Notes
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[1]
Ce modèle psychanalytique constitue plutôt une dérive de la conception freudienne du traumatisme. Rappelons que Freud, déjà dans ses Études sur l’hystérie, tient compte également du foyer interne comme du foyer externe du traumatisme.
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[2]
Précisons, toutefois, que le terme de « névrose » ici est à entendre dans le sens d’une perturbation, d’un trouble, et non d’une structure, et encore moins d’une catégorie figée.
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[3]
Troisième version de la classification des maladies mentales publiée par l’Association américaine de psychiatrie.
-
[4]
M. Poreté, Le miroir des âmes anéanties, avant 1310, date de sa mort. Citée par l’auteur page 161. Cette phrase est extraite d’une citation, plus longue : « Il est et je ne suis pas. Plus rien ne m’importe que ce qu’il veut, que ce qu’il vaut. Il est… », etc. Comme le dit Jean-Pierre Lehmann, Marguerite Poreté est une mystique, mise au rang des hérétiques et brûlée comme telle sur le bûcher.
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[5]
C’est moi qui souligne. J.-P. Lehmann fait référence dans ce paragraphe à un article de H. Searles de 1979, qu’il analyse longuement. Cf. H. Searles, Mon expérience des états-limites, Paris, Gallimard, 1994.
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[6]
F. Guignard, Épître à l’objet, Paris, puf, 1997. Citée par l’auteur p. 133.
-
[7]
C’est moi qui souligne.
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[8]
N. Dissez, « La folie à deux, un épisode délirant expérimental ? », Journal français de psychiatrie, Toulouse, érès, 1er mars 2004. Texte présenté aux Journées du jfp sur « Les épisodes délirants », à Grenoble, les 29 et 30 novembre 2003.
-
[9]
Ibid.
Le Pas aveugle. Une femme, l’amour, la psychanalyse, Marie-Claire Grafé, Paris, Denoël, 2008
1On aura remarqué la majuscule au Pas du titre ! C’est en effet le témoignage d’un « pas » – au sens du premier pas – dans la psychanalyse lacanienne, que nous offre Marie-Claire Grafé dans ce récit intime qui prend valeur de document. Elle nous livre, non sans pudeur, « cette besogneuse cuisine de l’intimité » que constitue une cure. Et, l’exergue inaugural, tiré de « Pas » de Samuel Beckett, annonce bien la couleur que va prendre cet écrit : « N’auras-tu jamais fini de ressasser tout ça ? »
2Alors, transmission, exercice proche de la Passe ? En tout cas, énonciation, même si elle est parfois différée, du fait de la transcription puis retranscription, qui donne matière à penser le procès d’un sujet dans un travail analytique.
3« Convertir l’intimité en son dehors », c’est à saint Augustin que l’auteure emprunte cette expression pour illustrer cet acte de dévoiler à un public, presque un demi-siècle plus tard, « un document qui frôle la fiction sans en être », pour reprendre ses propres termes. La question du récit ne sera donc pas tranchée. La méthode employée fut celle de la « consignation » des séances d’une cure menée à Paris, entre 1961 et 1963, avec un analyste « réputé mais grossièrement anti-lacanien ». M.-C. Grafé vit alors à Bruxelles et les longs trajets hebdomadaires en train entre les deux villes lui laissent le temps, soutenu par le désir, de noter presque mot pour mot, le contenu des séances. On pourrait, bien sûr, reprocher à ce procédé les écarts, les distorsions, les décalages forcément introduits, mais ces espaces s’avèrent révéler, bien au contraire, des trésors d’enseignement, mettant en lumière le travail d’après-coup immédiat, dans les commentaires qu’en fait la jeune analysante.
4C’est au début des années 1960 que se situe cette aventure. Toute une époque, marquée par la naissance du structuralisme… Sartre, Lacan, Lévi Strauss, Kojeve, Althusser sont les figures de choix de ce « petit monde intellectuel parisien » qui en fournit le contexte. Mais aussi une femme dans ce panthéon : Simone de Beauvoir qui, avec son « deuxième sexe », a semé les prémisses du courant féministe. Comment être une femme et penser, c’est bien une question clé de cette analysante et jeune analyste, lacanienne en herbe. Toute une époque où se manifeste aussi l’effervescence politique de l’avant 68, sur fond de guerre d’Algérie qui suscite l’engagement de la jeune femme auprès du fnl, elle qui a pour le moins un passé singulier : adolescente mystique, ouvrière en usine à Colombes pendant une année, ambulancière travaillant à la morgue pendant les bombardements de la Seconde Guerre mondiale…
5Ce qui saisit au fil de la lecture de ces séances, parfois lancinantes dans la répétition obligée du symptôme, « odieux rabâchage », « monstrueuse masturbation » dit l’auteure, lucide, c’est l’esprit critique, la grande vivacité et la disposition naturelle au jeu des signifiants de celle qui rêve de devenir « une grande psychanalyste » à condition de pouvoir rester, ce faisant, « une vraie femme ».
6Cette cure est placée d’emblée sous le signe de l’entre-deux : une femme entre deux hommes, chacun « inquittable », l’un comme l’autre, entre deux pays, entre deux villes, entre deux jouissances (celle du corps et celle de l’esprit), entre deux pratiques analytiques, enfin, celle du placage de concepts et de l’explication et celle de l’ouverture au signifiant.
7Ce qui est tout à fait étonnant et tonifiant, c’est d’assister à la naissance d’une psychanalyste dont le Pas est peut-être aveugle, mais dont l’oreille n’est pas sourde… à l’enseignement de Lacan !
8Quelle révolte, malgré un transfert bien installé, et quelle acuité aux défaillances d’un analyste coincé dans l’application d’un savoir, dans la construction, souvent dans ce qu’elle peut avoir de plus imaginaire, dans la recherche d’explications, de déductions et de raisonnements qui demeurent néanmoins plus stériles les uns que les autres… M.-C. Grafé, pourtant, ne cesse, même au milieu des angoisses et des accès mélancoliques qui l’assaillent, de jeter aux orties le bazar de catégories figées, les tentatives d’emboîtement et les formules passe-partout « trop faciles » de celui qu’elle nomme, avec tendresse malgré tout, « cet espèce d’idiot à gros sabots »…
9Il est, en effet, stupéfiant de lire parfois les interventions en rafale de l’analyste qui viennent entrelarder les tentatives d’énonciation de l’analysante et transforment la séance en vraie partie de ping-pong, agrémentée parfois de conseils, de bienveillance, de partialité…
10C’est avec intérêt que nous assistons aux efforts soutenus de cette jeune analyste en éveil, « d’un autre type » pourrait-on dire, pour remettre les constructions dans le transfert et les faire fonctionner a minima. « Je fais mon analyse toute seule, avec vous, certes, mais toute seule… C’est peut-être cela que l’analyse apprend : se débrouiller toute seule ». Ainsi, même si cette courte « tranche » a permis à l’analyste-analysante de faire un pas, c’est un pas de côté vers l’invention, la surprise issue des bousculades de signifiants à travers la polysémie, le jeu de mot, le double sens, le lapsus, l’émergence du savoir insu. Un pas qui la dégage du « savoir dont la formulation sent déjà le rance » et du « confort intellectuel dégoûtant » qu’elle observe dans les sociétés d’analystes, tant belges que françaises, et qu’elle dénonce.
11On pense d’abord que le placage d’un système duel relevant de la psychologie : père/mère et culpabilité/punition se sera révélé inopérant dans cette cure pour avoir raté la question de la jouissance et celle de la structure de fiction de l’Autre, pourtant, peut-on soutenir sans nuance cette affirmation ? Ce n’est pas si simple car quelque chose a opéré dans cette cure qui touche à la position du sujet face à la jouissance sexuelle : celle-ci perd son caractère obsédant et laisse place au travail de la pensée.
12« Vos ficelles m’embêtent », « Tant que je veux immédiatement expliquer et comprendre tout ce qui se présente, je m’aveugle ». Nous y voilà. En effet, la castration, ça ne s’explique pas.
13La dernière phrase de l’ultime lettre adressée à son « vieux singe » d’analyste est éloquente quand à l’ouverture opérée : « comme si mon analyse avait délivré une indéfectible capacité d’espérer ». Marie-Claire Grafé semble avoir conservé cette capacité. Elle nous en livre ici un bouleversant témoignage.
14Nicole Milgram
Adoption et parenté : questions actuelles, Nazir Hamad érès, Toulouse, 2008
15Cette actualisation de la question de l’adoption, rapportée par Nazir Hamad, pourrait être abordée comme une continuité logique, voire un additif à son ouvrage original : L’enfant adoptif et ses familles, publié en 2001 chez Denoël. Un livre particulièrement riche en enseignement sur le sujet. Nous ne pouvons pas lire l’un sans avoir consulté l’autre. Une différence intéressante est, en effet, à relever dans l’élaboration de ces deux écrits ; le premier s’adressant plus particulièrement au champ de la psychanalyse ; le second étant destiné davantage au grand public.
16Quelques repères psychanalytiques sont, néanmoins, conservés dans celui-ci. Des insertions qui, nécessairement, amènent le lecteur à s’interroger sur ce qu’implique, au fond, l’« acte » de l’adoption. L’auteur a le souci, en effet, de démontrer, pourrait-on dire, l’envers du décor. Au-delà de satisfaire un désir spécifique, ce choix de filiation ajoute des données singulières qui, non seulement, complexifient la structure familiale, mais affectent également le rapport subjectif de chacun de ses membres.
17D’ailleurs, ici, plus sensible à la clinique qu’à la théorie, il ponctue son développement par un recueil de témoignages, qui nous permet de prendre connaissance d’un certain nombre de difficultés rencontrées. Quelques exemples éloquents font réfléchir sur les conséquences réactionnelles (tant sur le plan psychique, physique, ou comportemental) que peut engendrer l’adoption, lors de ce passage caractéristique de l’adolescence : époque, précisément, des grandes questions « existentielles ».
18Cependant, si L’enfant adoptif et ses familles présentait une approche spécifique de l’adoption (posant la question du désir d’enfant, les motivations de ce choix filial ; interrogeant également le cheminement à entreprendre, l’accueil etc.), Adoption et parenté va, lui, en deçà de l’adoption à proprement dite. L’auteur élargit, ici, son propos à la mutation récente de la famille classique ; la structure familiale, il est vrai, ayant été véritablement ébranlée en à peine une décennie. Le monde évolue « de plus en plus multiple » (p. 13) ; les familles ne cessent plus de se décomposer-recomposer. En somme, la culture abandonne son homogénéité pour se diversifier à différents niveaux, et l’adoption, non seulement participerait à ce métissage, mais serait un observatoire privilégié de ce phénomène de société.
19L’auteur traite, ainsi, de ces « questions actuelles » émergeant, d’autant plus, (depuis sa publication de 2001) dans le champ de l’adoption. Jusqu’à l’aube de ce millénaire, l’adoption était réservée aux couples âgés d’une trentaine d’années, mariés et sans enfant, qui rencontraient un problème de stérilité. En très peu de temps, la demande s’est étendue au-delà de l’argument médical (et parfois à grand bruit). Les personnes vivant seules et les couples homosexuels revendiquent désormais, eux aussi, la légitimité d’un tel mode de parentalité : vouloir un enfant hors sexe.
