Couverture de CLA_015

Article de revue

C. et les roses brodées, d'une scène à l'autre. Dialogue autour de l'atelier « Extravagance »

Pages 61 à 69

1Yannick Oury-Pulliero : En 2004, tu as proposé la création des costumes du « Songe d’une nuit d’été », pièce jouée à la clinique de La Borde cette année-là. Traditionnellement, tous les ans, l’atelier théâtre présente le travail des pensionnaires lors d’une représentation le 15 août. Il t’a semblé nécessaire de poursuivre ce travail de réalisation de costumes au-delà des limites de l’atelier théâtre. L’atelier « Extravagance » s’est donc développé autour de cette exigence ; en effet, il aurait été dommage d’interrompre les liens transférentiels tissés lors de ce premier travail avec les pensionnaires. Parmi les différents patients qui ont fréquenté régulièrement l’atelier, tu as choisi de parler en particulier de C., jeune femme de 35 ans, schizophrène, hospitalisée depuis quelques années.

2Gilles Marais : Pour C., venir à l’atelier « Extravagance » prolongeait un travail sur le vêtement commencé quelques années plus tôt avec Sylvie, une monitrice de la clinique. En quelque sorte, j’ai pris le « relais », notion importante dans le travail que nous menons au quotidien. Les vêtements, pour C., sont essentiels. Chaque jour, chaque heure, elle s’invente de nouvelles tenues, « extravagantes ». Ainsi parée, elle traverse, telle une princesse, altière, les différents lieux de la clinique, apparition « théâtrale » et muette. Mais on a l’impression qu’une enveloppe la met à distance d’une « appréhension » d’elle-même. Une apparition, mais pas son corps.

3Y. O. P. : Cette enveloppe entre elle et elle-même, et elle et les autres, c’est ce qui va être directement touché par l’élaboration du travail psychique permis par sa fréquentation régulière de l’atelier.

4G. M. : Exactement, et c’est elle-même qui le dira bien plus tard : comment ce travail lui avait permis d’élaborer quelque chose verbalement tout en retrouvant une certaine limite de son corps.

5Y. O. P. : L’atelier aurait une fonction contenante, en dehors de ce qu’on y fabrique mais du fait de la régularité de ses jours d’ouverture, des travaux en cours laissés sur place et de la permanence de ta présence et des autres moniteurs, Marie-Emmanuelle et Anne-Marie, animant l’atelier.

6G. M. : L’atelier ouvrait, les personnes avaient leur place, leur ouvrage en cours était laissé en l’état, même s’ils ne venaient pas pour des raisons que je n’ai jamais demandées. Pour C., la notion de travail est très importante. Elle dit : « Je viens travailler et cela me rend heureuse. » J’avais le sentiment que dans cet espace le délire n’interférait pas.

7Y. O. P. : On ne peut pas s’empêcher de penser combien ce que tu viens de décrire est comparable à un dispositif de travail analytique classique, à savoir un lieu, une heure de séance, que l’on vienne, que l’on ne vienne pas, l’espace et le temps pour la personne lui sont réservés.

8G. M. : Oui, de même que le « travail » se fait en dehors. Je donne très peu de directions de travail. Je n’impose pas, je dirige plutôt. Les gens disent que je suis le chef d’orchestre de cette polyphonie. Ce qui est marquant, quand on anime un atelier pendant un certain temps, c’est l’allongement du temps de présence. Plus il est court, plus il est lié à une agitation. Plus il est long, plus une forme de calme, de quiétude s’installe : l’ouvrage s’en ressent, il est plus régulier, on gagne du terrain sur l’espace délirant qui même disparaît (dixit les malades). Dans l’exécution de ses travaux, C. était en permanence dans l’impossibilité d’arrêter un point de couture, de faire un nœud. Je la mettais en garde car son ouvrage risquait de se défaire et tout le travail de « restauration » associé.

9Y. O. P. : On peut comparer cet ouvrage de C. à un texte sans ponctuation.

