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Article de revue

Sur l'origine de rsi dans les écrits de Platon

Pages 235 à 240

Notes

  • [1]
    Nous faisons figurer en italique l’intégralité du chapitre de la lettre de Platon. Le lecteur, s’il le désire, pourra ainsi en prendre intégralement connaissance en sautant nos commentaires.

1 Dans le cours des lectures de l’été, de ces lectures sans cesse repoussées à d’incertaines vies futures par l’agitation quotidienne de l’année de travail, et ce malgré l’évidence de leur caractère essentiel, il m’est arrivé, entre deux polars, de prendre enfin connaissance de la lettre VII de Platon. Cet ouvrage épistolaire ne présente aucun secret pour un helléniste moyen, on peut par contre s’interroger sur le peu de commentaires qu’il suscita dans le monde psychanalytique. Un passage de cet écrit, adressé aux parents et amis de Dion de Sicile, donne une image tout à fait saisissante de ce que pourrait être l’origine du ternaire réel, symbolique, imaginaire. S’il serait hasardeux de soutenir que Lacan y trouva l’inspiration de rsi, l’éclairage que le texte platonicien apporte au ternaire mérite une attention certaine. On peut dire que Platon ouvre là une problématique que poursuivra Lacan.

2 Pour situer l’ouvrage, rappelons que l’on possède treize lettres attribuées à Platon (elles figurent dans le deuxième tome des œuvres complètes dans la Pléiade). L’établissement de leur authenticité fut l’objet de nombreux débats parmi les spécialistes. Actuellement les lettres VI, VII et VIII seraient les seules attestées.

3 Le chapitre VIII-2 de cet écrit, intitulé dans la Pléiade : les cinq facteurs de la connaissance, traite des modalités d’appréhension des réalités. Il met en lumière toute la difficulté à parler des « choses ». En tout juste une page, il nous indique la nécessité des instances symbolique imaginaire et réel, ensemble liées, pour appréhender la réalité. Dans le même mouvement, il nous fait sentir la vanité de tenter d’accrocher un signifié précis à un quelconque signifiant, le sous-chapitre suivant étant tout à fait précis à cet égard par son titre : L’expression verbale, obstacle à la pensée pure. Ces passages de la lettre VII illustrent et condensent la problématique développée dans le dialogue de Cratyle, sur la rectitude des noms.

4 Le texte (341a-e) nous dit ceci [1] : « Pour chacune des réalités, les facteurs indispensables de la connaissance qu’on en obtient sont au nombre de trois, et un quatrième est la connaissance en elle-même ; pour ce qui est d’un cinquième, il faudra admettre que c’est, en soi, l’objet précisément de la connaissance et ce qu’il est véritablement. »

5 Premier facteur : le nom ; deuxième facteur : la définition ; troisième : l’image représentée ; quatrième : la connaissance.

6 Dès la première lecture fuse à notre esprit la manière dont nous pourrions épingler les instances : symbolique, imaginaire et réel aux formulations platoniciennes. Immédiatement, le philosophe nous montre comment chacun des facteurs est insuffisant à lui seul à rendre compte de la réalité de la chose en question, il nous fait sentir comment la connaissance (à entendre précisément comme l’appréhension de la chose) ne peut advenir qu’une fois liés les trois cercles borroméens. Platon poursuit : « Mais si vous voulez comprendre ce que je veux dire à cette heure, envisagez un unique exemple, et, à propos de tout, raisonnez de même. »

7 L’expérience singulière qui permet le passage à l’universel. « “Cercle”, voilà quelque chose dont on parle, et qui a pour nom le mot même que nous prononçons à présent. » Platon a longuement exposé dans Cratyle le caractère symbolique des noms, ceux-ci s’originent d’une codification et non d’une adéquation à la réalité de la chose. Ici, il nous propose un signifiant, cercle, dont il va immédiatement nous montrer qu’il est bien illusoire de tenter d’y accrocher un signifié. Si le symbolique permet de faire entrer la chose dans le discours, il reste, à lui seul, impuissant à en exprimer la réalité. Le nom, à être prononcé, ne devient rien d’autre que du signifiant.

8 Vient en second lieu la définition de la chose en question, définition qui est composée de noms et de verbes : nous sommes, pour définir la chose, irrévocablement contraints d’en passer par la chaîne signifiante, nous restons alors dans une position subjective (la chaîne signifiante est forcément subjective puisque le sujet ne se constitue que du passage de S1 à S2, je ne me constitue comme sujet, sujet de mon discours, que par mes signifiants, ceux qui sont issus de ma langue maternelle, intraduisible pour quiconque). Platon nous met en garde du fait, qu’à passer obligatoirement par le langage et donc de n’éviter aucun de ses écueils, la définition participerait de l’ordre imaginaire. Elle serait le dire de l’image que l’on se fait de la chose. L’imaginaire étant à entendre comme toute représentation mentale, toute image psychique de la chose et donc de tout ce qui est engendré dans la psyché par les organes des sens (nous sommes conscient en écrivant cela, à propos de l’imaginaire, de répondre au premier et second facteur de Platon et donc de rester en face d’une insuffisance fondamentale).

