Notes
-
[1]
D’autres objets quelconques pourraient aussi réconcilier : un morceau d’étoffe, par exemple, peut avoir un sens pulsionnel attachant. Mais, parce qu’il n’a pas été donné, ce « doudou » ne sera jamais cette sorte de symbole qui scelle une séparation et une union.
-
[2]
L’être et le néant de la jouissance première se sont déplacés en opposition du masculin et du féminin.
-
[3]
L’un des deux partenaires de l’amour peut donner sans que l’autre fasse de même, et cette disparité entraînera ses conséquences propres. On pourrait croire que celui ou celle qui a reçu sans donner de contrepartie va s’estimer gagnant. Mais c’est généralement plutôt le contraire qui se produit : celui ou celle qui ne rend pas va le plus souvent le faire payer, comme si le fait d’avoir reçu l’aliénait et engendrait sa haine.
-
[4]
Avec ou contre l’amour d’ailleurs, car des amants peuvent aussi vouloir un enfant contre leurs parents, pour effacer un mauvais souvenir de leur propre enfance.
Comment « je » se divise entre lui et un autre
1Il arrive toujours un moment où un enfant dit « non ». Il aurait dû, pourtant, tout accepter, par amour pour sa mère. Mais non ! Il préfère vivre et refuser ce quelque chose de trop qui l’aurait fait ressembler à un ange, à un idéal toujours déjà mort. Le sujet est divisé par des attentions qui le font tellement jouir, qu’il rejette une part de lui, à laquelle il aurait dû s’identifier, s’il avait accepté d’être le parfait objet de sa mère. De sorte que, psychiquement, se trouve à l’extérieur cette image qu’il a expulsée et le menace de représailles à proportion de sa culpabilité. Cet ange, toujours au bord d’une chute luciférienne, forme ce « moi idéal » dont il est exilé. Il pourrait être anéanti par ce double qu’il a rejeté, obsession d’un jumeau mort du refoulement originaire. Le corps psychique d’un nourrisson s’écartèle entre des limites qu’il rassemblera plus tard, mais elles continueront de fonder sa division intime.
2Cette division s’illustre simplement : lorsque l’enfant crie par la bouche, il s’entend par l’oreille. Il est à la fois « dedans » – au lieu d’émission de ses cris (sa bouche) – et « dehors » – au lieu extérieur d’où il les perçoit (l’oreille). Le retour diffère de l’aller, car les sons qui reviennent du dehors se sont chargés en route de la demande maternelle, attentive à ses manifestations. De sorte que son propre cri lui demande quelque chose qu’il ignore, et l’effraie. C’est d’ailleurs ce qui se produit : très vite, un enfant crie parce qu’il s’entend crier. La sorte de double de lui qu’il entend correspond déjà à sa division par sa propre jouissance. Ce qu’il perçoit dehors pourrait l’anéantir, puisque sa sonorité lui revient chargée d’un commandement objectivant, qui enclenche ainsi pour toujours ce rapport de l’Être au Néant spécifique de la subjectivité. Son moteur à deux temps bat entre un plaisir – qui affirme l’Être – et un excès de plaisir – qui pourrait le faire sombrer dans le Néant. Il est désiré, appelé à naître comme phallus de sa mère (Être), mais en même temps ce phallus maternel n’existe pas (Néant). N’être en naissant : cette contradiction initie la dramaturgie du narcissisme, l’agressivité qui le porte, toujours prête à se résoudre dans le suicide ou le meurtre. Entre dedans et dehors, entre le cri émis puis entendu, le sujet schizé oscille dans l’angoisse, sous le coup d’être réduit à une simple marionnette de l’Autre.
Le don, séparation et alliance
3C’est ce double persécutant que le cadeau amadoue. Le don fait à un enfant le réconcilie avec sa propre jouissance qui le divise. Il localise une sorte de moitié idéale rejetée qui, sans cette symbolisation, reviendrait le persécuter. Le don symbolise ce « moi idéal ». Il représente donc, aussi simple soit-il, une chose précieuse, angélique, sans prix, et sans équivalent. Entre nous – comme sujet – et notre « moi idéal » se déroule une lutte à mort, car l’idéal voudrait imposer sa loi, au nom d’un amour qui nous anéantirait, s’il nous emmenait avec lui loin de nous. Le don nous rend à nous-même : grâce à lui, notre subjectivité se distingue de notre idéalité. En ce sens, le don élève un barrage contre une dépersonnalisation.
