1Je vais commencer par dire quelques mots du titre.
2J’ai été un peu pressé d’en donner un. C’est donc celui-ci qui m’est venu, sans véritable réflexion. Une idée subite en somme, qui n’est pas sans renvoyer bien évidemment à l’Une-Bévue. En quoi je parlerai ici comme analysant.
3Argumenter le (Nom)-du-Père : la référence à Frege est à lire. En logique, Frege a substitué, à la distinction sujet/prédicat, le couple fonction/argument. Une fonction est satisfaite ou non par le x, une lettre donc, qui lui sert d’argument.
4Il est question ici de la fonction paternelle, fonction symptôme qui permet un nouage rsi.
5Dans les « Notes sur l’enfant [1] » qui datent de 1969, Lacan évoque la nécessité d’une constitution subjective impliquant la relation à un désir qui ne soit pas anonyme. Et c’est à cette nécessité, ajoute-t-il, que se jugent les fonctions de la mère et du père. Alors, cette fonction paternelle, quelle est-elle ? Lacan écrit que c’est « en tant que son nom est le vecteur d’une incarnation de la Loi dans le désir ». Ici, chaque terme compte.
6Seulement voilà, plus tard, en 1974, dans sa « Préface à l’Éveil du printemps [2] », Lacan écrit sur le Nom du Père que « le Père en a tant et tant qu’il n’y en a pas Un qui lui convienne, sinon le Nom de Nom de Nom. Pas de Nom qui soit Nom-Propre, sinon le Nom comme ex-sistence. Soit le semblant par excellence. Et l’“Homme Masqué” dit ça pas mal ».
7Alors, comment l’entendre ? Comment entendre ce trépied, ce Nom de Nom de Nom ? C’est compliqué. J’en tente une lecture, avec le risque de me tromper.
8Partons de cette prise de l’être vivant et sexué dans cette dimension Autre qui est celle du langage. Cette prise entraîne deux conséquences : d’une part, elle fait surgir le sujet de sa signification comme effet de sens, et d’autre part, elle fait advenir le réel. C’est dans cette dimension Autre que le sujet doit trouver sa place, rendre compte de son « ineffable et stupide existence ».
9Seulement voilà, cette dimension comporte un défaut, radical, de structure : il y a un trou dans l’Autre, qui est aussi le lieu de la jouissance. De là, pour le sujet, ce moment angoissant où rien ne peut vraiment l’assurer de sa place. Voracité de l’Autre que Lacan illustre avec cette image de « la mère comme grand crocodile dans la bouche duquel vous êtes ».
10C’est alors à ce point précis, là où le sujet cherche à répondre de sa place, d’un lieu, que le père apparaît comme recours. Si l’on y croit, puisque pater semper incertus.
11De nos jours, on l’a dit, nous n’avons plus de Père comme principe universel, un NdP pour tous, institué par un discours. Ce serait plutôt la pluralisation en Noms-du-Père, au pluriel. Et c’est sans doute avec la lalangue de nos proches que nous devons l’élaborer, c’est-à-dire le prélever, le chiner, dans le bafouillage de nos parents. Mais quoi ? Revenons sur le Nom de Nom de Nom.
12Le Père serait d’abord un Nom, un signifiant sans signification, une séquence littérale, qui, venant à la place même du trou dans l’Autre, en préserve l’incomplétude, en trace le bord, et en porte sans doute la marque.
13Mais ce n’est pas seulement le Père comme Nom, c’est aussi le Père du Nom, le Père qui nomme (n’homme), c’est-à-dire le nom comme offrant un point d’appui, un trait qui symbolise le fait que l’être du sujet est un manque dans le savoir. C’est, pour J.-P. Lebrun, une nomination transitive, métaphorique. « Vecteur », c’est vehere, conduire, transporter.
