1Je vais essayer de préciser la distinction faite par Lacan entre ce qu’il en est de la personne du père et la fonction paternelle. Le travail que j’ai fait ces dernières années autour des lois de la parole m’a persuadée que nous sommes loin d’avoir épuisé les ressources que nous donne l’éclairage analytique.
2Tout d’abord, une première remarque : chaque fois qu’une personne se risque à parler de la question du père dans notre société aujourd’hui, elle rencontre quasi automatiquement des réactions qui qualifient ses propos d’optimistes ou de pessimistes, comme s’il y avait toujours l’attente d’une « bonne » façon de parler du père. On entend ici l’appel à un Autre qui saurait ce qu’il faut en dire, en penser. Or, et c’est l’enseignement majeur de la psychanalyse, cet Autre qui saurait n’existe pas, c’est un lieu vide.
3Nous sommes tous prêts à payer très cher pour satisfaire l’attente supposée de cet Autre. La visée d’une analyse est de nous permettre de nous déprendre de cette attitude infantile qui consiste à dormir pendant que papa veille, quitte à le lui reprocher d’ailleurs (ce qui n’est jamais qu’une autre façon de dormir). Plutôt que de dire : « Que faut-il penser de telle situation ? », il s’agit désormais d’envisager : « Comment penser cette situation avec ce qui me fait problème et à partir des outils dont je dispose ? » Ceci implique forcément une dimension hasardeuse, un aspect de bricolage.
4Un des points essentiels que dégage la psychanalyse lacanienne concerne la façon dont notre prise dans le langage nous détermine bien au-delà de ce que nous pensons ordinairement, à commencer tout d’abord par cet effet de perte inhérent au fait de parler.
5C’est ce qui va conduire Lacan à ne pas mettre l’accent sur la personne du père, il s’en décale radicalement, mais sur la fonction paternelle, fonction logique, qui découle de l’interprétation donnée dans notre culture judéo-chrétienne à cette perte à laquelle confronte chacun d’entre nous, homme ou femme, le fait de parler.
6Je m’explique : cette interprétation de la perte qu’engendre le fait de parler ne la supprime pas, mais la rend en quelque sorte « utilisable ». La fonction logique du Nom-du-Père n’est rien d’autre que cette opération symbolique qui va rendre cette perte utilisable.
7Cette interprétation culturelle, judéo-chrétienne plus précisément, consiste à considérer que cette perte n’a en soi rien d’automatique (alors que justement la psychanalyse lacanienne montre que cette perte est strictement consécutive au fait de parler et n’implique aucunement la volonté de qui que ce soit), mais relève d’un sacrifice que nous consentons à Dieu, qui nous est en quelque sorte « demandé » par Dieu. Dès lors, si cette perte est le fait de la demande de Dieu, elle est résolue puisque ce dispositif autorise à penser que Dieu pourrait, sous conditions bien sûr, nous rendre ce qu’il nous a demandé de céder. La question de la perte inhérente au fait de parler est, du même coup, esquivée, et c’est la psychanalyse lacanienne qui la réintroduit.
8Qu’est-ce que la fonction paternelle ? C’est la nécessité, qui nous concerne tous, de respecter un certain nombre d’interdits (grosso modo ceux des dix commandements) pour avoir droit de cité dans la communauté humaine et pouvoir disposer de sa parole.
9Cela mérite quelques explications.
10Pourquoi s’agit-il d’une nécessité logique et non pas d’une simple obligation morale ? Tout d’abord, parce qu’il ne s’agit pas simplement de se faire bien voir des instances parentales ou de la société, ou de Dieu. Il est évident que, s’il ne s’agissait que de cela, il n’y aurait plus grand monde pour se sentir concerné aujourd’hui, et cela n’aurait certainement pas duré plusieurs millénaires.
11C’est une nécessité logique au sens d’une loi physique, au même titre que la gravitation, dans la mesure où il ne s’agit pas d’un effet de la volonté de qui que ce soit.
12Il s’agit de prendre en compte dans nos existences cette béance à laquelle nous expose le fait de parler si l’on veut pouvoir fonctionner psychiquement sans trop de symptômes encombrants. Charles Melman montre très bien, dans son séminaire sur la névrose obsessionnelle, comment le symptôme obsessionnel surgit quasi mécaniquement en réponse à la suture de cette béance.
13C’est à la fois cette béance qui nous permet de parler et c’est le fait de parler qui creuse cette béance. Cette nécessité logique nous oblige, que cela nous plaise ou pas, à prendre en compte cette béance, à la respecter.
14Dans les plus anciens écrits dont nous disposons, notamment le code d’Hammourabi qui date de plus de quatre mille ans, la teneur des dix commandements est déjà présente de manière surprenante, même si le code s’exprime de manière non injonctive comme c’est le cas dans la Bible (« Tu ne tueras pas »), mais sur le mode juridique (« Si tu tues… alors »). Par exemple, porter faux témoignage était passible de peine de mort.
15L’insistance de ces interdits toujours identiques à travers les millénaires, aussi loin que des traces écrites ont pu en être déchiffrées, nous renseigne sur le fait que ces interdits n’ont jamais été acceptés une bonne fois pour toutes, sans cesse les hommes de toutes les époques les ont enfreints, et sans cesse a été remise en chantier l’énoncé de son interdiction.
16Si la fonction paternelle a un impact, c’est bien sûr la question du comment vivre ensemble. Cette question est de toujours liée à celle de la parole. Pour pouvoir endosser une parole au sens où elle nous engage, il nous faut prendre absolument en compte l’existence d’autrui, et du même coup la sienne, c’est-à-dire, en définitive, cette béance originelle. La condition de parlêtre, du fait du manque auquel elle nous confronte, suscite en chacun de nous une sauvagerie fondamentale qui tente de pallier à cette perte insupportable.
