1Nous allons aborder une question née d’une pratique institutionnelle publique dans l’accueil et le soin auprès de sujets toxicomanes. Le travail qui suit s’est élaboré à partir de cette clinique, celle de patients qui font usage quotidien de produits licites et illicites qui, souvent, engagent à court ou moyen terme un pronostic vital. Il est peu fréquent de lire des travaux psychiatriques et psychanalytiques sur cette réalité clinique où la consommation quotidienne de drogues a pour conséquence, outre les dommages somatiques, un bouleversement dans l’avenir ou le présent social. Je veux préciser par là que ces sujets ne font pas un usage de la ou des drogues comme un supplément, un divertissement, une sorte de temps récréatif transitoire et accessoire, pour se mettre en pause face à l’astreignante castration. Bien au contraire, la toxicomanie occupe l’essentiel de la pensée, de l’action et de la symptomatologie.
2Notons aussi que ce mode de comportement à l’objet paraît de façon manifeste uniformiser l’expression des symptômes : la douleur du manque, l’urgence de la réponse, l’intempérance, la dépendance, le craving deviennent les critères cliniques retenus face à l’exacerbation de la pulsionnalité induite par l’addiction. Il en ressort que, pour établir son diagnostic, c’est à ces signes-là que le clinicien de la psychiatrie va se référer. De telle sorte qu’il va identifier le sujet à son symptôme et s’en tenir au diagnostic de toxicomane. C’est régulièrement sous cette forme que nos partenaires nous adressent le patient par un : « Je vous adresse un toxicomane… » Alors qu’il serait plus juste de le désigner comme un sujet qui présente une toxicomanie. En identifiant le sujet à son symptôme, on élude que le symptôme ne l’est que du point de vue médical, social ou juridique et qu’il n’est en rien un symptôme au regard de la psychanalyse. Si je considère comme nécessaire cette distinction initiale, entre toxicomane et toxicomanie, c’est que celle-ci se rencontre sur un sujet qui antécède l’entrée dans l’addiction, et déjà constitué. Il rend compte d’une structure et d’une problématique psychique à l’origine de ce choix. Il suffit de bien entendre des éléments déterminants de l’histoire du sujet pour se convaincre du lien qui s’établit, de l’angoisse, la détresse, le désarroi, parfois du vide ou de la dépression à forme mélancolique qui préside à la solution toxicomaniaque. Pourquoi s’en éloigner en allant chercher une causalité cérébrale qui relèverait de troubles de l’humeur (le fameux bipolaire), ou d’anomalies génétiques ? On lit régulièrement dans la presse scientifique que l’alcoolique ou le toxicomane seraient inéluctablement conduits à leurs addictions du fait du manque d’un gène qui serait celui du plaisir. La recherche est toujours en cours !
3L’histoire du sujet met en évidence que le recours à la drogue vient répondre dans l’actuel social et culturel à ce que des événements désubjectivants ou traumatiques ont généré. Combien de fois n’entendons-nous pas, chez certaines femmes et même chez des hommes, une enfance pathétique émaillée et traumatisée par des actes de maltraitance, de l’inceste, de l’abus sexuel, des carences affectives dont les conséquences remontent à la préadolescence. Les classifications du dsm iv viennent ici réduire de façon conséquente la clinique psychiatrique en troubles observables, comportementaux et quantitatifs. Aujourd’hui, la science médicale crée une nouvelle discipline qui s’impose au sein des hôpitaux généraux : l’addictologie. Elle propose une méthode active et efficace pour traiter les « nouvelles dépendances », dont la toxicomanie. Les thérapies cognitivo-comportementales et motivationnelles traitent et corrigent ce que la santé mentale désigne comme des nouveaux désordres et symptômes liés à nos modes de vie. Cela va des dépendances affectives, au sexe, aux achats compulsifs, au tabac, à l’alcool et aux drogues. Cette discipline consiste, pour l’essentiel, à obtenir