14Enfin, encore faut-il que cette séquence littérale soit sexualisée, permettant ainsi de vectoriser le désir par la signification phallique. On aurait ici, d’une part, le cas que la mère fait de la parole du père (NdP reconnu par la mère) et, d’autre part, la nécessité d’une rencontre d’un Père réel, un père qui témoigne de son rapport à la castration, façon de nommer comment il fait de sa femme la cause de son désir, de nommer son mode de faire avec le non-rs. C’est la « père-version », incarnation de la Loi dans le désir. C’est l’Autrui de Lebrun, me semble-t-il, c’est-à-dire la trace de la rencontre avec un autre en chair et en os, trace de celui qui a soutenu la décomplétude sexuelle de l’Autre.
15Voilà comment j’entends le Nom de Nom de Nom. Lacan ajoute : « l’Homme Masqué dit ça pas mal. » Or, cet Homme Masqué apparaît dans la pièce de Wedekind sous le trait de la rencontre. Rien n’est dit de lui, il est hors-sens en quelque sorte. Il porte seulement le masque qui concourt à son nom. L’Homme Masqué, ce serait donc, dans la rencontre, un Nom, un Nom qui nomme la question du désir au point d’achoppement du non-RS, qui pacifie la faille de l’Autre, qui permet au sujet de ne pas y être englouti. Mais quelle reconnaissance cet Homme Masqué a-t-il ? La pièce lui est dédiée. Alors finalement, l’Autrui de Lebrun dit ça pas mal non plus. C’est la trace de la rencontre, dit Lebrun, c’est une rencontre qui marque, qui marque de lettres qui argumentent le Nom-du-Père.
16Ce n’est peut-être pas un hasard si Lacan formule le Nom de Nom de Nom dans sa préface à la pièce de Wedekind, pièce qui met en scène trois adolescents. C’est pourquoi j’essaie tant bien que mal d’en articuler quelque chose.
17Car l’adolescence est justement une construction sociale d’une certaine époque, celle d’un discours qui n’institue plus le Père comme garant ultime de l’Autre pour privilégier un système complet et inconsistant. C’est l’époque que J.-P. Hiltenbrandt appelle celle du Père sans Nom. C’est l’époque d’un discours, discours du capitaliste, sans faille, qui laisse miroiter par l’offre de multiples friandises mercantiles la possibilité d’un évitement de la soustraction de jouissance. Comme le disait un ado : « À quoi ça sert d’interdire, puisqu’on peut quand même ? »
18Là où l’adolescent, du fait de la poussée pubertaire, a à trouver une solution pour nouer le vivant et le lien social, et ainsi s’assurer comme sujet d’une place, les Idéaux, les sanctions symboliques qui justifiaient cette soustraction de jouissance, ne fonctionnent plus. Les gadgets ont pris leur place. Cela laisse à chacun la charge de trouver sa solution, un point d’appui, trouver un argument. Ce n’est pas sans le risque de l’autoréférence et de la violence comme réponses.
19En quoi également, pour l’interlocuteur, la nécessité de ne pas opposer à cette question de l’ado un discours complet. En quoi aussi nous sommes fortement sollicités dans notre propre rapport au manque.
Je vais donc à présent parler de deux adolescents, Yann Dutton et Luigi Campani, que je reçois comme orthophoniste dans un centre psychothérapique pour adolescents.
J’ai écrit dans le titre « deux cas d’adolescents ». Ce ne sont évidemment pas deux cas que je cherche à caser. Non, ce serait plutôt le cas de ces deux adolescents, c’est-à-dire ce qui les obsède. C’est à entendre comme le K de Stéphano dans la nouvelle de Buzzati, qui est aussi l’histoire, finalement, d’une transmission paternelle et de ses avatars.
Mon but n’est pas de les tremper dans la théorie afin qu’ils en prennent les couleurs, mais davantage de se laisser interroger par eux. D’autant plus qu’ils me font témoin, mais un témoin inclus dans la scène. D’où la difficulté d’en transmettre quelque chose. Les noms et certaines coordonnées ont été évidemment changés.
