Notes
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[1]
J. André, L’inceste focal, Paris, puf, 1987.
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[2]
Traduction : « Aller chercher du pain et revenir avec de la viande ».
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[3]
Traduction : « Elle me remplit la tête ».
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[4]
Thérapeute traditionnel. Le mot veut dire à la fois textuellement quelqu’un qui regarde les affaires (au sens de voyance) et qui garde les affaires.
« L’éloge de la mère guadeloupéenne n’est plus à faire, et même en dehors du stéréotype magnifiant dans lequel on l’a enfermé avec la bénédiction de tout le monde, dans la vie de tous les jours elle se montre généralement à la hauteur d’un rôle qu’elle n’a pas toujours choisi. »
1 L’illustration de couverture du livre dont est extrait cet exergue est en elle-même tout un programme : on y voit une mère habillée très couverte d’une jupe et d’un tee-shirt à manche courte savonner vigoureusement le dos d’une petite fille dans un petit bassin où coule un filet d’eau d’une gouttière en bambou. La petite fille est nue, elle a la tête baissée vers son sexe son bras droit tendu le long du corps. La mère la tient fermement par son poignet gauche en se tenant très loin de la petite fille pour ne pas se faire mouiller.
2 Il s’agit d’un recueil d’entretiens avec des femmes de différents milieux sociaux en Guadeloupe dans les années 1980. Les deux tomes distillent une longue plainte sur la condition faite aux femmes, la violence à leur égard dans l’éducation, dans les relations sexuelles et quel que soit le sujet abordé, il est la plupart du temps ponctué d’un « maman a fait, maman m’a dit… » Tout au long de leurs récits les femmes interviewées font l’éloge d’une mère qui a su se montrer à la hauteur d’un rôle qu’en effet elle n’a pas toujours choisi, qui de ce fait a transmis à ses filles bien du désastre, de la souffrance. Les hommes de ces histoires ont toujours trente six mille maîtresses et il convient de s’en faire une raison dans la solitude des nuits passées à attendre leur retour. C’est ce que leur enseignent les mères : « Maman, ça lui faisait de la peine, je savais qu’elle pleurait dans son lit, la pauvre. Quand je lui racontais mes histoires avec mon mari, elle me disait de ne pas m’occuper parce que son mari aussi a eu des maîtresses : mon père a même eu six enfants d’une. Elle l’a supporté jusqu’à sa mort. » Les relations sexuelles, la plupart du temps, c’est : « Au point de vue sexuel, c’était pas le gars qui me caressait : me pénétrer, éjaculer, terminé. » Quand l’homme est attentionné au plan sexuel, il a en général beaucoup de maîtresses et peut être violent quand la femme ne se soumet pas à ses désirs mais, dit l’une de ces femmes : « Il n’était pas méchant, il avait du cœur, mais il se laissait influencer. Il n’avait pas eu une vie heureuse, il a beaucoup souffert, il avait perdu sa mère à 5 ans, sa grand-mère qui l’avait pris est morte à son tour. »
3 Et puis, tout va beaucoup mieux quand elles ne sont plus la femme, mais la mère de ces hommes finalement castrés. « Et puis, il est tombé malade ; il ne pouvait plus avoir de relations sexuelles, il n’avait plus le droit de boire. Il ne découchait plus. Il y a eu beaucoup plus d’amour entre nous ; il était plus doux, plus gentil ; il essayait même de me caresser, mais de voir qu’il ne pouvait pas faire le geste principal… Il disait : tu vois, je suis un homme foutu. J’étais tout pour lui à ce moment-là, il ne travaillait plus, on vivait sur les économies que j’avais faites. »