10G. M. : Voilà, c’était comme quelque chose qui se défaisait en elle. Et c’était une véritable angoisse, elle l’a manifestée. C. a une imagination débordante, une rapidité étonnante entre l’émergence de l’idée et sa réalisation. Il y a comme une simultanéité. En cela, elle rejoint les créateurs hors du champ psychiatrique. C’est cet aspect visionnaire non délirant qui permet qu’une construction se réalise et ne devienne pas envahissante puisqu’il y a possibilité de dépossession une fois achevée. En effet, plus le travail de création de C. avançait, plus ses tenues personnelles se simplifiaient devenant plus strictes, plus sobres. L’extravagance restait sur le mannequin de l’atelier.

11Y. O. P. : Il y aurait donc « fabrication » du corps dans ce travail ?

12G. M. : Oui, reconstruction du corps.

13Y. O. P. : Ou construction ! On ne sait jamais dans ces pathologies quelle catastrophe a eu lieu ! Quelque chose d’effondré, tout est à faire !

14G. M. : Ce qui n’a pas existé n’existera jamais ; l’atelier tient lieu de structure manquante.

15Y. O. P. : Tu disais qu’elle ne délirait plus dans l’atelier. Cependant, on sait bien que, de façon positive, le délire permet que cela tienne, qu’il tient lieu de structure, qu’il faut rester très prudent face au délire psychotique, et que le supprimer peut provoquer une décompensation gravissime.

16G. M. : Quand elle n’a pas d’objet sur lequel s’appuyer, elle demande des médicaments.

17Elle avait cette apparence excentrique qui fascinait tout le monde mais qui n’était pas si agréable pour elle. À partir du moment où ses oripeaux sont restés sur le mannequin, elle s’est réappropriée une image. Elle a même dit : « Je m’habille sobrement maintenant parce que j’en ai marre du regard des autres. » Cela me semble très important. Mais cette parole est apparue après quatre ans de présence dans l’atelier.

18Y. O. P. : À ce propos, il me semble que la question du temps dans ce type de travail est fondamentale. Prendre son temps, avoir du temps. C’est d’ailleurs aujourd’hui tout le problème avec le nouveau principe des séjours courts en psychiatrie.

19G. M. : En travaillant à La Borde, et ce depuis 1976, même avec les interruptions, j’ai appris qu’il fallait énormément de temps. Après une longue fréquentation, C. a pu commencer à élaborer verbalement quelque chose autour de sa présence dans l’atelier. L’été dernier, le 15 août, une exposition des travaux de l’atelier réalisés par les patients, a été présentée. À l’occasion de cette journée de théâtre et des différentes expositions proposées, les parents de C. sont venus rendre visite à leur fille. Parmi les objets exposés, un carré de soie brodé de roses sur lequel C. avait passé beaucoup de temps – quelque fois, jusqu’à cinq heures dans la journée – attire l’attention de son père qui dit : « Quelle merveille d’équilibre, qui a fait cela ? » Quand je lui réponds que c’est sa fille, le quatuor que nous formions, père, mère, fille et moi a été traversé d’un silence fait d’une intense émotion. En effet, tout le monde a bien entendu que le père trouvait de l’équilibre chez sa fille.

20Y. O. P. : Pour elle, c’est une restitution !

21G. M. : Oui, le travail a porté ses fruits. Tu as permis que quelque chose se reconstitue. Cela m’a fait penser à Gisela Pankow, à Françoise Dolto… L’atelier est plutôt libre, mais il y a beaucoup de rigueur. Les plus « grands fous » qui le fréquentent te sont gré de cette rigueur et ils te le manifestent. Le temps se définit entre nous. C. me demande souvent :

22« On s’arrête là ? ».

23« C’est comme vous voulez, C. »

24« Alors, je peux continuer ? »

25« Oui »

26« Je peux aussi arrêter ? »

27Y. O. P. : Étant donné que tu ne travailles pas seulement à l’atelier mais aussi dans les infirmeries et les chambres, comment C. réagissait-elle à ta présence dans un autre espace ?

28G. M. : C’est toute la question de la polyvalence à La Borde qui est posée là. Cela angoissait C. que je puisse faire sa chambre. J’ai donc essayé de m’y trouver le moins possible. Elle vivait cela comme une intrusion. Malgré tout, quelquefois c’est elle qui m’a demandé de l’aider à faire sa chambre. Et j’ai respecté cela.