Yann Dutton
20Yann a aujourd’hui 16 ans. Je le reçois depuis trois ans. Je marquerai par trois grandes ponctuations nos rencontres.
« Paris ne s’est pas fait en un jour »
21C’est une phrase qu’il m’adresse à la fin du bilan, lorsque je le rencontre la première fois. Il est alors accompagné par son père.
22C’est avec beaucoup de difficultés que monsieur m’explique ce qui les amène à consulter, car Yann l’interrompt sans arrêt, parle avec excitation, est extrêmement vulgaire et ne tient pas en place.
23Monsieur ouvre surtout un catalogue de plaintes, où la description des symptômes oscille entre le moins et le plus.
24Le moins d’abord, le déficit : Yann est un enfant « dys » (dysphasique, dyslexique, dysorthographique), avec des troubles de l’attention. Il a été diagnostiqué thada (Troubles hyperkinétiques avec déficit de l’attention), il est sous Concerta. C’est ainsi, en effet, qu’aujourd’hui on objective le sujet ! On traite de choses spécifiquement humaines (langage, écrit, etc.) comme si l’humain n’était pas en quelque sorte dedans ! Circularité épistémologique que l’on semble ignorer…
25Plusieurs suivis depuis l’enfance ont été proposés pour résorber ce moins (ortho, psy), mais sans succès : Yann n’est pas « demandeur ».
26Dans ce catalogue, je l’ai dit, il y a aussi du plus, de l’excès, du plus qu’assez même : colère, violence, grossièreté : il a été exclu de son école après des actes de violence.
27Côté famille, Yann a une grande sœur, beaucoup plus âgée, qui a quitté le domicile parental, qui travaille. J’apprends que monsieur a été licencié peu de temps avant la naissance de son fils et qu’il a connu des problèmes avec l’alcool. Yann en parlera plus tard, mais au présent.
28Le couple se sépare quand Yann a 2 ans. Monsieur quitte alors la région pour s’installer dans le Nord de la France, auprès de ses parents. Il a un frère sur Nantes. Il me dit avoir laissé l’éducation de son fils à sa femme. Monsieur me parle par conséquent ici de son propre rapport à la perte.
29C’est madame qui a donc la garde de son fils. Elle est chef d’entreprise, très occupée. C’est la raison pour laquelle elle a demandé à son ex-mari d’accompagner son fils à la consultation. Elle a repris son nom de jeune fille. Je suis alors frappé par la consonance des noms, celui de monsieur (Dutton) et de madame (Botton).
30Madame m’appelle quelques jours plus tard au téléphone pour mettre en place les rendez-vous, me positionnant en place de subalterne : les rendez-vous, c’est tel jour, à telle heure. Je devrai marquer là une impossibilité, difficile à admettre. Lorsque je la rencontre, elle me conseille d’utiliser telle méthode de rééducation, avec tant de séances par semaine. À plusieurs reprises, elle tentera par la suite de mettre fin au suivi. De son histoire, elle ne dit rien. De son ex-mari, elle dit qu’il est illisible. De l’histoire de son fils, elle n’évoque que le factuel de ses difficultés : « Yann ne supporte aucune frustration. » Elle n’entend pas ici son propre point d’achoppement.
31J’en reviens à l’entretien avec Yann et son père. Yann, dans sa grossièreté, semble sans cesse attendre une réponse de son père qui fasse limite à son excitation. En vain.
C’est alors qu’en fin d’entretien, il court vers le miroir, revient et annonce : « Paris ne s’est pas fait en un jour. » Son père, excédé, souffle. De mon côté, dans la surprise, je lui répète son énoncé. Cette surprise a dû permettre que cela puisse faire appel à son auteur, car, à ce moment, Yann se met à rire. Est-ce que cela a permis de dégager la possibilité d’une adresse, et de le sortir d’un discours bien peu ouvert à la légitimité de sa parole, discours scientiste épinglant ? Reste qu’il accepte de me rencontrer.