4L’ours en peluche va offrir à l’enfant la maîtrise de son propre double qui était dehors (c’est un « sujet transitionnel » plutôt qu’un « objet transitionnel »). Il fonctionne comme une sorte d’alter ego, qui représente un confident auquel il s’attache, auquel il parle d’avant les mots, dans sa langue privée pulsionnelle. Ce présent anthropomorphe symbolise l’énigme de son être-joui, et il la subjective. Entre lui et l’ours, une réconciliation opère. Il serre dans ses bras cette part intime de lui, mise à sa merci par l’Autre qui aurait pu la rapter. Ce cadeau a été fait par quelqu’un qui le reconnaît dans cette division. De sorte que sa peluche le calme, amadoue sa détresse. Le cadeau aura permis à l’enfant de se reconnaître dans sa division subjective, parce qu’un autre sujet le lui aura donné. Une reconnaissance intersubjective lui rend ainsi son unité, le réconcilie avec lui-même. Ce lien de sujet à sujet importe plus que la valeur marchande du don, sans lequel, pourtant, il ne se serait pas établi. Le lien importe plus que le bien.
5Combien précieux devient le cadeau fait par cette personne même qui cause aussi la division subjective ! Car la mère incarne à la fois l’Autre et ce sujet qui nie cet Autre, console de son propre excès. Elle est en même temps « personne » (l’Autre impersonnel, source d’un commandement tuant) et « une personne » (sujet de l’amour). L’Autre maternel aurait pu continuer à jouir du corps de l’enfant, qui est d’abord lui-même d’un certain point de vue un cadeau, ou même un symbole. Mais justement, un enfant n’est pas un cadeau : il refuse cette place, et le don qu’il reçoit le reconnaît. La jouissance se déplace ainsi au niveau du cadeau lui-même, cristal sans contrepartie de la division subjective. Son symbole se tient sur la crête du cri et le rassemble. Chaque cadeau tombe à l’aplomb de la division du sujet : incarnant sa part idéale, la peluche le réconcilie avec lui-même, parce qu’un semblable, qui a vu sa division, la lui a offerte. Il aime ainsi cette part intime et retrouvée, d’autant plus conforme à son idéalité, qu’elle n’est ni utile, ni consommable, ni échangeable. L’ours représente le premier gage de l’animalité du corps, rejeté par la subjectivité.
6En donnant, l’Autre maternel a perdu sa toute-puissance, il avoue qu’il n’est qu’un sujet lui aussi, et le symbole signifie cette alliance. Sans ce pacte, l’opposition de l’Être et du Néant, la lutte du maître et de l’esclave, se poursuivrait indéfiniment. La reconnaissance de sujet à sujet fait passer au second plan, refoule, la signification phallique que le corps de l’enfant a pour l’Autre. Un symbole qui échappe à l’échange refoule cette jouissance mortelle : aucun « contre don » ne le rétribuerait, même si celui qui l’a reçu peut donner à son tour. Car ce dernier voudra lui aussi offrir, s’il veut légitimer sa propre naissance subjective. Ce qu’il donne, ce n’est plus son corps de jouissance, mais la reconnaissance de cette intersubjectivité. En apparence seulement, il semble y avoir un donateur et un débiteur qui rend. Mais quelle contrepartie peut bien offrir un petit enfant ? Il va donner en se conformant à ce qui est attendu de lui : tous ses « apprentissages », à commencer celui de la parole, sont ses dons.
7À un don peut, certes, répondre un autre don, mais chacun d’entre eux reste incommensurable, et leur succession légitime leur sens. Chaque don met deux sujets à égalité sur le plan de l’acte, sans qu’il y ait un puissant et un faible, puisque celui qui reçoit peut refuser, et que ce qu’il donne à son tour légitime l’alliance. Le don crée, atteste et commémore une alliance : il cristallise une performance (au sens de Austin) et commande un devoir de fidélité [1].
Que cristallise le don ?
8Ce développement pose une question : est-ce bien la jouissance que symbolise un cadeau fait à un enfant ? Son corps s’offre, certes, à une emprise, mais a-t-elle ce sens surérotisé, qu’un don va soulager ? Cette dimension apparaît mieux si l’on remarque les conséquences du don ou de son absence : les enfants sans jouets crient, dorment mal, ne mangent plus. Ils se lancent à corps perdu dans le négativisme, et se débattent contre une sorte de dévoration sans médiation. Mais c’est plus tard que le sens sexuel apparaît mieux. Lorsque l’enfant devenu grand continue d’être travaillé par son passé, et qu’il le revit du point de vue de l’adulte, avec ses expériences érotiques propres, le défaut de don qu’il a pu ressentir dans l’enfance va lui apparaître rétrospectivement comme un viol sexuel. Il en aura parfois la certitude – sans en avoir la moindre preuve – et il construira des fictions en conséquence. Tout se passe comme si les enfants sans jouets avaient été traumatisés dans un sens équivalent à celui du traumatisme sexuel.
