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Article de revue

Duplicité paternelle et question de la filiation en psychanalyse

Pages 181 à 190

Notes

  • [1]
    G. Pommier, Qu’est-ce que le Réel ? Toulouse, érès, coll. « Point hors ligne », 2004.
  • [2]
    R. Gori, La preuve par la parole, Toulouse, érès, coll. « Actualité de la psychanalyse », 2008, p. 123.
  • [3]
    Cf. La névrose infantile de la psychanalyse de Gérard Pommier (érès, 2009), qui vient d’être réédité vingt ans après sa turbulente parution et qui n’a rien perdu de son actualité.
  • [4]
    R. Gori, La preuve par la parole, op. cit., p. 123.
  • [5]
    G. Pommier, « Du monstre phobique au Totem et du Totem au Nom-du-Père », La clinique lacanienne n° 9, « La phobie », 2005.
  • [6]
    G. Pommier, « Respiration du symptôme », La clinique lacanienne n° 6, « Du symbole au symptôme », 2003.
  • [7]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre v, Les formations de l’inconscient, Paris, Le Seuil, 1966, p. 185.

1Il y a déjà quelque temps, j’ai pu entendre un de nos éminents collègues déclarer et ensuite publier une phrase qui m’a laissée perplexe. Entre autres, parce qu’il s’agissait du dirigeant d’une école analytique d’influence internationale, mondiale. Il concluait son discours, non sans pathos, par un : « … et c’est par ma bouche que Lacan mort vous dit merci… » !

2Les questions que je pose sont les suivantes : un analyste peut-il être parlé par un maître, par un père mort (ou vivant, d’ailleurs), peut-il incarner réellement cette place du père mort qui lui est seulement prêtée par son analysant pour la nécessité de la cure – croyance, confusion, dont il est censé, éthiquement, l’amener à se défaire ? Son « ego » peut-il aller jusqu’à prétendre occuper la place d’un « mort-vivant » ? Le processus analytique ne devrait-il pas, justement, permettre au sujet de décoller de cette union religieuse et mystique d’avec son « totem » ? Lacan, lui-même, ne s’est-il pas employé à approfondir, à préciser, à affiner et à faire accepter la différenciation entre le « moi » de « l’analyste » et le sujet ? Cette distinction ne représente-t-elle pas la partie cruciale de sa transmission ?

3Avec Totem et tabou, avec le mythe d’Œdipe, Freud place la question paternelle au centre de sa fructueuse recherche. Avec le paradoxe paternel, avec la contradiction qu’il retrouve au sein même de la pensée humaine, il nous livre le levier indispensable pour la bonne marche de sa découverte des logiques de l’inconscient. Dans l’invention freudienne, comme dans la théorie lacanienne, la fonction paternelle et sa complexité détiennent une valeur particulière, une valeur ouvrant au désir et à l’humanisation du sujet. Saisir la difficulté de la problématique paternelle représente l’enjeu même de la psychanalyse qui se doit de se départir de la philosophie et de la religion dont l’exercice refoule la sexualité à cause de ses implications dans le réel.

4La difficulté à dire « Qu’est-ce qu’un père ? » amène Freud à parler du « complexe paternel » qu’il met indissociablement en relation avec le complexe de castration. Le père de l’inconscient freudien est duplice, il est mort et vif en même temps, mais il est aussi celui dont nous ne pouvons consciemment saisir qu’une face à la fois. La cure analytique décolle cette homogène apparence et travaille sur l’ambivalence, dégageant la violence cachée envers ce père aussi idéalisé qu’haï. Dans Totem et tabou, œuvre qu’il affectionne particulièrement, Freud articule la pulsion au complexe paternel, soulignant que Le père réel, celui de la horde primitive, n’existe pas, c’est un lieu de discours.