Yann ajoute ensuite qu’il déteste les bilans orthophoniques, les tests. S’il décide d’écrire un mot comme il l’entend, il ne voit pas pourquoi il ferait autrement. Un peu plus tard, lors de nos rencontres, il établira un panégyrique de la langue texto ou msn, où seul le sens importe sans tenir compte ni de l’orthographe, ni de la grammaire.
« On me croit à un endroit, je suis ailleurs »
32Les premières séances sont très agitées. Yann bouge sans arrêt, monte sur mon bureau, refuse de dire ou de faire quoi que ce soit, d’éteindre son portable.
33Un jour, pourtant, je le trouve dans la salle d’attente, caché sous une chaise. Il m’explique qu’il se cache car, dit-il, « on me croit à un endroit, je suis ailleurs ». De nouveau très surpris, j’en recueille le dire avec probablement assez d’équivoque pour qu’il en rie.
34À partir de ce moment, Yann est nettement moins agité pendant les séances, et surtout accepte une certaine pratique du bavardage. Et il lâche son portable…
35J’apprendrai plus tard qu’il accepte également de rester assis en classe pendant les cours, sans pour autant se mettre au travail (il écoute son mp3, envoie des textos, etc.). C’est une pratique dont parlent beaucoup d’adolescents, pratique qui vient peut-être signer leur difficulté de ne pas être assurés de leur place. D’où peut-être, ceci dit en passant, l’importance de msn, façon de fonctionner, de faire avec la complétude et l’inconsistance.
36En tout cas, le médecin qui avait prescrit le Concerta décide de cesser le traitement.
37Cette phrase, « On me croit à un endroit, je suis ailleurs », je l’entendais comme une réponse subjective au tout-savoir de l’Autre, une objection en somme à ce tout-savoir. Yann refuse d’ailleurs toute forme de technique de rééducation orthophonique, et vérifie que je ne sais pas tout.
38Dans ce temps-là, avec l’aide du miroir, il va beaucoup s’interroger sur son image, essentiellement en termes de suffisance ou d’insuffisance, par rapport à ses semblables, les jeunes de son âge, sur sa taille, son acné, son look, ses gadgets. Car Yann se pare d’objets et de marques dernier cri. Il oppose alors les jeunes/les vieux, les forts/les faibles, les beaux/les laids, etc., sans toujours être par ailleurs assuré de sa place.
39Toute cette période est surtout marquée par l’imaginaire, la recherche d’une belle image de soi. Mais Lacan nous l’a enseigné, notamment avec l’expérience de Bouasse, pour obtenir cette image, le sujet doit se régler sur l’idéal du moi. Il faut que cette image soit adéquate à celle indiquée par l’idéal. Or, il me semble ici que l’idéal est un peu en peine. La marque (la griffe des vêtements) tente alors d’y suppléer.
À l’occasion d’une demande de sa mère de changer les horaires du rendez-vous – demande à laquelle je ne peux accéder –, Yann s’interroge sur ce que veut sa mère. Et très vite, il s’interroge sur ce que veulent les femmes, ou disons les jeunes filles de son âge. Vient alors un temps pendant lequel il me somme de répondre à la question finalement de savoir ce qu’est être un homme : « Et vous, Monsieur, comment vous faisiez… ? », temps parfois un peu difficile (« Mais vous monsieur, vous êtes un peu gros, alors comment vous faisiez… ? »).
Tentatives
40Pendant tout ce premier temps, des retours de violence ont lieu sur des camarades. Il est exclu de son collège quelques jours. Selon lui, ses actes ne sont qu’une réponse aux moqueries des autres : « C’est plus fort que moi. » Car c’est aussi une violence qui le dépasse, dit-il, qui l’envahit et dont il ne sait pas quoi faire.
