Notes
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[1]
Voir mon rapport exposé lors de l’assemblée générale de la Fédération des Sociétés de Croix Marine d’Aide à la Santé mentale d’octobre 1959 à Paris (paru en 1960).
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[2]
Vous pouvez lire la discussion sur la thèse de Poncin dans Le bulletin technique du personnel soignant de l’hôpital de Saint-Alban.
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[3]
Voir, entre autres, J. Kristeva, La révolution du langage poétique, Paris, Le Seuil, 1974, et Christiane Chauviré, Pierce et la signification. Introduction à la logique du vague, Paris, puf, 1995.
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[4]
Cf. M. Blanchot, L’amitié, Paris, Gallimard, 1971 et Pierre Charpentrat, Le mirage baroque, Paris, Éd. de Minuit, 1967.
1... Il y a la « parole vide » et la « parole pleine ». C’est Lacan qui avait inventé ces termes-là. Dans le premier numéro du Bulletin du personnel inter-clinique – il n’y a eu que trois numéros en quarante ans – paru en avril 1957, entre La Borde et La Chesnaie, il y avait un texte de Félix Guattari : « Le scaj ou éloge de la parole vide. » Avoir constamment une parole pleine, ce serait presque inaudible ! J’essaie peut-être ici d’avoir une « parole pleine » mais j’espère qu’il y a un peu de parole vide. C’est ce qui donne de l’étoffe, un support. La parole vide est nécessaire pour qu’il puisse y avoir un minimum de ce qu’on peut appeler l’emballage.
2Ce sont des réflexions qu’il faudrait reprendre bien plus en détail. En particulier, à propos du « contexte ». Dans un écrit de Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, un chapitre traite du connotatif – variations sur les théorisations du linguiste Louis Hjelmslev. Je pense à lui parce que je parlais de Félix Guattari, qui avait été plus ou moins séduit, à un moment, par Hjelmslev. Roland Barthes propose une formule du « contexte »… Dans l’organisation – c’est un mauvais mot – d’une structure comme La Borde, bien qu’elle soit malmenée, on a affaire avec ce qu’on appelle « l’ambiance ». L’ambiance, c’est un terme ancien que j’avais élaboré plus ou moins dans un texte de 1957, l’année du premier Congrès international de Zurich sur les schizophrénies. Ambiance, ça veut bien dire ce que ça veut dire. Mais, plus tard, je me suis lassé d’employer ce terme, « ambiance », et je l’ai remplacé pour un temps par « les entours ». J’avais trouvé cela dans une thèse de la faculté de Nanterre sur Le roman de la rose, dans laquelle l’auteur parlait des « entours ». Ça me semble plus poétique que l’ambiance. Enfin, c’était pour changer un peu. Qu’en est-il des entours ? Dans un milieu comme La Borde, parler de l’ambiance, ou des entours, évoque la notion de contexte. Le contexte, c’est une variation, une complexification autour de la formule du « signe » (l’articulation entre le signifiant et le signifié : le signifié sur le signifiant. Lacan renverse la formule, à juste titre : le signifiant sur le signifié. Et ça donne quelque chose de l’ordre du signe et de la signification). J’avais pensé, il y a très longtemps, pour décrire ce qu’on appelle le contexte, m’appuyer un peu sur Roland Barthes. Il disait que, en fin de compte, ce qui peut faire fonction d’une sorte de signifiant, c’est le signe : d’où le « signe » sur le « signifié ». Il ne faut pas se laisser fasciner par le « signifiant » ! Par exemple, au point de vue du langage habituel, tout ceci est pris dans un ensemble qui fait que le contexte est une sorte d’étoffe tissée à partir de signes qui ont valeur de signifiants. Ce serait intéressant de savoir à quel niveau on travaille ici. L’originalité, c’est de dire qu’en fin de compte ce qu’on appelle l’ambiance, les entours, c’est tissé de contexte au sens de Roland Barthes. Ça n’exclut pas, bien au contraire, la proposition de Victor von Weizsäcker sur l’Ungang, traduit par Jacques Schotte par « commerce », c’est-à-dire : faire le tour des problèmes dans une dimension « encyclo-pédique ». S’il n’y a pas cela, et souvent il n’y a pas cela, dans un hôpital où il n’y a aucune occupation, avec des cellules, de la contention, etc., le contexte