la maîtrise de cette dépendance. Pour les sujets toxicomanes, on considère que l’abstinence au produit est l’objectif premier. On sait d’expérience que cette forme de guérison n’est qu’éphémère et annonce les récidives ultérieures. Car l’abstinence obtenue par la maîtrise à l’aide du tcc et du médicament écarte le registre subjectif. Les causes restent inentamées et leur poussée contraint de recourir soit aux mêmes produits soit à la recherche d’autres toxiques et d’autres mélanges de substances psychoactives. Par exemple, on voit régulièrement des patients traités pour dépendance à l’héroïne passer à la cocaïne ou de la cocaïne à l’alcool, ou aux benzodiazépines, etc. De même, on rencontre aussi des sujets qui évitent leur thérapeute, car trop envahis par la honte d’avoir failli au contrat d’objectif d’abstinence proposé. Si, en effet, l’ennemi désigné par l’addictologue confirme ce dont vient se plaindre le sujet : l’objet drogue, alors il est promu comme le signifiant qui vient éclairer les malheurs du sujet, façon de dénier toute mise en cause du sujet en question. Il s’agit d’accuser de concert un objet toxique pour le plus grand soulagement du sujet et de la famille, et d’innocenter ainsi toute responsabilité des uns et des autres.
4Nous avons choisi d’insister sur la question de la toxicomanie dans la psychose car ce phénomène devient aujourd’hui une réalité de plus en plus prégnante lorsque l’on considère les sujets accueillis dans notre institution publique parisienne. Jusqu’à présent, les littératures psychiatrique et psychanalytique décrivent, certes avec beaucoup de finesse, les toxicomanies qui jalonnent le parcours de sujets chez qui est déjà affirmée une suffisamment bonne insertion sociale, professionnelle ou familiale ou également d’artistes reconnus par leurs œuvres. On y relève des mécanismes constants comme la tentation, les transgressions, défis, ruptures avec la monotone jouissance du quotidien, la mise en suspens de la castration imaginaire ou symbolique pour grossir les rêveries fantasmatiques, etc. La question clinique que je soulève est un phénomène récent qui, en quelques années, voit sa progression croître de façon exponentielle. Il s’agit de toxicomanie chronicisée qui se rencontre auprès de sujets psychotiques. Comment expliquer le recours aux drogues et à la « défonce » chez ces sujets psychotiques ?
5On rapporte que, ces dix dernières années, l’abus des drogues serait quatre à cinq fois plus élevé chez les sujets psychotiques que dans la population générale alors que le nombre de sujets psychotiques serait stable.
6Cette réalité a des retentissements cliniques, sociaux et médico-légaux. En effet, à plus ou moins long terme ces toxicomanies aggravent les symptômes de la psychose, augmentent le nombre d’hospitalisations sous contrainte, et les troubles du comportement.
7Quel est le moment dans une psychose qui peut favoriser l’entrée en toxicomanie ? Il s’agit de sujets chez qui ne s’élabore aucune construction délirante stabilisée ou pacifiée, de sujets pour qui les précédents modèles identificatoires ne parviennent plus à faire accrochage et repère pour le moi. Nous savons que, fréquemment, une fois stabilisés, substitués ou sevrés de leurs drogues, se réactualisent phénomènes dissociatifs, angoisses de morcellement, automatisme mental. Les drogues élues, héroïne et cocaïne, font donc suppléance en faisant « accrochage mental » d’un patient.
La toxicomanie comme point d’arrimage des identifications imaginaires dans la psychose
8L’accoutumance et la dépendance à l’objet drogue viennent assurer une stabilité du moi. Car, comment mieux entretenir cette place identificatoire que de s’adonner à une pratique qui lui créée et assure un lien de dépendance, une nouvelle aliénation comme résultat espéré. Ainsi s’évitent les inquiétantes fluctuations identificatoires que le sujet subit dans ses différents environnements sociaux. Le groupe social – les toxicomanes – sert de moi auxiliaire.