5Le fantasme de meurtre du père émerge comme suite logique du fantasme de sa séduction. Le père n’attire-t-il pas parce qu’il libère de l’emprise de la Chose maternelle, pulsionnelle, comme porteur du phallus dont la mère manque ? Sinon, ce manque effrayant, cause de la division du sujet, ne risque-t-il pas d’engloutir le corps qui aspire vers la jouissance, vers le Un attirant et affolant car son emprise est potentiellement funeste ? Pour subsister, ne faut-il pas répondre à la Demande de la mère, pourtant objectivante en y étant forcé en quelque sorte pour ne pas perdre son amour, assurément vital ?

6Le père découvert au point nommé sera alors sauveur, il permet de s’affranchir de l’univers maternel, mais il sera aussi traumatisant, car lié à la sexualité, à la découverte de ce qui éterniserait l’énigme du féminin. C’est en tant que libérateur (il possède ce qui permet de s’éloigner de la mère, mais aussi ce qui pourrait la compléter, la satisfaire, la faire jouir – le phallus étant l’instrument de la jouissance) que le père fascine, qu’il est aimé, mais aussi haï car agent imaginaire de la faille maternelle, potentiellement la nôtre. C’est parce qu’il est là que l’enfant s’aperçoit que la mère désire autre chose, il veut alors prendre la place de ce père, c’est son port de salut. L’amour de ce père, idéalisé comme père jouisseur, est automatiquement doublé de la crainte pour sa propre castration à cause de ces vœux violents inévitables. Poussé jusqu’au bout, l’amour pour ce père risque d’aboutir à l’inceste et donc à sa propre féminisation : manquer de phallus comme la mère.

7Or, nul père ne possède le phallus symbolique et le père de la horde primitive n’existe pas, c’est un lieu d’appel pulsionnel. L’angoisse d’être féminisé, castré comme la mère, s’il est aimé par ce père, suscite chez l’enfant ce fantasme parricide et cette haine du père, refoulée et donc secrètement présente dans l’amour pour ce père qui protège. Elle est équivalente à ce besoin de protection. Nous avons, de la sorte, un père duplice, biface : le père vivant qui doit être là pour protéger, il est aimé, et le père mort, conséquence du fantasme haineux parricide : un père aimé recouvre un père solidement haï d’une haine méconnue, inconsciente.

8Il y a ainsi éternellement un père excédent, gêneur, qui est celui qu’il convient de tuer pour jouir, mais l’amour pour le père protecteur va aussitôt le faire renaître devant l’immensité de l’abîme maternel qui risque de s’ouvrir si ce père ne répond pas à l’appel.

9Lorsque cette jeune femme vient me voir, elle se dit en profonde dépression. Elle vient de sortir, à sa propre initiative, d’une clinique spécialisée en banlieue parisienne, où elle a beaucoup souffert, dit-elle, car aucun médecin, aucune infirmière n’ont pu comprendre qu’il ne fallait surtout pas lui dire ce qu’eux avaient trouvé utile de lui conseiller, puisque leurs paroles, jamais à la hauteur de ses attentes, n’ont fait qu’aggraver la situation.

10Passés les entretiens préliminaires (où elle parle beaucoup de sa mère, ne mentionnant jamais son père), je lui propose de s’allonger sur le divan. Lors de la première séance dans cette nouvelle position, elle se tait longuement. Ensuite, elle me dit qu’elle observe les murs, le plafond. Voyant un clou dépassant en peu du mur lisse et blanc, un clou recouvert de peinture blanche, elle dit : « Ce clou est bien là, oui, c’est bien un clou qui sort de votre mur, mais je n’en étais pas sûre, c’est pour ça que je me taisais… » La séance se termine sur ce doute. Ce moment un peu étrange, où elle ne prononcera que cette phrase, va ouvrir sur des pistes pour les rencontres ultérieures. En effet, la fois suivante, elle apporte d’emblée un rêve : « Je suis dans la maison de mes parents, je suis dans mon lit. La couverture de mon lit ressemble à celle que vous avez sur votre divan. Tout d’un coup, je vois la tête de mon père, mort l’année dernière, sortir du mur blanc, seulement la tête, le corps étant emplâtré dans le mur. Je lui dis : “Papa, qu’est ce que tu fais là ?” »