9 Reprenons la suite du récit, Platon nous propose de « cercle » la définition suivante : « Ce qui à partir des extrémités pour aller vers le milieu est dans tous ses points à une distance égale. » « Nul n’entre ici s’il ignore la géométrie », et cette définition du cercle satisfera le bon géomètre, mais le philosophe nous fait alors la magnifique entourloupe suivante : « Voilà en effet la définition de ce à quoi nous donnons précisément le nom de “rond”, de “circonférence”, de “cercle”. »

10 Pour la même définition nous voilà maintenant avec trois signifiants. Le même imaginaire se trouve référé à plusieurs inscriptions symboliques. D’une part, Platon nous montre la vanité de tenter de fixer un signifié et il expose le caractère indispensable du nouage. « En troisième lieu, il y a la figure que l’on dessine et que l’on efface, ce que l’on tourne au tour et qui se détruit : accident dont est complètement exempt le cercle en soi, auquel se rapportent toutes ces images, parce qu’il est autre chose que celles-ci. »

11 Cette troisième instance fait encore référence à l’imaginaire, le cercle tracé à la craie et qui peut s’effacer, la forme produite par le tour du potier et qui peut être cassée, bien qu’ils évoquent une matérialité concrète, sont des objets de la perception et à cet égard restent sous l’instance imaginaire. Rien encore ne nous permet d’évoquer le réel, sinon par défaut. Le réel, c’est ce qui reste lorsque, de la chose, on a épuisé l’appellation symbolique et les représentations imaginaires. Platon évoque la chose en soi, il la pointe justement par défaut, le réel est autre chose que tout ce qui se rapporte à l’image du cercle. Une représentation, une allégorie pourrait-on presque dire, du réel, est le vide que délimite le potier en montant l’argile de la cruche (ronde ou circulaire). La cruche cassée, le vide demeure. Le réel est incassable. On observe cependant une ambiguïté dans l’énonciation platonicienne entre l’essence de la chose et son réel. Dans le texte de la lettre VII, il s’agit davantage de ce qu’est un cercle dans son essence, plutôt que quelque tracé particulier, rond dessiné tel jour à telle heure à la craie rouge de dix centimètres de diamètre, sur une ardoise cassée, retrouvée dans un grenier (on peut multiplier les déterminants à l’infini). L’infinité des différents cercles particuliers, comme des différentes cruches, renvoie à une essence unique, le cercle, la cruche. Chaque occurrence, de chaque unité, se réfère à un réel qui lui est propre, différent de l’essence de la chose. De fait on ne peut assimiler l’essence au réel, on pourrait avancer que le réel sera ce qui fait advenir, à partir de son essence une chose dans la réalité. Il semble que si Platon n’aborde pas cette nuance directement dans ce texte, il va nous permettre cependant d’en tenir compte. Poursuivons : « En quatrième lieu, il y a la connaissance, l’intellection avec l’opinion vraie, relativement à ces objets. Or, l’ensemble de tout cela doit à son tour être tenu pour un unique facteur qui ne réside pas dans les sons que l’on profère, pas davantage dans les figures matérielles, mais bien dans l’âme : par quoi il est manifeste que la nature en est autre que celle du cercle en soi et des trois facteurs dont il a été question précédemment. »

12 La connaissance, qui rend intelligible (c’est-à-dire accessible à un processus intellectuel) la chose, tient à un unique facteur réunissant les trois précédemment évoqués. Cette réunion suggère immanquablement le nouage borroméen de rsi. L’intellection avec l’opinion vraie : le processus intellectuel qui me permet de me représenter la chose et que l’opinion que j’ai de cette représentation soit vraie, que je ne me représente pas la chose rouge alors qu’elle est bleue, participe de la connaissance. La connaissance tient en fait à cette faculté que j’aurais de nouer rsi.