9Son rapport à autrui va dès lors s’organiser autour d’un objet commun, la drogue qu’il partage avec ce groupe social. Les propos, les jargons du groupe : « la came, le dealer, l’od, les keufs », privilégient un langage de signes, c’est-à-dire de mots, de codes, qui représentent quelque chose, un objet et où ainsi le sujet n’est ni engagé ni représenté. La drogue installe une fonction de pacification, en ce sens que s’évitent l’affrontement, la rivalité, la concurrence entre les semblables, entre les frères par rapport à la défense de quelque idéal. L’idéal, ici, ne se situe pas dans un affrontement narcissique ni d’un côté ni de l’autre. Il n’y a pas d’élément tiers qui ravive jalousie et rivalité spéculaire entre deux sujets mais bien plutôt une complicité entre copains de défonce, copains de galère, dans une même plainte à l’endroit des mêmes ennemis : le dealer, le voleur ou la Loi trop sévère. Le sujet s’y trouve conforté puisqu’il sait ce que l’autre veut et que l’autre ne vise pas son moi. Il y a mise en suspens et apaisement de tout phénomène d’intrusion, voire de persécution, par le groupe puisque l’objet requis n’est pas localisé dans le sujet.
10Certains états psychotiques s’expriment par un repli sur soi, un retrait social avec évitement du monde du dehors. Il y a alors pour le sujet devenu toxicomane matière à trouver prétexte, un bon prétexte, à dépasser cette inhibition grâce à l’excitation psychique, à l’agitation produites par la douleur du manque et, par conséquent, une contrainte vers la course à la drogue. Charles Melman évoque le « tonus » que donnent les drogues. Il existe un effet stimulant de certaines drogues, celles-ci améliorent le dynamisme, l’aisance de la présence réversible à l’arrêt du produit. Nous sommes régulièrement témoin, lors de visites de patients hospitalisés et traités en psychiatrie, d’un retour au repli sur soi, de l’inhibition psychique et de l’adynamisme. Cette tonicité attribuée à la drogue octroie une consistance moïque aussi longtemps que perdure l’addiction. Cette consistance sera davantage assurée et confortée puisque les narcissismes ne sont plus en rivalité et que les rapports entre semblables s’uniformisent autour du même objet comme totem chimique. Nous insistons bien sur le fait que la relation ne vise pas l’autre mais un objet communément partagé.
La substance drogue et ses effets
11Les lieux d’action des drogues, comme la cocaïne et l’héroïne, se situent bien après ce qui cause un délire, c’est-à-dire l’événement, la mauvaise rencontre. Comme le précise Gérard Pommier, il existe un seuil de déclenchement au-dessus duquel la psychose devient manifeste. C’est sur ce seuil que les psychotropes comme les antipsychotiques ou les neuroleptiques et la drogue ont une fonction de régulation. Gérard Pommier rappelle que la construction délirante refoule le sens de l’événement jusqu’à parfois même l’oublier complètement pour restaurer une subjectivité. La drogue n’agit pas sur la cause, l’événement, mais sur ses effets, comme les hallucinations, le délire qui sont provoqués par cette jouissance qu’il ne faudrait pas et devenue incontrôlable. Ceci explique bien évidemment le fait que le sujet a recours de façon permanente à sa drogue-remède, dans la mesure où la cause de l’angoisse psychotique reste quant à elle toujours active. L’aliénation ainsi produite ne connaît pas d’alternative pour le sujet psychotique. Celui-ci ne peut s’affronter au mécanisme enclenché avec les moyens de défense de la névrose. Ceux de la force vive du désir qui l’engage, sur des modes de jouissance symboliquement constitués. Car, une fois la psychose déclenchée, les réaménagements subjectifs à la disposition du sujet sont plus complexes, et limités, plus lents, plus fragmentés, jusqu’à ce que s’établisse une construction délirante.
