », dans Névrose, psychose et perversion, Paris, puf, 1973, p. 245.
-
[7]
J. Lacan, Le séminaire, Livre X, L’angoisse (1962-1963), Paris, Le Seuil, 2004, séance du 23 janvier 1963.
-
[8]
S. Freud, « Analyse finie, analyse infinie », dans Résultats, idées, problèmes, tome. II, Paris, puf, 1985.
-
[9]
F. Scherrer, « Le roc… », Revue Essaim, n° 27, 2011.
-
[10]
Dans A. Rey (sous la direction de), Le dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2006.
« J’y retrouve l’impression du miracle
des premières démarches freudiennes :
trouver dans l’impasse même d’une situation
la force vive d’une intervention. »
1Que signifie une impasse ? Au sens commun, ce mot renvoie à une voie sans issue, à une situation sans réponse. On est dans une impasse lorsque l’on veut aller droit au but et que l’on rencontre un empêchement. Dans le champ de la psychanalyse, une impasse peut survenir comme une conséquence logique à quelque chose de mal posé, dès le départ. Mais elle peut aussi être contingente et, dans ce cas, sera plutôt liée à une résistance susceptible de venir de la part de l’analysant ou de l’analyste. Structuralement, on ne peut pas dire d’une psychanalyse qu’elle vise un but et que son chemin soit linéaire. Au contraire, les obstacles qu’elle rencontre peuvent la faire avancer.
2Je propose une réflexion qui prenne en compte ces paradoxes pour approcher cette question ouvrant sur ce qui peut faire bord dans nos expériences cliniques et théoriques.
Clinique de l’impasse
3En philosophie, l’impasse est à la source de la réflexion car elle est ce qui permet, ce qui donne sa raison d’être au projet. Quand toutes les sorties paraissent bloquées, c’est là que paradoxalement la pensée philosophique peut se mettre en route. Le terme d’impasse évoque l’aporie, dérivé du grec aporia formé d’un a privatif et de poros qui signifie aussi bien un chemin qu’un gué, c’est-à-dire tout ce qui permet de passer en deçà et au-delà d’une ligne. Impasse renvoie aussi à une contradiction, un embarras.
4On voit à partir de là comment le vocable « impasse » peut constituer à la fois un empêchement et la nécessité d’une mise en route. Dans le champ clinique, on rencontre ce paradoxe avec le symptôme dont Lacan a pu dire que c’est ce à quoi le sujet tient, c’est son réel, et ce dont il souffre.
5Lorsqu’un sujet fait une demande d’analyse, il se considère, le plus souvent, dans une situation d’impasse. Un symptôme peut avoir cette forme, pourtant une analyse ne vise pas forcément à le dépasser, même si elle permet la mise au travail d’un questionnement. Le passage à l’acte quand il entraîne l’arrêt intempestif de l’analyse, ainsi que certaines formes d’inhibitions qui empêchent le travail associatif constituent des formes d’impasses qui peuvent conduire véritablement vers des voies sans issue. En revanche, l’acting-out appelle à être déchiffré et peut ainsi relancer l’énonciation. Ce mécanisme répond à la logique d’une impasse au sens analytique, c’est-à-dire à quelque chose que j’ai trouvé sous la plume de Lacan et qui a donné le titre de mon article : « Un passage en forme d’impasse [2] ».
6C’est à propos du Petit Hans et de la fonction du mythe qu’il emploie cette formule. Hans est confronté à la nécessité de réviser ce qui a été jusque-là son lien au monde maternel et le leurre dans lequel il se trouve. Qui a le phallus ? Et « qu’est-ce que ma mère désire-t-elle d’autre que moi, l’enfant ? », se demande-t-il. Lacan compare cela au mythe dont la fonction est de tenter d’articuler une solution à un problème logique. À savoir de faire un récit, construire un discours qui va permettre que des éléments contradictoires puissent trouver une voie de passage là où il y a une impasse. La structure du mythe est mise en parallèle avec la position de Hans, face à la nécessité de revisiter le système qui le liait à sa mère, depuis que sa petite sœur est entrée dans sa vie comme un élément inassimilable. La phobie survient dans ce contexte. Elle constitue la formulation pour articuler un passage qui, comme tel, est impossible, comme tel, est une impasse.