20À l’évidence, ces nouvelles formes d’adoption posent question sur le plan juridique et, a fortiori, sur celui de l’éthique. L’auteur note, de son point de vue, qu’il ne sert à rien de s’en tenir aux divers a priori. Il suggère, plutôt, que l’observation clinique est la seule expérience permettant de juger du bien fondé de ce mode de filiation. Reste, donc, à patienter et écouter ce qu’en diront les générations futures.
21Cependant, Nazir Hamad rappelle quelques notions fondamentales, concernant certains invariants auxquels les rapports familiaux doivent se soumettre. Notamment, la place de l’enfant. Dans tout type de foyer, celle-ci doit nécessairement s’inscrire dans une relation familiale basée sur l’interdit de l’inceste. Et, l’essentiel est, précisément, que cette place attribuée à l’enfant adopté, soit des plus respectées.
22Une femme seule peut avoir dans son discours une place réservée à un « autre » (même si absent de l’acte d’adoption). Il y a toujours de l’Autre ; cet Autre comme lieu du langage, en tant que tiers. Une place vacante, donc, dont l’enfant est exclu. À cette précision, l’auteur ajoute, avec pertinence, qu’« il n’y a pas de famille monoparentale » (p. 140). Elle n’existe, sur le plan psychique, que comme mythe originel. Et, c’est seulement à ce titre qu’elle occulte la différence des sexes.
23De même, dans le cas de l’homoparentalité, c’est avant tout le désir d’enfant qui est concerné. Ce désir qui concerne tout autant le couple hétérosexuel, saisi par son projet de « procréer ». Car, l’adoption, quelle qu’en soit la configuration familiale qui accueille, est d’abord une question de désir. Il y a, en ce sens, nécessité d’une démarche à deux, où chacun se reconnaît dans le désir de l’autre. Ainsi, « si c’est le désir de l’autre sexe qui fait l’hétérosexualité, c’est le désir de l’enfant de notre partenaire sexuel qui pose nos limites d’homme ou femme » (p. 30). Il s’agit surtout, dans cette décision d’adoption, d’avoir un enfant en commun ; « avoir » venant à la place de « faire » un enfant ensemble.
24Outre ces nouvelles demandes d’adoption, d’autres difficultés (qui, elles, ne sont pas forcément récentes) sont également évoquées. Nazir Hamad relève cette confusion courante, qui s’observe, entre la place des parents et leur fonction. La place de ceux qui donnent la vie n’est pas la place de ceux qui élèvent. Un rapport de rivalité s’inscrit sourdement, mais nécessairement (et souvent du fait de l’enfant) entre le parent adoptant et celui qui a donné naissance.
25L’enfant est, au fond, toujours pris dans ce statut malaisé d’« adopté » ; il « est toujours là, figé dans le signifiant » (p. 34), dans un entre-deux parental. De ce fait, on constate une sacralisation de la « génitrice » ; tel cet « objet », en définitive, perdu par deux fois. Outre la perte de l’objet primordial, dont l’acte d’adoption se porte précisément garant (pour être adopté, l’enfant doit passer par une perte : celle de ses parents biologiques [p. 63]), s’ajoute le sentiment d’abandon (à noter que seule la mère génitrice abandonne ; le père est rarement concerné, du point de vue de l’enfant).
26Karine exprime son malaise d’enfant adopté par divers symptômes (otite, amygdales, appendectomie, énurésie, anorexie…), dont la spécificité, à l’endroit du corps, inscrit le ratage de la castration. Ainsi, font trace, chez elle, les signifiants maternels (p. 87-92) qu’elle retient. Tania, quant à elle, rencontre des difficultés d’apprentissage de lecture (p. 105-106). L’Autre se révélant à nous comme un lieu du langage, avons-nous dit, il peut être, au demeurant, celui qui adopte. C’est effectivement à cet endroit de l’Autre (présent-absent) que vient s’articuler la structure de l’enfant. Or, si Tania n’intègre pas la séparation avec sa mère biologique, elle ne peut lui substituer la mère d’adoption, celle qui occupe, précisément, la fonction maternelle. Sans cet effacement de la trace originaire, il lui est impossible de s’inscrire dans le réseau symbolique, nécessaire à la chute de la langue maternelle qui autorise la lecture.
27Pour conclure, signalons un point spécifique resté en suspend, nous semble-t-il. La question des origines s’avère, au regard de l’adoption, un sujet essentiel. Ainsi que l’énonce l’auteur, la séparation et l’abandon sont une histoire qui se subjective ; impossible de les raconter une bonne fois pour toutes. Certes, l’enfant se plaît à entendre les histoires qu’on lui raconte au moment du coucher, mais peut-être aurait-il été intéressant de développer davantage, dans le chapitre 4 (consacré à la construction des fictions individuelles), la question des « théories sexuelles infantiles ». Que dit l’enfant adopté de sa propre conception ? L’énigme de ses origines est, somme toute, par lui, doublement interrogée.
28D’ailleurs, le rapport à la sexualité s’impose, ici, comme une question actuelle à plus d’un titre, bien qu’elle ne soit pas abordée. Les enfants adoptés (que ce soit par une famille classique, monoparentale ou homoparentale) ne sont-ils pas tous, certes, l’objet d’un désir ; mais d’un désir « hors sexe », que la stérilité vient, dès l’origine, stigmatiser ?
29Hélène Godefroy
Harcèlements à l’école, Nicole Catheline Paris, Albin Michel, 2008
30Le harcèlement à l’école est une violence entre pairs, entre deux élèves, entre l’agresseur et la victime. La violence est soit une brutalité physique, soit une violence verbale comme l’insulte, soit une exclusion faisant de l’autre un « bouc émissaire ». Elle a lieu en salle de récréation, dans les transports scolaires, les toilettes ou les cantines. Or, c’est au cours des années 1980 que le harcèlement à l’école fut l’objet de dénonciation dans les pays d’Europe, au Canada et aux États-Unis ; ainsi, une prévention contre elle a pris naissance. Mais, ce que ce livre démontre, c’est que la France fait exception. La France est le seul pays où le harcèlement à l’école ne cesse d’augmenter d’année en année, dans le primaire et le secondaire. Ainsi, l’auteur, pédopsychiatre, nous fait une présentation de cas très concrets.
31Mais, quelle est donc la cause de cet événement ? Certains estiment que cela viendrait de la situation familiale de l’élève. Un enfant soumis à un autoritarisme maternel réagirait à l’école en s’affirmant macho et harceleur ; inversement, un enfant qui n’est qu’objet d’indifférence, de neutralité et de silence de la part des parents, réagirait en devenant la victime préférée de la passion d’un harceleur. Ainsi, l’école serait le lieu où il deviendrait possible d’exprimer publiquement des symptômes d’origine familiale.
32Or, cette interprétation est insuffisante. Le harcèlement vient de la fonction de l’école en France, où les enseignants ont pour but essentiel la transmission des savoirs par l’instruction. Et cette position a pour effet d’effacer ce que doit être le but pédagogique de l’école, qui est d’instaurer un lien social entre élèves et de faire de chaque classe une communauté. Telle serait une véritable « éducation nationale » : passer de la famille à la société publique grâce à la médiation des enseignants.
33Ce livre nous apprend qu’en France l’échec demeure : « Si, au lieu d’exclure les élèves perturbateurs, les enseignants utilisaient le groupe et le travail collectif comme support pédagogique, en utilisant les compétences personnelles et scolaires de chacun, de nombreux problèmes disparaîtraient » (p. 137). Mais ce n’est pas le cas. Tel est le vrai problème : le déni de la question politique par l’institution scolaire au nom de la primauté des examens contrôlant le savoir. Hors de France, l’intervention de tiers médiateurs donne place aux parents et à des instances psychosociologiques extérieures au système scolaire, de sorte que s’instaure la socialisation des élèves. Ce livre a donc pour conclusion de proposer une nouvelle formation des enseignants et enseignants en France.
34Philippe Julien
Des lois pour être humains, Jean-Pierre Lebrun et André Wénin érès, Toulouse, 2008
35Pendant plusieurs années, un psychanalyste et un exégète, invités par « le Sarment », organisme proposant des activités culturelles et de formation, ont présenté leurs réflexions et se sont prêtés au jeu du dialogue. Ce livre est le résultat de ces échanges. Les thèmes abordés donnent déjà une idée de la richesse des débats : Qu’est-ce que la Loi ? Qu’en est-il de la violence ? Parole, vérité et mensonge, La question de l’origine, Autorité et éducation, Altérité et féminin. L’introduction précise le cadre méthodologique des échanges. Les textes bibliques sont considérés comme des textes mythologiques au sens lacanien du terme, c’est-à-dire comme « la forme épique de la structure ». Tout mythe énonce à sa façon ce qui échappe totalement aux prises de l’humain, ce qui lui fait perte. C’est là un point « ombilical » (Lebrun) qui réunit les deux auteurs. Selon A. Wénin, les deux langages, celui de la Bible et celui de type scientifique de la psychanalyse, tendent à dire la même chose. Les problèmes cruciaux de l’existence humaine sont énoncés non de manière identique mais convergente. Certes, ajoute J.-P. Lebrun, mais c’est parce que vous, l’exégète, proposez une lecture de la Bible qui n’induit pas la nécessité d’y croire. Il ne faut pas non plus gommer l’écart entre deux moments très différents dans l’histoire : « Celui du texte biblique qui met en image, qui imaginarise… cette perte et qui en rend compte via un acteur – en l’occurrence Dieu – ; et celui de la science moderne qui a substitué à cet acteur un processus acéphale » (Lebrun). Voilà qui, pour l’exégète, ouvre la question de l’herméneutique, soit « faire parler » un texte dans un langage d’aujourd’hui des questions qu’il aborde dans son langage à lui. La démarche de l’exégète est donc double : déplier le texte biblique à l’aide des outils exégétiques appropriés et sa reprise à visée interprétative.
36Nous ne pouvons résumer le foisonnement de deux pensées qui se répondent et se relancent autour de thèmes majeurs : la perte, la séparation, la limitation de la jouissance, l’altérité, le féminin. Nous ne donnerons ici que quelques exemples choisis parmi tant d’autres.
37À la question « Comment occuper la place d’exception qui permet l’exercice d’un pouvoir légitime ? », J.-P. Lebrun répond par ce qu’il appelle le passage du « hors la loi dans la loi » au « dans la loi hors la loi ». Jusqu’à présent, celui qui énonçait la loi se situait d’abord en dehors d’elle. Aujourd’hui, qui occupe cette place est immédiatement suspecté d’abus de jouissance, ce pour quoi « on préférera de loin inviter à une gouvernance organisée seulement autour de critères dits scientifiques » (Lebrun). En contrepoint, A. Wénin souligne la manière dont l’Ancien Testament limite, sanctionne celui qui occupe cette place d’exception. Ainsi, Moïse n’entra pas dans la terre promise pour n’avoir pas respecté le commandement de Dieu (Dieu lui avait ordonné de parler au rocher en place de quoi il le frappa avec son bâton [Nb 22, 7-12]). La « loi du roi » (Dt 17, 15-20) prescrit à Israël : « Il ne devra pas posséder un grand nombre de chevaux… il ne devra pas non plus avoir un grand nombre de femmes… quant à l’argent et l’or, il ne devra pas en avoir trop ».