12Prenons rapidement quelques éléments simplifiés de neurophysiologie. Il est démontré que toutes les substances addictogènes (tabac, alcool, cocaïne, héroïne, opium…) empruntent le circuit neurologique du plaisir et de ce qui est dénommé la gestion des émotions. Le neuromédiateur actif, la dopamine, serait impliqué dans les mécanismes de récompense, de la punition, du plaisir et de la souffrance. Toutes les drogues agissent donc sur les voies neuronales de ce système, ce qui a comme conséquence d’induire une dépendance neurophysiologique et crée un manque organique. De plus, les récompenses naturelles, comme la nourriture, la soif, le sexe, seraient rapidement reléguées, débordées par la stimulation du système dopaminergique des drogues. Ce médiateur chimique génère une jouissance bien supérieure, comparée à l’ensemble des récompenses ou des plaisirs dits « naturels ». D’après ces études, les spécialistes avancent que les drogues miment l’action des neuromédiateurs naturels et interviennent « comme un leurre pharmacologique ». Il est utile de souligner que là où l’ordinaire des émotions connaît habituellement des modulations fines et sensibles, les drogues, au contraire, produisent un effet brutal de sensation en lieu et place des émotions. Ce fait semble déterminant pour éclairer un des motifs de l’intérêt du sujet psychotique quant à l’effet que produit la drogue sur sa psyché. Je serai plus précis en invitant à parler d’un monde des représentations indésirables plutôt que des émotions. Les sensations produites par les drogues viennent évincer les émotions et les représentations marquées par des angoisses. En résumé, les drogues favorisent la stimulation du système dopaminergique et font émerger des sensations là où il y avait auparavant des représentations menaçantes, dépersonnalisantes. Il ne s’agit pas de les assimiler à la pulsion dont on sait que son trajet contourne l’objet. Peut-être s’agirait-il au contraire de les mettre en veilleuse, notamment les pulsions scopiques et invoquantes qui génèrent les angoisses si redoutées. L’être serait ainsi apaisé en installant en son sein un univers déconnecté de toute inquiétante sollicitation. Plus de réel menaçant, plus de signifiant despotique et colonisateur de l’âme.
13Si la construction délirante a pour fonction d’occulter le sens de l’événement qui cause le délire, la drogue, quant à elle, viendrait estomper ou modifier l’univers langagier et, par voie de conséquence, effacer signification, représentation et l’angoisse associée. À ce point, il nous faut faire une distinction entre les effets des drogues opiacées comme l’héroïne et la cocaïne ou le crack. Ces deux drogues, régulièrement consommées chez nos patients, n’ont pas les mêmes mécanismes d’action et vont ainsi avoir des effets « thérapeutiques » difficiles à comprendre a priori. Le mécanisme dopaminergique peut s’appliquer pour ce qui touche aux opiacés comme l’héroïne, ou le subutex, la buprénorphine, la méthadone, mais ne vient pas éclairer les mécanismes d’action de la cocaïne dans la psychose.
Le moment d’entrée dans la toxicomanie
14Il est intéressant de préciser le moment où le sujet « choisit » d’entrer dans la dépendance aux toxiques, c’est-à-dire de passer de l’usage occasionnel à l’usage permanent. C’est lorsque se décompense une psychose lors de la rencontre avec un événement déclenchant. Pour Olivier, c’est en Angleterre qu’il pète les plombs, comme il dit. « C’est au moment où j’enregistrai avec les musiciens que j’admirais le plus. C’est ça le pire ! Il se passait tout ce que j’avais rêvé depuis longtemps avec les musiciens dont j’étais fou. J’avais atteint mon idéal, tout ce que je pouvais espérer de mieux pour moi, et qu’à partir de là rien n’allait plus. J’ai commencé à déconner et à me confronter à des angoisses mortelles. La came m’a évité la grande déprime, je savais que j’allais être accro, je savais très bien ce que je faisais car que je connaissais très bien la came. Il fallait absolument que je fuie ce malaise car j’ai perdu l’intérêt de la vie puisque j’avais atteint mon rêve et que je me sentais vide, collé contre un mur. Depuis, je vis au jour le jour. Aujourd’hui, mon seul projet est de pas me laisser aller, j’ai peur de me clochardiser. » Tant que l’idéal d’Olivier restait éloigné dans un futur, son moi, restant suspendu par ce rêve, pouvait trouver un accrochage précaire dans ce non réalisé. La dimension imaginaire lui tend un espace temporel où il soutient son existence autant que faire se peut : quand il rencontre son idéal, la tension qui le maintenait s’annule. Le moi d’Olivier perd sa consistance fragile, virant au délitement mortifère.