7Au cours d’une démarche analytique, le sujet se ressent en situation empêchée, et c’est ce qui constitue la mise en acte de sa demande. L’analyse ne propose pas une solution, mais le symptôme est entendu d’une autre façon que sur le mode de la causalité. Ce qui est primé par l’analyse n’est pas le souhait d’éradiquer le symptôme mais de le considérer comme le réel du sujet. Dès lors, ce qui est proposé n’est pas une sortie de l’impasse mais de permettre que se constitue un chemin d’accès à ce réel. Le trajet d’une analyse se déroule autour du tracé que le symptôme peut permettre de déployer en ouvrant, de différentes manières, la part d’énigme qu’il recèle pour le sujet.
8Ainsi, au cours de ce trajet, si un acte doit être posé, décision ou dire, et qu’il ne vient pas, cela peut aboutir à une impasse logique, une aporie. Mais, l’absence de transfert ou, du côté de l’analyste, de désir peut aussi constituer une voie sans issue dans la mesure où rien n’avance, ni ne bouge. On se sent en impasse lorsque la résistance est trop forte ou lorsque la jouissance du symptôme ne peut être mobilisée et que les dires sont comme vains. C’est dire que l’analyste et l’analysant peuvent se sentir, pour des raisons différentes, dans une impasse.
9Le symptôme constitue un carrefour entre fantasme, jouissance et système signifiant. Dans les interstices de ce carrefour se situent certaines formes d’impasses. Mais, si le symptôme recèle quelque chose de l’ordre d’une impasse pour le sujet, le sinthome ou l’identification au symptôme [3] sont des évolutions où persiste, se maintient quelque chose qui a trait à l’impasse qui la subsume et en même temps la dépasse.
Analyste ou détective ?
10Très tôt, dans son enseignement [4], Lacan relève du côté des analystes l’impasse dans laquelle ils se trouveraient s’ils se mettaient à chercher du symbole derrière les gestes, les regards, les attitudes, les soupirs du patient. Alors qu’il s’agit de se limiter au registre du discours, d’écouter la parole du sujet. Il y a impasse du côté de l’écoute analytique lorsque réalité et fiction sont confondues, lorsque l’analyste ne peut pas entendre le discours comme tel. Cela peut se produire lorsque, pour une raison ou une autre, l’analyste a accès à la réalité de ce dont son analysant parle. Qu’il s’agisse d’affaires institutionnelles ou familiales, il est nécessaire de pouvoir continuer à entendre ce qui est dit et non la réalité de ce à quoi cela peut renvoyer.
11Au cours de son premier séminaire, Lacan va attirer l’attention du public sur les impasses, dans lesquelles on peut se trouver, lorsqu’on est prisonnier de la dimension imaginaire. C’est à propos d’un livre de Balint, Primary Love and Psychanalytic Technique, sur lequel Granoff fait un exposé. Balint adhère à la méthode freudienne tout en disant qu’il y a autant de façons de la pratiquer que de patients et de praticiens. Il propose de laisser de côté le schéma freudien anatomique qui paralyserait l’essor de la pratique. Selon lui, Freud oublie que l’on se trouve dans une situation de « two bodies psychology ». Balint voit une impasse à prendre la parole du sujet « dans sa valeur faciale », car, ajoute-t-il, « on loupe l’essentiel de l’expérience ». Tout en disant qu’il faut accorder une importance au langage, son idée du symbole l’amène à chercher quelque chose derrière la parole du patient. Il cherche à « traquer le patient aussi loin que possible ».
12Il ajoute : « Il faut le fleurer, le surveiller dans ses moindres gestes […], car il est évident qu’il faut trouver derrière ce qu’il dit, le symbole. » La tâche de l’analyste, selon Balint, est proche de la position du détective qui veut trouver, démasquer ce qui se cache. Le point d’impasse est que le symbole n’est pas recherché là où il pourrait être trouvé, c’est-à-dire dans le discours du patient.