11Elle désigne ainsi, me semble-t-il, l’émergence d’une adresse occultée, oubliée avec les sentiments ambivalents, après le décès de son père, moment où une violente dépression s’est abattue sur elle… Elle parle finalement de son père mort, du temps où il a été malade et lui aurait demandé de le remplacer après sa mort auprès de sa femme, de s’occuper d’elle. « Il m’a suppliée de prendre sa place, mais jusqu’où ? » se demande la jeune femme attirée et horrifiée par cette imploration.
Pour cette patiente, la réinvention d’un Idéal du moi dans la cure commence à se poser avec ce rêve. Le père, enseveli par absence de travail du deuil et par le rôle violent qui lui est imputé dans le discours de la mère, resurgit dans le transfert. Le travail sur la duplicité paternelle peut commencer. Le poids des déterminismes et du désir objectivant qui, impatiemment, réclame son dû, s’allège un peu, déjà.
« Pourquoi mon père ne m’a-t-il pas protégée mieux contre les coups de la vie ? » s’interroge-t-elle dans la foulée et d’ajouter : « Chez vous, suis-je vraiment à l’abri ? Vous allez bien me conseiller, promis ? »… Mais, après quelques instants de réflexion, déjà debout, à la fin de la séance, face à mon sourire silencieux : « La psychanalyse, ça ne doit pas être comme ça… C’est plus compliqué, n’est-ce pas ? »
Le père, perçu comme interdicteur, survit dans le symptôme, qui est un des noms du père. Le symptôme abrite la faiblesse de ce père qui n’a pas su être à la hauteur. Il est conservé ainsi comme espoir à la demande qu’il y ait du père qui ne soit jamais défaillant. L’interdicteur de la jouissance loge ainsi dans le symptôme corporel. Le symptôme tire un trait – le trait unaire – qu’il refoule et jouit à « la place de ». Il signifie la survie de ce père interdicteur qui restreint l’explosion d’une jouissance mortifère en lui posant une limite, tout en la permettant. « Le parricide déplace avantageusement le néant de la signification phallique au meurtre du père », remarque Gérard Pommier [1].

Un chemin de traverse

12Dans La preuve par la parole, Roland Gori soutient que l’hétérogénéité dans le lien social exprime la nécessité structurale de maintenir une hétérogénéité et un écart entre le sujet et son discours, le praticien et sa théorie, la psychanalyse et ses protocoles, la psychanalyse et ses sociétés, faute de quoi la soumission ou la scission auront encore de beaux jours devant elles. « Il faut de l’irréductible, du déviant et des chemins de traverse pour que chacun puisse soutenir à sa façon l’hétérogène, comme cause de désir et éviter ainsi la coagulation de sujet à son fantasme ou de ce qu’il en a logé dans le langage institutionnel et ses mirages narcissiques [2]. »

13Pourtant, la normalité sociale c’est plutôt la névrose, la psychose et la perversion parce qu’elles permettent à la baudruche du « moi » de se garder loin de la réalité. L’intérêt majeur devient alors de cacher le féminin, de le recouvrir par le mensonge et l’illusion. Lorsque cette position, que la construction du fantasme dans leur propre analyse aurait dû remanier, continue à être défendue par les analystes comme ce qui les maintient à la bonne distance devant le roc de la castration, cette normalité-là peut faire des ravages. Elle nuit à la psychanalyse dont la pratique doit justement permettre que la relation au complexe de castration ne soit pas dictée et remplacée par une adaptation à la norme du lien social. Car la norme sociale est faite pour pousser à la jouissance et, s’il est acclimaté à cette norme qui relève de « l’ego psychologie », le titre de psychanalyste pourrait devenir un des moyens pour instrumenter et jouir de son prochain, en voulant le diriger, l’influencer, lui imposer la bonne parole, le faire taire. Cependant, actuellement la plupart des institutions psychanalytiques essaient de faire abstraction de ce qui est au cœur du travail d’une cure et de fonctionner sur le mode d’appel à l’identification au chef, une sorte de Père Réel, dont il convient de répéter la bonne parole, sur le mode religieux. Non considérés dans leur articulation, séparés de la dialectique clinique, les concepts théoriques sont apportés de manière partielle, hors de la dynamique de la cure. Les citations de Lacan, transformé en « Grand Maître Défunt », prolifèrent, sans tenir compte du climat et des références socioculturelles inhérentes à l’époque où elles ont été prononcées. La fameuse « passe » est devenue une sorte de façonnement des « alter ego », confirmant l’appartenance à la bonne pensée proférée par des chefs d’une institution plutôt qu’une véritable expérience enrichissante. La récitation des dogmes assure alors la cohésion du groupe, renforcé dans ses résistances au nom même de la psychanalyse. Comme l’a très justement constaté Jean Clavreul en 1982, dans un texte intitulé « Le début de la cure analytique », dans de nombreuses sociétés analytiques, le désir de l’analyste, « différent pour chaque patient », est souvent pris pour une impardonnable hérésie et sanctionné.

