Notes
-
[1]
Jacques Lacan, Les écrits, Paris, Le Seuil, coll. « Champ freudien », p. 803.
-
[2]
D.W. Winnicott, De la pédiatrie à la psychanalyse, La haine dans le contre-transfert, Paris, Payot, 1969, p. 48.
-
[3]
Ibid., p. 56.
-
[4]
D.W. Winnicott. « L’adoption », dans L’enfant, la psyché et le corps, Paris, Payot, 1999, p. 159.
« La vérité, c’est comme le soleil, tout le monde peut en recevoir les rayons, mais personne ne peut se l’approprier. »
1 Anne, quelques semaines plus tôt, alors que rien dans sa vie ne faisait signe, apprend que son fils, âgé de 3 ans, est atteint de la maladie de l’X fragile. Des difficultés en maternelle, un important retard de langage et des troubles psychomoteurs ont conduit l’école à demander aux parents une consultation en neurologie ; le neurologue les a adressés au généticien.
2 Anne venue consulter pour elle explique : « Cette découverte de l’X fragile m’a renvoyée de plein fouet ma fragilité. Je suis née sous X, et aujourd’hui, c’est cet X qui me revient avec la violence d’un boomerang. Je ne peux rien en faire, c’est une disquette que mon ordinateur ne sait pas lire. Rien ne s’inscrit sur mon écran. »
3 Adoptée à l’âge de 3 mois, Anne a toujours su la vérité, mais elle justifiait l’acharnement qu’elle avait mis à ne rien vouloir savoir de son histoire. Durant toutes ces années, elle a maintenu les circonstances de sa naissance hors de son champ de représentations. « Le X, c’est le symbole de l’inconnu. C’est pour moi hors langage. Je ne peux même pas y penser. C’est innommable. Je ne peux pas en parler. Depuis que j’ai entendu le diagnostic, je ne peux plus écrire. Je voudrais porter plainte contre X. »
4 Quelques jours plus tard, Anne tente de noyer son fils dans la baignoire. Le père, puis le Samu, empêchent de justesse la mort de l’enfant.
5 Elle vient à la séance suivante, terrifiée : « Il faut m’hospitaliser, je suis dangereuse, je sais que je vais recommencer. » Elle est envahie par des idées de meurtre à l’arme blanche. Les couteaux, les ciseaux et tout objet tranchant lui font peur. Elle est persuadée qu’elle en prendra un pour tuer, qu’elle est une criminelle dangereuse pour son fils, mais aussi pour son mari et pour moi.
6 Tuer son fils serait le seul moyen d’éliminer toute trace de X, le seul moyen de faire que rien de l’histoire de sa naissance n’existe. « Je serais débarrassée. Il n’y aurait plus de preuve que tout ça soit arrivé, et je pourrais faire comme avant, vivre en faisant abstraction de ce moment de ma vie, le laisser hors de tout. »
7 Une nuit, elle rêva du corps de son fils, barré de la lettre X. À côté de lui, on pouvait lire ce mot : ptyx. Elle associa : « C’est le petit X, comme si c’était devenu son nom de famille. » Sous ce mot, elle vit également écrit le nom de Mallarmé. Au réveil, elle reconnut ce ptyx. C’était un mot écrit dans un des sonnets de Mallarmé, le sonnet X. Elle avait oublié l’existence de ce sonnet bien qu’elle le connût parfaitement et qu’elle le trouvât fort beau. Chacun des vers lui revint pendant la séance. Elle me dit : « Le ptyx, n’est-ce pas le fleuve de l’enfer ? ». « Je ne pensais pas que du X puisse s’écrire et j’avais oublié ce sonnet », dit-elle.
8 Sonnet en X
9
Stéphane Mallarmé
Mal armée, elle l’était aussi. Sans doute avait-elle pu s’identifier en miroir, par le biais du signifiant à cet homme manquant. Suppléance, béquilles qui avaient été précieuses dans son adolescence. Un homme en fonction paternelle pouvait lui donner quelque chose de la castration qui lui permettrait peut-être de se reconnaître femme.Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx,L’Angoisse, ce minuit, soutient, lampadophore,Maint rêve vespéral brûlé par le PhénixQue ne recueille pas de cinéraire amphoreSur les crédences, au salon vide : nul ptyx,Aboli bibelot d’inanité sonore,(Car le Maître est allé puiser des pleurs au StyxAvec ce seul objet dont le Néant s’honore.)Mais proche la croisée au nord vacante, un orAgonise selon peut-être le décorDes licornes ruant du feu contre une nixe,Elle, défunte nue en le miroir, encoreQue, dans l’oubli fermé par le cadre, se fixeDe scintillations sitôt le septuor.