tombe à zéro. Tout notre travail serait donc de travailler sur le contexte. C’est bien ce que j’avais appelé, en 1957, « l’ambiance ». Ceci pour souligner que le travail de La Borde, la première démarche – ce qui est souvent malmené – c’est justement de créer quelque chose où il y a de l’ambiance. Dit comme cela, ça peut sembler banal, quelconque. C’est une façon de donner des bases à ce que j’avais appelé, bien avant 1957, la « pathoplastie », terme de phénoménologie que l’on retrouve chez Kronfeld et chez Birnbaum. La « disposition » – c’est un des termes que Heidegger choisit pour traduire la Stimmung –, la Stimmung, la pathoplastie, il y a, du fait même de la contexture de l’ambiance, des entours, des effets pathoplastiques. C’est une des premières démarches de ce qui s’est fait à Saint-Alban-sur-Limagnole, quand François Tosquelles y est arrivé par hasard, après l’Espagne, en janvier 1940. Il s’agissait de modifier l’ambiance de l’hôpital. Il y avait des espaces fermés : quartiers d’agités, quartiers de gâteux… Il s’appuyait, entre autres, sur des réflexions telles que celles articulées dans un texte d’un psychiatre allemand, Hermann Simon (conférences en 1927, pendant la république de Weimar). H. Simon montrait que pour soigner les malades « il faut soigner l’hôpital », notion combien évidente et méconnue à la fois. Soigner l’hôpital, pas simplement les gens qui travaillent à l’hôpital. Bien sûr, si un directeur est sadique, phobique, paranoïaque, tout s’en ressent. On aura beau amener des techniques de pointe, de la psychanalyse de groupe ou autres, on n’aboutira pas à grand-chose. Mais il y a une pathologie qui est entretenue par la structure de l’ensemble hospitalier, par les habitudes, les préjugés… C’est dans ce sens-là que F. Tosquelles disait qu’en psychiatrie on est en retard de plus de cent ans sur la médecine ou la chirurgie : on n’a pas encore inventé l’asepsie. C’est une découverte primordiale, qui a mis longtemps à se mettre en place, après 1850, à l’Université de Vienne, les « grands professeurs » de l’université trouvant pathologique, phobique, l’insistance du jeune assistant, Ignace Semmelweis, qui montrait que la courbe de complications gravissimes, allant jusqu’à la mort, des femmes en couche était en relation avec le fait de ne pas se laver les mains entre les salles de dissection et les salles de soins. Ceci est bien expliqué, en 1924, dans la thèse de médecine de Ferdinand Céline. La résistance du corps constitué de l’université à la découverte de Semmelweis dura presque une vingtaine d’années. Les préjugés sont lourds : c’est Dieu qui veut que la femme accouche dans la souffrance et qu’éventuellement elle en meurt ! Heureusement, parallèlement, il y a eu les découvertes de Pasteur. Tout ceci a permis le développement de la chirurgie et de la médecine. C’est un progrès considérable. C’est en tenant compte de ce constat que François Tosquelles affirmait qu’en psychiatrie on n’en est pas encore là : on n’a pas inventé l’asepsie. Suivant la disposition, la Stimmung, de l’hôpital, si les gens restent inoccupés, sans aucune prise de responsabilité, s’ils sont attachés, en cellules…, cela crée une pathologie réactionnelle, artificielle, qui masque le profil réel de chaque malade. Tout change quand on donne à chacun un degré de liberté, d’initiative, de responsabilité même. C’est en responsabilisant les gens qu’on arrive à modifier l’ambiance, aussi bien les infirmiers, les psychologues que les malades eux-mêmes. Et par quels moyens ? En reprenant l’idée du « Club », en particulier à partir de structures extrahospitalières, comme, par exemple, les clubs sociothérapeutiques créés en Angleterre sous l’impulsion de Bierer. Il y a eu donc l’élaboration collective, à l’intérieur de l’hôpital, d’un Club qui a permis le partage des responsabilités, aussi bien à partir des malades les plus réfractaires que des gens encore plus réfractaires que les malades réfractaires qui sont les gens de l’administration. C’est donc pour cela qu’a été inventée la notion de « club thérapeutique ». Il ne faut pas oublier le mot « thérapeutique » parce que cette fonction de club est devenue tout à fait autre chose actuellement [1].
