Notes
-
[1]
Cf. C. Lacôte-Destribats, « Positions de l’imaginaire dans les dépressions », Le Bulletin Freudien n° 53, « Surmoi et dépression », Revue de l’association freudienne de Belgique, 2009.
-
[2]
J. Didion, « Ici et ailleurs », dans L’Amérique. Chroniques 1965-1990, Paris, Grasset, 2009.
-
[3]
J. Didion, « En rampant vers Bethlehem », dans L’Amérique. Chroniques 1965-1990, op. cit.
-
[4]
J. Didion, « Requiem pour les années 1960 », dans L’Amérique. Chroniques 1965-1990, op. cit.
-
[5]
R. Chemama, Dépression, la grande névrose contemporaine, Toulouse, érès, 2006, p. 63.
1Marika Bergès-Bounes :
2Christiane, tentons donc quelques réflexions sur la question de la dépression chez l’enfant et chez l’adulte.
3L’enfant se présente rarement comme déprimé et l’expérience montre que les analystes d’enfants posent rarement ce diagnostic : peut-être parce que le statut d’enfant est synonyme de vitalité, de motricité débordante, de curiosité, de questionnements et de désirs en tout genre. Toutefois, une énurésie, des troubles du sommeil ou une chute inattendue des notes scolaires pouvant masquer une « affaire » dépressive et la vigilance du clinicien s’impose.
4Le diagnostic de dépression vient plus facilement, semble-t-il, à l’esprit du clinicien devant un tout petit bébé refusant la nourriture d’une mère, elle-même déprimée – et nous reviendrons sur le diagnostic différentiel dépression/autisme du tout-petit – ou devant la « morosité adolescente » (décrite par P. Mâle) ou le « pot au noir » (de D. Winnicott) des adolescents : dévalorisation, chute phallique (« Je suis nul »), idées de suicide et passages à l’acte variés.
Les silencieux « chevaliers de la mère »
5Marika Bergès-Bounes :
6Pendant la période dite de latence, pouvons-nous rencontrer des dépressions ? De fait, quelques enfants de 7 ou 8 ans parlent de se supprimer (« La vie est triste, je veux mourir »), mais ils sont rarissimes et leurs « passages à l’acte » ne sont pas toujours identifiés comme tels, mais présentés comme des « accidents ».
7Un garçon de 12 ans consultant pour migraines et chute scolaire. Ses parents sont séparés depuis qu’il a 18 mois, il a vécu alors très proche de sa mère et de ses grands-parents maternels habitant tout près. Sa mère, remariée depuis trois ans, a une petite fille et est de nouveau enceinte. À 8 ans, il « fait une fugue » : il dit qu’il a envie de mourir, prend sa trottinette et « fugue » chez ses grands-parents en disant qu’il n’arrive pas à rendre sa mère heureuse et qu’il vaut mieux qu’il la quitte… Il se présente comme voulant toujours lui faire plaisir, prêt à tout pour éviter tout conflit, et finalement déprimé : il protège sa mère, ne lui dit rien qui la soucie, et n’a d’autre désir que de la satisfaire sans cesse. Nous rencontrons ces « chevaliers de la mère », dont l’unique désir est d’être à son service, quoi qu’il leur en coûte : être le phallus imaginaire de la mère n’a pas de prix, même s’il faut renoncer à tout par ailleurs. Mais ce désir si précoce de se lover au lieu de la mère et de l’occuper en entier est ici malmené puisque la mère a trouvé récemment d’autres centres d’intérêt : un autre homme (que le père), un autre enfant et encore un autre à venir. D’où cette déception se traduisant pour lui par l’effort de ne rien faire qui puisse contrarier la mère et un aveuglement actif sur la haine qu’il pourrait lui porter de le trahir.
Quelle est l’importance du déni de la dépression de l’enfant par l’entourage ?
8Marika Bergès-Bounes :
9Classiquement, sur le plan clinique, on peut repérer, en quelque sorte, trois niveaux dans la dépression : celui de « l’affect » dépressif (la tristesse), souvent associé à l’angoisse ; le syndrome dépressif avec désintérêt, inertie, ralentissement, inhibition psychomotrice, suspension de la pensée : c’est là que se discute la prise d’antidépresseurs ; et l’organisation dépressive dont le modèle est « Deuil et mélancolie » de Freud (1915) avec autoaccusation, autodénigrement, et non pas envie, mais besoin de se supprimer.
10Y a-t-il un équivalent de ces trois niveaux descriptifs chez l’enfant ? Que rencontrons-nous dans la clinique ?
11Les dépressions les plus fréquentes semblent être des dépressions réactionnelles à des événements de vie (divorces, deuils, maladies, adoptions, déménagements, naissance d’un autre enfant), où un trait phallique (une odeur, l’odeur d’une pièce, par exemple) est érigé en perte. Mais l’évidence de ces liens de causalité ne doit pas entraîner une simplification hâtive qui évacuerait l’écoute de ce que l’enfant a à dire de cette rupture-là en écho à d’autres plus anciennes, dans un « après-coup ».
12Le déni de l’entourage de l’enfant déprimé est fréquent : les parents n’en voient rien, car cette dépression équivaudrait à une mise en cause de leur qualité de parents ; elle est si éprouvante qu’ils tentent de la nier (« Secoue-toi ! » ; « N’y pense plus ! »). Leur intolérance à cet état s’explique par son côté contagieux : ils résistent donc à le voir, à le nommer, à le prendre en compte. De sorte que la demande de consultation est rarement déterminée par ce motif, et c’est souvent au cours de l’entretien que le clinicien va déceler des signes dépressifs chez l’enfant – qui vont étonner l’entourage.