41Jusqu’à présent, il n’avait que très peu parlé de son père, sinon pour dire qu’il se situait dans sa lignée en ayant le même intérêt pour les collections (je suis d’ailleurs frappé par le nombre de collections qui fleurissent aujourd’hui, notamment via les bureaux de tabac). Son père, en effet, collectionne un objet particulier. Yann, de son côté, ne cesse de changer d’objet : ce n’est jamais le bon. Mais tous ces objets renvoient à la construction d’une famille. Il est d’ailleurs passionné par les grandes sagas cinématographiques telles que Star Wars : il connaît toutes les filiations que l’on trouve dans ces films.
42À travers ces collections, je me demande s’il ne s’agissait pas déjà de trouver un trait paternel qui lui permette de tenir quelque chose face à l’Autre, à sa béance, comme une façon de nommer, de localiser l’intrusion de jouissance. Mais dans ce renvoi infini qu’est une collection, et dans cette non reconnaissance de l’inaccessibilité de l’objet, ce trait semble bien fragile. Il abandonne cette solution.
43Car, à partir de là, c’est bien vers d’autres solutions qu’il se tourne et dont il me fait témoin.
44Toutes ses constructions vont se succéder au rythme de lâchages successifs. Elles ne tiennent qu’un temps, puis se rompent. Tout se passe alors comme s’il cherchait à appareiller cette jouissance qui lui est étrangère, qu’elle puisse être prise en charge.
45Tant que la solution semble établie, les choses tiennent pour lui, un nouage paraît s’opérer entre le vivant et le lien social : ses relations aux autres sont apaisées, son image ne l’interroge pas plus que ça, les apprentissages sont bons.
46Mais, patatras, tout s’effondre dès lors que sa solution ne se trouve pas reconnue par les autres ou qu’il se trouve face à une demande pour lui énigmatique d’un Autre (prof, surveillant) d’où surgit une angoisse qui le mène à répondre par la violence. C’est là pour lui un mode de produire un écart face à un « se faire bouffer par l’Autre », car Yann utilise souvent un vocabulaire, disons, culinaire… Il est à chaque fois exclu quelques jours de son collège.
47Alors ces solutions, quelles sont-elles ?
48D’abord devenir musulman, lire le Coran. Il a alors dans son entourage un personnage plus âgé, musulman, qui l’impressionne par sa façon de vivre les choses de la vie, « il est cool ». Mais cette solution ne sera pas reconnue par ses amis musulmans. Ensuite, porter la moustache comme son père et son grand-père, comme les Dutton. Il se rasera la moustache peu de temps après l’échec de cette tentative. Ultérieurement, vient l’idée d’être DJ, être nommé MC Yann. Après un nouvel échec, il arrête la musique. Ensuite, « être un garçon de banlieue » comme il dit. Mais la situation professionnelle de sa mère lui est rapidement rappelée. Puis, parler l’italien. Il déjeune dans une pizzeria. Il me parle alors de la figure tutélaire que représente pour lui le restaurateur, qui sait aussi y faire dans la vie. « Je suis de la famille » me dit-il. Il lui apprend à faire des pizzas. Enfin, devenir policier. Des agents sont intervenus dans son collège pour présenter leur travail. Il y a certes l’intérêt ici de la Loi, de l’uniforme, mais il évoque surtout un oncle maternel et son grand-père maternel qui sont policiers.
49C’est à cette dernière construction qu’il s’en tient actuellement. Cela reste encore peut-être précaire. À voir.
50Mais il m’avait prévenu, après tout : Paris ne s’est pas fait en un jour, et s’est d’abord appelée Lutèce.
Je veux dire par là que Yann, semble-t-il, cherche un nom. Son père est certes reconnu par sa mère, mais qualifié d’illisible. Monsieur montre qu’il est en difficulté pour transmettre quelque chose d’une nécessaire perte de jouissance et d’un engagement dans la parole. Yann parle de l’alcoolisme de son père, de son éloignement, de son manque d’autorité. Yann est, de plus, fortement objectivé par de multiples étiquettes auxquelles se réfère sa mère. Il faut pourtant cerner cette jouissance qui le déborde, au risque de ne pas voir son existence de sujet être garantie, ni son appartenance sexuelle fondée. Or, une des façons pour lui d’organiser son ex-sistence comme sujet (le sujet comme « homme-volte », unité de résistance, dit Lacan dans l’Étourdit) semble reposer sur la nomination (le nom comme déictique du sujet, trou dans le savoir). Mais on ne peut pas s’autonommer. D’où la difficulté.