4 Une des auteurs du livre a été tuée, il y a quelques années, par son fils de multiples coups de couteau.
Le poids de l’histoire
5 Ce livre, au fond, illustre bien la difficile place des mères dans les sociétés noires antillaises. Ces sociétés sont nées de cette terrible violence du système esclavagiste où le maître règne sur tous les corps avec coups et tortures au moindre manquement au règlement de l’habitation, où les hommes sont considérés comme des géniteurs, où les enfants sont liés exclusivement au destin de leur mère. Un monde où les femmes esclaves sont soumises au désir du maître, à celui des hommes esclaves. Un monde où à chaque fois qu’une vraie histoire d’amour se lie soit avec un maître, un géreur ou un esclave, une punition est toujours possible. Il ne faut pas s’attacher, le lien amoureux est toujours possiblement dangereux. De même, ces enfants qui sont dans le ventre sont souvent promis à une mort rapide, ce qui donne une terrible matérialité au fait que la mère met toujours au monde des enfants promis à la mort. Durant l’esclavage, les infanticides n’étaient pas rares, certaines femmes tuant leur nouveau-né pour leur épargner la vie dont elles connaissaient trop la violence inéluctable. Le pouvoir de ces femmes esclaves était du côté de leurs enfants la possibilité de leur donner la mort en atteignant par là même le pouvoir économique du maître en diminuant son cheptel, et d’un autre côté la tâche de nourrir et élever les enfants du maître quand leurs femmes blanches étaient incapables de le faire par faiblesse ou coquetterie. Dans un tel contexte les empoisonnements (réels ou fantasmés), les mauvais sorts constituaient la trame de la résolution des conflits de tout ordre. Ce, d’autant que l’imposition de la religion catholique va confiner les dieux et les esprits ramenés d’Afrique dans le secret et le défi à l’ordre du maître qui vivait dans la crainte de ces pouvoirs occultes.
6 Après l’abolition de l’esclavage en 1848, le processus de créolisation (qui a commencé dès le temps de l’esclavage) va évoluer. Il se construit un monde soumis à l’ordre colonial et calqué sur lui, produisant un lien marqué de la toute-puissance du trait de couleur blanc/noir, les métis venant dévoiler les rapports entre les femmes esclaves noires et les maîtres blancs dont on préfère ne retenir que le viol et dénier qu’il y ait pu y avoir du désir, du plaisir aussi.
7 L’assimilation en 1946 a eu un double effet. Elle venait répondre au souhait d’égalité et à la revendication de pleine citoyenneté. Elle comportait aussi une démarche d’intégration conviant à devenir digne d’appartenir à la mère patrie par un effacement de tout ce qui n’était pas conforme. Il fallait parler français, ne pas faire le « vieux nègre ». Ça dessinait en quelque sorte un « ordre incestueux de la confusion, de la réduction au même [1] ». Un courant de revendication identitaire va glorifier l’Afrique comme la bonne mère et la France comme mauvaise mère (métropole), du giron réconfortant au ventre mortifère, il y a toujours en fait un trop de mère dans cette histoire.
8 Depuis, dans la départementalisation, la liaison organique des Antilles avec la France fait que se conjuguent depuis sous diverses formes le désir d’être assimilé (dans la revendication de la pleine humanité des noirs), la crainte d’être détruit, un écart grand entre le dire et le faire par la difficulté du faire qui fait que cela se résume bien souvent à ce que rien ne bouge (voir le débat actuel sur le changement de statut et le consensus entre une droite traditionnellement assimilationniste et des anciens indépendantistes). Pour conjurer l’échec, il faut convoquer les figures de la mort : dans bien des conflits sociaux, quelqu’un peut mourir (le héros du peuple qui brandit facilement l’arme de la grève de la faim) ou quelqu’un doit partir (le chef blanc ou l’étranger).
9 Si le géniteur a bien sa place dans un tel dispositif, il est difficile pour le père de camper en un lieu d’où s’énonce la loi. Et la position paternelle chancelante va renforcer l’investissement de la procréation pour en douter (et ça permet le sauve-qui-peut face à l’angoisse de la paternité sans avoir à l’affronter, le choix de la dérobade au lieu de la couvade) ou la revendiquer quelquefois.
10 Lors d’un des récits de Sé kouto sèl, une femme parle de la série d’hommes rencontrés d’une manière furtive dans une voiture, au coin d’un bois, dans une chambre sordide, dans des rapports violents, douleur et sang à chaque fois, et à chaque fois un enfant… Elle reprend une expression consacrée pour cette situation : « Ay chaché pen, routouné é viann [2] », l’enfant n’est qu’une chair et on sait que toute chair est potentiellement bonne à manger. L’homme n’a servi qu’à mettre dans le ventre de la femme une « viande » qu’elle peut dévorer.