13Pourtant, les parents peuvent repérer les réactions d’abandon de leur enfant : « Il avait 4 ans et quand je suis revenue à la maison avec son petit frère nouveau-né, il est resté pétrifié, prostré toute une journée, et le lendemain, il a pris toutes ses peluches et il les a jetées par la fenêtre. Sur le moment, son père l’a grondé, on a compris bien après… » ou « Quand je suis arrivée avec son petit frère à la maison, c’est comme s’il n’y avait plus de place pour elle, elle ne pouvait pas s’arrêter de tourner dans la pièce sans rien dire, elle ne pouvait pas s’asseoir, elle était ailleurs, comme absente à elle-même, elle ne répondait plus. »
14Ou encore ces positions nostalgiques après un divorce où les enfants évoquent des objets perdus (une maison, des copains, un hamster, etc.), au lieu de parler du chagrin causé par la séparation des parents : l’objet incarne « l’avant ». Dans le cas d’un enfant russe adopté, l’apparition soudaine de mots « incorrects » dans son discours – mots qui lui étaient reprochés car venant gêner son adaptation scolaire – lui permettait d’évoquer sa situation initiale et son pays d’origine puisque ces mots étaient des mots russes qu’il déformait, mais qui gardaient la sonorité de sa langue maternelle, colorant ainsi de russe la langue de l’adoption.
15Fréquents sont aussi, dans les suites de ces ruptures parentales, les symptômes (énurésie qui ne cède pas, insomnies, etc.) en lieu et place d’une dépression : l’enfant dit que tout va bien, que « ça lui est égal » que ses parents se soient séparés, que « ça lui est égal » qu’il y ait une garde alternée, que « ça lui est égal » qu’un autre enfant naisse d’un nouveau couple à partir de l’un de ses parents : position clamée de négation de la dépression, non reconnaissance de la nouvelle position qu’il est obligé de prendre dans cette autre économie.
L’absence de pensée et la corrosion du symbolique
16Marika Bergès-Bounes :
17Ce qui est constant chez l’enfant déprimé, c’est le lien entre la dépression et l’absence de pensée : l’action est en suspens, l’enfant ne pense pas ; en somme, la dépression serait une faillite (ou un refus ?) de la phallicisation : il n’y a plus d’hypothèse, plus d’anticipation, c’est le symbolique qui est attaqué. Ces inhibitions de la pensée se retrouvent fréquemment chez les enfants non lecteurs – les garçons, essentiellement – qui ne peuvent entrer dans le savoir et ses codes, incapables qu’ils sont de lâcher leur position d’objet (a) de la mère pour avoir un statut de sujet pensant. Cette question dépasse la dyade imaginaire mère/enfant où la mère serait manquante, insuffisante, et introduit immédiatement à la question du phallus : l’enfant n’est pas seulement confronté à l’absence de la mère, au manque, mais à ce qui le mène, à savoir qu’il tient précisément à être ce que désire la mère, à la nécessité absolue d’être ce qui lui manque à elle : c’est à cette « hypothèse dictatoriale », comme le dit Jean Bergès, qu’il tient. D’où, chez ces garçons non lecteurs, un suspens de la pensée, presqu’un interdit, une passivité intellectuelle, un désert imaginatif, un arrêt de la curiosité, du désir (théories sexuelles infantiles et « libido sciendi » sont barrées) qui ne leur permettent pas d’entrer dans les apprentissages scolaires où tout n’est que symbolique, ni d’aimer l’enseignant qui dispense ces apprentissages : pas de transfert possible, pas de savoir érotisé. Il ne s’agit pas ici d’une perte d’objet, d’un objet qui serait à retrouver, mais d’un état de chute phallique qui peut passer inaperçu et qui est difficile à décrypter dans le symptôme scolaire. Ces enfants, en panne scolaire, sont barrés du côté du pulsionnel, du savoir et de la demande et se maintiennent au lieu de l’Autre, de la mère essentiellement, déprimés. Le moment de deuil obligatoire structurant pour l’enfant – qui doit renoncer à être tout pour la mère et qu’elle soit tout pour lui – n’a pas eu lieu : ce deuil, qui est la condition même du « sujet pensant », ne s’est pas fait. Ce deuil précoce obligatoire, indispensable, si bien décrit par M. Klein dans « la position dépressive » du petit enfant, au moment où il s’aperçoit que c’est la même mère qu’il aime et qu’il déteste, entraînant haine et culpabilité ; ce même deuil que D. Winnicott appelle « la capacité à être seul » pour le bébé, au moment où il peut être absent à la mère – absente à lui – pour commencer à symboliser, à « halluciner », à penser.
18Christiane Lacôte-Destribats :
19Une recherche sur la dépression permet, je crois, de traverser les frontières que l’on met souvent entre psychanalyse d’enfant et psychanalyse d’adulte. Et les exemples cliniques que tu donnes en témoignent. On y trouve les mêmes éléments de déception, d’interrogation sur des promesses non tenues, de désarroi, d’ennui, de vide de la pensée, d’inhibition, de désinvestissement contagieux et généralisé.
20Tu remarques combien une dépression infantile passe souvent inaperçue en tant que telle, certains symptômes prenant le devant de la scène et accentuant le déni de cette dépression chez les parents qui se sentiraient coupables, alors qu’« ils font tant pour leur enfant ! Ou si peu ! Parce qu’ils travaillent, sont malades, etc. » De fait, la considération des culpabilités diverses est là, comme toujours, à barrer l’accès à l’inconscient.