15La toxicomanie des sujets psychotiques est en quête de dépendance d’un lien organiquement construit. Olivier nous le confirme : « Je savais que j’allais m’accrocher, ce n’était pas important d’être accro, je m’accroche plus vite que les autres. C’est un accrochage mental. »
16D’autres cas permettent également de repérer que le moment d’entrer dans la toxicomanie correspond à celui du déclenchement de la psychose. Pour Armand, le divorce de ses parents, lorsqu’il avait 17 ans, a généré une angoisse liée à une relation psychiquement incestueuse avec sa mère.
L’héroïne et ses effets
17L’héroïne et les opiacés agissent au niveau de l’être au détriment du sujet. Prenons le témoignage d’Olivier : « C’était pour moi comme un médicament, ça enlevait ma dépression. J’étais détendu, plus libre, je flottais. Je ne ressentais plus de pression. On se sent enveloppé. L’héroïne m’enveloppe comme un abri. Avec l’héro, je ne pensais plus à rien, j’étais anesthésié, j’évacuais ma pensée, je ne recherchais absolument pas le flash mais à interrompre mes angoisses. Je ressens de la chaleur et du bien-être. »
18Karim raconte : « Ça m’anesthésiait, je pouvais m’endormir, ça m’enlevait le mal de vivre, j’oubliais et je ressentais des sensations agréables. »
19Clément, lui, nous l’exprime autrement dans la même teneur : « Je cherchais la position fœtale, ça me fait l’effet de quand j’étais dans le ventre de ma mère, je me sentais à l’aise et confortable. Je n’ai pas de preuve, je ne m’en rappelle pas, mais je le ressens. »
20Clotilde, elle : « Je ressentais le bien-être, je voyais la vie en rose et c’est bien plus efficace que tous les neuroleptiques qu’on me donne. »
21Raphaëlle allègue que, pour elle, « ça bloque les idées noires » quand elle est « déconnectée » et qu’elle demande le refuge hospitalier.
22On voit donc que les opiacés, comme l’héroïne, vont agir en favorisant soit l’anesthésie transitoire du sujet et de son monde langagier, soit un monde sensoriel en lieu et place du monde des représentations (ses pensées, ses idées, ses émotions, les différents symboles qui les composent). Ainsi, va se produire une extinction éphémère du sujet.
Cocaïne, crack et leurs effets
23Intuitivement, je considérais auparavant que des produits stimulants comme la cocaïne ou le crack auraient des effets délétères et dévastateurs sur la vie psychique du sujet psychotique. En effet, on peut conjecturer que stimuler les pensées (la localisation cérébrale langagière) aura comme effet d’exacerber les éléments délirants préexistants et l’excitation psychique qui l’accompagne. Sans éliminer cet aspect, qui se rencontre régulièrement dans d’autres formes de psychose, j’ai été étonné d’entendre les témoignages de patients qui considèrent également la cocaïne comme un remède. Olivier avance que, pour lui, avec la coke « n’importe quelle pensée, les mots les plus bêtes deviennent intéressants et occupent le terrain. Je fais table rase ainsi du passé et du futur, ça me faisait penser plus automatiquement et je me sentais plus libre. Toute chose futile devenait presque intéressante, ça me rend bête, je dis des conneries, je pense à n’importe quoi, c’est automatique ».