11 La valorisation de la mère héroïque et toute-puissante va de pair avec le mépris de la femme, la peur du sexuel dont on ne peut rien dire d’autre que la violence de l’acte aussi rapide que l’abandon qui va s’ensuivre fréquemment. Cette position focale de la mère se paye d’un silence sur le féminin, silence d’une zone d’où ne peuvent venir que le malheur, la déception, la souffrance.
12 Entre la mère et la fille, on oscille entre un trop plein de paroles ou un mutisme frustrant.
13 « I ka plen tèt an mwen [3]. » Les filles se plaignent souvent, surtout quand elles habitent encore avec leurs mères et qu’elles sont déjà devenues mères, de ce trop de paroles déferlant à longueur de journée.
14 Ces paroles d’obéissance, de mise en garde, d’ordre sont claironnées par des mères dont toute la vie est à l’inverse du modèle déployé en exemple de bonne vie.
15 Le mutisme est aussi toujours là. Elle ne m’a rien dit sur les choses de la sexualité. Elle ne m’a rien dit non plus de mon père sauf pour « envoyer de la boue sur lui ».
Mère/fille, amour/haine, malédictions
16 C’est dans ce paysage que mère et fille devront se débrouiller pour vivre toute l’ambivalence amour/haine de leur lien. Dans l’oscillation entre le maternel et le féminin, la fusion/différenciation entre mère et fille, la difficulté avec la sexualité de la mère, la jalousie envieuse de la fille vis-à-vis de la mère, l’hostilité est renforcée dans une configuration où bien souvent l’amour du père ne peut entraîner une rupture du lien fusionnel mère/fille.
17 À l’ombre de la religion catholique et de son monothéisme, l’omniprésence des esprits, la manipulation des esprits des morts pour envoyer des mauvais sorts et organiser la malédiction vont faire lien. Le mal vient de la jalousie des femmes entre elles. Dans Sé kouto sèl, une femme raconte qu’elle a été voir un quimboiseur pour garder son mari qui s’éloignait d’elle : « Elle me donnait des bains à prendre à la mer : vous achetez une livre de morue, dans laquelle vous demandez une queue. Un bouquet à soupe. Vous comptez sept lames, vous envoyez la queue et le bouquet par derrière… C’était pour faire partir le mal, parce qu’on m’a toujours dit que c’était une femme, celle à qui il avait fait des enfants, qui m’avait fait quelque chose. Oui, je pensais que c’était vrai, parce que la femme disait que j’aurais toujours eu le nom de l’homme, mais jamais l’homme. »
18 On imagine bien la pesanteur, l’empêchement de penser qui résulte de ces histoires de malédiction dans un climat persécutif bien prégnant. Mais elles fournissent aussi la possibilité de ne pas sombrer dans la dépression, dans la folie.
19 Deux histoires vont illustrer, la première comment la malédiction permet de mettre à distance le versant haine dans l’ambivalence mère/fille, la deuxième comment la malédiction règle le clivage maternel/féminin.
Louisette
20 Une jeune femme que j’appellerai Louisette vient consulter avec sa fille Joëlle qui, à 3 ans, ne mange pas, se met facilement en colère contre elle en la tapant à grands coups de pied, mais surtout parce qu’elle tape son petit frère de 8 mois avec une grande violence. La petite fille est comme pétrifiée, la mère comme éclatée dans des vêtements désarticulés.
21 Joëlle a commencé à être comme ça peu après le décès, il y a un an, de sa grand-mère maternelle Aline et ça s’est aggravé avec le temps malgré différentes démarches de soins auprès de gadèdzafè [4] et de médecins. La grand-mère s’occupait beaucoup de sa petite-fille, elle la gardait quand sa mère allait travailler, ou faire des courses ou des sorties le soir. Quand Aline est décédée dans un accident de voiture, il s’en est fallu de peu pour que Joëlle soit avec elle. La veille du décès, une dispute éclate entre Louisette et sa mère, cette dernière refusant de lui prêter sa voiture. « Va te faire foutre avec ton vieux tas de ferrailles. » C’est la première fois que Louisette parle sur ce ton à sa mère et c’était comme si ce n’était pas elle qui parlait. Quand, le lendemain de cette violente dispute, sa mère vient lui proposer d’emmener Joëlle se promener avec elle comme à l’habitude, la rancune toujours présente, Louisette refuse et Aline s’en va donc se fracasser toute seule dans son tas de ferrailles.