21C’est vrai pour les dépressions infantiles qui passent ainsi souvent à l’as, « cela va passer, ce n’est pas grave », mais aussi pour les dépressions d’adultes névrosés. Certes, l’affect de tristesse ou de désinvestissement est souvent mis en mots : « La vie ne vaut pas d’être vécue… Il n’y a rien à faire, etc. », mais les plaintes répétitives ne permettent aucune entame par l’autre, elles sont comme enfermées en elles-mêmes, repliées sur leurs certitudes.
22Cet aspect de certitude donne peu de place à l’intervention du psychanalyste ; il est attendu au tournant, mais aussi désinvesti d’emblée, ou, ce qui n’est pas contradictoire puisque la dépression montre un désintérêt subjectif, « investi » comme un sauveur, un deus ex machina. Mais est-ce un véritable investissement ? L’observation nous montre qu’il est exigé de l’analyste qu’il soit un sauveur ; quelle est alors la nature de cette exigence ?
Mais pourquoi le déprimé est-il si certain ? Chercher la fraude
23Christiane Lacôte-Destribats :
24Il me semble qu’il y a une différence entre la dépression infantile et la dépression adulte. Chez les enfants et les adolescents, je noterais une accentuation du côté du désarroi plus que de celui de la certitude.
25L’adulte, pour étayer sa plainte certaine, relate une succession d’échecs proches ou lointains, qui se répondent les uns aux autres. Un enfant me semble plutôt dans un suspens qui le met, sauf dans les cas très graves, en attente, en attente parfois que l’enfance finisse, et que l’enfer, ou que le brouillage de l’intelligence, cesse « quand il ou elle serait grand(e) ».
26Mais reprenons la question de la certitude du névrosé déprimé. « Je suis nul(le), je n’arriverai à rien, cela ne vaut pas la peine, je suis fatigué(e). » Autant d’affirmations qui, malgré le ton las, sont en fait péremptoires et disent toutes la même chose : « N’y touchez pas ! » Et pourquoi donc ?
27C’est peut-être du côté de cette même chose qui semble se répéter que l’on va trouver la raison de cet amour de la certitude. L’identité du sujet y est sans doute tout entière suspendue : Je suis moi, le même, puisque je me retrouve dans l’énumération de malheurs tous semblables et d’échecs qui sont les mêmes. « Une fois de plus, je me retrouve dans cette situation… » disent souvent les personnes déprimées. Qu’est-ce donc que ce « Je me retrouve » ? Serait-ce le but secret d’une dépression, se retrouver ?
28Mais où cela et quand cela ? Il s’agit sans doute d’assurer une sorte de permanence par le malheur accompagnée d’un appel à la confirmation de l’autre : « Vous êtes bien cette personne accablée par le sort. » Ce narcissisme qui réclame une telle reconnaissance me semble bien moins fréquent chez les enfants, qu’en penses-tu ?
29Marika Bergès-Bounes :
30En effet, ce narcissisme ne semble pas central chez l’enfant déprimé puisqu’il ne se sait pas déprimé la plupart du temps.
31Christiane Lacôte-Destribats :
32Pour revenir au péremptoire qui est le mode sous lequel se répète la plainte du névrosé déprimé – elle ne se discute pas ! –, il me semble intéressant de la relier à ce que j’appelais la « fraude » cachée dans une dépression [1]. Je reprenais alors le texte de Lacan dans Télévision qui notait comme fondement de la dépression une « lâcheté morale ». J’argumentais cette lâcheté d’une fraude ancienne, bien connue du sujet, pas inconsciente donc, mais dont le statut est précieusement laissé dans l’indétermination. Elle peut être de toutes sortes. Une fraude à un concours ou à un entretien d’embauche, quoi de plus courant ? Mais n’est pas canaille, ou encore modeste, qui veut, dans la manière d’assumer cette fraude. Le déprimé névrosé qui a acquis frauduleusement les insignes d’une valorisation personnelle ou professionnelle veut tout de même y croire, devient immodeste et sans le moindre humour à ce sujet, et, bien sûr, à la moindre anicroche, retombe dans les abîmes excessifs de la dévalorisation. Rien n’était résolu en effet par cette fraude. La lâcheté, ce n’est pas de frauder ou de mentir, mais de laisser courir, de laisser aller les effets de tout cela.
33Marika Bergès-Bounes :
34Pourquoi parler de « fraude », qui a une connotation morale et qui suppose une intention de tromper ? Pourquoi ne pas dire « illusion » ou « leurre », qui suppose que le sujet y soit pris à son insu ? Parler de fraude évacue la dimension de l’inconscient en mettant la question sur le terrain de la mauvaise foi.
35Christiane Lacôte-Destribats :
36Il ne me semble pas. La mauvaise foi dont Sartre, par exemple, a fait la description célèbre est quelque chose qui s’énonce, à demi-mot, dans le malaise. Lorsque Lacan dit que la dépression est une faute morale, il indique bien que la question peut se poser au point où notre rapport à l’inconscient est de nature éthique. Dans le séminaire XI, ne dit-il pas que l’inconscient est éthique et non ontique ? C’est-à-dire qu’il faut y aller, et avec courage, et travailler à ce que se déclare au grand jour cette sorte d’amour frelaté qui nous attache à notre jouissance inconsciente du symptôme.