Luigi Campani
51Luigi a 14 ans. Je le reçois depuis quelques mois.
52La première fois qu’il vient à la consultation, il est accompagné par sa mère. C’est l’école, dit-elle, qui lui a conseillé de venir : Luigi passe en conseil de discipline et risque d’être exclu de son collège. Il le sera. La raison est son extrême violence envers ses camarades et ses enseignants, et une nette propension à l’école buissonnière. Ce n’est pas nouveau pour lui, les soucis débutent rapidement dans sa vie scolaire. Des suivis psys ont été tentés, mais Luigi n’accroche pas.
53Madame me décrit son fils comme un enfant serviable, gentil. Elle explique ses colères par la dégradation actuelle des conditions de la scolarité en France, où l’on ne tient plus compte des enfants. À ses côtés, Luigi, qui ne souhaitait pas venir, visse sa casquette pour se cacher les yeux et remonte le col de son survêtement jusqu’au nez. Comme Yann, il exhibe les marques à la mode.
54J’apprends que son père est d’origine italienne. Il est arrivé en France à l’âge de 15 ans pour y trouver du travail. Ses parents sont restés en Italie. Aujourd’hui, s’il parle le français, il ne l’écrit pas. Madame m’explique que son mari est menuisier de métier, mais qu’il lui arrive de « louer des trucs ». En fait, j’apprends qu’il sort de prison pour justement avoir loué des trucs. Ce n’est pas sa première incarcération. Monsieur est peu à la maison. Il travaille beaucoup et fréquente un bar où se rejoignent des Italiens. Il n’a pas transmis cette langue à ses enfants. Mais leurs prénoms sont d’origine italienne. Selon madame, il ne s’oppose pas à un suivi pour son fils, mais ne souhaite pas être rencontré. À ce jour, je ne l’ai pas vu, mais il faut parfois du temps…
55On peut peut-être ici entrevoir dans le rapport de cet homme à cette langue, le français, et à sa langue maternelle, l’italien, une difficulté pour lui-même de trouver une place. Et ce n’est sans doute pas sans rendre ardue la tache du fils d’organiser son propre refoulement. Je vais y revenir.
56De son côté, madame ne travaille pas. Ses parents sont divorcés. Elle ne voit plus son père et me fait comprendre qu’il était violent. Elle est restée très proche de sa mère qui vit à côté de chez eux. Luigi a deux frères, Errico, 18 ans, qui attend son passage au tribunal (« Il a fait des conneries » dit la mère), et Fabio, 9 ans, avec qui Luigi se dispute souvent.
57Puis, Luigi reste seul avec moi. Il est très en retrait, répond sèchement à mes questions. Je lui demande ce qui l’embête. Il me répond qu’il n’arrive pas à se contrôler. Il m’explique que si, dernièrement, il a frappé un prof, c’est que celui-ci l’avait énervé. Je lui demande de préciser ce qui a bien pu l’énerver chez cet enseignant. C’est une phrase, me dit-il : « Tu ne vas pas être comme ton père ! » Il y a eu là quelque chose d’insupportable pour lui. Je me surprends alors à lui répondre, avec la franche et vive impression de dire une énorme connerie : « On ne dit pas ça d’un père à son fils. » Mon ton a sans doute mis assez d’équivoque pour qu’il accepte alors d’entrer dans la conversation. Il m’explique qu’il veut devenir menuisier comme son père, dans le but de travailler plus tard avec lui.