22 C’est cette même voiture qu’Aline avait refusé d’utiliser, après une dispute, pour amener sa mère Josette prendre un bain « démaré » prescrit par un gadédzafè à une plage précise. Faute de moyen de transport, Josette va se baigner tout près de chez elle. Lors de ce bain, elle contracte une infection à la peau, qui se généralise et entraîne sa mort. Ce bain « démaré » avait été prescrit pour la débarrasser d’un mauvais sort jeté par une maîtresse de son mari provoquant des douleurs terribles dans le ventre et le dos.
23 Les deux morts, celle d’Aline, celle de Josette (grand-mère et arrière grand-mère de Joëlle) ont semblé toutes les deux suspectes à la famille. Les gadédzafè consultés ont désigné les coupables dans les deux cas : une femme jalouse et ont prescrit des fumigations dans la maison et des prières pour débarrasser la maison des esprits qui pouvaient sinon continuer à hanter la maison. Joëlle était allé voir sa grand-mère sur son lit de mort, s’était couchée sur elle un court instant, avant que les manœuvres du gadédzafè soient complètement terminées. Elle a donc pris sur elle une part de la malédiction de sa grand-mère.
24 Ce n’était pas la première fois que cette petite fille ramassait comme par procuration des agressions sur son corps. En effet, Louisette avait dû lors de sa grossesse avoir un cerclage à la suite d’une menace d’accouchement prématuré. Un jour qu’elle faisait des courses à Pointe-à-Pitre, elle est agressée par deux hommes qui lui arrachent la chaîne, cadeau de sa mère, qu’elle portait au cou ce jour-là. Lors de cette agression, Louisette trébuche sur le trottoir et porte la main à son ventre pour le protéger en cas de chute. Joëlle naît quelque temps après, en état de mort apparente avec la trace de la chaîne marquée sur sa poitrine. Tout fait cercle.
25 Louisette, lors des différents entretiens, revient sans arrêt sur sa ressemblance avec sa mère : elles ont le même caractère, elles ont été toutes les deux élevées par leur grand-mère, ce qu’elle n’a jamais voulu pour Joëlle malgré les demandes répétées de sa mère.
26 La mort d’Aline et de Josette a suivi une dispute entre mère et fille, autour du même objet, la voiture dans une répétition infernale.
27 Avec l’interprétation du gadédzafè rapportant la mort aux effets d’une malédiction envoyée sur ces femmes par une femme jalouse, point n’est besoin d’avoir à refouler quoi que ce soit d’un mouvement de haine, d’un désir de mort entre mère et fille, la jalousie d’une femme, d’une amante vient clôturer l’affaire. Dans le même temps que ça préserve de la culpabilité, c’est condamné à se reproduire dans le corps. Joëlle, que sa mère a tenu à garder avec elle, même si elle était souvent avec sa grand-mère, n’a pas connu le même abandon. Mais elle est là, petite fille ressemblant à sa grand-mère, elle aussi, et son corps garde la trace de ce qu’elle a hérité d’elles : les agressions par les hommes, la jalousie mortelle des femmes.
28 Au fur et à mesure des rencontres, Louisette, qui au départ est très à distance de sa fille et toujours un peu sur son quant-à-soi, se met à pleurer (des pleurs qu’elle n’avait pu avoir le jour de la mort de sa mère), se rapproche physiquement de Joëlle. Joëlle peu à peu, de petite fille figée, s’anime et se met peu à peu à manger. Tout se passe comme si, de faire des liens par des mots, dans une histoire, ça permettait à la malédiction de ne pas être prise en masse dans le corps.
Malorie
29 Le service de prévention demande une intervention pour une petite fille, Malorie âgée de 6 ans, en produisant un courrier ambigu où il est question tantôt d’une demande de placement et tantôt d’un suivi psychologique de la famille. La lettre est pleine de confusion oscillant entre la description d’une réalité inquiétante (il est noté dès 1998 des actes de maltraitance de la mère à l’égard de cette petite fille née en 1997) et l’énumération de tous les services ayant suivi cette mère depuis 1990, sans qu’on voie jamais clairement ce qui a été posé pour protéger Malorie.