3On s’aperçoit, en effet, qu’en responsabilisant les gens avec des moyens concrets, tels qu’une certaine liberté de circulation, donnant la possibilité de se rencontrer – ce qui implique un espace, un club, des échanges matériels élémentaires, des conversations (même délirantes) –, il y a un début de mobilisation d’investissements économico-affectifs variés. Une fois ceci développé, on pouvait envisager d’autres animations : théâtre, concerts… C’est sur ce fond-là qu’il y a possibilité d’envisager la mise en acte de ce qu’on appelle depuis le début du siècle dernier opendoor. Qu’on puisse sortir un peu de l’hôpital pour voir ce qui se passe ailleurs ! Tout ceci peut modifier quelque chose de l’ordre de la « disposition », de la Stimmung. Et, en même temps, il devient possible de souligner que ce qui est en question, c’est de travailler, comprendre qu’il y a une quantité de dispositions matérielles, et forcément d’interrelations entre les personnes, avec partage des responsabilités, ce qui modifie les « forteresses » pathologiques. La « fonction d’accueil » en fait partie, bien sûr. C’est elle qui tient compte des responsabilités, des initiatives, des groupes et des sous-groupes. Tout ceci peut devenir d’une très grande complexité. D’où le travail de modification du milieu social par les clubs, et, plus tard, en juillet 1953, par ce que Tosquelles a appelé les « Comités hospitaliers ».
4Tout cela est pratiquement balayé par les structures actuelles de ce qu’on appelle « la psychiatrie » en général. Bien sûr, il y a des positions tout à fait opposées et opposantes. D’autant plus qu’il y a eu l’invention de ce qu’on a appelé les neuroleptiques. C’est intéressant les neuroleptiques ! À l’époque de la mise en place du club thérapeutique, il n’y avait pas de neuroleptiques. En revanche, il y avait la possibilité de « responsabiliser » les gens sans tenir compte de leur diplôme, de leur statut officiel, etc. Puis vinrent les neuroleptiques. Ce fut un énorme progrès. Presque aussi important que l’invention du feu !
5C’est une grande découverte, le feu ! Mais tout dépend de l’usage qui en est en fait. Notre ami Henri Laborit, qui était chirurgien, dût, pendant la guerre, dans les années 1940, opérer des blessés qui avaient des fractures du crâne ; on ne pouvait guère les opérer, car quand on touche cette zone cérébrale, ça saigne tellement qu’on n’y voit plus rien. Il pratiqua alors l’hibernation, faisant tomber la température à 37-36-35° – mais pas en dessous de 30°, quand même –, en se servant d’une nouvelle molécule : la chlorpromazine. Il se rendit compte que des types qui étaient un peu bizarres, avant d’être blessés, allaient beaucoup mieux après : ils n’étaient plus délirants, etc. Il prouva que l’amélioration n’était pas directement en relation avec l’opération – qui aurait joué alors le rôle d’une sorte de leucotomie –, mais qu’elle était due à l’action de la chlorpromazine. Il a donc publié ses résultats. Et son travail a été exploité, en particulier par un groupe de psychiatres de l’hôpital Sainte-Anne, à Paris. La chlorpromazine est devenue le Largactil. Il est vrai que c’est un traitement remarquable… à condition, comme tout traitement, de savoir le doser ! Je me souviens du « Congrès du Largactil », en octobre 1955, à Sainte-Anne. La plupart des praticiens prescrivaient alors des doses importantes, pensant que ce produit ne pouvait être efficace que s’il y avait des effets secondaires – ces doses déclenchent des syndromes pseudo-parkinsoniens ! Parmi les intervenants, P.-C. Racamier, qui était psychiatre à Prémontré, disait que tout ceci n’était pas sérieux et qu’il avait constaté une efficacité extraordinaire avec des doses relativement minimes. Mais il n’a pas été écouté. On a continué d’augmenter les doses à tel point qu’il n’était plus besoin de réflexions sur la pathoplastie, les clubs, l’ambiance. On pouvait soigner les gens indépendamment des conditions mêmes d’hospitalisation. Il suffit de donner des gouttes de Largactil ! Et il n’y aura plus d’agitation. Et c’est vrai. Il n’y a plus d’agitation. Mais, en revanche, des hôpitaux se sont transformés en dortoirs, 24 heures sur 24. On n’entendait plus de bruit. À tel point que le Docteur Paul Balvet – qui avait travaillé à Saint-Alban, puis était revenu à Lyon – proposa, en 1960, d’organiser une journée sur la passivité pour mettre en question cette dérive. Mais cela n’y changea rien, ça n’a rien changé. On continue les grosses doses ! C’était une grande découverte, mais, comme le feu, tout dépend de la façon dont on l’emploie.