14Et c’est l’énigme paternelle autour de laquelle tourne l’essentiel de l’œuvre de Freud qui pose ses pièges, même à ceux qui croient s’être débarrassés de leur inconscient. Le glissement facile vers le discours du maître, l’envers direct du discours analytique, est plus fréquent et se produit plus rapidement que nous pouvons le supposer et même le percevoir. Le savoir, répondant de la pulsion de maîtrise et de la pulsion de pouvoir – grâce à la position phallique –, assure une jouissance d’emprise lorsque la fluidité des quatre discours n’est pas assurée et lorsque l’analyste se fige dans une des identifications imaginaires, dans un Idéal, par exemple celui d’un savoir, ou dans une identification aliénante d’un passé idéalisé. Cela se produit lorsque l’analyste, faute de mieux, se prend réellement pour le père « mort-vivant », lorsqu’il tente d’incarner le père qui sait et s’impose comme modèle à suivre. Dans ce cas, certaines exigences techniques posées à l’identique pour chaque patient relèvent d’un idéal psychanalytique collectivisé par un groupe faisant allégeance à un chef qui protège et se protège, surtout de l’idée du féminin. Nombreuses sont les parades inventées pour ne pas se confronter à l’inconnu et à la question « Qu’est-ce qu’un père ? », et elles varient selon les slogans à la mode dans telle ou telle société analytique, dont la plupart servent à étouffer tout élan subversif inhérent à la psychanalyse. Ainsi, sous prétexte que la psychanalyse doit rester ouverte aux influences des autres disciplines telles que les mathématiques, l’anthropologie, la sociologie, ou la philosophie, nombre de nos collègues s’orientent exclusivement vers ces champs de connaissances, oubliant de revenir à la psychanalyse elle-même et à son articulation entre la clinique et ses théories, en évitant de préciser quel est le point de vue de la psychanalyse intéressée par la cure avant tout. Certains théologiens de la psychanalyse ont fait de la théorie lacanienne un carcan, un étau, d’où disparaissent la dimension de l’inconscient et la clinique analytique avec son travail sur le symptôme comme preuve d’existence de cet inconscient.

15Le non discernement du père du Totem comme père mort depuis toujours, comme simplement un lieu de discours, la terreur de quitter la protection paternelle et un attachement tenace au sentiment religieux, espoir d’incarner un jour soi-même un père tout-puissant ou une mère phallique (l’autre face de ce monstre inexistant), sont à l’origine du refus d’une filiation qui passerait par des voies « naturelles » de la transmission de la psychanalyse, par la cure elle-même. Cette position particulière dans la filiation permet de rester à l’abri, de ruminer des théories sexuelles infantiles et ignorer la sexualité génitale, adulte. La psychanalyse se transmet alors par des voies génétiques – du père à la fille, ou au gendre, comme gardien du dogme à réciter [3].