38La question de la transmission se joue en termes de bénédiction ou de malédiction prononcée par le père. Bien dire, mal dire, comme le souligne J.-P. Lebrun. L’épisode du manteau de Noé énonce la malédiction non de Cham mais de Canaan son fils. Le texte indique pudiquement la gravité du méfait puisque, selon A. Wénin, l’expression « voir la nudité d’un homme exprime le fait de coucher avec sa femme ». Trois générations sont concernées, ce qui rejoint la clinique analytique qui a mis en évidence qu’« au niveau de l’inconscient il faut trois générations pour que les fruits – qu’ils soient positifs ou négatifs – se transmettent » (Lebrun). Ce problème de la transmission se pose à chaque génération des patriarches : Abraham, Isaac, Jacob et ses fils. La jalousie de Sarah oblige Abraham à renvoyer Agar et Ismaël dans le désert. Isaac est privé de son frère aîné. N’est-ce pas pour cette raison qu’il préférera Esaü son fils aîné, chasseur des grands espaces comme son oncle Ismaël, tandis que Jacob sera le préféré de sa mère Rébecca, elle-même cadette ? « Les conditions de l’opposition entre les deux frères, Esaü et Jacob, sont pour ainsi dire mises en place avant même que les enfants naissent » (Wénin). Jacob, conseillé par Rébecca, vole par ruse la bénédiction de son père Isaac, alors qu’elle était destinée à Esaü, son préféré. La haine d’Esaü entraîne la fuite de Jacob. « Comme à la génération d’Isaac et Ismaël, les deux frères sont à nouveau séparés pour une affaire de jalousie et de malveillance » (Wénin). Voilà qui met bien en évidence les avatars de la transmission à condition de ne pas oublier la « carte du sujet lui-même » (Lebrun). Mais aujourd’hui notre croyance à l’autonomie du sujet ne risque-t-elle pas de faire perdre de vue la détermination qui se joue dans la transmission ?
39La question de l’altérité amène les deux auteurs à débattre autour de Gen 2 (deuxième récit de la création) et particulièrement le verset 23 : « Celle-ci, cette fois, est l’os de mes os et la chair de ma chair. À celle-ci sera crié ishâ femme – car de l’ish – homme – a été prise celle-ci ». Wénin avance trois constatations :
- l’homme ne s’interroge pas sur ce qui s’est passé durant sa torpeur. Il annule l’inconnaissance.
- Il considère ce qui lui a été enlevé comme à lui : ma chair, mes os. En ce sens, il refuse la perte.
- L’homme nomme la femme à partir de son nom (Ish, Isha). Mais le narrateur, lui, s’exprime autrement : la femme a été prise d’Adam (l’humain). Elle est donc ainsi un « côté » de l’humain.
40À l’altérité ainsi posée par le rédacteur de Gen 2, s’attache la nécessité de consentir à la séparation et au manque énoncé au verset 24 : « Sur quoi l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme et ils deviendront chair unique ».
41Ces dialogues, riches et passionnants, sont formulés avec une ouverture telle qu’elle appelle et suscite la réflexion du lecteur. Pour conclure, nous proposons deux remarques qui concernent essentiellement des points méthodologiques :
- Les commentaires d’A. Wénin s’attachent exclusivement à l’Ancien Testament et, dans celui-ci, essentiellement à la Genèse. Est-ce que ce choix est déterminé par son type d’interprétation anthropologique ? Mais choisir n’induit-il pas déjà une interprétation ? S’il commente admirablement le cri de joie d’Adam découvrant la femme, s’il insiste à juste titre sur la nécessaire altérité de l’un à l’autre, il aurait été intéressant qu’il donne son avis sur le fait que, pour Gen 2, Dieu (v. 18) et l’homme (v. 20) attendent de l’être à venir, du « vis-à-vis », et même si cela nous choque aujourd’hui, qu’il soit une « aide » (rétzer) pour l’homme ! Il aurait aussi été intéressant qu’il commente l’expression « chair unique » (v. 24) en l’articulant à la problématique de l’altérité. A. Wénin a un rapport au texte de type herméneutique. Il utilise, pour le faire parler, des grandes questions qui nous occupent aujourd’hui. Mais, est-il sûr que ce soit là la visée des textes bibliques ?
- Jusqu’à quel point peut-on justifier la convergence entre psychanalyse et théologie sur la question du réel ? La radicalité du réel lacanien, de l’impossible, de ce qui se « met en croix » me semble déborder très largement ce Dieu qui « échappe radicalement aux prises de l’humain » (p. 13). D’échapper à cette prise n’empêche pas que le Dieu de la Bible, Ancien Testament compris, est un Dieu qui se révèle, qui non seulement dit la vérité par la voix des prophètes, mais qui est vérité révélée en son fils, le verbe incarné de Jean 1. C’est dire que la place de S de A barré, loin d’être vide, déborde de révélations !
42Daniel Roquefort
L’empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime, Didier Fassin, Richard Rechtman Flammarion, 2007
43La question du traumatisme dans l’ouvrage de D. Fassin et R. Rechtman n’est pas abordée du point de vue de l’après-coup, du fantasme, de l’effroi, de la fixation, de la situation économique, de l’énergie pulsionnelle, de la libido du moi, du narcissisme… Autrement dit, ce n’est pas une interrogation « psychanalytique », déployée à partir des retrouvailles freudiennes, qui guide D. Fassin et R. Rechtman, mais une recherche « constructiviste », selon l’expression des auteurs, en raison de la mobilisation transdisciplinaire qu’implique leur enquête.
44L’individu et la société sont partie prenante dans l’affaire du traumatisme : plusieurs catégories y sont engagées (professionnels de la santé mentale, juges, magistrats, syndicats, fonctionnaires, etc.), et même chacun de nous – touché directement ou non par l’événement – y est confronté, qu’il s’agisse de traumatismes « de masse » (massacres, attentats, génocides) ou de traumatismes « singuliers » (violences, abus sexuels, etc.). Dans la clinique, on voit l’importance que prend l’Autre Social pour le sujet traumatisé : les réticences à l’aveu et au témoignage montrent dans quelle mesure cet Autre Social n’est pas prêt, dans beaucoup de cas, à reconnaître la condition de victime de celui qui a subi le traumatisme (pensons au viol et à d’autres violences, dont les victimes souvent n’osent pas porter plainte). Tout traumatisme mobilise la « restructuration des soubassements cognitifs et moraux de nos sociétés, mettant en jeu le rapport au malheur, à la mémoire, à la subjectivité », écrivent D. Fassin et R. Rechtman.
45L’enquête sur le traumatisme dans cet ouvrage relève d’un choix épistémologique différent de l’enquête « substantialiste ». Celle-ci opère soit selon un modèle psychanalytique « première manière », qui réduit le traumatisme à une trace inscrite dans l’inconscient [1], soit selon un modèle organiciste, qui cherche la trace matérielle du traumatisme dans le cerveau.
46Les auteurs parcourent et analysent les enjeux des traumatismes collectifs qui ont marqué largement notre époque, comme l’attentat du 11 septembre, l’explosion de l’usine azf à Toulouse et la situation des Palestiniens. Le traumatisme n’est pas seulement un « mal » qui doit être soigné, le traumatisme devient un concept autonome ; on entre d’emblée dans une politique de la réparation, du témoignage, et de la preuve : « le traumatisme n’est pas seulement l’origine d’une souffrance que l’on soigne, il est aussi une ressource grâce à laquelle on peut faire valoir un droit » écrivent les auteurs.
47L’investigation psychanalytique s’est déjà vue dans l’obligation de mettre en cause la notion de « névrose traumatique [2] ». Selon cette conception, le « traumatisme » est relativisé : il y aurait une prédisposition au traumatisme chez celui qui le subit, comme si l’événement traumatique était venu précipiter des conflits psychiques déjà présents chez le sujet ensuite traumatisé. Bien sûr, tout événement traumatique rencontre un sujet ayant une structure psychique particulière, mais cela n’empêche pas de relever la portée de l’événement en soi, ainsi que son rapport à une société qui devra accueillir, supporter et transformer le traumatisme, singulier ou collectif.
48Freud a mis en évidence la compulsion du sujet à répéter – dans les rêves, dans les actes, dans les symptômes, etc. – l’expérience traumatique, douloureuse et anéantissante. Le sujet répète dans la tentative de lier et abréagir le trauma, autrement dit, pour s’en débarrasser. Ce processus – inconscient, rappelons-le – n’est pas un rusé calcul du sujet, il n’y a aucun bénéfice conscient dans la répétition. C’est une certaine psychanalyse (très peu freudienne) qui a déplacé la question métapsychologique de Freud sur un plan empirique, et qui considère les réactions et les répétitions du sujet traumatisé comme une sorte de refuge dans les bénéfices secondaires, comme si une identification pathologique à la condition de victime suffisait pour abréagir le traumatisme subi, et comme si les avantages de cette condition étaient, en quelque sorte, prodigieux. Cette dérive des thèses freudiennes conduit à soupçonner la condition de victime : la personne non seulement est victime du traumatisme, mais en plus elle n’est pas écoutée, pas crue, quand elle parle des effets post-traumatiques.
49Bien que la classification du dsm paraisse simpliste quant à l’impact subjectif du trauma, c’est l’apparition d’une nouvelle entité clinique, le Posttraumatic stress disorder (ptsd) dans le dsm-III [3] qui permettra – soulignent les auteurs – de reconnaître tout sujet traumatisé comme « victime ». C’est la fin du soupçon : ce critère « affirme que n’importe quel individu normal peut souffrir des troubles décrits lorsqu’il est exposé à l’événement réputé traumatique. Par rapport à la névrose traumatique, le renversement est complet ». La personne traumatisée n’est plus à considérer comme un sujet fragile, on ne doit plus supposer un trauma à l’origine dont ce nouveau trauma viendrait ranimer l’expérience, et on ne s’interroge plus sur les bénéfices secondaires : « le diagnostic ouvre droit à une juste réparation » écrivent D. Fassin et R. Rechtman.
50C’est en examinant la psychiatrie humanitaire, la psychotraumatologie de l’exil, et la condition de l’asile pour les réfugiés politiques, que les auteurs montrent dans quelle mesure « le traumatisme est venu donner un sens inédit à notre expérience du temps. Il signe la trace à la fois psychique et métaphorique de ce qui est advenu : trace psychique que la névrose traumatique, jadis, et l’état de stress post-traumatique, maintenant, viennent attester, justifiant l’intervention de psychologues et des psychiatres ; trace métaphorique que les descendants d’esclaves ou d’indigènes, de victimes de massacres et de génocides invoquent dans leurs revendications, qu’elles se traduisent en demandes de législations ou réparations ».
51La vérité du psychisme ne se loge pas exclusivement dans le psychique, mais « dans l’économie morale des sociétés contemporaines » écrivent D. Fassin et R. Rechtman. Le « traumatisme » reste pour eux un « signifiant flottant », « produit d’un nouveau rapport au temps, à la mémoire, au deuil et à la dette, au malheur et aux malheureux ». C’est dans sa manière de s’inscrire dans ses déterminations multiples, dans une trajectoire à la fois personnelle et collective, que le traumatisme mérite d’être analysé, dans une visée à la fois théorique et clinique. Le mérite de ce livre est de réussir dans cette entreprise.