13 Le cinquième facteur permet de passer à l’universel, il nous renvoie au déroulement de la chaîne signifiante, et situe la position du sujet dans le monde : « Mais, d’un autre côté, c’est pour la parenté et la ressemblance, l’intellection qui approche le plus prés du cinquième facteur, tandis que les autres s’en éloignent davantage. Ce sera donc la même chose à propos des figures, aussi bien rectilignes que circulaires, à propos de la couleur, à propos du beau, du bon, du juste, aussi bien qu’à propos de tout objet matériel, que ce soit un objet fabriqué ou bien une chose de la Nature, comme le feu, l’eau et tout ce qui est du même genre, à propos aussi de tout vivant sans exception, comme à propos du comportement intérieur des âmes, enfin à propos de tout état absolument, soit de passivité, soit d’activité. Quiconque, d’une façon ou d’une autre, n’a pas mis la main sur ces quatre facteurs, n’aura point parfaitement part à la connaissance du cinquième. »

14 Ce chapitre me semble donc parfaitement illustrer ce qu’il en est du ternaire rsi et de son nouage borroméen et si Lacan ne s’en est pas directement inspiré, du moins a-t-il vraisemblablement dû lui être un outil essentiel pour son élaboration. Platon, dans cette lettre, affirme ses idées vis-à-vis du langage, il précise l’opinion qu’il attribue à Socrate dans son dialogue avec Cratyle sur la rectitude des noms. Si, comme il apparaît dans le dialogue, les noms ne peuvent directement rendre compte des choses, s’ils n’en sont pas, comme aurait voulu le démontrer Cratyle, l’imitation parfaite et ne s’originent que de conventions, le déroulement de la chaîne signifiante peut à l’aide du nouage borroméen rendre compte de la chose. La critique platonicienne du langage est redoutable, elle tient de ce que Platon pas plus que Freud n’aient été en possession de la césure saussurienne signifiant/signifié. On peut même s’étonner, en considérant la précision de la pensée de Platon sur le langage, qu’il n’en ait pas eu l’intuition. L’impuissance du langage à rendre compte du réel est manifeste chez Platon, c’est principalement l’objet du dialogue de Cratyle et cette question est également présente dans cette lettre. Après avoir exposé son intuition des facteurs de la connaissance, intuition que développera Lacan avec le nœud borroméen, Platon en fait lui-même la critique : « Il y a en effet une considération qui s’ajoute aux précédentes : c’est que les facteurs en question entreprennent de manifester la qualité inhérente à chaque chose, tout autant que l’être de chacune, au moyen de l’instrument impuissant qu’est le langage. »

15 Il confirme ses affirmations du Cratyle lorsqu’il fait dire à Socrate (439 b) : « (Socrate à Cratyle)… savoir quelle est la méthode nécessaire pour apprendre ou découvrir le réel, voilà qui surpasse probablement mes capacités et les tiennes ! »

16 Il précise : « … le nom des choses n’a, dirons-nous, rien de fermement lié à aucune d’elles : qu’est-ce qui eût empêché de nommer « droit » ce que nous nommons “rond” ? de nommer “rond” tout ce qui est “droit” ? »

17 Platon reprend ici les arguments d’Hermogène, que Socrate récuse dans un premier temps pour mieux s’opposer par la suite à Cratyle, à savoir que la nomination des choses est purement conventionnelle et arbitraire, Cratyle soutenant que le nom possède, de nature, une certaine rectitude avec la chose (384d) : « (Hermogène) …Le fait est que, de nature et originellement, aucun nom n’appartient à rien en particulier, mais bien en vertu d’un décret et d’une habitude, à la fois de ceux qui ont pris cette habitude et de ceux qui ont décidé l’appellation. » Il poursuit ensuite l’autocritique de son texte : il est critiquable de passer par le langage : « … À coup sûr, on dira encore autant de la définition ; puisque justement elle se compose de noms et de verbes, il n’y aura en elle rien qui soit ferme d’une suffisante fermeté. Or, c’est un langage que l’on tiendrait encore mille et mille fois à propos de chacun de ces quatre facteurs pour en montrer l’incertitude. »

18 En fait, le texte de Platon pose deux problèmes qu’il est nécessaire d’individualiser précisément : l’impossible passage du signifiant au signifié, question que l’on retrouve largement plus développée dans le Cratyle, et la question de rsi. Il paraîtrait difficilement soutenable que le nouage borroméen de rsi permette d’accrocher le signifié au signifiant, d’une certaine manière l’autocritique platonicienne l’évoquerait. Il m’a simplement semblé que, dans la tentative de dire quelque chose des réalités, au travers du quatrième facteur, on pouvait repérer, en même temps que le nouage borroméen, l’apparition de sens dans le discours. Dans le même temps où l’on pourrait approcher de la chose en soi, c’est-à-dire de quelque chose pas très éloigné du réel, on arriverait à dire quelque chose d’un objet, c’est-à-dire bloquer un signifié sous un signifiant. Cette tentative elle-même se révélant vaine d’avoir à passer par le langage, c’est-à-dire par la chaîne signifiante.


Date de mise en ligne : 01/12/2005

https://doi.org/10.3917/cla.008.0235

Notes

  • [1]
    Nous faisons figurer en italique l’intégralité du chapitre de la lettre de Platon. Le lecteur, s’il le désire, pourra ainsi en prendre intégralement connaissance en sautant nos commentaires.

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