24Pour Jean-Pierre, « la cocaïne me donnait de l’humeur ça me permettait de foncer dans tout ce que je faisais, je n’avais plus que ça en tête ».
25« Cela me donnait plus d’idées en tête, dit Armand, je me sentais plus puissant cérébralement parlant, je sortais de moi-même, de mon intérieur. Avec la coke, je suis au repos car j’ai l’impression que les choses filent. Je décolle des choses et des pensées immédiates. »
26La cocaïne peut donc produire non seulement une accélération du débit verbal et de la pensée mais, comme le disent Armand ou Olivier, peut permettre de décoller de l’immédiateté de l’objet d’angoisse que ce soit une situation, une personne. Ce décollage de l’objet autorisera l’investissement et la concentration sur un objet hors du sujet qui connaît un moment de décomplétude intérieure. Il y a passage d’une jouissance interne saturée vers un objet extérieur provoquant un accrochage du sujet. Il est maintenant apte à se concentrer sur ce qui est hors de lui.
27Lorsque Olivier dit « pouvoir se concentrer sur quelque chose », ce sont des moments privilégiés où une forme de manque apparaît du fait même de la décomplétude de ce qui le sature habituellement. Il y a comme un moment de reconnexion sur une réalité par le biais de l’intérêt suscité par un objet extérieur.
28En résumé, on peut avancer que la cocaïne intervient sur la dimension symbolique, les mots, les pensées en les libérant de ce qui produisait une signification figée et angoissante.
29Olivier utilisait l’expression « qu’il ne faut pas qu’apparaisse le noyau de clairvoyance qui me terrorise ». La cocaïne a le pouvoir d’annuler le sens angoissant et désubjectivant d’une pensée.
30Le témoignage d’Antonin Artaud corrobore l’usage et la fonction des drogues qui agissent dans l’angoisse psychotique. Avant de l’entendre hurler sa souffrance, rappelons à quel point la fonction de l’objet drogue se distingue radicalement dans les problématiques non psychotiques.
31Ici, l’objet ne prend d’abord son prix que d’être désigné comme interdit. Drogue illicite en relation avec la Loi qui en interdit l’usage et ses sanctions (Loi de 1970). La consommation s’inscrit dans le registre de la délinquance, comme ce qu’il s’agit de consommer en le mésusant et en le saisissant dans la réalité. La transgression, comme on le sait, lui donne sa valeur ajoutée et l’on a vu que dans la psychose ce mécanisme est tout à fait secondaire. Car la quête première vise l’octroi du « nécessaire remède ». Si nécessaire que nous sommes témoin d’actes de sujets qui « avalent » tout ce qui se présente chez le dealer ou sur les ordonnances du médecin. Nul intérêt, nulle sélection, nulle attention ne se portent sur l’origine, la qualité, voire la toxicité de l’objet. C’est une absorption démesurée, sans limite, comme un gouffre oral jusqu’à l’overdose involontaire. Car il faut d’abord remplir ce trou d’où peut resurgir douleur et angoisse.