52Silvia Lippi
La loi de la mère, Geneviève Morel Anthropos, 2008
53Avec son titre provocant, La loi de la mère, Geneviève Morel nous convie à une analyse renouvelée de la clinique à partir du dernier Lacan. C’est là la difficulté de l’ouvrage mais qui fait son prix et son intérêt pour les psychanalystes : comment, avec le « dernier Lacan », c’est-à-dire celui de RSI et du sinthome, proposer une lecture de la clinique contemporaine à nouveaux frais ? Geneviève Morel nous propose donc une clinique borroméenne dans laquelle le Nom-du-Père est un nouage parmi d’autres pour le sujet moderne. Place est donc faite à la mère, ce premier Autre, et à la façon dont le sujet s’en sépare. Place est également faite, avec la notion d’ambiguïté sexuelle, comme concept opératoire, à une lecture psychanalytique des arrangements de la sexualité et de ses conséquences qui se veut plus en prise avec les pratiques sexuelles du temps. À ce titre, l’ouvrage recèle ainsi, selon l’auteur, un enjeu politique pour la psychanalyse.
54Son titre, La loi de la mère, on le doit à J. Lacan dans son séminaire Les formations de l’inconscient. Il y reviendra bien longtemps après dans son séminaire Les noms-du-père pour interroger cette spécificité de la loi maternelle et de ces équivoques à partir d’une fonction singulière de nomination. Sous-titré « essai sur le sinthome sexuel », l’ouvrage développe des propositions que l’auteur va chercher notamment dans le Séminaire sur Le Sinthome.
55C’est d’abord la notion d’équivoques imposées par la langue maternelle, cette obscure loi de la mère, à quoi le sujet a affaire. Ces « équivoques imposées » sont des paroles qui concernent le sujet. Prononcées par l’Autre, elles témoignent de son désir et de la jouissance qui le sous-tend. L’énoncé de ces équivoques toujours décisives, suppose une interprétation du sujet du fait de leur dimension équivoque. Qu’on les retrouve comme telles dans le récit du sujet ou qu’elles soient déduites par l’incidence qu’elles provoquent, ces paroles imposées sont, pour l’auteur, le creuset du symptôme futur. En effet, le sujet va s’en défendre par la constitution de son symptôme, à savoir l’interprétation de ces paroles, qui aura ainsi un effet séparateur d’avec le désir de la mère. À l’égal de Joyce, mais quelle que soit sa structure, le sujet pourra, avec l’aide ou non d’une analyse, de ce symptôme faire sinthome. « Coiffant », selon le propos de l’auteur à la suite de Lacan, le Nom-du-Père, le sinthome a donc désormais une vocation universelle, contrairement au nouage par le symptôme-père, difficile d’accès dans les perversions et irrecevable dans la clinique des psychoses. Le sinthome sexuel est donc un opérateur efficace de la clinique moderne qui, s’il ne supprime pas les constructions freudiennes puis lacaniennes antérieures, renouvelle, selon l’auteur, le champ de la clinique.
56C’est à un travail consistant et difficile que nous convie l’auteur puisqu’il s’agit de reprendre le périple freudien, puis lacanien de la construction du symptôme. La lecture ardue pour qui ne manierait pas le Lacan des années 1975 est cependant précise et rigoureuse. L’ouvrage aurait certainement gagné en légèreté par une écriture plus souple, mais il semble indéniable que l’auteur a sacrifié la forme sur l’autel du fond. La densité théorique du propos est toutefois bien éclairée par le recours à de multiples exposés cliniques.
57L’ouvrage est en effet abondamment illustré de cas que l’auteur va chercher dans sa clinique personnelle mais aussi dans la littérature et dans les récits de passe auxquelles elle a pu avoir accès. Elle nous propose ainsi dans un domaine que l’on pouvait penser saturé deux études très fouillées : l’une, de Joyce, reprend certaines intuitions de Lacan pour en faire des notions opératoires pour notre clinique. L’autre concerne Gide et ses masques. Geneviève Morel y montre de façon plutôt efficace comment Gide construit son sinthome contre la mortification qui s’imposait à lui du fait d’un singulier amour maternel.
58Du travail de Lacan sur Joyce, Geneviève Morel extrait la notion de « prolongement du symptôme ». Il s’agit au départ d’une remarque de Lacan portant sur la façon dont Lucia, la fille de Joyce, prolongeait avec sa schizophrénie le symptôme des paroles imposées, sur et contre lesquelles son père édifiait son œuvre. De cette idée de prolongement du symptôme, l’auteur fait un analyseur pour penser la filiation, la transmission et la sexuation. On doit à cette idée une conception fort originale de ce qui se transmet d’analyste en analyste par la cure et dont Geneviève Morel porte témoignage à partir d’une clinique de la passe qu’elle a eu à connaître.
59On l’aura compris, La loi de la mère procède à un véritable effort de pensée qui, tout en restant extrêmement fidèle au texte lacanien, propose une réflexion nouvelle, des thèses et des outils d’une vraie originalité. L’importance de l’ouvrage mais qui fait aussi sa difficulté est le programme implicite qu’il nous propose : il s’agit de battre en brèche une certaine acception de la doxa psychanalytique orientée par l’interprétation « au nom du père ».
60Nous serons d’accord avec l’auteur pour penser que ce « dogme paternel » dont il est souvent fait grief aux analystes résulte assurément d’une incompréhension de l’édifice théorique construit par Lacan. En tout cas, cette incompréhension produit des mésusages dont il est temps que les analystes dénoncent la portée s’ils veulent être à l’heure des enjeux de l’époque.
61Irène Foyentin
Transgressions - Bataille, Lacan, Silvia Lippi Erès, Toulouse, 2008
62Voilà un livre important en raison non seulement du sujet traité, la transgression, mais aussi par la manière dont il est présenté. Deux auteurs majeurs, que S. Lippi connaît admirablement, soutiennent, alimentent, travaillent la pensée de l’auteur, sa réflexion vive, riche, forte et toujours pertinente.
63La transgression débouche sur la jouissance. Mais jusqu’où cela peut-il mener ? La mort est-elle l’aboutissement ? Pour le Lacan des années 1960, la jouissance réclame un franchissement. Le sujet se refuse à être le phallus, il repousse la jouissance de l’Autre qui l’anéantirait. Le rejet (Ausstossung) est l’acte de naissance du sujet dont l’« être perdu » n’est autre que le phallus. « On est jeté dans le monde pour y être le phallus qui manque à l’Autre : le sujet dit “non”, mais il voudrait dire “oui”… cette simultanéité psychique l’aliène » (p. 22). Pour Bataille comme pour Lacan, la jouissance est une absence, ce pour quoi elle est impossible ou mortelle. La transgression est imaginaire et la jouissance fantasmée. Le fantasme permet ce débordement que l’auteur repère chez Mme Edwarda, une femme au désir sans limite. Mais quand la transgression se fait réelle, alors le sujet s’expose à la mort. Dans le petit roman de Bataille, Ma mère, une femme, dépassée par son désir pour son fils, en vient à se suicider. Le fils, lui, en continuant à vivre passe de la transgression à la trahison. Seul, le désir impur est vivable. « La trahison vient à la place d’un mortel dévouement inconditionné. Il n’y a pas de responsabilité éthique vis-à-vis du désir de l’Autre » (p. 25).
64À partir de 63, Loi et transgression ne sont plus en opposition pour Lacan. La loi du pervers rejoint la loi morale de Kant. Toute application de la loi va de pair avec une transgression. Le sujet est divisé par un double mouvement d’aliénation ou d’affranchissement de l’Autre. Le pervers, qui accorde désir et jouissance, devient un zélateur de la Loi de l’Autre. Il croit en la jouissance et en l’Autre. En ce sens, c’est un religieux. L’incorporation du père est consubstantielle de l’incorporation de la loi. Après la dévoration, le dégoût a valeur de punition. Chez Bataille, les scènes de l’Histoire de l’œil soulignent qu’horreur et jouissance marchent ensemble. Si le pervers est esclave de l’Autre, sa passivité, sa soumission constituent un acte. Mais parce qu’il ne va pas jusqu’au bout, sa jouissance reste incomplète, décevante. Les romans de Bataille, qui fourmillent de jouissances douloureuses, ratées montrent bien qu’« il n’y a pas de rapport sexuel ». « Le pervers sait qu’il doit renoncer à la jouissance, mais quand même, il y croit, et s’acharne à vouloir l’atteindre ».
65La transgression concerne la limite. « L’au-delà de la castration, le phallus, est encore la castration » (p. 39). Bataille vise l’au-delà de la jouissance sexuelle. Dans le fantasme, l’incestueux ne devient-il pas possible ? « (Je) me disposais, si… je touchais Réa, à ne plus rien voir en elle que l’accès, par un détour à ce qui, dans ma mère, était inaccessible pour moi » (p. 42). Le fantasme articule jouissance et interdit réunis par une torsion (celle de la bande de Moebius). La copule correspond à la transgression. Imaginaire dans le fantasme, quelles seraient les conséquences d’un franchissement réel ? Chez Bataille, certains personnages vont jusqu’à la mort (la mère ; Marie). L’érotisme s’arrête avant pour autant que le rapport sexuel suffit à donner une certaine idée de la mort.
66Trois chapitres importants par leur contenu théorique et clinique sont rassemblés sous le titre : « Une perte impossible mais inévitable ». Le sujet se constitue en se séparant de l’objet. Il sort d’un mouvement anéantissant pour entrer dans une dynamique symbolique. Mais, naturellement, s’ensuit une dette (ne pas être le phallus de l’Autre) avec la culpabilité qui l’accompagne. Face à la Loi de l’Autre, la dette est imaginaire, mais face à la petite loi, celle du père, elle est symbolique.
67Dépenser, gaspiller constituent une tentative pour solder la dette symbolique. Mais de l’autre côté, en raison de la culpabilité croissante, le sujet s’autodétruit pour l’Autre, il devient déchet, rien. L’auteur nous offre alors un développement passionnant sur la question de la transmission des biens. Tout héritage devient particulièrement encombrant quand l’Autre le charge de son amour. Le sujet peut soit garder l’amour de l’Autre avec ses biens, soit gaspiller en jouissant de la culpabilité qui l’accompagne. Le gaspillage est une révolte contre le père. Sans rapport avec la dette symbolique, il devient une fausse perte, une forme d’auto-érotisme. On trouvera ici des considérations très fines sur la clinique des alcooliques et des toxicomanes liées à la question du paiement. Dans tous les cas, c’est la souffrance qui montre que la dette symbolique a bien été remboursée.
68L’économie primitive, elle, n’entre pas dans le cadre de l’utilitarisme. Elle est dispendieuse, somptuaire, antiéconomique. Le don (potlatch) constitue un moyen de contester l’Autre, de s’en affranchir. Perdre est un pouvoir qui appelle la reconnaissance et le dédommagement. On peut ainsi comprendre qu’à l’arrivée cette perte devienne un gain. Ne perd-elle pas ainsi sa fonction ? S’ouvre alors une circularité qui vise à supprimer la dette à l’égard de l’Autre, sans jamais y parvenir.
69Pour Bataille, la perte pure est impossible (mais inéluctable) comme dans la pulsion qui cherche la jouissance sans jamais la trouver et qui se satisfait grâce à son échec. « L’objet a s’articule à la castration et, comme le don dans le potlatch, il correspond à une perte de jouissance » (p. 67). C’est pourquoi, perdre la jouissance veut dire la regagner sous la forme d’un reste (possible).