Acting-out et passage à l’acte
13Est-ce que les mécanismes de passage à l’acte et d’acting-out sont à considérer comme des impasses dans une analyse ? Lacan les décrit longuement dans son séminaire sur l’angoisse. L’acting- out est une conduite qui se donne à déchiffrer à l’Autre à qui il s’adresse (alors que le passage à l’acte vise la réalisation de l’agir et ne semble pas en quête d’une destination).
14Le sujet met en acte au lieu de se souvenir. Il mime, en quelque sorte, ce qui ne peut se dire par défaut de symbolisation. Tout se passe comme s’il n’avait pas accès au sens de ce qu’il montre et c’est à l’Autre qu’il revient de déchiffrer ce qui se joue. La dimension d’adresse dépasse celle de l’agir. Lorsque cet agir peut être entendu, qu’il arrive à destination comme on le dit d’une lettre, c’est un acte. L’acting-out constitue ainsi une forme d’appel, d’invitation à relancer l’énonciation là où elle était gelée. Je pense à des retards appuyés et répétitifs d’un analysant manifestement adressés à l’analyste. Ils ont permis de revenir sur le temps et la dimension de sursis par rapport à la mort, que ces délais représentaient pour elle. Les oublis de séance peuvent inviter secondairement à se demander ce qui se dérobe, mais ils empêchent d’abord que la séance puisse avoir lieu. Et justement, ce qui intéresse notre propos, c’est la dimension d’impasse que recèlent ces moments où l’agir vient à la place du dire. Comment analyser dès lors ce qu’il en est de l’Autre au temps de l’acting-out, au moment où, justement comme le dit Lacan, il est éliminé ? Éliminer c’est : faire sortir, mettre hors du seuil de…
15Dans l’acting-out, ce qui est visé, c’est évacuer l’Autre, entendu comme le trésor des signifiants [5]. En d’autres termes, l’acting-out est-il une pulsion à écarter l’Autre plutôt que de se glisser dans le fantasme ? L’exemple sur lequel s’appuie Lacan pour parler de ces deux mécanismes est le cas de la jeune homosexuelle [6]. Cette jeune fille est amenée à Freud par son père pour qu’elle cesse sa conduite scandaleuse, celle de s’afficher avec une demi-mondaine de dix ans son aînée. Elle se promène près du bureau où travaille le père en présence de cette femme. Elle finit par réussir à le croiser et ce dernier lui jette un regard furieux. Quelques instants plus tard, elle enjambe un parapet et se précipite sur une voie de chemin de fer en contrebas. Cet acte, qui inquiète beaucoup l’entourage, comment le saisir ?
16Dans le séminaire sur l’angoisse [7], Lacan formule que « dans ce cas, si la tentative de suicide est un passage à l’acte, je dirai que toute l’aventure avec la Dame de réputation douteuse, qui est ici portée à la fonction de l’objet suprême, est un acting-out ». Il considère ainsi que la tentative de suicide est un passage à l’acte alors que la sortie avec la dame est un acting-out. Et, ce sur quoi Lacan fait reposer son hypothèse, c’est que l’acting-out est une conduite du sujet, orientée vers un autre. Elle se donne à voir avec la dame, en l’occurrence, elle cherche là le regard du père. Dans l’acting-out, il y a de l’impasse au sens de l’un passe, alors que le passage à l’acte est une sorte d’impasse au sens de la sortie de la scène.
Passe ou impasse ?
17Freud a parlé des impasses d’une cure dans « Analyse finie, analyse infinie [8] » lorsqu’il constate que les embarras de la pulsion, en fin de cure, peuvent en empêcher le franchissement. Mais, surtout, il évoque la protestation virile, l’impossible renonciation du côté féminin, ainsi que celle de se convaincre que la position passive n’est pas forcément dangereuse ou synonyme de castration, du côté masculin. Il déplore la difficulté à pouvoir franchir l’au-delà « du roc d’origine [9]. » Lacan reprend en terme d’impasses ce qu’il nomme le « roc de la castration ».