30 Quand je vois cette petite fille en 2003, accompagnée de sa grand-mère, elle est plutôt chétive, elle se gratte sans arrêt sans pouvoir tenir en place sur sa chaise. Elle vient de rentrer en cp après une scolarisation en maternelle. Autant son regard est vif, autant elle n’a aucun acquis au plan des apprentissages élémentaires… À l’école, rien ne va : elle ne reste pas en place, elle fait pipi sur elle alors qu’elle est propre à la maison. À la maison, elle agresse sans arrêt ses deux petits frères, Boris 4 ans et Jonas 2 ans, elle a déjà essayé de mettre le feu à plusieurs reprises dans les matelas de la maison de sa grand-mère, Nirva.
31 Car Malorie et ses frères lui ont été confiés par ordonnance du juge des enfants après la condamnation de sa mère Noémie à 8 mois de prison dont 4 avec sursis pour avoir brûlé le champ de canne et la maison de son amant. Les enfants sont de pères différents, avant la rencontre avec cet amant.
32 Nirva, la grand-mère de Malorie, se lance lors de la première consultation dans un long récit de malheurs, le tout dans une grande confusion de dates. Elle a sans arrêt besoin de regarder les livrets de famille, ses papiers, les ordonnances du juge, dans un désordre contrastant avec le soin et l’ordre de sa tenue vestimentaire. La première fois que je la vois, elle vient avec ses trois petits-enfants, accompagnée d’une nièce. Elle a l’air si agacé par cette petite fille remuante que je décide de la voir seule dans un premier temps. Quand elle est seule, elle s’effondre et tout son maquillage carapace s’en va au fil de l’entretien. « C’est comme si une malédiction s’était abattue sur nous, une malédiction de femmes. » Comme s’il ne pouvait rien arriver de bon aux femmes de cette famille.
33 Elle-même, Nirva, a été élevée par sa grand-mère qui était très sévère, sa mère devant travailler durement pour élever ses enfants. Quand elle a eu 12 ans, une sœur aînée qui habitait en France l’a fait venir, à sa grande joie de quitter la Guadeloupe, pour l’aider à s’occuper de deux enfants en bas âge. Des conflits ont très vite éclaté entre les deux sœurs, Nirva trouvant qu’elle était comme une esclave à qui toute distraction était systématiquement refusée. Des fugues et des errances ont commencé. Elle a rencontré à 15 ans un homme qui a été très gentil avec elle, naissance de son premier enfant, un garçon, un an après. Intervention du juge des enfants à la demande de sa sœur, elle est placée dans un foyer, perd de vue le père de son fils, nouvelles fugues, nouvelles errances, nouvelle rencontre d’un homme et naissance d’un deuxième enfant, une fille. Ce deuxième père ne vaut rien, elle en a marre de la France. Elle place ses enfants en maison d’enfance, prend un billet pour la Guadeloupe où elle retourne habiter chez sa mère. Les deux enfants laissés en France sont transférés en Maison d’enfance en Guadeloupe et sont à leur grand-mère par ordonnance du juge, après une demande de Nirva de récupérer ses enfants. Nirva habite donc chez sa mère avec ses deux enfants. Mais très vite les choses se gâtent entre mère et fille et Nirva prend « son particulier » dans une case insalubre. Deux hommes vont lui promettre de l’aider, elle leur donne deux enfants, dont Noémie. En fait ces hommes ne font rien pour elle.
34 Elle repart en France avec un homme avec qui elle a un garçon. Ça ne marche pas longtemps. De deux autres rencontres tout aussi éphémères, elle a un garçon et une fille. Ce qui fait qu’au total Nirva a 6 enfants de 6 pères différents, à chaque fois abandonnée, sans jamais plus retrouver la gentillesse du premier amour, et à l’entendre on a l’impression du seul amour dont la loi, sous les traits du juge des enfants, l’a séparée.