37Ceci ne veut pas dire qu’on ne doit rien transgresser, mais qu’au moins on le sache et qu’on le tienne, et qu’on ait – pour reprendre ce que tu discutais à propos de cette fraude en questionnant la notion de « leurre » chère à J. Bergès – suffisamment de considération pour la fiction que présente l’amour – et en ce qui concerne la dépression, l’amour déçu – sur ce qui serait le vrai, le bon, l’idéal, l’authentique objet à convoiter, pour que le comique déferle, puisque nous sommes voués à demander quelque chose qui n’est pas « ça », fondamentalement, par le fonctionnement même du désir. Il faut donc suffisamment de considération pour cette fiction, qu’elle soit supportée par un récit, par une énonciation suffisamment complexe, parce qu’elle est un temps nécessaire, jusqu’au moment où sa fausseté apparaît. Mais à ce point, le sujet peut produire un clivage, et enkyster cette fausseté comme désillusion dépressive, ou bien, au contraire, interroger le comique structurant de la déception, chance du symbolique.
38Cependant, parfois la fraude est moins visiblement liée à une fiction, elle est logée dans les circonstances, sans signature. Elle peut porter sur le nom, camouflages parfois salvateurs, mais qui ne trompent guère l’ennemi, orthographes redressées, particules ajoutées ou achetées, avec des effets variés sur la gravité des désordres conséquents. Il y a aussi ces fraudes qui consistent à donner à un enfant le prénom d’un autre enfant disparu, à falsifier les filiations, à jouer de l’indétermination sexuée d’un prénom, etc.
Que penser de ce qu’on appelle « dépressions induites » ? Quel lien y a-t-il avec un malaise social ?
39Christiane Lacôte-Destribats :
40Mais je m’achemine là vers un terrain plus difficile d’accès, celui qui considère la dépression d’un sujet qui n’est pas l’acteur de la fraude, mais qui en hérite, si j’ose dire. Cela pourrait préciser ce qu’on appelle parfois une dépression induite. S’agit-il d’une identification à un trait paternel ou maternel ? Prenons, par exemple, les nombreux cas de ces jeunes femmes qui pensent et vivent la dépression comme l’insigne de la féminité, selon ce que la vénération de leur père pour les langueurs de leur mère paraissait dans leur enfance démontrer. Nous arrivons ainsi vers des fraudes intéressantes, dans la mesure où elles concernent la symbolisation délicate de la différence sexuelle. Quoi de plus tentant à ce sujet que de glisser vers le plus imaginaire, voire le plus codé ! Les femmes, toutes de fragilité, les hommes, tous de solidité. Ou bien le contraire, la femme forte, mère courage, en somme, et l’homme inconstant ou incapable. La dépression névrotique est très attachée à ces poncifs, elle travaille même à les asseoir comme vérités.
41Que disent ces poncifs ? Ils confondent l’être et l’avoir en croyant à l’un et à l’autre. Je ne sais si la frénésie du rapport contemporain à l’objet est structurale ou pas. C’est une question. Elle génère sans doute l’essentiel de nos déceptions. Mais déception n’est pas nécessairement dépression. Ce que nous apprenons de Lacan, du moins, c’est que le rapport à l’objet, quand il n’est pas ravalé dans le registre de l’avoir, le rapport à ce qu’il appelle l’objet a, cause du désir, n’est structurellement pensable que dans et par le hiatus qui existe entre les deux sexes. Sinon, il s’agit sans doute de ce qu’on appelle objet partiel et non objet a.
42Le ravalement de la question de la relation d’objet sous le registre de l’avoir est sans doute l’étoffe de ce que Lacan appelle lâcheté morale. La lâcheté morale me semblerait assez bien consister à détourner la question difficile de l’objet a, cause du désir et ce que cela implique de renouvellement sur la question du rapport à l’Autre. La lâcheté, c’est de détourner cette difficulté, d’en rester à un face-à-face sujet-objet et d’investir de radicalité les figures qui permettent ce détournement. Ce serait une assez bonne définition de la lâcheté morale, ce petit arrangement avec soi, cette facilité théorique.
43Il reste pourtant cette question : peut-on échapper à ce détournement quand tout le favorise ?
44Le rapport d’un sujet à ce qui peut lui sembler la destruction de beaucoup de repères dans le monde où il vit est difficile à penser. Sommes-nous des éponges, ou encore une cire où s’impriment les choses alentour ? Qu’est-ce que la responsabilité d’un sujet parlant ? De quoi le déprimé ne veut-il pas répondre ? S’agit-il de faire chorus avec une déploration sur ce qui ne va pas dans notre environnement ?
45Notons, tout de même, que la crise économique présente engendre plus de désespoirs et d’actes de révolte que de dépressions à proprement parler. Elle fait objet, et focalise les tensions. Les moments dépressifs se tenaient avant, couvant dans l’ombre les suicides au travail.
46J’admire beaucoup le courage et la lucidité de Joan Didion. Sont traduits en français trois livres féconds : Maria avec ou sans rien, sur une dérive dépressive, L’année de la pensée magique, sur le deuil, L’Amérique, recueil de chroniques sur les années 1970 et leurs suites.
47Cette énumération rend mal le foisonnement des analyses, leurs accents percutants, leur absence de complaisance.