10 Si un homme qui se dit mal armé peut écrire un aussi beau poème, alors elle aussi pourrait, du « X », faire quelque chose. « Quand j’ai commencé à lire Mallarmé, disait-elle, ce qui m’a surprise, c’est que je n’y voyais que du sens, là où les autres se perdaient. »
11 La fragilité d’Anne était aussi faite de cette impossibilité qu’elle connaissait chez elle, et qui lui faisait peur. Lorsqu’elle voulait écouter parler, elle ne saisissait pas le sens des mots, comme si elle décrochait du langage. C’est très clairement qu’elle l’exprimait : « Je suis une alpiniste qui dévisse. On me parle et je me sens tomber, sans prise. Je tombe dans un trou de désir. Il n’y à rien de symbolique pour me rattraper. C’est affreux, lorsqu’il n’y a plus que du signifiant qui s’affole, tout renvoie à autre chose. Il n’y a plus de signifié qui tienne la route, et les êtres humains me deviennent absents. »
12 Se souvenant de l’œuvre de Louis-Ferdinand Céline pendant une séance, elle me dit : « Lorsque je décroche, les gens deviennent flous. Ils passent fantômes, comme dit Céline. Si je les comprends, j’ai peur qu’ils me collent, qu’ils ne puissent plus me quitter, qu’ils deviennent des doubles. Ceux-là, Céline disait qu’ils “viraient guignol”. Ma mère est passée fantôme toute mon enfance. C’est peut-être plus rassurant que si elle avait viré guignol ! »
13 Anne avait vécu avec ses parents adoptifs, ou plutôt, à côté d’eux, dans la méfiance la plus totale. Elle savait qu’elle n’était pas sortie du ventre de sa mère, mais personne n’en avait jamais parlé avec elle. Elle en avait entendu parler et ne s’était plus posé de question. Même à l’adolescence, l’idée de la recherche de ses origines ne lui avait jamais traversé l’esprit.
14 « Ces parents-là, disait-elle, n’étaient rien pour moi. Les autres n’avaient jamais existé. C’était à la fois terrible et merveilleux, ça me donnait une liberté sans limite. » Et elle expliquait comment chaque jour, elle avait eu l’impression d’avoir à réinventer sa vie. Elle n’avait jamais rien voulu savoir de ses origines, ni même de l’histoire familiale de ses parents adoptifs. « Savoir quelque chose de ma famille ne me préoccupait pas, c’était des données qui de toute façon, n’étaient pas lisibles pour moi. » Et aujourd’hui encore, elle ne voulait rien en savoir, au point de penser à éliminer son fils.
15 La révélation, le trop de réel qui lui revenait sous forme du X, l’empêchait d’écrire. Rien ne s’était passé. Elle n’avait rien perdu. En s’auto-engendrant chaque jour, elle maintenait l’illusion délirante de sa toute-puissance.
16 Une semaine après le rêve du sonnet, elle se réveilla, pliée en deux de douleur. « Jamais je n’avais ressenti une chose pareille. C’était comme une blessure d’une violence inouïe qui m’empêchait de respirer. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait, j’avais besoin de quelque chose pour calmer mon angoisse, mais je ne savais pas quoi. Les odeurs me débordaient, je les sentais toutes, comme si jusque-là, aucune ne m’était vraiment parvenue. Ma sensibilité au toucher aussi avait changé. Je sentais sous mes doigts la finesse d’un tissu, le velouté de la peau des pêches, leur humidité me bouleversait. Jamais je n’avais connu une chose pareille avant. J’ai eu soudainement envie de sortir dans la rue. Je marchai avec peine. Tout à coup, j’ai entendu une voix de femme qui venait d’un magasin voisin. Une voix forte, claire et gaie, et là, j’ai compris ma souffrance. Je voulais le corps de ma mère. J’ai compris aussi que ce corps-là, je ne pourrais jamais le retrouver, même si je la retrouvais, elle. C’est son corps au moment de ma naissance dont j’avais besoin, et ce corps-là, je l’ai perdu pour toujours. C’est la violence de cette coupure que j’ai ressentie. » C’était d’objets coupants dont elle avait peur de se servir pour tuer.
17
Anne, quelque temps après le rêve du Sonnet, après avoir
retrouvé la trace du manque, et après avoir réalisé que le corps de sa mère
était à jamais perdu, a retrouvé la possibilité d’écrire.
Elle dira plus tard de sa mère adoptive qu’elle était parfaite, tout amour. « On n’adopte pas des enfants pour les rendre malheureux », disait cette maman.« Sans doute, me dira-t-elle, ai-je eu peur d’avoir tué ma mère, c’est peut-être pour ça que j’étais terrifiée à l’idée d’être une criminelle. C’est tellement moins dur que de penser qu’elle a pu m’abandonner. »
18 En contrepoint de la violence d’Anne, il y avait la douceur, le calme, le profil lisse et paisible de sa mère. Plus Anne montrait de la haine, plus elle répondait avec amour. À l’école déjà, Anne avait été étiquetée dangereuse pour elle-même et pour les autres. De sa violence, cette petite fille ne pouvait rien faire.