6De même, après le Largactil, Roland Kuhn, ami de Jacques Schotte, successeur de Binswanger, à Münsterlingen, en Suisse, a découvert un des premiers antidépresseurs, d’une efficacité remarquable à condition, là aussi, de bien l’utiliser : l’imipramine, le futur Tofranil. Tout ceci pour souligner que nous ne sommes pas « contre les psychotropes »… On entend tellement de balivernes, telles que : « Comment ! Vous dites que vous faites de la psychothérapie institutionnelle et vous employez des médicaments ? » Le nombre d’âneries qu’on peut entendre ! Il y a de quoi en remplir des charrettes !
7Je me souviens d’une suite de discussions, dans les années 1966-1967, avec tout notre groupe : Félix, Torrubia, etc. chez Jo Manenti. Nous nous réunissions le mardi soir avec un chercheur des laboratoires Specia à Lyon. Il nous demandait : « Comment pourrais-je doser l’efficacité des médicaments ? » Il trouvait que les conditions actuelles (rats, souris, etc., ce ne sont pas des hommes) étaient sources d’erreurs. Il soulignait les expériences d’évaluation dans les hôpitaux. On peut en citer au moins deux. À ce moment-là, des amis travaillaient à l’hôpital de Prémontré, comme Horace Torrubia. Ce qui était devenu célèbre dans l’histoire locale, c’est que plus on augmentait les doses et moins les malades allaient bien. De même – il y avait une porcherie dans l’hôpital –, le verrat ne « fonctionnait » plus. Il n’avait plus de « libido ». On s’aperçut, en suivant le mode de distribution des médicaments, que de grandes quantités de médicaments finissaient dans les poubelles. On sait bien que les cochons apprécient les poubelles. Et les rats également bouffaient ce qu’il y avait dans les poubelles, les médicaments, les neuroleptiques, etc. Il y a beaucoup d’autres exemples comme ça. En voici un autre qui souligne l’importance des relations entre les médecins, les infirmiers, les internes, la direction, les distributeurs de médicaments, etc. Quand Horace Torrubia est arrivé à Fleury-les-Aubrais, les infirmiers l’ont « testé ». « Qu’est-ce que c’est que ce type qui arrive là, un nouveau médecin ? » Ils lui ont confié un malade très difficile. Heureusement, il s’en est bien débrouillé. Il avait dit aux infirmiers : « Il faut donner 50 gouttes de Largactil à ce malade. » Or, il s’est aperçu qu’il y avait deux sortes de pipettes, l’une à grosses gouttes, l’autre à petites gouttes, et que, selon qu’il était bien vu ou pas par les infirmiers, selon la qualité de relations qu’ils entretenaient avec le médecin, pour la même prescription, ils employaient, suivant leur humeur, l’un ou l’autre de ces compte-gouttes. Ceci pour souligner la difficulté du bon usage des médicaments dans une collectivité.