« Je veux que vous sachiez, à mesure que vous me lisez, écrit-elle en 1969 [2], très précisément qui je suis et à quoi je pense. Je veux que vous compreniez exactement à qui vous avez affaire : vous avez affaire à une femme qui depuis quelque temps se sent radicalement étrangère à la plupart des idées qui paraissent intéresser les autres. Vous avez affaire à une femme qui, quelque part en route, a égaré le peu de foi qu’elle avait jamais eu dans le contrat social, dans le principe de progrès, dans le grand dessein de l’aventure humaine. Très souvent, ces dernières années, je me fais l’effet d’une somnambule, traversant le monde sans avoir conscience des grandes questions de l’époque, ignorant ses données de base, sensible uniquement à l’étoffe dont sont faits les mauvais rêves, aux enfants qui brûlent vifs coincés dans la voiture sur le parking du supermarché, à la bande de motards qui désossent des voitures sur le ranch de l’infirme qu’ils retiennent prisonnier, au tueur de l’autoroute qui est “désolé” d’avoir dégommé les cinq membres de la même famille, aux arnaqueurs, aux fous, aux visages de plouc sournois qui surgissent dans les enquêtes militaires, aux rôdeurs tapis dans l’ombre derrière les portes, aux enfants perdus, à toutes les armées de l’ignorance qui s’agitent dans la nuit. »
49Joan Didion, écrivain, journaliste, est plus qu’avertie de ce qui se passe dans ce monde américain des années 1970 et des décennies suivantes. « Le centre ne tenait plus, écrit-elle, c’était un pays de dépôts de bilan et d’annonces de ventes aux enchères publiques et d’histoires quotidiennes de meurtres gratuits et d’enfants égarés et de maisons abandonnées et de vandales qui ne savaient même pas orthographier les mots qu’ils griffonnaient sur les murs [3]. » Ou encore : « Je crois aujourd’hui que nous avons été la dernière génération à nous identifier aux adultes [4]. »
50Elle stigmatise deux choses qui me semblent caractéristiques de ce qui favorise la dépression : un sentimentalisme qui englue la perception de tout – et elle n’a pas de mots assez durs pour décrire l’atmosphère new-yorkaise – et son corrélat, quand la glu sentimentale se défait, l’aspect disparate de ces flashs sur les faits divers violents et meurtriers qui s’énumèrent dans les journaux et les émissions de télévision. Mais elle ne s’en tient pas là : elle ne laisse pas le disparate disposer en n’importe quoi les faits divers. Elle en analyse quelques-uns et les déchiffre comme ce que nous appellerions symptômes, elle les rend lisibles et fait tout autre chose que les décrire selon la facilité sentimentale des indignations ou des complaisances.
51Cette analyse est possible parce qu’elle ne se contente pas de se faire l’écho du désarroi ambiant. Se faire l’écho d’un malaise serait en effet l’authentifier et, sauf poésie, faire d’une description une métaphysique. Elle n’instruit pas son malaise du malaise social, sans nier pour autant ni l’un, ni l’autre. Quel est leur rapport ?
52Elle écrit ainsi : « Vous comprendrez qu’une telle vision du monde présente quelques difficultés. J’ai du mal à faire certaines connexions. J’ai du mal à respecter la notion élémentaire selon laquelle tenir ses promesses est important dans un monde où tout ce qu’on m’a appris semble passer à côté de l’essentiel. L’essentiel lui-même paraît de plus en plus obscur. Je suis entrée dans l’âge adulte équipée d’un sens éthique profondément romantique, brandissant toujours les exemples d’Axel Heyst dans Victoire, de Milly Theale dans Les ailes de la colombe, de Charlotte Rittenmayer dans Les palmiers sauvages et de quelques dizaines d’autres personnages du même genre, croyant comme eux que le salut est dans les engagements extrêmes et voués à l’échec, dans les promesses faites, et, d’une manière ou d’une autre, tenues hors des sentiers de l’expérience sociale normale. Je crois toujours à cela, mais j’ai du mal à concilier le salut avec ces armées de l’ignorance qui assiègent mes pensées. »
53Certes, nos références littéraires sont ici un peu différentes, mais ce sont ces trames de récits qui ordonnent notre expérience et lui donnent ses couleurs. Que devient l’amour en France sans le détour par La Princesse de Clèves ? La question est tout à fait sérieuse.
54Cependant, l’important me semble la suite du texte qui engage une responsabilité de sujet et, particulièrement, d’écrivain.
55Joan Didion écrit ainsi : « Je pourrais me laisser aller ici à une petite généralisation oiseuse, je pourrais gloser sur mon propre état de choc affectif face à l’effondrement culturel global, je pourrais parler avec ferveur de convulsions dans la société et d’aliénation et d’anomie et peut-être d’assassinat, mais ce ne serait qu’une esbroufe de plus, si élaborée soit-elle. Je ne suis pas un microcosme de la société. Je suis une femme de 34 ans qui a de longs cheveux raides, un vieux bikini et une crise de nerfs, assise sur une île au milieu du Pacifique à attendre une lame de fond qui ne vient pas. »
56Il y a dans cette honnêteté intellectuelle, dans la saisie éthique et humoristique de l’esbroufe qu’il y aurait à invoquer les désordres ambiants pour magnifier et fixer ses propres désarrois, la construction d’une sortie de la dépression.
57Que les promesses ne soient pas tenues n’autorise pas, en effet, à ne pas les tenir, ne serait-ce que pour que la parole « tienne », et là-dessus on pourrait fonder un certain nombre d’interventions sur ces dépressions qui fraudent en disant, de façon plus ou moins sophistiquée, « c’est la faute à l’autre ».
58Qu’en penses-tu ?
59Marika Bergès-Bounes :
60La question de la « responsabilité du sujet » chez l’enfant, pris dans les rêves, les déceptions, les interdits et les impératifs de ses parents, est en effet délicate et abondamment discutée depuis toujours dans les « chapelles » psychanalytiques, mais également et de plus en plus dans le juridico-social et ses mesures préventives de plus en plus musclées. Et « la faute » s’y promène comme prétexte, alibi, écran, bouchon, tantôt dans un statut imaginaire, tantôt comme véritablement un objet réel, plus rarement dans des coordonnées symboliques qui rejoindraient cette difficile question de « la responsabilité du sujet ».