70Le même processus est décrit par Marx. La production de profit se transforme en plus-value (travail-profit). Mais, au bout du compte, personne ne jouit. Le lecteur tirera profit de la discussion qui va du Mehrwert au Mertlust. Ce que le capitaliste a produit c’est la souffrance du prolétaire, soit son symptôme par lequel il récupère un bout de jouissance. La perte pure est impossible. Le sujet préfère la « jouissance – bavarde » à la jouissance de l’Autre. Mais cette trahison le sauve en lui évitant de se réduire à rien « en tentant d’être tout pour l’Autre » (p. 71).
71La pulsion de mort est un travail d’attente qui recule le terme. Voilà qui modifie la conception de certaines maladies. Ainsi, le HIV est-il un excitateur et non un prédateur, « le corps jouissant d’un excès de vie brûle tous ses feux jusqu’à en mourir » (p. 74). La vie à l’état pur serait de l’ordre de l’excès, de la boursouflure, de la moisissure (cf. l’eczéma, le psoriasis). En conséquence, le phénomène psychosomatique n’est pas en lien avec le retour du refoulé. C’est un appel : il s’agit de provoquer et de remanier le sujet. « C’est la dimension économique de la pulsion (excès de libido) qui est en jeu dans la psychosomatique et non la dimension dynamique (le conflit des pulsions) comme c’est le cas pour le symptôme ». Dans le phénomène psychosomatique la lésion porte sur le corps réel. Le symptôme névrotique, lui, affecte le corps symbolique du sujet. La « déchirure » est le stigmate de l’impossibilité de perdre l’Autre. Le sujet lui fait don de la « partie ruinée de son corps ». C’est un point d’union-séparation qui suspend la relation d’objet pour une forme d’autoérotisme.
72Le phénomène autoérotique est aussi un simulacre de Nom-du-Père, une écriture de chair, un marquage des tissus. La plaie ouverte par le traumatisme de la maladie rejoint le traumatisme de la perte originaire, la rencontre manquée évoquée par Lacan.
73L’holophrase a fait perdre au langage une partie de sa fonction de barrage contre la jouissance et les mots coagulés prennent une valeur pulsionnelle traumatique. « Le sujet se défend avec son propre corps contre le réel déchaîné par le symbolique qui ne se noue plus avec l’imaginaire » (p. 84).
74Il faut absolument lire le chapitre « Rire de la jouissance et jouissance du rire ». On y trouve une excellente analyse du schéma de la lettre 52. Pour Bataille, le mystère du rire s’apparente au mystère de la beauté : « Ce qui dans le rire est caché doit le rester » (p. 101). Le rire est transgression et trahison. C’est un cas exemplaire de jouissance bavarde où langage et pulsion ont trouvé un accord. Le Witz est un « pas de sens » où le « pas » est à la fois négation et saut, transgression qui porte sur la pulsion et rebondit sur la pulsion. Le Witz réclame que l’autre « soit de la paroisse ». C’est ainsi que, selon Bataille, se produit une communication vraie, érotique. Dans le rire, le sujet perd son côté stupidement phallique. Le comique transgresse l’identification imaginaire. Le sujet peut rire de son impossible identification au phallus. De plus, l’humoriste qui perçoit l’inconsistance des préoccupations, des tourments du quotidien, s’en moque comme un père sourit de son enfant.
75Si Éros est comique dans ses stratégies, ses combines, et tragique dans son impossibilité à se satisfaire, il finit toujours par rencontrer l’angoisse, la perte. L’érotisme religieux du pervers est comique quand se révèle qu’il n’est rien. « Le rire nous met face à la castration » (p. 113). Est-il une forme atténuée de sacrifice comme le prétend Bataille ? Offre-t-il la possibilité de tuer le père, mais sans jouir de la mère ? L’adulte qui rit ne rejoue-t-il pas une part de la jouissance incestueuse avec la mère ? Toutes ces questions sont débattues avec beaucoup de pertinence par l’auteur. Le mot d’esprit est un dispositif de jouissance, un plus de jouir. Dans le rire, le langage se découvre « corps pulsionnel », soudaine prouesse du langage pour se transgresser lui-même.
76Dans le chapitre « Écritures transgressives », l’auteur présente la « symbolisation boiteuse » qu’est l’écriture inconsciente. Sa vérité ne se manifeste que dans l’erreur qui constitue la preuve de la rencontre (traumatique) avec le sexuel. La parole de l’orateur, capturée par le miroir, ne permet pas une jouissance transgressive. La parole écrite du poète, elle, n’est pas protégée par la signification. À travers l’écriture de l’inconscient, le langage porte un non-dit qui touche au corps réel, refoulé. L’écriture de l’inconscient a la structure du palimpseste. Mais le refoulé originaire n’est qu’un trou refoulé par le trauma effacé. La mise en ordre des signes s’effectue par le nouage paternel et correspond au refoulement secondaire. Le langage commence par une absence, puis viennent les traces mnésiques et enfin la structure du signifiant. Déliées, les lettres déclenchent le retour du refoulé et figurent le corps réel, le corps de la jouissance de l’Autre.
77S. Lippi nous offre ensuite un très beau commentaire de « un enfant est battu ». « Les coups et l’amour du père : ce binôme symbolise la mise en boucle de la mort et de la renaissance du père. Le père mort (le père symbolique) et le père vivant (le père réel) se rencontrent dans l’écriture paradoxale du fantasme et constituent la structure du désir, un désir bâti sur ces deux extrêmes » (p. 136).
78L’amour n’existe que lorsqu’il est soutenu par un acte violent qui annule le père, mais non pas son amour. Pour une fille, tout homme séduit et aimé marque l’abandon. Mais qui abandonne et qui est abandonné ? L’amour d’une femme est soutenu par un vide : l’amour du père, irrésolu et traumatique. Elle peut le rechercher sa vie durant, y compris de façon dégradante et même en s’en prenant à son nom. Dans le roman de Bataille, Le mort, une femme, Marie, n’est plus soutenue par le nœud paternel. Son corps se disperse, il ne tient plus et se réduit à de la chair fonctionnelle : dégradation, humiliation, maltraitance. L’écriture de Bataille y trace un bord, limite, comme le père. « La transgression n’est pas dans l’évocation des performances sexuelles, mais dans cette façon de montrer la douleur qui traverse l’être humain quand le fantasme qui unit les coups du père, son amour et sa mort, porte à la destitution subjective » (p. 144).
79Le regretté L. Israël se plaignait de ce que la masturbation restait un sujet tabou chez les psychanalystes. S. Lippi nous offre ici trois chapitres très remarquables sur cette question. L’auteur montre avec une grande clarté comment l’enfant passe d’une satisfaction hallucinatoire à une satisfaction physique, autoérotique. Le corps, traversé par les signifiants, impose sa loi qui, à la fois, interdit la jouissance incestueuse et impose la jouissance organique. La satisfaction du rêve passe aux zones érogènes. Mais, durant la phase autoérotique, le deuil n’est qu’apparent et la séparation loin d’être achevée. Le fantasme ne marche que sur un pied, celui de la jouissance. L’interdit est en train de se mettre en place. En ce sens, l’autoérotisme est bien un « simulacre » de Nom du Père.
80C’est par la masturbation que le sujet rejoint l’orgasme. Elle constitue une vraie séparation d’avec la mère. La représentation du désir vient du domaine objectal. C’est pourquoi le sujet se sent coupable. Le père est rival et sauveur. Et dans le fantasme, la soudure entre les deux propositions se présente sous la forme d’une cicatrice, la castration. Aussi, la satisfaction masturbatoire s’accompagne-t-elle d’angoisse. Les récits de masturbation abondent dans les récits de Bataille (notamment dans Histoire de l’œil), satisfaction solitaire, décevante, acharnée, que jamais Bataille n’a dénigrée.
81La masturbation est un acte de courage par lequel le sujet fait le deuil de l’Autre. Mais tout se complique quand la jouissance masturbatoire se mêle à l’amour. Le coït est une expérience complexe vécue entre menace et perspective de jouissance. Or, a et moins phi sont antinomiques et ne se rejoignent que dans le fantasme. Selon S. Lippi, seul un couplage homosexuel féminin permettrait qu’il y ait peut-être du rapport sexuel. Face à la contradiction inhérente au fantasme, le sujet peut rencontrer l’impuissance ou la frigidité. Mais il peut aussi faire retour sur son corps et préférer la jouissance masturbatoire. Où se révèle qu’« à la transgression n’est plus attribué le pouvoir imaginaire de passer le seuil » (p. 167). Dans tous les cas, comme le souligne Bataille, « la volupté est le lieu de la déception. Sans la déception épuisante… tu ne pourrais savoir que l’avidité de jouir est la dépossession de la mort » (p. 168).
82Pourquoi une femme peut-elle tuer son amant quand celui-ci déclare ouvertement son amour ? Est-ce là la seule façon de le faire « hiberner », de le conserver pour toujours ? demande l’auteur qui rapproche les deux figures du Dernier tango à Paris et de Paulina 1880. Pour ces deux femmes il n’est plus possible de réduire l’antinomie entre le nom et le sexe. « L’homme qui donne le phallus et l’homme qui donne le nom ne peuvent se réunir en une seule figure » (p. 174). Les derniers mots de Jeanne, après avoir commis le meurtre, sont : « Je ne l’ai jamais vu avant… c’est un étranger… je ne connais même pas son nom » (p. 175).
83Comment ne pas succomber à la « monstrueuse capture » qu’exerce le sacrifice ? Le sacrifice est bien autre chose qu’un échange avec le dieu et une identification à la victime. On cède au désir de l’Autre, faute d’avoir pu transgresser sa loi. Telles sont Paulina et Jeanne. En ce sens, leur sacrifice n’est pas une transgression mais un désir pur (p. 179). Le meurtre n’est pas accompli dans le fantasme mais dans le réel. Les sacrifices de Paulina et de Jeanne symbolisent le renoncement à toute forme de jouissance et, dans une certaine mesure, à la passion de la vie (p. 181).
84Dans l’amour, la femme doit assumer la position d’objet, mais aussi défendre son intimité subjective. Offrir son corps l’égare. L’homme, lui, se trouve confronté à un corps qui, à la fois, l’attire et provoque son désarroi. Pour aimer il faut lâcher le phallus. Libéré de l’emprise du narcissisme, le sujet peut jouir du manque. « Le terrain bouge, rien ne se fixe… danger, déséquilibre, crise et courage : c’est le lieu de l’ouvert – l’ouvert (das Offene) de Rilke, l’infini du désir » (p. 188).
85Les femmes de Bataille sont faibles, intelligentes, perverses. Elles fuient le plaisir fade, l’excès qu’elles provoquent ne leur fait pas peur, il va du trop vers le rien. Hélène, Charlotte d’Ingerville, Sainte s’abandonnent à leur destin où elles trouvent la cause de leur désir. Elles appellent la violence et l’humiliation, non un masochisme autodestructeur, mais une lutte pour survivre comme un au-delà du phallus. L’au-delà, c’est encore la castration.
86Pour Bataille, la vie mystique est une « métaphore morale » de la débauche sadique. Ce n’est pas l’avis de Lacan qui l’apparente à la jouissance féminine. La Sainte Thérèse du Bernin est-elle dans l’extase ou fait-elle semblant ? Y a-t-il une jouissance de la simulation ? La frigidité est une jouissance solitaire car le désir du sujet n’est pas emporté par celui de l’Autre mais seulement sa demande (de jouir). Dans la simulation, la femme peut devenir l’idéal d’une jouissance hors-limite. Jouir en ne jouissant pas lui permet de ne pas perdre le contrôle, de rester phallique.