8J’en reviens au chercheur de chez Sepcia, pour qui nous avions fait un résumé. J’avais écrit à titre de présentation : « justification ». Je soulignais que dans l’efficacité d’un médicament, il y a beaucoup de paramètres, entre autres, l’ambiance. Mais comment la mettre en équation ? Je lui donnais comme exemple la variabilité de la dose d’insuline nécessaire pour provoquer un coma dans la « cure de Sakel », suivant l’ambiance.
9Si on fait « l’insuline » dans un milieu feutré, calme, et qu’on réunit régulièrement les patients pour mener une conversation plus ou moins didactique en rapport avec la cure (pourquoi l’insuline ? habituellement c’est pour le diabète, alors que là…), on constate que l’on fait baisser le quantum d’angoisse et en même temps la dose nécessaire pour obtenir le coma (par exemple, 80 unités au lieu de 160). Je lui avais dit que, dans ses paramètres d’estimation de l’efficacité des drogues, il devrait inclure « le stade du miroir » ! C’est-à-dire les relations des gens entre eux. Mais, ensuite, nous nous sommes séparés et rien n’a changé ! Ceci n’est qu’un aspect de ce qui est à discuter à propos de la distribution des médicaments. Bien sûr, cela demanderait une réflexion plus précise… Tout ceci fait partie de la « pathoplastie ». Il ne s’agit pas simplement de responsabiliser les gens, de multiplier les « sorties », ou bien, faire du théâtre, ou tenir un bar, une bibliothèque, etc. À l’hôpital de Saint-Alban, Claude Poncin a écrit sa thèse (suivant les recherches linguistiques de Jean Gagnepain) sur ce qu’il avait appelé les « situèmes [2] ». Cela fait partie de la complexion pathoplastique. Suivant la façon dont s’organise et se réalise cette complexion, il en résultera la suppression de l’agitation, du gâtisme, etc. dans l’hôpital.
10Mais revenons un instant sur ce qu’on appelle le « contexte ». J’ai inscrit tout à l’heure sa formule simplifiée. Cela rentre dans ce qu’on pourrait appeler la texture microsociale dont on peut avoir la maîtrise ou tout au moins un impact particulier. Ce qui peut apparaître comme signe est donc pris dans une complexité qui fait que les signes eux-mêmes sont des signifiants. Cela va déclencher quelque chose qui aura des effets… Cela se complique du fait que, dans l’existence quotidienne, quand on rencontre quelqu’un, la deuxième fois diffère de la première : par exemple, pour indiquer où est la cuisine, la première fois oblige à ce qu’on fasse des phrases indicatives, tandis que la deuxième fois un geste indicatif suffit. On peut dire alors qu’on est à un autre niveau, plus général, qu’on a des habitudes contextuelles : on est dans le « déictique ». Il y a déjà tout un travail accompli dans les habitudes qui fait qu’il suffit maintenant d’un simple signe, et qui remplace donc toute une phraséologie. Mais ceci ne peut fonctionner que s’il y a une complexification de la structure. C’est pour cela que, sur le mode sémiotique, je trouve le déictique et l’anaphorique inséparables. L’anaphore, c’est le processus de « construction » qui fait que les habitudes prises se marquent, s’inscrivent dans le tissu microsocial [3]. Cela fait partie du contexte, de l’ambiance, de la pathoplastie. Mais si on n’a pas ça en tête, si on n’a pas intégré ce genre d’élaboration logique, quelle place peut-on avoir dans ce travail collectif ? « Qu’est-ce qu’on fout là ? », comme on le dit maintenant. Si l’on ne tient pas compte de sa personnalité, de l’aspect matériel de cette chambre, on frise la « faute professionnelle ». Tout le monde devrait savoir que les axes existentiaux fondamentaux sont, comme l’écrivait Paul Éluard lors de son séjour à Saint-Alban, « Le lit, la table ». Si on ne tient pas compte de cela, on est hors contexte et tout projet thérapeutique est également compromis par carence logique.