29Au bout de quatre ans, alors que je traversais le parc de La Borde, elle me dit : « Gilles, quand vous apparaissez, je réussis. » Je me permets de renverser la phrase : « Je réussis, donc j’apparais ! » On parle toujours d’émergence, les personnes viennent dans l’atelier en disant qu’ils ne savent rien faire, je leur dis que cela n’a aucune importance, de venir quand même, que c’est ouvert, qu’ils sont toujours les bienvenus. On a vu des malades comme O. ou G. exécuter des ouvrages splendides alors qu’ils n’en n’avaient pas même l’idée. Pour C., c’était un peu différent, plutôt une forme de réussite en lien à quelque chose qui lui appartenait déjà, la couture.

30Y. O. P. : Tout ce que tu dis là est de l’ordre du transfert, des greffes de transfert au sens de Gisela Pankow.

31G. M. : Très souvent, C. me regardait dans l’atelier, elle m’observait beaucoup et disait : « Vous n’êtes pas inquiet pour moi ? » Je répondais : « Non, non, pas du tout. » Là, elle souriait et se remettait au travail. Dans la trajectoire de la chambre à l’atelier situé dans un bâtiment au fond du parc et son retour à sa chambre, quelquefois elle me téléphonait car elle désirait s’expliquer sur une attitude qu’elle avait eue, ce qu’elle avait ressenti et vécu. Je l’écoutais, un cheminement se faisait dans sa tête dans l’entre-deux.

32Y. O. P. : On voit bien là l’importance de la liberté de circulation dans la psychothérapie institutionnelle comme étant un principe fondamental, essentiel.

33G. M. : Il y a eu pour C. une réelle mise en forme, un équilibre, l’architecture du vêtement, lui permettant l’accès à sa propre construction. À un moment donné, elle a désiré se coudre une robe à base de rideaux blancs qu’elle avait brodés. Je lui ai suggéré de la réaliser de manière traditionnelle en prenant ses mesures, tour de poitrine, de taille et de hanches. Une fois terminée, elle s’est exclamée : « C’est la plus belle robe que j’ai jamais faite ! » Je ne lui ai surtout pas dit que ce n’était pas celle que je préférais ! En effet, elle a pu visualiser, réaliser que, pour pouvoir porter sa robe, il fallait qu’elle soit à ses mesures. Bien sûr, je n’ai pas insisté, je n’ai rien dit de plus, elle nous a montré le chemin de son évolution. Les moniteurs du secteur de soins dont sa chambre dépend ont bien repéré cette évolution, ce changement. On n’a pas fait de groupe de contrôle, mais comme c’est un lieu de vie il y a une circulation des informations, il y a la chambre, l’infirmerie, les rendez-vous avec le psychiatre, la vie quotidienne avec les activités du club thérapeutique.

34Y. O. P. : Plus que des groupes de contrôle, cela fonctionne à La Borde avec ce que l’on appelle les « constellations », c’est-à-dire le regroupement des personnes qui sont en lien avec le patient dans la clinique, à quelque titre que ce soit, et que le fait de pouvoir échanger ensemble permet qu’une fonction de contrôle au sens analytique s’établisse.

35G. M. : Dernièrement, C. brodait un tissu rouge. Je regarde minutieusement son travail. Elle me demande ce que j’en pense. Je lui réponds : « Vraiment c’est magnifique ! » Cela la rassure de dire que c’est beau. Mais je me penche sur son travail et lui dis : « Vous avez remarqué que je ne vous parle pas de quelque chose ? » Elle me sourit et me répond : « Oui, maintenant j’arrête mes points ! »

36Y. O. P. : C’est cela qui est vraiment magnifique.

37G. M. : Cet événement a eu lieu en décembre dernier, j’ai pensé : c’est extraordinaire, ce n’était pas calculé, c’est elle qui a élaboré tout cela. C. a rajouté : « Alors, à partir de janvier, peut-être je peux moins faire “Extravagance” et aller jouer dans une pièce en participant à l’atelier théâtre. » J’ai répondu : « Mais oui, bien sûr. »