87Selon Lacan, un homme est homme quand il désire et femme quand il aime. En amour, il jouit de sa propre passivité et de la perte du phallus. L’amour n’est pas un forçage, une effraction qui s’accomplit dans le va-et-vient entre la limite et son dépassement. « La transgression est le passage continu, constant, et pourtant inattendu entre un côté et l’autre du fantasme » (p. 209).
88Le lecteur lira avec grand intérêt le chapitre « Savoir “scientifique” et vérité “transgressive” ». Vérité comme cause et savoir comme effet. La vérité est sœur de la jouissance, soutient Lacan. D’autant plus que « L’objet a, c’est la vérité » (p. 224). Vérité que la science rend forclose dans son rapport au savoir, vérité transgressive, car liée au désir inconscient.
89Pourquoi les associations analytiques ressemblent-elles si souvent à des églises ? C’est que la transgression du savoir constitué prend valeur de meurtre du père. Ce qui se dévoile alors, ce n’est pas la jouissance mais la castration. Et les associations sont là pour « donner consistance au narcissisme estropié du sujet après le meurtre du père » (p. 226). On est à l’opposé du concept de « communauté élective » de Bataille. L’avancement du savoir et la transmission passent par l’erreur, l’expérience et l’invention et, bien entendu, la transgression. Lacan l’a assumée non sans en avoir payé le prix fort.
90Tout fait problème dans la psychanalyse, son statut, scientifique ou non, la transmission, la formation. La psychanalyse réclame le mouvement qui est infidélité mais empêche l’inceste. Avec le mouvement, il y a passage et donc aussi transgression. « Tromper le maître qu’on aime : dans la transgression, l’amour est contrarié. À l’amour succède ou se mêle une part d’infidélité… C’est l’infidélité à la psychanalyse qui sauve la psychanalyse » (p. 238).
91On peut remercier S. Lippi de ce livre magnifique qui touchera le lecteur au cœur et dans sa vie et le fera avancer dans sa clinique et sa pratique. Elle a parfaitement cerné en quoi le thème de la transgression à la fois rassemblait et distinguait Lacan et Bataille. Comment vivre l’expérience de la mort pendant la vie (Bataille) ? Comment jouir (Lacan) ? L’art, la névrose, l’érotisme sont des substituts ou des demi-réponses (p. 240). « La transgression est un jeu, elle représente pour Bataille l’imprévu, la seule possibilité de sortir du sérieux, du calcul, du travail aliénant. Et pour Lacan, la transgression est une astuce, un stratagème pour pouvoir jouir du fantasme : mais à condition d’admettre la castration, d’accepter une jouissance “bavarde” qui passe par le corps et le langage en même temps, une jouissance “insatisfaite”, prête à accepter l’oxymore » (p. 246).
92Daniel Roquefort
Passe, Un Père et Manque Richard Freymann érès, Toulouse, 2008. Numero Deus impare gaudet, « Le nombre impair plaît à Dieu » (Virgile, Eglogues, VIII, 75). Tu me rappelles ceux qui traduisent « Numero Deus impare gaudet » par : « Le numéro Deux se réjouit d’être impair », et qui trouvent qu’il a bien raison (André Gide, Paludes)
93Ce nouvel ouvrage de Richard Freymann, dont on a pu déjà apprécier, pour ne citer que ceux-là, Les parures de l’oralité, L’amer Amour, ou La naissance du désir, pour la plupart publiés dans la collection Hypothèses, qu’il dirige chez Arcanes-Erès, est la transcription sans retouches, semble-t-il, de sept conférences données à Strasbourg en l’an 2000, dans le cadre de la Bibliothèque de Recherche Freudienne et Lacanienne, cette « base institutionnelle de lancement » de la fedepsy, issue de la dissolution de l’École Freudienne de Paris. L’auteur définit lui-même ce lieu comme extra-muros, d’une qualité à laquelle il semble tenir comme à l’un de ses plus chers vœux d’enfance, sans pour autant se laisser leurrer par les mirages de cette extraterritorialité dont de nombreux psychanalystes ont fait un malentendu. Par une telle extraterritorialité en effet Lacan ne faisait que désigner la place d’auxiliaire, de « supplément d’âme », où la médecine dans son nouveau statut, purement scientifique et technique, tendait et tend encore à reléguer la psychanalyse, au même titre que toute discipline d’ordre psychologique.
94Au cours de ces conférences, dont l’ambition est de nouer « poésie théorique » et « fiction pratique », l’auteur tente d’exposer sa propre version lacanienne du père ou des pères, de son nom ou de ses noms. Ce qu’il propose est une lecture ou une interprétation de cette ultime interrogation de Lacan concernant ce qui peut faire tenir, hors névrose comme hors psychose, la structure du psychisme humain.
95On sera peut-être réservé sur la teneur, voire la rigueur, de la tenue théorique de la trilogie proposée et de ses articulations. En quoi la triangulation « Passe, impair/Un père et manque » peut-elle venir s’ajouter, telle une nouvelle topique, à la seconde topique freudienne et à la topique lacanienne des trois registres psychiques, Réel, Imaginaire, et Symbolique ? Le caractère « mégalomanique » que l’auteur lui-même reconnaît à cette hypothèse le dispensait-il de tenter de l’étayer, au lieu de se borner à une simple superposition analogique peu explicite ? Certes, cette autre analogie entre le jeu de la roulette et celui de l’inconscient, jeu de l’inconscient que l’on tenterait en analyse, est séduisante, et certainement opérante : Lacan n’a-t-il pas le premier fait jouer ses disciples à « pair et impair », à la suite de Dupin dans La lettre volée, pour leur faire toucher concrètement, du creux de leur main tenant les petites lettres d’un destin, la détermination implacable de la chaîne signifiante à laquelle le sujet est assujetti ? Mais l’on eût aimé que cette analogie fût quelque peu dépliée, et non seulement suggérée par simples touches et allusions. Admettons alors que l’auteur mette au travail son lecteur, le dissuade de toute passivité, et lui donne comme contre-modèle cette « bouche bée » avec laquelle Freud feignait d’écouter Fliess, et comme impératif celui avant tout de « deux oreilles attentives ». Au lecteur, donc, de tenter de dire ce qu’il a pu saisir. Ainsi, au jeu de la roulette, on peut miser sur « manque » (le dix-huit), comme si c’était un gain donc, tout comme en analyse on apprend à miser sur le manque pour pouvoir gagner quelque chose, perdre de son symptôme, par exemple, et de la jouissance maligne de celui-ci pour gagner en possibilité de liberté, de jouissance, de désir et de création ; on peut miser aussi sur « passe » et déjouer l’aporie, prendre l’obstacle de côté, trouver le moyen jusqu’alors inaperçu de sortir de l’impasse, de ce qu’on croyait être une impasse, ouvrir et passer à autre chose, outrepasser, passer outre ; on peut miser aussi sur le vingt qui ferait gagner peut-être plus encore – ou tout perdre. Le tout ou rien n’est-il pas à bannir en analyse, ou plutôt l’analyse n’apprend-elle pas son caractère de folie toute-puissante et stérile ? Ou encore : qu’est-ce qu’un acte, avec sa part irréductible d’alea jacta est dans un ensemble de déterminations soigneusement pesées – cela existe-t-il à la roulette, ne s’en remet-on pas plutôt follement au pur hasard, à la part inconnue de l’Autre, à son désir énigmatique tenant lieu du propre désir du sujet ? Et aussi : qu’est-ce que le hasard ? Un déterminisme enfin chiffré, du réel non inscriptible (mais qu’est-ce que le réel, cela va-t-il sans dire ?), ou du réel qu’une lettre inédite, un signifiant nouveau, intégrera, ajoutera au symbolique, « créant un nouveau rapport symbolique au monde » ? Telles sont les questions que Richard Freymann a le mérite de nous amener à nous poser.
96Que le père de la réalité ne soit jamais à la hauteur de sa fonction de père idéal, et que cela puisse être ravageur pour le sujet et faire de l’Œdipe une structure plus pathogène que normativante, c’est ce que Lacan avait depuis longtemps mis en valeur, notamment dans Le mythe individuel du névrosé. Il avait même souligné, dans D’une question préliminaire à tout traitement de la psychose, le caractère nocif et toxique de ces « tout-pères » qui prétendent adhérer à leur fonction, l’incarner sans faille et ne faire qu’un avec elle, sans écart : il y stigmatise ces pères à la Schreber « pilier(s) de la foi, parangons de l’intégrité ou de la dévotion, vertueux ou virtuoses, servants d’une œuvre de salut…, de legs ou de légalité, du pur, du pire ou de l’empire, tous idéaux qui ne (leur) offrent que trop d’occasions d’être en posture de démérite, d’insuffisance, voire de faute, et pour tout dire d’exclure le Nom-du-Père de sa position dans le signifiant ». Que le père se prenne pour le père est forclusif, donc, et fait obstruction à la transmission du symbolique. Dès cet écrit, Lacan introduisait en même temps que ce constat la nécessité du Un-père, père de la réalité forcément en dessous de sa tâche, non idéal, mais capable d’entendre et de répercuter l’appel du symbolique : un père capable d’avoir reçu lui-même d’un père le signifiant du Nom-du-père et d’en avoir entendu ou suscité l’appel chez la mère de son enfant et chez cet enfant lui-même, pour, à son tour, le transmettre. Ce Un-père donne ainsi sa version du père, en une père-version structurale, que Lacan rattachera plus tard au père réel et au crédit qui peut lui être fait (ou non) de jouir sans entrave de celle qui a joui de l’enfant, la mère, ce qui permet d’extraire l’enfant de cette jouissance qui le chosifie, et de décompléter l’un de l’autre.
97Pourquoi, alors, ne pas citer cette référence essentielle, directrice de tout ce travail ? Richard Freymann nous déclare dès le début ne plus savoir où il a trouvé tout cela : « En ce qui concerne le thème Passe, impair et manque, je ne savais plus si je l’avais trouvé chez Perrier, Lacan, Leclaire ou Safouan. D’où sortait cette expression ? J’ai laissé cheminer ces signifiants autour du sens que cela a produit ». Sans vouloir à toute force « rendre à César ce qui est à César », peut-on penser que la coquetterie ici se justifie, même si la dénégation est une façon indirecte de désigner la source ? L’auteur pense-t-il ne s’adresser qu’à des lecteurs suffisamment avertis ? Ou voudrait-il faire pair avec le père, là où le névrosé, selon lui, s’épuiserait à faire paire avec lui, se dévouerait à colmater son impuissance, versant tributaire de sa supposée toute-puissance ?