11Mais il y a autre chose. C’est, ici, une prise de position. Par exemple, de souligner que la façon de dire bonjour, par exemple, compte beaucoup. C’est une habitude dans certaines civilisations. Quand on se croise, on se dit bonjour. Malheureusement, j’ai remarqué que, depuis quelques dizaines d’années, ces habitudes sont devenues de plus en plus rares ! Dire bonjour, un signe, un sourire. Ça peut modifier quelque chose. Or, comment pouvoir, non pas chiffrer ça, mais le dire ? À ce point de vue, la première démarche logique serait de préciser à qui on a affaire dans un tel milieu, un milieu original avec des gens originaux très différents les uns des autres. Il y a une certaine souffrance, une souffrance existentielle. Mais il existe bien d’autres démarches, d’autres qualités de rencontres. Quand je suis arrivé à Saint-Alban, en septembre 1947, Tosquelles m’a dit : « Tu vas faire les cours aux infirmiers. » Je lui ai répondu : « Mais, je n’y connais rien ! » – « Justement ! » Et, en effet, c’était une façon d’entretenir une sorte de conversation avec les infirmiers, lesquels m’ont appris beaucoup. Il y a quelque chose que je n’ai reconnu que bien plus tard, car ce n’était pas dit explicitement dans le cours, c’est la notion d’une certaine qualité de rencontre qui s’inscrit dans l’ordre de la « sympathie » (et non de l’« empathie »). La sympathie est une des démarches essentielles pour aborder toute prise concrète de rapport à l’autre. Le livre de Max Scheler, Nature et formes de la sympathie, est la démarche de base pour aborder ce travail ; de même, son livre, de 1916, Le sens de la souffrance. En allemand, « sympathie » c’est Verstehung, tandis que l’empathie c’est Einfühlung. L’empathie est une sorte de confusion affective : quand quelqu’un vient et pleure, on pleure avec ! Tandis que par la sympathie on peut « assumer le lointain de l’autre » tout en étant au plus proche, « au pied du mur de son opacité [4] ». Il ne faut pas avoir la tête brouillée par le chagrin et les larmes. La sympathie devrait donc être la première démarche de l’infirmier, du médecin, etc. Rencontrer l’autre nécessite, paradoxalement, une distance.
12En 1992, je suis allé à l’hôpital psychiatrique de Brumath, au nord de Strasbourg. Je devais parler de la « souffrance psychotique ». J’avais pris quelques-unes de mes fiches de consultation. Chaque fiche est un petit roman. J’avais choisi rapidement quelques-unes de ces histoires : par exemple, l’évolution d’un cas avec la catastrophe schizophrénique, ou des histoires de mélancolie, etc. La psychiatre qui m’avait invité était très surprise, agréablement surprise. Elle m’a dit : « C’est une bouffée d’air frais, car maintenant, on ne raconte plus rien : on fait des protocoles, etc. On ne raconte plus d’histoires. Et pourtant, raconter, c’est inestimable. » Quelque temps après, j’ai appris qu’à Paris, dans un hôpital psychiatrique, des jeunes assistants, devant leurs aînés, avaient essayé de raconter le cas qu’ils avaient vu. On leur a dit : « Arrêtez, avec ces histoires de chasseurs ! » Tout est dit, là : « Arrête avec tes petits romans, ce n’est pas scientifique. » Ce qui compte maintenant, ce sont les « neurosciences ». Ce n’est ni neuro ni science à la fois ! À ce niveau de relations, comment peut-on « déchiffrer », non pas l’autre – il ne faut pas avoir cette prétention ? Jamais je ne pourrai déchiffrer complètement autrui. Mais il est nécessaire que je sois sensible à ce qu’il dit. Sinon, si je remplis des cases, des dsm 3 ; 4 ; etc., c’est un mépris gravissime d’autrui. Il faut donc essayer une autre thématique. Pour rencontrer quelqu’un, il faut le rencontrer là où il est. N’en déplaise à quantité de praticiens de toutes sortes, il est indispensable de faire un véritable diagnostic. Paraît-il qu’il ne faut pas faire de diagnostic pour préserver la « neutralité » de la rencontre ! Le diagnostic, ce n’est pas simplement une étiquette, cela exige une complexité. Il ne s’agit pas de confondre, par exemple, un épisode mélancolique, gravissime (qui se solde par un suicide) et une manifestation hystérique. Dans le profil d’un mélancolique, on voit bien, dans le Szondi, qu’il y a du « hy+ », c’est-à-dire une sorte de « démonstration », etc. Il s’agit de faire un diagnostic extrêmement précis, en une minute. Il faut avoir une certaine habitude. De même, ne pas confondre une psychose hystérique avec une schizophrénie paranoïde ou une névrose obsessionnelle. Si on n’en est pas capable, il faut choisir un autre métier. C’est ce que disait Ernst Kretschmer ou Juan Lopez Ibor, etc.