9C’est que, depuis l’enfance, le sujet affronte une succession d’épreuves qui – en même temps – le font grandir, traumatismes dont le sens sexuel n’apparaît que rétroactivement au dernier d’entre eux. Dès la naissance, l’Autre aliène chaque sujet qui grandit psychiquement au cours de cet affrontement. Ce traumatisme fait gravir au sujet des degrés successifs, et il n’échappe à son aliénation première par l’Autre maternel, qu’en cherchant son salut auprès du père. Mais c’est alors la séduction paternelle qui engendre un trauma, dont la répétition trame au bout du compte l’ordinaire de l’érotisme. Le fantasme de séduction, alors même qu’il actualise le désir du sujet, s’accompagne de l’idée d’un dol qui réclame une contrepartie (un don – de même étymologie). Et il en ira alors de même dans l’amour que pour la jouissance offerte par le corps du nourrisson, symbolisée et dialectisée par les jouets qui lui sont offerts. On voit ainsi le point d’analogie qui existe entre la jouissance infantile et la séduction sexuelle, éventuellement symbolisée par la dialectique du don. Rétroactivement, un fantasme d’avoir été violé(e) va procéder d’une absence de cadeaux aux premiers jours de la vie. Au niveau infantile, le jouet symbolise une phallicisation incestueuse du corps, alors qu’au niveau de l’érotisme adulte, la jouissance requiert – elle aussi – des dons qui permettent d’échapper à son aliénation.
L’apex de la jouissance, seul véritable don
10En ce sens, l’intuition mettrait volontiers sur le même plan la détresse du nourrisson, et une certaine angoisse plus spécifiquement féminine, celle d’être rejetée et abandonnée – peut-être après avoir été aimée – mais avec le sentiment d’avoir été abusée. N’est-ce pas d’avoir été traité comme un objet de jouissance qui donne une parenté secrète à ces deux figures de la déréliction ? En un sens, l’enfant comme la femme sont offerts à la jouissance, objectivation qui appelle une compensation. Le don a un rapport évident à la jouissance dans le rapport sexuel : une femme se donne. Faire l’amour jusqu’à son terme orgastique, c’est se perdre. Par rapport à l’abandon du nourrisson, le don de soi de l’orgasme met, certes, en relief d’autres invariants – sexués – de la division du sujet, mais il engendre, lui aussi, une sorte de dépersonnalisation momentanée [2].
11Le cri de la jouissance sexuelle dénote cette perte de soi : une femme se donne à cet instant, de même que le cri de l’enfant – évoqué plus haut – dénote que son corps est objet de jouissance pour l’Autre maternel. Et si l’on considère l’orgasme comme un don sans mesure, il appelle lui aussi une donation, ou du moins son symbole. Ce n’est pas un contre don qu’il convoque : tout paiement le tarirait (les prostituées n’ont pas d’orgasme). Un homme peut se méprendre sur l’incommensurabilité de ce don, et croire qu’il peut le payer, se payer une femme. Pour peu qu’il veuille acheter du plaisir, le voilà lancé dans une course-poursuite en défaut dès le départ de son objet, puisqu’aucun argent ne saurait le monnayer sans le rater [3].
12Au-delà de l’intuition, peut-on maintenant articuler ces deux questions jusqu’ici traitées séparément : la jouissance du corps du bébé (auquel les cadeaux de jouets pallient) et le don de l’orgasme fait par une femme (auquel différentes sortes de don peuvent faire écho) ? Le déroulement de la vie voudrait que la première de ces jouissances appelant un don – celle de l’enfant – précède celle du rapport sexuel – et le cadeau offert à une femme. Or, l’ordre inverse s’impose, car c’est seulement dans la mesure où l’enfant naît du désir, qu’il est pris comme ce corps de jouissance qui réclame une symbolisation.