58Comme il s’agit d’un bilan orthophonique, je lui demande de lire et d’écrire. Il refuse. « Je n’arrive pas à écrire. » Une fois de plus, sans trop savoir pourquoi, je lui propose d’écrire ce qu’il arrive à écrire. Je pense alors avoir encore raté quelque chose, mais il prend une feuille et un crayon et se met à écrire, à établir une liste, celle de son prénom, les prénoms de ses frères et termine par son patronyme. Je lui annonce qu’il peut revenir, s’il le souhaite, pour « arriver à écrire ».
59À ma grande surprise, et à la surprise de tous, il accepte.
60Mais, dès la séance suivante, il arrive en furie. Sa mère l’a déposé et est partie. Il se met à frapper dans les portes et les murs de la consultation avec ses poings et ses pieds. Un peu décontenancé je dois dire, et constatant combien cette rencontre peut être fragile, je lui propose de m’accompagner à mon bureau pour me parler de sa colère. Il me suit, s’assied, et reprend sa position fermée (casquette et col de jogging qui lui cachent le visage).
61Comme il refuse de dire quoi que ce soit, il me vient de lui proposer un jeu de lettres. Il accepte et joue volontiers. Il retire peu à peu sa casquette, laisse apparaître son visage. En fin de séance, je lui propose d’écrire… ce qu’il veut. Il réitère sa liste.
62Depuis, il vient seul à ses séances. Il demande d’abord un jeu de lettres, tels que le pendu, le scrabble (il sait à peine lire et écrire). Chacune de ses propositions fait appel aux prénoms ou à son patronyme.
63Mais surtout, il accepte de prendre le risque de la parole.
64Il me parle longuement des circuits qu’il établit en vélo, en me donnant le nom des rues. Ce sont des parcours changeants, mais toujours coordonnés par le nom des rues. Ces promenades n’ont pas de but précis, sorte d’errance qu’il trouve à baliser. Ce qui nous renvoie à l’errance comme tentative de tisser un réseau pour se protéger de l’Autre.
65Car Luigi, comme Yann, semble aussi devoir faire face à l’émergence d’une jouissance énigmatique, une béance qui échappe à toute représentation signifiante, innommable, qui l’embarrasse, le déborde.
66Et les semblants de satisfaction qu’offrent les objets qui encombrent sa chambre (télé, console, ordinateur, chaîne hi-fi, portable) n’allègent pas cette intrusion. « Au bout d’un moment, ça m’énerve, faut que je sorte » me dit-il. Alors il repart sur son vélo faire ses tours. De ne pas pouvoir s’appuyer sur un NdP qui l’aide à faire face à cette irruption de jouissance, trouver sa place, il lui faut par lui-même trouver de quoi s’en protéger.
67Peu de temps après, de nouveaux objets tapissent les murs de sa chambre : des baïonnettes. Son père en fait la collection, une collection qui devient importante quantitativement. Ce père, lui-même encombré, a donc décidé d’en partager une partie entre ses trois fils. Luigi en est, dans un premier temps, très heureux ; il a passé beaucoup de temps pour agencer dans sa chambre cette collection. Mais très vite, il repart sur son vélo, sèche de nouveau les cours.
Lors de notre dernière rencontre, il arrive très en avance à son rendez-vous. Il tient absolument à m’annoncer qu’il a rencontré un copain qu’il n’avait pas vu de puis longtemps. Ce dernier lui aurait parlé d’une formation en menuiserie qui peut être débutée dès 14 ans. Il y tient. Il s’est renseigné, il attend la réponse. Son père aurait tenté de l’en dissuader, car c’est un métier difficile. Rien n’y fait : Luigi veut travailler avec son père. D’ailleurs, ajoute-t-il, depuis le temps que Luigi le demandait, son père a repris le chemin des menuiseries. Luigi pense aussi faire un jour, plus tard, un voyage en Italie.