98Guidé par le principe d’associations d’idées, ou par celui d’un détournement à effet plus diluant que véritablement heuristique, l’auteur semble laisser au lecteur le soin de reconstituer le fil de sa pensée : ainsi, par exemple, doit-on comprendre, ou supposer, ou interpréter, que Un-père = impair parce qu’il tranche dans le deux maternel et y fait tiers, ou fait un pair parce que porteur du trait unaire, support de l’Idéal du moi, ainsi que l’indique un schéma où impair et Idéal du moi sont superposés, mis en équivalence – au lecteur, encore une fois, de détecter l’ironie, si ironie il y a. Ce lecteur n’y retrouvera pas toujours ses petits, à moins que de contorsions, et n’est pas Lacan qui veut, même à son corps défendant. Il en est de même pour la passe : elle est ici à toutes les sauces, depuis son acception courante comme terme de navigation jusqu’à celle d’une « passe sexuelle, génitale », qui se produirait dans l’identification primaire et qui risquerait de faire retour dans le réel – identification par une incorporation trop réelle, non médiatisée par le signifiant ? Cependant, bien que l’auteur critique à très juste titre certaines modalités de la passe institutionnelle où il s’agissait « d’avoir lu tout-Lacan pour lui réciter ce qu’il avait écrit », on ne trouve aucun questionnement serré de ce qu’est la passe en analyse : le seul fait de pluraliser le terme, ou de lui accoler l’article indéfini, se fait en lui-même révélateur de cette lecture quelque peu édulcorante.
99De telles scories sont un peu dommageables par rapport aux qualités de fond de l’ensemble. Ainsi, concernant le statut de l’analyste dans la société, l’auteur me semble soutenir une position des plus justes : l’analyse n’a pas à être ce luxe élitiste, hors-société, d’un gnôthi seauton approfondi ou d’un accès privilégié à la sublimation, même si elle est intrinsèquement subversive, antinomique, par la « mise à plat du phallus » qu’elle produit, avec le principe social lui-même, qui reste, lui, à dominante phallogocentrique. En constante torsion entre le dedans et le dehors, essentiellement en position de crête, de limite, de façon moebienne, c’est-à-dire associant la coupure et la continuité, bien plutôt que se retirant dans un en-dehors d’extraterritorialité ou d’isolement superbe, la psychanalyse vise essentiellement à changer, à remanier la structure psychique en quelques points : à créer un autre rapport à l’autre, au travail que l’on fait, à l’amour, à la jouissance, à l’idéologie. La véritable passe est là : pouvoir opérer ce changement, et en témoigner. Cela ne se confond pas nécessairement avec le passage à l’analyste. Mais c’est un passage au désir et à la faculté d’écouter l’autre, d’analyser, quel que soit le domaine où l’on a pu trouver sa façon d’« aimer et de travailler ».
100On ne trouvera donc pas dans cet ouvrage de nouveaux concepts à proprement parler, mais une mise en regard – un nouage nouveau – de concepts déjà existants, stimulante en ce qu’elle laisse toujours un peu le lecteur sur sa faim. On suivra, avec un intérêt toujours accompagné de questionnement, des excursus théoriques, des lectures ou relectures (le Goethe de Poésie et vérité à partir de l’hypothèse d’un « quart-élément », figure médiatrice de l’Œdipe, ancêtre du « quatrième rond », déjà posé par Lacan dans le Mythe individuel du névrosé, la Lettre à son père de Kafka, cette quintessence du martyre paternel selon l’ultra-névrosé, dans laquelle cependant il faudrait attribuer plus clairement au père que fait parler le fils, à la fin de la lettre, les propos qui lui reviennent, en vertu de cette prosopopée, à propos du mariage de son fils, ou encore le pathétique Un père, puzzle, de Sibylle Lacan). On appréciera plus encore toute une typologie clinique dont l’art est d’inscrire la prise du singulier dans l’universel, l’invariant de la structure dans le particulier du symptôme. Pour ces véritables inventions typologiques, l’auteur a risqué des nominations ou des titres spécifiques qui sont autant de créations, comme Schématype, Rapport Sexuel, Mecness, Tirésias. Mais ce qui contribue encore à l’inventivité théorico-clinique proprement dite, qui fait de ce travail un remarquable acte de transmission, une « passe » constante, moebienne, entre théorie et clinique, entre parole et écoute, entre texte et lecteur, ce qui fait toute la saveur et l’originalité de cet ouvrage, ce sont les trouvailles lexicologiques qui le nourrissent, ces inventions stylistiques, ces néologismes, tout ce travail de « lalangue », ce réel d’une langue donnée en son réservoir d’équivoques, d’homophonies et de mots d’esprit potentiels, qui est ici à l’œuvre. Les variations holorimes placées en liminaire, qui font jouer l’homophonie à la manière d’un des « Mille milliards de poèmes » de Raymond Queneau, donnent la mesure de ce qui n’est pas ici que jeu de langue oulipien, mais véritable « passe », en ses intermittences, de l’inconscient.
101Brigitte Lalvée
Développements de la clinique de Winnicott. Avatars des régressions et masochisme féminin, Jean-Pierre Lehmann Erès, Toulouse, 2008
102« Il est plénitude dont je suis pleine » écrit Marguerite Poreté [4] à la fin du xiiie siècle. Cette magnifique citation, que nous trouvons dans ce deuxième livre de Jean-Pierre Lehmann sur la clinique de Winnicott, aurait pu être mise en exergue de la première partie de son livre, consacrée à l’exposition d’une vicissitude clinique informant les quatre sections suivantes. Ce qui toutefois n’aurait pas manqué de poser le problème de la différence de rapport entre l’amour porté à un objet impérissable, car immatériel et transcendant (Dieu), et celui adressé à un objet voué à la finitude (l’analyste). Mais justement, que se passe-t-il lorsqu’on revendique que seule la plénitude de l’Autre est capable de nous combler ?
103L’histoire est celle d’Isabelle, femme de 35 ans, qui, après une analyse et différentes thérapies, atterrit auprès de Carmen, psychothérapeute. Avec cette dernière, elle plonge en une régression profonde et sent « pour la première fois la possibilité de crier et… [de construire] le mot maman » (p. 15), ce qui n’est pas sans conséquence, aussi bien dans son rapport à la thérapeute que dans sa relation à ses propres enfants. Le lien se tisse alors entre les deux femmes de plus en plus fort et Isabelle va voir Carmen jusqu’à une fois par jour. Malheureusement, Carmen est loin d’avoir l’expérience nécessaire, et surtout n’est pas suffisamment analysée elle-même, pour tenir un cadre dans une relation qui devient chaque jour plus complexe. Autrement dit, « Carmen a été aux prises avec Isabelle sans avoir pu réussir à “conserver un regard analytique sur elles” [5] » (p. 72). Du jour au lendemain, elle met fin à la « thérapie » en refusant toute explication. Isabelle en est « anéantie » : vivre, non pas sans la thérapeute, mais sans Carmen, est de l’ordre de l’impossible.
104Le livre se construit ainsi autour des quatre grands axes qui surgissent de cette histoire : la passion amoureuse, le masochisme féminin, l’expérience mystique et la manière dont la « féminité vient aux filles ». Quatre grands axes que l’auteur, les liant l’un à l’autre, organise davantage en cascade plutôt que de les maintenir sur des plans séparés quoique parallèles. Ainsi, pour ce qui est de la passion amoureuse – deuxième chapitre du livre, mais premier chapitre théorique –, J.-P. Lehmann considère qu’« il est manifeste que même si elles ne consentaient à se l’avouer que sous les espèces d’une relation de mère à fille et de fille à mère, s’était agie entre Carmen et Isabelle, une passion amoureuse » (p. 77). Passion amoureuse, certes, qui ne s’avoue et ne se vit qu’au travers d’une double entrave : la régression au premier objet d’amour, régression massive entraînant une dépendance extrême, et un transfert violent encouragé par la position d’une psychothérapeute incapable de le manier avec adresse, car inapte à faire la différence entre amour et transfert.
105De même, c’est bien parce que l’histoire d’Isabelle et Carmen est celle d’une passion amoureuse sous le couvert d’une relation « mère – fille » et « fille – mère », que la notion de masochisme prend ici tout son essor. Entre autres considérations, l’auteur cite en effet Florence Guignard qui, s’appuyant à son tour sur Freud et Winnicott, propose un masochisme inhérent non pas tant à la femme qu’à la mère [6] : sorte de bande de Möbius, reprend J.-P. Lehmann une page plus loin, où la féminité disparaîtrait lorsque apparaîtrait le masochisme primaire (p. 134).
106C’est à partir du statut complexe du masochisme que l’auteur nous amène à nous interroger sur l’expérience mystique. Effectivement, cela ne serait pas sans nous surprendre – n’avait-il pas déjà interrogé la passion amoureuse ? Pourquoi vouloir introduire une solution de continuité ? Pourquoi interposer le masochisme entre ces deux thèmes ? –, si J.-P. Lehmann ne soulignait pas comment « la jouissance de l’union » ne fût « jamais séparée des douleurs et des souffrances » (p. 161), et qu’il ne clôturait son chapitre en pointant « cette traversée des discours tentant de relater quelque chose de l’expérience mystique de ces femmes, laisse bien apparaître, à travers leur différence, quelques traits constants. Ainsi, en est-il de la conjonction toujours affirmée de la souffrance et de la jouissance. À ce titre, nous aurions bien pu insérer déjà ce chapitre dans celui consacré aux passions amoureuses. Mais un autre trait est tout autant présent : celui du rien et de l’anéantissement [7], qu’il se traduise en termes modérés, ou en ceux de réduction à l’état abject de déchet, de pourriture. Ce qui ne peut manquer de nous ramener du côté du masochisme » (p. 166-167). Et de la mélancolie également. Mais là n’est pas directement le propos de l’auteur. Anéantissement, voire réduction à l’état de déchet, marquent alors le passage, au travers du masochisme, de la passion amoureuse à l’expérience mystique. Isabelle se dit d’ailleurs anéantie par la brusque séparation que lui inflige Carmen au bout de trois ans de « cure ».
107La dernière partie de ce travail est entièrement centrée sur la problématique de la féminité. Comme pour les autres grands axes abordés dans cet ouvrage, l’approche proposée permet deux lectures : une lecture autonome – rendant compte du point de vue de l’auteur sur l’argument, notamment par le choix, toujours très large, des textes de référence cités – et une autre idéalement orientée vers les vicissitudes d’Isabelle. Grâce à l’accès très ample que nous propose J.-P. Lehmann, le lecteur peut sans peine se rendre pleinement compte de la position irrecevable qu’est celle de Carmen, pseudo thérapeute en manque d’analyse personnelle et de culture psychanalytique. Prise au piège de sa toute puissance – celle du thérapeute qu’elle croit être –, capturée par l’illusion du « devenir » mère, exaltée par les sentiments qu’elle voit éclore chez sa patiente, Carmen se lance dans une idéalisation sans limite de la figure maternelle. Elle veut en effet incarner – voilà son leurre et son incapacité à manier correctement le transfert – la mère, voire, et c’est bien pire, la Mère. Substitution d’une mère vraisemblablement inadéquate par une autre en mal de toute puissance : « Je suis toujours ta maman », lui dira-t-elle, un deuxième temps après le rejet, après une séparation d’autant plus brutale qu’elle avait été sans appel, ni explication. En nous proposant son parcours de la féminité, l’auteur insiste sur l’inévitable haine qui siège au cœur des rapports entre mère et fille : haine de la fille pour la mère, au gré non seulement de l’Œdipe mais de la transmission du féminin ; et inversement, haine de la mère pour la fille. Haine que Carmen n’était pas, et dans les deux sens, capable d’assumer.