61Par ailleurs, on ne peut pas passer sous silence les dépressions de l’adolescent très différentes de celles des enfants et plus repérables, me semble-t-il.
62La dépression, au sens large, avec son cortège de désinvestissements, est plus claire – ou mieux connue – chez l’adolescent : dans une douleur muette ou un tapage exhibé de provocations et de transgressions variées, l’adolescent dit son mal de vivre existentiel et son unique « désir » : se rayer de la carte : là, il semble bien s’agir d’un refus des contraintes phalliques et des limitations imposées par les lois du langage et celles de la vie en groupe : l’adolescent doit accepter de prendre place dans l’organisation phallique de la société et craint de s’y engager.
63L’irruption du réel sexuel vient relancer la question de sa valeur pour l’autre (par rapport à qui ? À quoi ?) et la problématique du leurre déjà expérimentée avec la mère dans l’enfance. Contrairement à l’enfant, les passages à l’acte sont fréquents, de l’évitement de l’activité de pensée (échecs scolaires graves, « voies de garage » en troisième ou en seconde ayant des conséquences professionnelles lourdes), jusqu’à l’autodestruction (mutilations, addictions, suicides), comme dans un pari avec la mort ; ce qui apparaît dans ces évanouissements subjectifs comme un prétexte ou une expérience, renoue avec « l’après-coup » de l’infantile – après-coup repris largement par Lacan : ce qui est forclos du symbolique reparaît dans le réel.
64Ces moments de vacillement subjectif quand le patient se perçoit comme un mobile dans le désir de l’autre, comme la marionnette du discours de l’autre, sont extrêmement déstabilisants. Ce qu’en dit une patiente de 26 ans, qui vient de se marier contre le gré de ses parents, en témoigne : « Depuis que je suis toute petite, je me bats pour être la première ; mes parents sont très exigeants, je devais tout réussir et j’ai tout réussi : les études, la prépa, la grande école… mieux que mes frères ! Mais, tout à coup, tout me paraît vide, inutile (crises de larmes), j’ai l’impression d’avoir tout raté, je n’ai aucun projet, je ne suis rien, je ne sais pas après quoi j’ai couru… Je ne sais plus ce que je voudrais devenir… Au fur et à mesure que j’obtiens ce que je voulais, ça cesse de briller, il n’y a plus rien… Ça ne vaut plus rien. » Moment dépressif, moment de vacillation du désir devant le leurre de l’objet : l’évidence de l’illusoire de l’objet se confondant alors avec un sentiment d’inexistence, le passage de l’avoir à l’être du sujet passant par cet effondrement, par l’éclipse du sujet qui ne peut plus parler. Effondrement s’accompagnant d’une lucidité particulière et dangereuse parce que vidée de tous les artifices du désir de l’Autre et de la fonction du leurre : il ne reste « rien ».
65Chez l’adolescent, le « No future » fait la loi, comme d’ailleurs le « pas de passé » : le temps est écrasé, nié, son déroulement redouté en même temps que tout se joue dans l’instant. C’est peut-être ce rapport au temps particulier, suspendu, immobile, qui réunit ces tableaux de dépressions « si variés » de l’adolescence – reprenant la question du temps qui passe, si douloureuse chez l’enfant : grandir, c’est vieillir et mourir, tous les discours d’enfants le clament : la mort des autres, celle des grands-parents, des parents, et la leur, la mort, donc, revient en boucle dans une anticipation d’une « logique implacable », comme le disait Jean Bergès.
L’importance du diagnostic différentiel autisme/dépression
66Marika Bergès-Bounes :
67Dernier point : le diagnostic différentiel autisme/dépression chez le très jeune enfant : la question est souvent délicate à trancher. Mais il est évident qu’une mère déprimée ne peut pas relancer son enfant du côté du désir, qu’une mère indisponible psychiquement à son enfant ne peut lui attribuer le statut de sujet, la marque phallique, qui va le faire exister et tenir debout, déjà même avant sa naissance.
68M.-C. Laznik et G. Crespin insistent sur le troisième temps de la pulsion, ce temps du « se faire » dont les jeunes enfants se régalent, reproduisant à l’envi un geste ou un gazouillis dont ils ont compris qu’il intéressait l’adulte et lui faisait plaisir : le fait, par exemple, de tendre et retendre un pied vers sa mère pour « se le faire embrasser ». Ce troisième temps de la pulsion semble absent chez les enfants s’organisant sur un mode autistique, mais n’est pas absent chez l’enfant déprimé : c’est même ce qui constitue la différence entre état dépressif et état pré-autistique pour ces auteurs. L’enfant autistique ne sollicite pas le désir de l’autre, l’enfant déprimé, lui, ne peut venir occuper la place prévue pour lui par les parents, comme si elle était impossible à atteindre : mais cette place lui avait-elle été ménagée ?
69Je reprends le cas de Maxime, déprimé, intéressant à cet égard. Il s’agit d’un enfant de 3 ans et demi quand il consulte avec ses deux parents : c’est le langage qui fait symptôme et aussi le rapport à l’autre : « Il n’est pas là, il est dans sa bulle comme s’il ne voyait, ni n’entendait rien, il ne rit jamais, ne pleure jamais, tout glisse sur lui… Il a un gros retard de langage, on ne le comprend pas, il fait semblant de parler. » L’école a proposé pour lui un jardin d’enfants spécialisé, car elle le trouve « décalé », « bizarre », « en retard » (ce qui sous-entend un autisme). Et, de fait, il a la mélodie du langage, mais peu de mots y sont reconnaissables, il répète les questions au lieu d’y répondre : écholalie. Par moments, il a un jargon imprévu, un discours rapide et incompréhensible, comme une parenthèse. Il n’a pas d’interdit, pas de limite, il écrit partout, surtout sur lui, rentre et sort de la classe, se sent libre, n’écoute rien, « c’est un petit sauvage », disent les parents au bord de la séparation, débordés par ses insomnies et son anorexie, s’en rejetant mutuellement la faute.