38Y. O. P. : Oui, c’est-à-dire monter sur scène et quelle scène ! Comme le rappelle Gisela Pankow, le traitement des psychoses exige des moyens permettant de rassembler ce qui est épars – en bribes et morceaux, disait Jacques Schotte. La dissociation schizophrénique est un trouble profond des limites, de l’espace. Corps et espace sont dissociés. L’atelier serait un « outil » parmi d’autres permettant ce travail de rassemblement donnant accès à un certain rythme. Jean Oury définit la psychose comme étant un trouble gravissime du rythme, une dysrythmie liée à une défaillance du narcissisme originaire, un trouble du rythme vital situé dans une zone qu’il qualifie de « hors temps ». Une fois cette entreprise de rassemblement amorcée, ce qui représente un travail considérable pour le patient psychotique, le temps peut apparaître. Autrement dit, l’accès à sa propre histoire peut être envisagé. En quelque sorte, la personne peut passer d’un espace-temps à l’autre. Gisela Pankow souligne bien cet aspect, insistant sur le fait que travailler d’emblée sur son histoire sans tenir compte de l’espace avec le patient psychotique est une conduite à éviter car ayant pour conséquences de le dissocier davantage.

39G. M. : Oui, car cette façon de me dire : « J’ai arrêté mon point », c’était aussi exprimer sa capacité de passer à autre chose.

40Y. O. P. : Faire des phrases, mettre de la ponctuation dans son texte intérieur ! Passer d’un espace à l’autre, c’est accéder à une fantasmatisation possible, ce qui fait défaut dans la psychose. Cet accès au fantasme se ferait donc par une forme d’acting-out demandant à être interprété sur une certaine scène, et, comme le précise Lacan, ces deux formes – fantasme et acting-out – procèdent d’une structure semblable, c’est-à-dire l’articulation du sujet de l’inconscient avec l’objet « a » cause du désir.

41G. M. : Tout le monde à la clinique a remarqué qu’elle avait changé le jour où elle a pris la parole avec une certaine éloquence au comité d’accueil qui se tient chaque vendredi après-midi au grand salon, sorte d’assemblée générale hebdomadaire composée du personnel et des patients. Cela n’a pas échappé à Jean Oury qui m’a dit : « C’est nécessaire que vous reveniez, pour elle c’est important, on peut estimer que c’est très luxueux mais c’est la moindre des choses ! »

42Le vrai luxe ce sont les moments d’apaisement, pas le flamboiement des vêtements.

43Y. O. P. : Déambuler dans ses vêtements excentriques, c’était aussi un non-mouvement. Cela la figeait dans un rôle qui fascinait les autres, c’était son « corps en apparition ». « Corps en apparition » comme le définit Zutt, psychiatre phénoménologue allemand de Francfort, pour qui la manière de se présenter corporellement traduit une mise en forme particulière, une Gestaltung qui met en relief les troubles vitaux au niveau du rythme. Gisela Pankow parle même de trouble de l’incarnation en rapport avec « l’identification primordiale ».

44G. M. : Yves Saint-Laurent disait que le couturier intervient pour masquer quelque chose au moment où l’image du corps se détériore, alors que la vraie beauté, c’est le corps nu. La voix humaine est de l’ordre de l’intime. On dirait que C. a retrouvé une sorte d’intimité par la réappropriation de son corps à travers quelque chose de très extérieur qui peut même paraître superficiel.

45Y. O. P. : Cela a été pour toi une belle expérience, cet atelier ?

46G. M. : Oui, mais pour mener à bien ce travail, il est indispensable que je continue mon métier d’acteur, de metteur en scène et de costumier. Le travail à La Borde m’a permis de modifier mon rapport au groupe, surtout quand j’interviens dans un atelier classique au théâtre. J’adapte mon travail aux personnes sans exiger d’elles ce qu’elles ne pourraient faire, ce qui les inhibe. Les ouvrières costumières aiment bien travailler avec moi. Je ne suis pas un créateur qui fait tout défaire, et ce qu’on apprend à La Borde me sert dans tous les domaines : être sur scène, diriger, savoir faire la distinction, comme dit Jean Oury, entre rôle, statut et fonction.

47Y. O. P. : À travers ce témoignage, ton travail à l’atelier, il me semble que les principes de base de la pratique de la psychothérapie institutionnelle sont particulièrement bien éclairés. La liberté de circulation, la garantie de disposer réellement de temps, l’échange permanent entre collègues au sujet des patients permettent d’établir un champ où le transfert multiréférenciel nécessaire au traitement des psychoses peut s’élaborer.

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