16Grâce à un extraordinaire intérêt pour la psychanalyse que Lacan a pu susciter à travers le monde, avec sa théorie et son immense pratique, ceux qui, plus proches des métiers de pédagogue, prétendent posséder la bonne parole psychanalytique – donc générale et non cas par cas – nuisent gravement à la possibilité d’approches sérieuses d’une science du singulier.
Contrairement à des idées reçues, ce n’est pas le savoir qui manque, c’est le sujet de ce savoir insu de lui-même qui fait défaut chez l’analysant. Cela ne veut pas dire que l’analyste soit ignorant, même s’il n’utilise pas de « vade-mecum », ni de recettes préétablies. Au contraire, Il connaît beaucoup de choses, mais il ne sait absolument pas à l’avance comment il va opérer et riche d’un savoir théorique et surtout de l’expérience de sa propre cure, il procède cas par cas. « L’acte analytique n’est jamais quitte une fois pour toutes de lui-même et il s’endette chaque fois de cette nécessité à avoir à se renouveler » écrit Gori [4].
Pour l’analyste, le plus difficile à manœuvrer dans le transfert reste l’exercice qui consiste à se prêter à diverses identifications auxquelles l’analysant l’assigne pour ensuite s’en défaire. L’analyste, lui, dans la cure n’a pas d’identification particulière, c’est son éthique. Par exemple, il n’associe pas à la place de son patient. Il n’interprète pas un lapsus à la place du sujet car, malgré toute évidence, les associations de l’analysant peuvent le mener ailleurs, grâce au tissage de ses propres réseaux de pensées et d’évocations de choses refoulées dans l’association libre.

La conscience exclut la contradiction

17Pour que le tourniquet des quatre discours puisse fonctionner, l’analyste est censé avoir poussé son analyse suffisamment loin pour décoder les pièges pulsionnels, enrobés en fantasmes, que son inconscient lui pose, car l’analyste continue de refouler et d’avoir un inconscient, indépendamment de la fin de l’analyse trop vite annoncée comme une victoire sur son inconscient : plus d’énigmes à résoudre, l’affaire est dans la poche !

18Comme l’écrit Freud, le refoulement n’est jamais établi une fois pour toutes. La tension fantasmatique continue constamment, après la fin d’analyse, à écranter le réel. Le narcissisme ne cesse jamais de réclamer sa part perdue, et l’Idéal du moi ne peut jamais combler l’insatiable moi-idéal, car le risque d’un tel aboutissement, c’est la disparition, l’anéantissement du sujet.

19Lacan nous apprend que la pulsion est refoulée lorsque la signification phallique va cesser d’investir le corps de l’enfant, lorsque la mère va être perçue comme manquante. Dans ce cas, le phallus va se situer du côté du père, ce qui sauve l’enfant du Penisneid de la mère, de la fusion pulsionnelle avec la mère. « Le rôle d’agent de la castration maternelle est dévolu au père » écrit Gérard Pommier, précisant que « ce lien violent du père à la mère se représente par la scène primitive. Cette violence du père libère de la demande d’être le phallus maternel [5] ». Le père séduit parce que la possibilité même de la jouissance phallique procède de sa violence. L’idée que le père est porteur du phallus introduit ce père en tant que cause de ce qui manque à la mère. À partir de la découverte de son existence, ce père est aimé, mais la place vide qu’il va désigner et qui va assurer l’existence du sujet va le mettre à la place d’un séducteur aussi menaçant et qu’il faudrait alors éliminer. Le fantasme de la séduction se formera pour écarter ce père devenu rival : le refoulement secondaire est dès lors mis en place et, avec lui, la problématique œdipienne. Elle va être commune pour toutes les structures jusqu’à un certain moment, la métaphorisation du meurtre symbolique de ce père ne se fera complètement que dans la névrose. Dans la psychose, la métaphore va être trop faible et la question du père « mort- vivant » va se jouer différemment.