La toxicomanie d’Antonin Artaud
32Artaud insiste pour faire savoir que le meilleur soulagement à sa souffrance passe par l’usage de l’opium, de l’héroïne, de la cocaïne ou du laudanum (produit de substitution de l’époque prescrit médicalement). On peut lire dans la lettre qu’il adresse à un de ses amours de l’époque : « Je souffre, je gémis, je sens que je ne peux plus me porter… je crains le repos, je crains le silence, je crains le bruit, mes membres s’en vont, mes membres reviennent, je demeure ainsi dans une instabilité effroyable dépouillé de moi-même, dépouillé de la vie, désespérant d’en sortir. » Dans un échange avec Jean Rivière, qui dirigeait alors la nrf, en 1923, il poursuit : « Je souffre d’une effroyable maladie de l’esprit, ma pensée m’abandonne à tous les degrés. Depuis le fait simple de la pensée, jusqu’au fait extérieur de sa matérialité dans les mots… Je suis à la poursuite constante de mon être intellectuel. » Un an plus tard, on pourra lire : « Ce fléchissement de ma pensée, il faut l’attribuer… à un effondrement central de l’âme, il y a quelque chose qui détruit ma pensée. » La solution de la drogue vient là apaiser son angoisse, ce qu’il précise dès 1919. « Ma première injection de laudanum remonte à mai 1915. Après plusieurs semaines d’insistance de ma part, j’ai pu lutter contre les états de douleur errante et d’angoisse dont je souffrais depuis l’âge de 19 ans. » Quand il écrit à Jean Paulhan, il se révolte : « Ce que l’on n’a pas le droit de croire, c’est que la volupté, le vice, le mal, m’ont conduit sur cette route. Je suis une victime, j’étais poussé là, réduit à cela. On ne peut pas considérer en moi l’opium sans la douleur affreuse, culminante qui en a été la condition. » Dans L’ombilic des limbes, il vient corroborer nos hypothèses : « L’opium est cette imprescriptible substance qui permet de rentrer dans la vie de leur âme à ceux qui ont le malheur de l’avoir perdue. Il y a un mal contre lequel l’opium est souverain et ce mal s’appelle l’angoisse. L’angoisse qui fait les fous, l’angoisse qui fait les suicides, l’angoisse qui fait les damnés, l’angoisse que la médecine ne connaît pas, l’angoisse que le docteur n’entend pas, l’angoisse qui lèse la vie, l’angoisse qui pince la corde ombilicale de la vie. » Ce cri de désespoir si éloquent, si évocateur de tourments de l’angoisse psychotique, est bien loin « des nécessités du névrosé ». Chez celui-ci, la drogue vient supplémenter, suspendre, conforter, éloigner les effets du symptôme mais symptôme qui reste en même temps pour le sujet un rempart contre l’angoisse d’anéantissement.
33Dans ces toxicomanies accessoires, secondaires et supplémentaires de la névrose, il est toujours question de contenir ou d’anesthésier des blessures narcissiques, d’échapper provisoirement à la culpabilité liée à une dette non soldée vis-à-vis des différents protagonistes de la famille. Il peut s’agir également de la recherche d’une jouissance Autre, de dépasser ou d’outrepasser les limites de la jouissance phallique. Nous retrouvons régulièrement les problématiques œdipiennes et ses conséquences symptomatiques liées aux insatisfactions ou aux impossibles du désir. Bien au contraire, à l’instar d’Artaud, qui énonce : « Pour moi, l’opium n’avait jamais été une tentation, mais un remède », ce qui peut sembler d’abord n’être qu’une tentation pour le sujet psychotique est bien plus l’intérêt d’accompagner celui qu’il vient suivre et imiter : un copain, une bande ou un groupe pris par la tentation de ces produits. Une fois éprouvés les effets de l’héroïne, des opiacés ou de la cocaïne, il y a comme une heureuse sensation sur l’être qui absorbe et colmate la virulence de son angoisse. Pour cette raison, dans ce cas, on retrouve moins fréquemment l’alternance coutumière d’abstinence et de rechute, ce rythme binaire que l’on rencontre si souvent chez les autres sujets. Ici, la drogue vient faire un remède qui se doit d’être constant et assurer une aliénation, un lien essentiel. Avec la drogue ou sa substitution, nous sommes engagés pour du long terme dans l’espoir d’obtenir une stabilisation de la structure. La tâche est délicate car quand bien même le sujet souhaite s’en défaire, comment trouver en lui, dans son univers symbolique fragmenté, ce qui peut concurrencer l’apaisement psychique que lui octroie sa drogue ? Les effets de son alchimie sont bien supérieurs dans l’instant à ceux des neuroleptiques ou d’autres médications antipsycho- tiques car, outre qu’il n’y a pas les effets secondaires somatiques et psychologiques désagréables, sa grande rapidité d’action soulage au plus vite représentation et pensée de l’angoisse psychotique. Contrairement aux névrosés, chez qui la drogue ou ses substitutions « laissent à désirer ». Un projet en attente, une rencontre amoureuse espérée, une promesse engagée, etc. sont, entre autres, les alternatives du désir que la substance drogue ne parvient pas à éteindre ou à détruire. Dans la névrose, le désir vient rivaliser et excéder la jouissance du toxique. Celle-ci n’est qu’éphémère et transitoire, et n’a d’excitant et de jouissif que l’acte transgressif sur fond de jouissance phallique. Dans la psychose, qu’est-ce qui pourrait bien venir se substituer à cette nécessaire alchimie ? On sait que la solution médicamenteuse ou une construction délirante stabilisante peuvent contenir l’angoisse du sujet. Il y a pour le sujet à s’inventer un remède au remède. Puisqu’on ne retrouve dans son discours ni quête initiale de défi à la loi, ni excitation transgressive ou perverse. Le seul point commun apparent serait une forme de quête mystique à la recherche d’un Autre spirituel révélé par les effets hallucinatoires, cet Autre auprès de qui tenter d’inscrire une filiation, une nouvelle philosophie de l’existence avec ses commandements, ses codes, ses rythmes et ses rites.