13L’expression courante « donner un enfant » (à quelqu’un) reflète une vérité : l’amour porte en lui un manque auquel l’enfant peut pallier. Vouloir donner un enfant à la personne aimée dénote le manque (le fait que l’amour veuille toujours plus) et un moyen de le combler. Naturellement, un enfant n’est un cadeau que le temps d’être désiré : dès qu’il naît, son existence propre le distancie de cette aura, qui continue d’ailleurs de le nimber. La division du sujet s’exprime ainsi sous le jour de la dette et du don : en tant que cadeau, l’enfant est objectivé. En tant qu’il résiste à cette objectivation, il réclame des cadeaux (on reconnaît d’ailleurs un enfant à cette caractéristique : il considère que tout lui est dû, en contrepartie du « tout » qu’il représente). L’enfant représente donc un don, mais d’une sorte particulière, puisque son existence l’amène à réclamer un don.
14De plus, il représente aussi un don d’un autre point de vue. Car l’histoire ne débute pas à l’heure d’un merveilleux amour entre un homme et une femme, puisque chacun d’entre eux est aussi un fils et une fille, qui doit quelque chose à ses propres parents, notamment sous la forme d’un enfant. L’enfant de l’amour est en même temps celui d’une dette envers les parents de chacun des amants : leur amour recouvre en deçà d’eux une dette transgénérationnelle. De la dette au don d’enfant, un désir de l’Autre s’actualise [4]. Du point de vue de la filiation, et en fonction de la névrose, un enfant né de l’amour entre deux amants est attendu en même temps du père ou donné à la mère de chacun d’entre eux. L’amour entre les amants occulte et refoule cette dimension incestueuse du désir d’enfant, transgénérationnelle. Cette position cruciale du désir d’enfant le situe de telle sorte que l’amour exogamique refoule la dimension incestueuse endogamique de la filiation. Le refoulement de cette même dimension incestueuse donne sa puissance au désir, et sa force de conflagration à l’orgasme.
15En effet, si l’orgasme résout la contradiction du fantasme de séduction par actualisation du parricide dans la jouissance, alors cette résolution appelle l’enfant pour prix de la dette. L’orgasme précède donc logiquement, sinon chronologiquement les enfants comme dons, puis les cadeaux faits aux enfants à leur naissance. D’ailleurs, il faut bien d’abord faire l’amour, avant qu’il en naisse un enfant ! Le don le plus précieux semble être l’enfant, mais le désir d’enfant lui-même dépend du rapport qui précède sa naissance. Pour faire image, l’enfant qui naît, naît du cri orgastique avant de crier lui-même. Son cri poursuit le premier cri : l’orgasme antécède sa naissance et la porte. Curieusement dans l’Esquisse, Freud note que le cri de l’enfant se souvient du cri qui le précède. Mais alors, qui émet le cri d’avant le premier cri ? Certes, on répondra que le premier cri poussé par la bouche se souvient tout aussitôt de lui-même par l’oreille. Mais, plus poétiquement sans doute, on peut dire aussi qu’il se souvient du cri orgastique de sa conception. Un milieu de la vie précède son début et lui succède. Pour peu qu’on considère l’orgasme comme le Souverain Bien, sa logique anticipe la temporalité de la vie, qui semble commencer à la naissance, mais ne débute qu’en un temps post partum. Notre vie toujours retarde sur sa propre plénitude à cause de ce délai, de ce moment de limbes. Nous ne saurions nous rejoindre que dans l’inconscience de l’orgasme, et quand bien même n’y arriverions-nous jamais, cet événement nous hante. Il compte plus que notre naissance divisée, seulement ainsi renouvelée à l’aveugle. De sorte qu’un rêve sexuel habite la psyché, obsession de chaque instant.
Notes
-
[1]
D’autres objets quelconques pourraient aussi réconcilier : un morceau d’étoffe, par exemple, peut avoir un sens pulsionnel attachant. Mais, parce qu’il n’a pas été donné, ce « doudou » ne sera jamais cette sorte de symbole qui scelle une séparation et une union.
-
[2]
L’être et le néant de la jouissance première se sont déplacés en opposition du masculin et du féminin.
-
[3]
L’un des deux partenaires de l’amour peut donner sans que l’autre fasse de même, et cette disparité entraînera ses conséquences propres. On pourrait croire que celui ou celle qui a reçu sans donner de contrepartie va s’estimer gagnant. Mais c’est généralement plutôt le contraire qui se produit : celui ou celle qui ne rend pas va le plus souvent le faire payer, comme si le fait d’avoir reçu l’aliénait et engendrait sa haine.
-
[4]
Avec ou contre l’amour d’ailleurs, car des amants peuvent aussi vouloir un enfant contre leurs parents, pour effacer un mauvais souvenir de leur propre enfance.