70Des rencontres parents-enfant hebdomadaires sont mises en place : le langage va rapidement s’installer, le sommeil s’améliorer, l’opposition va céder, éliminant le diagnostic d’autisme. « Avant, tout son être était en opposition, on ne pouvait pas le toucher, il est sorti de sa bulle », disent les parents. Très vite aussi, il va trouver un objet transitionnel, un nounours rose, qu’il apporte en séance. Les rencontres parents-enfant sont l’occasion pour les parents d’apporter leurs conflits sur le devant de la scène, ils s’affrontent sur tout ! Maxime va, vient dans la pièce, file aux toilettes de temps à autre, dit peu de choses, mais écoute. Il écoute notamment la séance où son père parle de la mort de son propre père, dont le deuil n’a jamais été fait : « Tout s’est arrêté ce jour-là. On n’en parle pas, mais tous ses objets restent avec nous, comme s’il était toujours présent. » Le père me demande alors une adresse d’analyste pour lui.
71C’est ce jour-là que Maxime fait un dessin de la famille avec des grandes oreilles – qui ont tout entendu ?
72Et, à la séance suivante, il veut me « parler seul » et laisse ses parents médusés dans la salle d’attente… Il m’a apporté un gâteau et me fait une déclaration d’amour – c’est donc lui qui instaure la thérapie individuelle – « Tu sais que je t’aime fort ! C’est ma maman que je t’aime ! », m’annonce-t-il dans une confusion de pronoms compliqués, mais dans un mouvement transférentiel indéniable et qui ne se dément pas. Je ne le verrai plus que seul à partir de ce moment-là.
73Cet enfant a pu ensuite alors entrer « normalement » dans les apprentissages du cp : « Pour nous, il est normal », dit le père. Maxime a donc pu prendre la parole et sortir de sa position dépressive à partir du moment où le père a pu, lui, évoquer la disparition de son père et la prendre en compte pour être lui-même un père (vivant) pour son fils.
74Ces situations délicates et précocissimes où il est difficile pour certains parents de prendre la place qui se doit, et donc d’attribuer à l’enfant celle qui lui revient logiquement – on retrouve ici le thème d’« hypothèse anticipatrice » chère à Jean Bergès, faite à l’enfant d’être un sujet bien avant sa naissance –, apparaissent souvent prises dans des questionnements autour des enjeux phalliques liés aux lois de la vie en société qui nous les dicte.
À l’adolescence, une dépression « normale »
75Christiane Lacôte-Destribats :
76Marika, tu me faisais remarquer qu’il y a toujours, à l’adolescence, plus ou moins visible, une dépression que tu appelles « normale ». Ce point me semble important. Est-il vrai que la dépression constitue la « grande névrose contemporaine », selon l’expression reprise dans le livre de R. Chemama sur la dépression ? Peut-être. Il n’est pas cependant contradictoire d’observer qu’elle est devenue l’objet d’un scandale. On ne la tolère plus.
77Il y a quelques années déjà, C. Melman faisait remarquer que les bons usages, la civilité, exigeaient que l’on ne se montre pas trop content, que le plaisir pris à la vie ne se montre pas trop arrogant : c’était une insulte faite à l’autre et peut-être même faite à Dieu. Il ne s’agissait pas seulement de cette discrétion condescendante à l’égard de plus malheureux que soi, mais aussi de tout un style qui signerait une bonne éducation, celle qui sait tenir en lisière les émotions. On cultivait même, surtout chez les femmes, cette languissante mélancolie qui devenait d’un coup l’un des insignes de la féminité. Ceci est passé de mode. Le bon ton, sauf dans certains cercles fermés, est à l’hypomanie américanisante et au forçage par lequel l’enjoyment est enjoint, les deux termes résonnent.
78Dès lors, qu’un adolescent s’ennuie, c’est le scandale ou la honte. Qu’un adolescent manifeste un malaise, un décrochage des désirs, il faut aussitôt que cela se soigne, se guérisse, se passe vite. S’étonne-t-on alors du recours immédiat et banal aux trips de la drogue ou du médicament ?
79Et pourtant, l’adolescence a bien des raisons d’être ce moment critique où il y aurait des phases dépressives « normales ». En effet, à cet adolescent, tout lui échappe, de son corps, de son insertion dans sa famille et ses études, de ses idéaux anciens, de ses théories sexuelles infantiles qui, bien que fictions, étayaient sa métaphysique sur la vie, la mort, le sexe.
80Que tout « foute le camp » à ces moments-là ne semble pas supportable aujourd’hui. Pourtant, il faudrait bien que ces jeunes puissent trouver auprès des adultes l’idée que cette avalanche de pertes produit normalement un certain nombre d’inconvénients dont l’ennui, le malaise, la tristesse, voire le désespoir, et que c’est le prix de changements intéressants et lents pour lesquels il faut leur donner du temps.