20En donnant un nouveau relief aux théories de Freud et de Lacan, Pommier note que lorsqu’une situation excède la compréhension d’un sujet, soit à cause de sa violence, soit parce qu’elle comporte une contradiction insoluble comme la rencontre du paradoxe du père vivant et du père mort, le sujet s’absente de cet événement dont il ne lui reste que des sensations des symboles. « Cet état suspendu sera mémorisé sous la forme d’une image (visuelle auditive, olfactive etc.) dont par définition le sujet ne sera pas conscient, puisque la conscience exclut la contradiction… L’image permet la cohabitation de sens multiples et elle forme surtout le piège rêvé pour la pulsion… qui de ce fait peut régresser sur le corps sous forme de symptôme [6]. »

21Dans Les formations de l’inconscient[7], Jacques Lacan note, par exemple, l’importance d’examiner dans la cure « comment le sujet a pris position d’une certaine façon à un moment de son enfance sur le rôle que joue le père dans le fait que la mère n’a pas de phallus ». Il ajoute que ce moment n’est jamais élidé.

22« N’en doutez pas, et vous pourrez le contrôler et le confirmer chaque fois que vous aurez l’occasion de le voir » insiste Lacan : « L’expérience prouve que, dans la mesure où l’enfant ne franchit pas ce point nodal, c’est-à-dire n’accepte pas la privation du phallus sur la mère opérée par le père, il maintient dans la règle – la corrélation est fondée dans la structure – une certaine forme d’identification à l’objet de la mère, cet objet que je vous représente depuis l’origine comme un objet-rival, pour employer le mot qui surgit là, et ce, qu’il s’agisse de phobie, de névrose ou de perversion. C’est un point-repère – il n’y a peut-être pas de meilleur mot – autour de quoi vous pourrez regrouper les éléments des observations en vous posant cette question dans chaque cas particulier : quelle est la configuration spéciale du rapport à la mère, au père, et au phallus, qui fait que l’enfant n’accepte pas que la mère soit privée par le père de l’objet de son désir ? Dans quelle mesure faut-il dans tel cas pointer qu’en corrélation avec ce rapport, l’enfant maintient son identification au phallus ? »
Donc, nous avons d’abord un lieu qui localise le père, l’agent de la castration maternelle, si ce lieu est incarné par un père, nous avons le père du nom, le père totémique, mais, pour entrer dans le symbolique, il faut tuer ce père et s’identifier à lui, prendre sa place, prendre le phallus par un de ses traits, car le génital est ignoré et, finalement, pour sortir de l’abri de ce père qui protège de l’acte, poser l’acte pour son propre compte et signer de son propre nom pour pouvoir transmettre.
La protection par un père plus fort de nous, qui ne soit jamais fils, qui agirait à notre place en nous protégeant de notre propre acte, de notre expérience de la castration, est une des raisons d’invention des religions. Suivre un chef paranoïaque, comme l’obsessionnel le fait avec tant de plaisir, n’échappe pas aux habitudes des communautés analytiques. S’aventurer dans notre propre parole, articuler la théorie avec les moments cliniques, comme Freud l’a toujours fait, en son nom, en continuant à approfondir dans sa propre lecture le travail de nos maîtres, n’est-ce pas l’aventure risquée, mais passionnante de notre métier impossible ?


Date de mise en ligne : 28/12/2009

https://doi.org/10.3917/cla.016.0181

Notes

  • [1]
    G. Pommier, Qu’est-ce que le Réel ? Toulouse, érès, coll. « Point hors ligne », 2004.
  • [2]
    R. Gori, La preuve par la parole, Toulouse, érès, coll. « Actualité de la psychanalyse », 2008, p. 123.
  • [3]
    Cf. La névrose infantile de la psychanalyse de Gérard Pommier (érès, 2009), qui vient d’être réédité vingt ans après sa turbulente parution et qui n’a rien perdu de son actualité.
  • [4]
    R. Gori, La preuve par la parole, op. cit., p. 123.
  • [5]
    G. Pommier, « Du monstre phobique au Totem et du Totem au Nom-du-Père », La clinique lacanienne n° 9, « La phobie », 2005.
  • [6]
    G. Pommier, « Respiration du symptôme », La clinique lacanienne n° 6, « Du symbole au symptôme », 2003.
  • [7]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre v, Les formations de l’inconscient, Paris, Le Seuil, 1966, p. 185.

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