13Je pense à un monsieur qui a des hallucinations « auditives ». Il est transformé quand il y a le groupe avec Alain, un groupe de menuiserie-bricolage. Un soir, à dix-huit heures : « Vous avez fait quoi aujourd’hui ? » – « J’ai rien fait. » – « Pourquoi ? » – « Alain n’était pas là » – « On ne va pas obliger Alain à venir tous les jours !… » – « On va lui téléphoner. » En trente secondes, il était transformé, magnifique, resplendissant. Un sourire. Ça doit être là quelque chose de l’ordre du « transfert » ! Non pas un transfert massif sur Alain, mais une sorte de transfert « surréel ». En une minute, un changement.
14À propos du diagnostic, il est important de travailler avec une « boîte à outils conceptuels ». C’est ce qu’on appelle la « métapsychologie ». Si je m’adresse à un schizophrène, ce n’est pas pareil que si je m’adresse à un « névrosé obsessionnel ». Je lisais rapidement, tout à l’heure, Essai de psychanalyse du « moins », un texte ancien de Michel Balat, écrit en 1982 quand il était encore mathématicien à l’université de Perpignan. Il évoquait l’origine de l’algèbre (par un nommé Alkhovarismi). On appelait ça « al gabr », qui veut dire « réparation de ce qui est cassé ou brisé ». Quand quelque chose est cassé, on fait de l’algèbre ! L’algèbre est donc inventée pour réparer ce qui est cassé ! Cela peut aboutir à la « fonction -1 ». La fonction -1 c’est ce qui permet de ne pas chosifier, et de ne pas être « copain-copain ». La première phrase de Lacan, dans son séminaire sur le transfert, est : « Le transfert est une disparité subjective. » Ce n’est pas une réciprocité. Pour que ça reste de l’ordre de la disparité, ça nécessite une sorte de facteur de la négativité. Autrement dit, pour pouvoir être dans la « rencontre », il faut une fonction -1. C’est ce -1 qui fait la spécificité d’une rencontre. Par exemple, à propos du « narcissisme originaire », dans la schizophrénie, il y a une sorte de destruction de la fonction -1. À ce sujet, le terme de Bleuler qui spécifie la schizophrénie est la Spaltung. La Spaltung n’est pas le clivage (on parle de clivage chez les pervers, ou même chez les autistes). Il faut se méfier des traductions. Une personne d’origine allemande m’a bien explicité le sens de Spaltung : ce que veut dire Bleuler, c’est comme le travail des bûcherons ou mieux, un arbre qui se rompt lors d’un ouragan : des fibres de bois, tranchantes, des échardes, et le cœur du bois apparaît, Spaltung schizophrénique ?
15J’arrête là parce qu’il est trop tard. Je continuerai sur ce thème la prochaine fois.
Notes
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Voir mon rapport exposé lors de l’assemblée générale de la Fédération des Sociétés de Croix Marine d’Aide à la Santé mentale d’octobre 1959 à Paris (paru en 1960).
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Vous pouvez lire la discussion sur la thèse de Poncin dans Le bulletin technique du personnel soignant de l’hôpital de Saint-Alban.
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Voir, entre autres, J. Kristeva, La révolution du langage poétique, Paris, Le Seuil, 1974, et Christiane Chauviré, Pierce et la signification. Introduction à la logique du vague, Paris, puf, 1995.
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[4]
Cf. M. Blanchot, L’amitié, Paris, Gallimard, 1971 et Pierre Charpentrat, Le mirage baroque, Paris, Éd. de Minuit, 1967.