Héroïne, cocaïne : hypothèses d’actions sur le sujet
34Nous avons exposé la spécificité de l’héroïne, substance qui, rappelons-le, exacerbe le monde des sensations au détriment de celui des représentations. Il y a un effacement des signifiants de la pensée. Le monde sensoriel qui touche à l’être vient prédominer. Le temps historique s’absente. C’est le temps de la jouissance, celui qui donne un rythme qui diffère du temps logique. Jouissance d’un tout enveloppant, abolissant momentanément tout appel menaçant de l’Autre et tout appel désespéré à l’Autre.
35Bien différente est la cocaïne, puisque l’action se porte sur des modifications de l’univers langagier et de la pensée. Il y a perte de l’intention de la signification, ce qui allège la densité douloureuse initiale. Le signifiant reste isolé du fait d’être hors chaîne associative. Mais contrairement à l’hallucination verbale, il n’intervient pas dans le réel mais dans une réorganisation symbolique interne. Cette action évoque les mécanismes de la pensée maniaque. En effet, dans cette activité psychique débridée, la signification ordinaire qu’on peut formuler S1 - S2, soit la chaîne associative qui fait sens, devient S1 - S1 - S1 - S1…, juxtaposition de signifiants dénués de sens, succession d’éléments sans liens les uns avec les autres. Ainsi, l’impact persécutif, voire anéantissant, lié au signifiant de la psychose se trouve perdre de son intensité. Les signifiants impliqués sont délestés de la signification angoissante. Par quel mécanisme ? On peut supposer que s’opère un déplacement (voire un effacement) de ce réel par recouvrement d’autres éléments symboliques équivalents entre eux et insensés. Olivier nous précise : « Avec la coke, tout devient bête et stupide là où je vivais l’angoisse et l’horreur. » Ici, il ne s’agit pas d’être pris dans une chaîne associative vectorisée mais de créer, par superposition, une juxtaposition de signifiants hors sens. La substance cocaïne induirait une action sur le travail psychique du sujet. Nous avons rappelé que dans certains cas son action peut au contraire produire une dynamisation des associations et une accélération de la pensée signifiante. Mais, ici, c’est un autre mécanisme qui réalise l’effet soulageant. Comme dit Olivier, « plein d’idées surgissent, stupides et sans intérêt », produisant un délestage du poids de ce qui faisait signification douloureuse. Un autre effet peut également se distinguer. Plusieurs témoignages convergent sur le fait qu’avec la cocaïne naît la possibilité de se concentrer sur un objet, une activité, sur quelque chose… d’intéressant là où le plein psychique entretient une forme d’autisme. La désaturation de l’univers langagier ouvre sur un dehors que des objets viennent maintenant occuper. Ainsi, le manque symbolique crée un espace de liberté dans le sujet et autorise une relation avec le dehors.