18Le dispositif de la passe a-t-il été mis en place pour sortir des impasses de l’analyse didactique ? Toujours est-il que cette dernière requiert de faire une analyse avec un titulaire, ce qui suppose que l’on prévoit d’avance l’issue de cette analyse. Dans ce cas, tout se passe comme si la visée de l’analyse était la formation ou la quête de guérison. Pouvoir la concevoir comme une expérience suppose de ne pas avoir une idée a priori de la finalité.
19On sait que la passe peut prendre des formes variées, singulières, qui dépendent du sujet et, pourtant, elle requiert de l’acte qui ne soit pas du passage à l’acte. Elle vise à formaliser les moments cliniques de virage, les éclairs qui ont marqué l’analyse et ce qui a produit de l’analyste. Pourquoi Lacan a-t-il nommé ce dispositif la « passe » ? Serait-ce parce qu’il s’agit de sortir d’une impasse ? Garderait-elle de surcroît la dimension d’un tour de passe-passe en sacrifiant à son premier sens, à savoir un terme de jeux désignant le fait de jouer une carte plus basse dans l’espoir de faire sortir une carte intermédiaire de l’adversaire et de la faire prendre par son coéquipier [10]. En tout état de cause, comme l’analyse n’aboutit pas à une solution au sens d’une réponse, on peut du coup se demander si elle n’est pas un trajet en forme d’impasse. Ce terme d’impasse pourrait alors constituer le fil rouge du chemin d’une analyse et la passe serait alors une forme de passage ou de sortie d’une impasse, et non une conclusion.
20Toutes ces questions renvoient au fait que, même si l’analyse procède de la méthode freudienne, les cures ne peuvent suivre un chemin linéaire, sans chicane, qui dicterait une cure-type. Il y a quelque chose de paradoxal à appréhender ce qui peut faire impasse, car ce sont justement ces achoppements qui font travailler. Cette question intéresse cependant très vivement le champ de la psychanalyse, car l’impasse relève de ce par quoi, d’une certaine manière, la position d’analyste se soutient. Il existe ainsi, comme je viens de le rappeler, de véritables impasses que Freud a théorisées et qui sont reprises par d’autres auteurs. Mais il semble bien aussi que pouvoir évoquer et analyser ses propres impasses reste un travail difficile, auquel résistent bien des analystes. Ce n’était pas le cas de Freud qui, tout au long de son œuvre, a eu ce courage et considérait cela comme partie intégrante de sa méthode que de travailler avec ses propres obstacles. Certes, les obstacles n’aboutissent pas tous à des impasses, mais c’est sur cette ligne de crête qu’il faut pouvoir se décider…
Notes
-
[1]
J. Lacan, « La psychiatrie anglaise et la guerre », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p.108.
-
[2]
J. Lacan, Le séminaire, Livre IV, La relation d’objet (1956-1957), Paris, Le Seuil, 1994, p. 293, séance du 10 avril 1957.
-
[3]
E. Porge, Lettres du symptôme, Versions de l’identification, Toulouse, érès, 2010.
-
[4]
J. Lacan, Le séminaire, Livre I, Les écrits techniques de Freud (1953-1954), Paris, Le Seuil, 1975, séance du 26 mai 1954.
-
[5]
G. Le Gaufey, « L’acting-out : la perte et le manque », congrès elp, Un style « passe », 13 mai 1995, non publié.
-
[6]
S. Freud, « Sur la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine », dans Névrose, psychose et perversion, Paris, puf, 1973, p. 245.
-
[7]
J. Lacan, Le séminaire, Livre X, L’angoisse (1962-1963), Paris, Le Seuil, 2004, séance du 23 janvier 1963.
-
[8]
S. Freud, « Analyse finie, analyse infinie », dans Résultats, idées, problèmes, tome. II, Paris, puf, 1985.
-
[9]
F. Scherrer, « Le roc… », Revue Essaim, n° 27, 2011.
-
[10]
Dans A. Rey (sous la direction de), Le dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2006.