35 Pendant le séjour en France de Nirva, Noémie s’était plainte de mauvais traitements de la part de sa grand-mère. Nirva, sans se renseigner tant il lui semblait évident que sa mère pouvait faire ça, envoie un billet d’avion pour Noémie. Elle va l’attendre à l’aéroport. En vain… Elle rentre chez elle sans savoir, sans essayer de savoir ce qui s’est passé de cette attente déçue.
36 Quand Nirva retourne en Guadeloupe après les derniers enfants nés des derniers échecs, Noémie a 13 ans, l’âge qu’elle avait lors de son premier départ en France. Noémie habite en principe chez sa grand-mère… Mais très vite fugues, placement en foyer de jeunes filles, fugues, troubles du comportement avec agressivité à l’égard des éducatrices et des autres filles, fugues… Elle est enceinte de Malorie, au même âge que sa mère lors de sa première grossesse. La grossesse n’est pas suivie. Noémie entre à l’hôpital avec les premières douleurs et elle appelle sa mère au téléphone. Nirva vient de suite et c’est elle qui met au monde sa petite fille Malorie sur les indications de la sage-femme débordée par le nombre d’accouchements du jour… En même temps, avoir mis sa petite-fille au monde ne vient rien changer dans les rapports avec sa fille qui sitôt accouchée s’en va de droite à gauche, au gré des rencontres avec des hommes qui l’abandonnent aussi vite qu’elle a mis du temps à concevoir un enfant. C’est comme si elle avait fait un enfant à sa mère en l’abandonnant aussitôt. Après Malorie, il y a eu Boris et Jonas, et la prison. Tout cela se passe sans parole entre Nirva et Noémie. Jamais de questions, jamais de parole… Elles ne se sont jamais parlé de rien. Entre Nirva et ses petits-enfants, rien, le silence. Malorie a su que sa mère était en prison par des commentaires des petits camarades de classe. Alors que Nirva se tait, Noémie braille à gorge déployée, sur Malorie, accompagnant souvent ses cris de coups.
37 Cette petite fille, dans sa pétrification de penser, reproduit le silence qui a dominé les relations de sa mère et sa grand-mère. Cette grand-mère qui évoque la malédiction faite aux femmes de la famille pour ne pas avoir à y regarder de plus près ou de plus loin, dans une économie d’affects, dans une barricade qui la sauve de la dépression.
38 Ce qui est frappant, c’est que tout se passe comme si les services sociaux, nombreux sur l’affaire, étaient eux aussi paralysés par le mauvais sort, de sorte qu’ils n’ont rien mis en place pour protéger cette petite fille.
Et notre travail dans tout ça ?
39 Il y a bien évidemment des histoires de mères et de filles qui tricotent différemment l’ambivalence des relations mères/filles dans le registre de la culpabilité, de la dépression exposées. Ces deux histoires de malédiction ne sont pas rares, mais elles restent la plupart du temps dans le non-dit et le silence parce qu’elles n’ont pas souvent l’écoute qui leur permettrait d’exister au grand jour… La tentation est grande de les considérer d’un point de vue exotique, de ne rien pouvoir entendre de ce qu’elles nous disent, de ne pas pouvoir y trouver du sens, dans l’attente que tout se présente dans un registre connu.
40 En fait, parler de ces histoires de malédictions permet de se déprendre du trop-présent des esprits. Ça permet de fabriquer avec des mots une histoire, de construire un roman familial qui en dehors de ce registre peut apparaître comme terriblement squelettique. Ce travail dégage les enfants de la prise en masse dans le corps en les engageant dans de la parole, de l’histoire. L’écoute de ces histoires familiales racontées par le biais des esprits permet aussi aux mères de pouvoir supporter une lézarde des apparences. Mettre en histoire ce qui n’a été jusque-là que silence autorise enfin un mouvement dépressif qui permet de se déprendre également du corps.
Notes
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[1]
J. André, L’inceste focal, Paris, puf, 1987.
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[2]
Traduction : « Aller chercher du pain et revenir avec de la viande ».
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[3]
Traduction : « Elle me remplit la tête ».
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[4]
Thérapeute traditionnel. Le mot veut dire à la fois textuellement quelqu’un qui regarde les affaires (au sens de voyance) et qui garde les affaires.