108Je l’ai dit, de la première partie dépendent les quatre autres. Et la première partie est constituée par le récit de l’histoire d’Isabelle avec Carmen, histoire qui surgit avec force au travers de l’exposition du suivi de la cure. Néanmoins, et c’est le risque pris par l’auteur qui nous livre un récit passionnant sur soixante-seize pages, il ne faut pas tomber dans le piège, portés comme nous le sommes par son écriture, de cantonner la théorie aux parties suivantes. Il est surtout un sous-chapitre où J.-P. Lehmann s’interroge sur « cette entité clinique quelque peu désuète de la psychiatrie française » (p. 60) qui répond au nom de « folie à deux ». Tout en en soulignant la portée excessive – « folie à deux, c’est peut-être, en la circonstance, un bien gros mot » –, l’auteur s’y réfère néanmoins en citant un article récent de Nicolas Dissez, qui reprend le flambeau de Legrand du Saulle (1871), puis de Lasègue et Falret (1877), de Régis (1880), de Gaétan de Clérambault et, enfin, de Lacan qui en avait parlé à plusieurs reprises, dont la dernière dans Le Séminaire III, « Les Psychoses » de 1957-1958. Folie à deux dont la caractéristique est bien celle qui produit la disparition subjective d’un des deux protagonistes « qui en vient à quitter tout lieu psychique qui lui était propre, pour être littéralement aspiré par l’Autre [8] ». Aspiré par l’Autre et content de l’être, car, au plus profond du sujet « aspiré », il n’y a aucun élan vers une connaissance de soi, vers le désir d’autonomie qui engendre la séparation, mais bien plutôt la soif impérieuse d’une « servitude volontaire » apte à soulager le sujet « de sa propre division, c’est-à-dire à s’abolir comme tel [9] ».
109Pour Isabelle, la régression profonde, le leurre de compenser son histoire insatisfaisante de fille par une autre qui la comblerait, lui octroyant la possibilité de vivre ce qui avait été à tout jamais perdu ; l’illusion, au fond, que tout cela puisse advenir « en vrai », sans passer par la symbolisation que Carmen était inapte à produire, prise comme elle était dans son propre leurre de vivre elle-même ce dont elle avait été privée – « elle avait senti que Carmen vivait à travers elle des choses qui n’appartenaient qu’à Carmen » (p. 41) –, voilà autant de facteurs qui avaient donné le change au fantasme : celui d’atteindre le bonheur, si Carmen s’en remettait à elle.
110« Plénitude », masochisme et féminité sont, tout le long du livre, interrogés au travers de la position dépressive chère à Winnicott qui constitue ainsi le droit fil de lecture permettant au lecteur de s’orienter dans la profusion de textes que J.-P. Lehmann met à sa disposition. Généreusement.
111Orsola Barberis
La preuve par la parole. Essai sur la causalité en psychanalyse, Roland Gori Erès, Toulouse, 2008
112Dans cette nouvelle édition augmentée de La preuve par la parole. Essais sur la causalité en psychanalyse, Roland Gori prolonge sa contribution à la théorie psychanalytique de l’acte de la parole, dix ans après sa première édition. L’auteur aborde les conditions de validité épistémologique de la psychanalyse tout en interrogeant les formes spécifiques de sa scientificité.
113Pour Roland Gori, une rhétorique de la propagande, qui favorise les dispositifs de normalisation à partir de son paradigme de « naturalisation » du fait humain, anime le retour au combat d’une idéologie qui, dans sa passion mystique, cherche à démentir la valeur de la parole comme preuve. Le sujet de l’inconscient, celui de la passion du mythe, de la mise en question subjective, et de la recherche incessante de réponses aux énigmes de l’existence, est progressivement évincé par un « Homo economicus » qui est censé se réduire à la stature d’une machine performante et bien dressée, tout en sacrifiant ce qui en lui est le plus intime. Le modèle d’homme moderne imposé par notre « civilisation médico-économique », qui prône l’individu comportemental, tente d’écraser le sujet de l’inconscient, en destituant la valeur de la parole qui le fonde.
114Dans cet état de fait, de quelle manière la psychanalyse peut-elle se réclamer comme ayant un statut de scientificité sans pour autant sacrifier sa spécificité ? Faudrait-il supposer que la prétention de scientificité de la psychanalyse a une limite imposée par le transfert ou bien est-ce le transfert lui-même qui donne à la psychanalyse une possibilité de faire preuve de son action ?
115Pour l’auteur, une épistémologie de la psychanalyse doit toujours viser à « la reconnaissance de la parole comme preuve, dès lors qu’elle s’inscrit dans le déterminisme opérationnel du transfert ».
116Ainsi, la première partie de cet ouvrage est consacrée à la démonstration de la manière dont une connaissance – par ses nécessités internes et par le jeu intersubjectif qui la sous-tend – tend à se transformer en rhétorique de la persuasion par la nostalgie d’un Autre absolu, rhétorique qui, comme nous pouvons le constater aujourd’hui, cherche de plus en plus à instaurer une dictature de l’homogénéisation des individus. Une deuxième partie est consacrée à démontrer les opérations logiques par le biais desquels cette transmutation de la connaissance se réalise.
117Une fine lecture du concept de transfert, depuis son introduction par Freud, permet à l’auteur d’établir les fondements critiques par lesquels une mise en question de la théorie de la connaissance est possible. Puisque savoir est se souvenir, la complaisance linguistique propre à l’analyse des formations de l’inconscient marque le rythme du rapport du sujet aux signifiants de la vérité qui est la sienne, que celle-ci soit scientifique ou non.
118Dans la configuration de l’objet de la découverte scientifique, il s’opère un mouvement « d’arrachement » à la saisie immédiate et formelle des choses pour créer la spécificité de l’objet. Les concepts s’inscrivent dans un cadre rationnel, tout en se séparant de leur signification commune. Selon Roland Gori, cette transmutation de valeurs et de formes propres au discours scientifique est analogue à celle que l’on retrouve dans l’expérience de l’inconscient freudien. « Le matériel signifiant, qu’il soit phonématique, hiéroglyphique, etc., est constitué de formes qui sont déchues de leur sens propre et reprises dans une organisation nouvelle à travers laquelle un sens autre trouve à s’exprimer ». Pour l’auteur, ceci correspond, à proprement parler, à la définition de l’Übertragung proposée par Freud.
119Freud arrache à la langue le mot transfert, pour configurer autour de lui le bord nécessaire à la compréhension des processus intersubjectifs et intrapsychiques. « Ainsi, le mot transfert, en même temps qu’il donne l’objet psychanalytique, en tant qu’objet d’une expérience possible et de sa doctrine, appartient intégralement au phénomène qu’il crée et par lequel il est créé ».
120Tout comme la connaissance scientifique, la psychanalyse crée son propre objet par la technique issue du dispositif conceptuel qui le fait apparaître comme un « objet d’une expérience possible » ; c’est l’évidence freudienne qui instaure les fondements d’une épistémologie de la psychanalyse.
121Lacan, pour sa part, ne cesse d’attirer la pratique analytique vers le champ de l’éthique. Pour l’auteur, éthique et épistémologie, loin de se disjoindre, se rejoignent dans l’espace analytique. Selon Roland Gori, la parade à ces deux idéalismes, du positivisme freudien et de l’hégélianisme lacanien, « relève d’un strict opérationalisme méthodologique lequel fonde la construction de l’espace analytique, de la situation analytique, conçue comme un espace artificieux ». L’analyste se voit dans la nécessité de répondre aux exigences d’une épistémologie et d’une étique qui buttent à la mise en œuvre de sa méthodologie ou bien, peut définir son action comme la mise en acte d’une « heuristique dans la pratique », laquelle, en tant qu’art de la retrouvaille, trace le chemin de la découverte.
122Selon l’auteur, l’idéal d’exactitude que prônent les techno-sciences actuelles ne peut pas être considéré comme un modèle absolu de la Science. Le concept de science doit être dialectisé, « nous nous devons de dénoncer l’illusion selon laquelle la science moderne constitue la forme progressiste et la plus achevée de la Science », car les notions épistémologiques qui la définissent, loi, vérité, vérification, réalité, expérience produisent une réduction de sa richesse sémantique originaire, de son amphibologie, au bénéfice d’une signification univoque qui fait de l’objet scientifique une « hypothèse méthodologique, une théorie du réel sommée à comparaître dans le champ de l’instrumentation technique ». La science devient, selon les mots de Bachelard, « une phénoménotechnique ».
123Pour Roland Gori cette dialectisation du modèle scientifique s’avère nécessaire car l’objet de la science est incompatible avec la structure d’un sujet divisé, ce paradigme niant farouchement l’objet de la psychanalyse.
124L’obsession de scientificité propre à notre époque supporte mal la dépendance de l’humain aux faits de parole et de langage. Pour la rationalité scientifique, la vérité du langage ne suffit pas à faire preuve car celle-ci rappelle à chacun que la cause n’est qu’un fait de « décision » purement subjectif. Cet idéal de certitude, si cher à l’épistémologie poppérienne, cherche à s’imposer pour répudier la valeur du langage à révéler la vérité.
125Cette « mauvaise foi de l’idéal scientiste » entraîne, pour Roland Gori, un déni de la preuve par la parole, preuve qui, « non seulement fonde et légitime l’heuristique du psychanalyste, mais encore renvoie tout un chacun à sa relation à la paternité et à ce que celle-ci doit au truchement du signifiant ».
126Tout au long de son ouvrage, Roland Gori tente un décloisonnement du logos ayant comme appui un opérationalisme méthodologique, invitant le lecteur à penser autrement les rapports de la psychanalyse au discours scientifique, et les rapports du discours scientifique à la vérité.
127« Cette nécessité de décloisonner le logos, de le dérégler, s’impose pour ne pas le maintenir confiné aux catégories, par trop irrespirables, de la tradition scientiste héritée du xixe siècle opposant esprit et nature, littérature et mathématiques, mythes et concepts ».
128Francisco Rengifo
Notes
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[1]
Ce modèle psychanalytique constitue plutôt une dérive de la conception freudienne du traumatisme. Rappelons que Freud, déjà dans ses Études sur l’hystérie, tient compte également du foyer interne comme du foyer externe du traumatisme.
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[2]
Précisons, toutefois, que le terme de « névrose » ici est à entendre dans le sens d’une perturbation, d’un trouble, et non d’une structure, et encore moins d’une catégorie figée.
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[3]
Troisième version de la classification des maladies mentales publiée par l’Association américaine de psychiatrie.
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[4]
M. Poreté, Le miroir des âmes anéanties, avant 1310, date de sa mort. Citée par l’auteur page 161. Cette phrase est extraite d’une citation, plus longue : « Il est et je ne suis pas. Plus rien ne m’importe que ce qu’il veut, que ce qu’il vaut. Il est… », etc. Comme le dit Jean-Pierre Lehmann, Marguerite Poreté est une mystique, mise au rang des hérétiques et brûlée comme telle sur le bûcher.
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[5]
C’est moi qui souligne. J.-P. Lehmann fait référence dans ce paragraphe à un article de H. Searles de 1979, qu’il analyse longuement. Cf. H. Searles, Mon expérience des états-limites, Paris, Gallimard, 1994.
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[6]
F. Guignard, Épître à l’objet, Paris, puf, 1997. Citée par l’auteur p. 133.
-
[7]
C’est moi qui souligne.
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[8]
N. Dissez, « La folie à deux, un épisode délirant expérimental ? », Journal français de psychiatrie, Toulouse, érès, 1er mars 2004. Texte présenté aux Journées du jfp sur « Les épisodes délirants », à Grenoble, les 29 et 30 novembre 2003.
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[9]
Ibid.