Quelques exemples, au sein des familles contemporaines. La parole mise en danger
81Christiane Lacôte-Destribats :
82Prenons ces cas récents dont j’ai eu à connaître quelques éléments bien significatifs de ce qui se vit aujourd’hui. Il s’agit du désarroi intense qui saisit ces adolescentes lorsque leur mère leur annonce une grossesse, tardive donc le plus souvent, dans le cadre familial habituel ou bien dans celui d’un remariage. Le plus compliqué, paradoxalement, semble être le cas où il s’agit du cadre habituel. L’adolescent d’aujourd’hui comprend qu’une nouvelle union puisse porter de nouveaux fruits, même s’il l’admet mal et si « l’obligation d’aimer » les nouveaux conjoints est un pesant exercice. Mais, lorsqu’il s’agit du même couple, quel trouble ! Au moment même où la sexualité de l’adolescent peine à s’installer dans ses enjeux réels, où la procréation se profile comme désormais possible, vlan ! Voilà que cela n’était pas encore son tour ! Ajoutez à cela que les parents d’aujourd’hui – ce n’était pas le cas jadis où c’était la honte – en font l’annonce avec l’infatuation de qui se proclame « encore jeune, la preuve ! » L’adolescent, à qui l’on demande de se réjouir d’une telle verdeur, peut se sentir interdit.
83Essayons de déchiffrer ce qui peut se passer en de tels cas.
84J. Bergès insistait sur l’importance structurante des théories sexuelles infantiles. Ce sont des fictions et il suffit de lire chez Freud le cas du malicieux petit Hans pour saisir que les différentes fabulations sur la naissance des enfants sont saisies par lui comme des fictions, comme des éléments provisoires, comme des aménagements avec la sexualité des parents, avec ce qu’il suffit d’évoquer avec connivence avec eux pour avoir la paix avec le refoulement de part et d’autre.
85Mais qu’en est-il lorsque l’exhibitionnisme de cette sexualité chez les parents, car il s’agit de cette pointe perverse aujourd’hui, remet l’adolescent au plus cru de l’affaire ? Cela n’écrase-t-il pas l’espace ménagé par la fiction ?
86De toutes les manières, dirons-nous, ces théories se savaient, dès le départ, approximatives, fautives, consensuelles seulement, comme les croyances au Père Noël. Elles se savaient suspendues à une promesse de savoir et de jouissance pour « plus tard », au moment où cela serait le bon moment et le bon tour, comme sur les manèges. Car, dans l’esprit d’un enfant, il y a souvent cette alternative, à chacun son tour ! Une manière de compromis avec les haines œdipiennes, une réparation imaginaire des impuissances de l’enfance.
87Or, voici que les parents trahissent cette alternative imaginaire au moment où tout devient sérieux chez l’adolescent. Les promesses ne sont pas tenues, comme tu le faisais remarquer, et la fiction s’écrase, faute de ce soutènement. Elle n’est pas réélaborée et située avec humour et tendresse comme des imaginations caduques, comme ce qui permet de parler de soi au passé, et, surtout, de fleurir le discours de ce qui a pu devenir métaphore. Or, plus que jamais, l’adolescent, mis au défi du réel de son sexe, a besoin des fleurs métaphoriques du discours, et même de fleurs qu’il déclarera fanées. Elles tiennent en effet la croyance à la parole, essentielle pour ne pas se déprimer. Roland Chemama écrit ainsi : « Ce devant quoi le sujet s’arrête, ce devant quoi il cale, c’est la possibilité même de la parole. La parole, on peut dire qu’il n’a pas le courage d’y croire [5]. »
88Il me semble que c’est le juste terrain où s’installe en effet la dépression. On aperçoit alors que la dépression du névrosé, en tout cas, ne se mesure pas en termes de dépréciation de soi par rapport à quelque idéal. Ceci ne serait que la transcription de ce qu’il y a d’explicite dans les plaintes de la personne déprimée. Le plus radical, le plus exact, nous semble être cette disqualification de la fonction de la parole, et il s’agit, en chaque cas, d’en déceler les raisons et les alibis qu’elle procure pour cette jouissance morbide.
89Nous avons essayé de les déceler, à propos de ce qu’a de particulier le malaise adolescent, dans ce qui menace la reconstruction du rapport à la parole à cet âge, dans ce qui menace ce délicat changement de discours. Cette extraordinaire lucidité de l’adolescent sur tout ce qui est symptomatique chez ses parents et dans la société peut basculer, faute de fleurs rhétoriques où les fictions enfantines peuvent s’intégrer comme récits et signifiants anciens, faux mais non absurdes, vers des évidences de passages à l’acte. À l’opposé de la lâcheté fondatrice des marécages dépressifs, à l’opposé des rejets et des désillusions faciles, il y aurait le courage de rejeter le faux tout en lui en donnant la valeur d’une fonction indispensable, mais passée, il y aurait donc cette manière d’explorer des régions plus complexes où la fable devient une sorte de pivot métaphorique lesté d’un réel qui s’actualise à l’adolescence. C’est sans doute ce qui permet de déchiffrer certains moments dépressifs, et de les lire, sous le fatras des alibis, comme de vraies questions de passages à faire.
Notes
-
[1]
Cf. C. Lacôte-Destribats, « Positions de l’imaginaire dans les dépressions », Le Bulletin Freudien n° 53, « Surmoi et dépression », Revue de l’association freudienne de Belgique, 2009.
-
[2]
J. Didion, « Ici et ailleurs », dans L’Amérique. Chroniques 1965-1990, Paris, Grasset, 2009.
-
[3]
J. Didion, « En rampant vers Bethlehem », dans L’Amérique. Chroniques 1965-1990, op. cit.
-
[4]
J. Didion, « Requiem pour les années 1960 », dans L’Amérique. Chroniques 1965-1990, op. cit.
-
[5]
R. Chemama, Dépression, la grande névrose contemporaine, Toulouse, érès, 2006, p. 63.