17De là découle la nécessité, pour des raisons de survie du groupe humain, raisons qui n’ont rien à voir avec des nécessités morales, d’édicter des interdits. Depuis toujours, ce qui est « naturel » est de tenter de supprimer l’autre s’il me dérange.
18De ce fait, la parole implique de consentir à ce qu’un certain nombre de choses ne soient pas possibles. On remarquera que notre condition de « parlêtres » ne fait pas de nous automatiquement des humains, mais d’abord des sauvages. Il y a tout un travail d’acceptation de la perte à laquelle nous expose le langage. C’est le travail de la civilisation que d’intégrer ces interdits (ou plus exactement, cet impossible) dans une vie sociale, en inventant une interprétation de cette perte.
19Cette nécessité logique des interdits est indépendante de la volonté de qui que ce soit. C’est ce qui permet de comprendre le décalage entre la personne du père et la notion de fonction paternelle.
20Par ailleurs, la fonction du père est en relation avec l’écriture.
21Il n’y a pas seulement l’importance des écrits qui nous sont parvenus, mais encore ce fait que le monothéisme a fait son apparition dans une civilisation qui possède l’écriture alphabétique. Certains auteurs pensent que c’est une volonté politique de mobiliser un peuple qui serait à l’origine de cette invention du monothéisme. Je pense, pour ma part, que c’est aussi lié à l’écriture alphabétique qui, en distinguant l’élément lettre, va rendre possible le culte du Un, dans la dimension logique que précisément cela implique.
22Du même coup, le jeu de lettres va donner de nouvelles possibilités de rendre compte de l’impossible. En dehors du jeu de lettres, le refoulement n’est pas concevable, comme il ne l’est pas en dehors du monothéisme. Tout ce qui est retour du refoulé dans les lapsus, jeux de mots…, ce sont des effets du jeu de lettres.
23Les Grecs, qui disposaient pourtant d’une écriture alphabétique, n’étaient pas du tout sur ce versant, bien que les débuts du monothéisme et la civilisation grecque soient contemporains et géographiquement proches. Comment expliquer ce paradoxe ? Je me réfère aux travaux de Rémi Brague dans son ouvrage, La loi de Dieu. Alors que chez les Grecs ce qui était de la dimension du divin échappait par définition à l’écrit, avec l’émergence du monothéisme, c’est l’écrit, c’est le texte de la Bible qui va attester de la dimension sacrée. L’écrit devient la preuve de la volonté divine. On assiste à un basculement complet, radical. Alors que pour les Grecs, en particulier les Stoïciens, il y avait un ordre divin qui impliquait une façon juste de régler les rapports avec autrui sur un mode conscient, volontaire et avec une portée universelle, désormais, avec le monothéisme, un pacte symbolique nous lie à ce Dieu qui nous guide, nous protège, exige aussi de nous obéissance. Le prix à payer de ce dispositif, qu’on pourrait dire, en langage d’aujourd’hui, sécuritaire, est une tendance à l’intolérance, au fanatisme et à la projection paranoïaque. Il y a donc tout un poids de dispositifs psychiques qui pèsent sur le monothéisme et dont les Grecs, apparemment, étaient indemnes.
24Aujourd’hui, on assiste à une levée du refoulement très généralisée, qui n’est pas individuelle mais collective. Elle est assez particulière en ce qu’elle s’accompagne d’une dénonciation systématique de toute forme d’autorité traditionnellement dévolue au Père. Je dirais que cette dénonciation est le nouveau culte du Père, en vertu duquel, soit il dit quelque chose et c’est un abus de pouvoir, soit il ne dit rien et c’est le dernier des lâches. On ne sort jamais de cette alternative où, qu’il dise ou qu’il ne dise pas, il a tort et est responsable. On pourrait entendre dans cette hargne apparemment inépuisable une sorte de perpétuel appel au père, à un « vrai » père qui, au moins lui, pourrait tenir ses promesses. Autrement dit, il y aurait là une sorte de perpétuation d’un dispositif proprement religieux qui nous dispense d’endosser ce manque à être consécutif à notre prise dans le langage.
Alors, peut-on concevoir l’émergence du monothéisme, avec ce moment de bascule évoqué par Rémi Brague, ce moment particulier où le rapport à la parole est complètement modifié par l’irruption d’un texte qui est considéré comme émanant de Dieu, sacré par définition, avec tout le poids de matérialité de la lettre, alors qu’en ce lieu rien jusque-là n’était formalisé ? Peut-on considérer l’émergence du monothéisme comme une tentative d’obstruer, de suturer tangiblement, matériellement cette béance à laquelle nous expose le fait de parler ?
Du coup la haine du père, à ce moment-là, peut être entendue avant tout comme un refus véhément de cette béance engendrée par la parole.
Si c’est le cas, on pourrait dire que, dans ce coup de force qui promeut le monothéisme, tous les ingrédients de cette haine du père sont déjà là. On pourrait dire que la psychanalyse, en restaurant le caractère primordial de cette béance, renouvelle complètement le statut des lois de la parole. Il ne s’agit plus de plaire à une personne divine, mais de préserver cette dimension d’impossible inhérente à la parole, seule façon de pouvoir l’utiliser pour vivre avec autrui dans autre chose que de la sauvagerie et ne pas la vivre comme une simple malédiction.
Il ne s’agirait, dès lors, plus tant de restaurer le Père, le soutenir, mais bien plutôt d’arrêter de faire l’enfant, c’est-à-dire de consentir à payer le prix qu’implique le fait de parler, en un mot faire fonctionner la fonction paternelle.