Luigi, me semble-t-il, veut travailler avec son père pour ne pas rester la proie de l’Autre, il paraît le presser pour en recevoir un dire, une nomination qui l’aide à délimiter son espace propre. Mais le rapport sans doute délicat de ce père à la castration, comme en témoignent ses petites combines, cette distribution d’une partie de sa collection (et quelle collection !), embrouille son fils. Chez cet homme, en effet, la langue dans laquelle s’est opéré l’impossible de la jouissance, le refoulement réel, refoulement qui porte sur les lettres, n’est pas la langue du pays qu’il habite aujourd’hui. C’est peut-être ce qui amène Luigi à jouer avec les lettres des prénoms et du patronyme, tous d’origine italienne, pour essayer de reprendre à son compte, comme le dit Lebrun, le travail de subjectivation, c’est-à-dire de symbolisation de la soustraction de jouissance et ainsi trouver sa place.
Pour terminer, quelques mots
68Il y a sans doute différents modes d’écoute de la violence qui fait aujourd’hui l’ordinaire de la clinique des adolescents aujourd’hui. D’un côté, on peut l’envisager comme trouble de la conduite et, à partir de là, on peut chercher à éradiquer cette turbulence en suivant des techniques de rééducation, des programmes de réadaptation ou de contention. De l’autre, on peut l’envisager comme une réponse du sujet. La question est alors d’essayer de saisir ce qui rend cette réponse si fréquente aujourd’hui. Or, l’analyse du discours de notre post ou hyper modernité montre que celui-ci ne soumet plus le sujet à la tache d’avoir à symboliser la jouissance perdue du fait qu’il est un être parlant. Or, cette conjoncture rend ardue la possibilité pour le sujet de pacifier son rapport à la faille de l’Autre, et donc de s’assurer d’une certaine place. D’autant plus quand ce même discours rend obsolète tout recours au Père, du fait de ne pas l’instituer « pour tous ». Ce qui, ceci dit, n’est pas forcément à regretter.
69Mais cela tend à faire du passage adolescent un moment sans doute crucial. Car l’adolescence est, je pense, ce temps de réactivation de la rencontre avec le trou-matisme, ce temps logique d’une rencontre avec une jouissance non localisée, hors sens, innommable, soit également une rencontre avec cette violence qui gîte au cœur de l’humain. C’est cette rencontre qui pousse l’adolescent dans une quête des plus urgentes d’une solution, dans la recherche de quelque chose qui lui assure une certaine position subjective, une place, un appui. D’où cette provocation vis-à-vis de l’Autre, ce « pousse à la rencontre », à l’Autrui. On les entend ainsi « fouiner » dans la lalangue de leurs parents, parents eux-mêmes parfois en difficulté par rapport au manque.
70C’est ce que nous montre, selon moi, la recherche effrénée dans la langue de leurs proches d’un nom pour Yann ou d’une lettre pour Luigi. Mais l’adolescent peut aussi se laisser tenter par les gadgets qui lui évitent la castration, ou être écrasé par les différentes objectivations du discours de la science. Il peut aussi emprunter la voie d’un capitonnage, disons, « savonneux » que lui offre Internet ou être incité à la coupure, la scarification. Sans parler de la toxicomanie ou d’un évitement de la rencontre comme dans certaines phobies scolaires.
C’est aussi le temps pendant lequel c’est la parole même qui peut être mise en cause. Mon expérience avec les adolescents, expérience récente quand même, m’incite à penser qu’il ne s’agit pas de se taire, faire silence, car pour beaucoup, ce silence est insupportable. Je pense également ici à tous ces ados qui ne peuvent pas s’endormir ou travailler sans musique. Donc, ne pas se taire, ceci pour leur permettre d’entrer dans une pratique de bavardage, de la conversation. Cela nécessite d’y mettre du sien. Mais ça peut permettre d’accompagner le sujet vers l’indispensable question de la perte, voire se mettre au travail d’une invention singulière qui justifie le moins de jouissance. C’est ce que j’ai appelé, peut-être à tort, argumenter le NdP, c’est-à-dire de trouver l’argument qui satisfait la fonction de faire tenir RSI, soit le Nom de Nom de Nom.