19 D.W. Winnicott disait qu’un bébé pour savoir quoi faire de sa haine a besoin d’avoir été haï par sa mère. La mère, disait-il, hait le bébé avant même que le bébé puisse haïr sa mère.
20 En écoutant les mères qui adoptent, nous entendons que cette haine leur est impossible, comme interdite. Au point d’en oublier qu’amour et haine sont le revers d’une même médaille.
21 Mais dans ce jeu de pile ou face, la pièce truquée affiche ici la même représentation des deux côtés. L’adoption doit être tout amour, la mère qui a tant attendu, tant lutté pour avoir un enfant à tout prix peut tout supporter de lui et se doit d’être parfaite, différente des autres, de l’autre, même si elle en fait inlassablement l’éloge. La culpabilité mène le jeu. De la haine, elle ne doit rien reconnaître. Le petit, lui, cherche par tous les moyens à la provoquer : les enfants savent ce que parler vrai veut dire, et ne se contentent pas de discours conventionnels. Nous savons combien les enfants adoptés tentent de se faire rejeter par les mères adoptives. Souvent difficiles, violents, cherchent-ils à répéter quelque chose de leur histoire, à mettre à l’épreuve la nouvelle famille ou peut-être à réhabiliter la mère de naissance ? Il n’est pas rare qu’ils réagissent sur un mode de défense paranoïaque à l’abandon. Les mères interdites répondent le plus souvent à leur violence par l’abnégation. Lorsque tout est merveilleux, le don de la mère de naissance, l’accueil des parents adoptifs, l’abandon ne peuvent plus être parlés, pas plus que ne peut être parlée la peur qu’il se répète.
22 En France, avec la contraception et la légalisation de l’ivg, il y a peu de naissance sous X. Les délais sont très longs, mais il y a la possibilité d’adopter à l’étranger.
23 Dans tous les cas, il s’agira pour les candidats de traverser plusieurs épreuves, et de rendez-vous à la ddass en rencontres avec les responsables d’associations, les parents seront informés, préparés, évalués, avant qu’un enfant leur soit confié. On leur parlera des ravages du mensonge ; ils devront dire le plus tôt possible la vérité à leurs enfants (nous ne rencontrons d’ailleurs plus en consultation d’enfants qui ne savent pas qu’ils ont été adoptés). Les parents adoptifs parlent des parents de naissance chaque fois que les enfants posent des questions, et même lorsqu’ils n’en posent pas. On dit aux parents qu’adopter est un acte d’amour, de générosité et d’abnégation, mais on leur dit aussi que l’abandon est un acte d’amour, de générosité et d’abnégation. Les conseils de la ddass sont aujourd’hui les suivants : positiver et valoriser dans tous les cas les parents biologiques.
24 « Ne parlez plus d’abandon », disent les spécialistes, « parlez de don. » La mère n’abandonne plus, elle confie son enfant par amour, elle se prive de lui pour qu’il soit plus heureux dans une autre famille. Quelquefois c’est peut-être le cas, mais les enfants nés sous X l’entendent-ils toujours de cette oreille ? Sont-ils convaincus que tout est amour ?
25 Une petite fille de 8 ans, venue consulter pour violence à l’école et en famille, me disait : « Ma mère de naissance, est-ce que tu penses qu’elle avait les yeux ouverts ou fermés quand je suis née ? Parce que si elle avait les yeux ouverts, alors c’est qu’elle m’a trouvée laide pour me laisser. » Les monstres inlassablement dessinés par Alice en séance, les yeux qui la suivaient partout et l’empêchaient de dormir, les crises d’angoisses et de violences qui la submergeaient quelquefois témoignaient, malgré les soins attentifs et les paroles rassurantes de sa mère, du drame qu’elle avait vécu. Qui était le monstre de qui ? Et plus sa mère disait combien était bonne et généreuse la mère de naissance, plus Alice s’affolait. Comment comprendre qu’une si gentille maman puisse l’abandonner, si elle n’avait pas, en ouvrant les yeux, vu le monstre qu’était son bébé ? « Je suis sûre qu’elle ne m’aimait pas, dit Alice, mais je ne peux pas le dire à mes parents, ça les fâche. »
26 Dans l’hôpital où je travaille, je suis quelquefois amenée à rencontrer les mères qui viennent accoucher sous X. Il s’agit le plus souvent de très jeunes femmes entre 15 et 19 ans. Elles ne savent pas au début de leur grossesse qu’elles sont enceintes, elles ont laissé passer les délais, quelquefois des manœuvres clandestines d’avortement ont raté. Pour demander une ivg lorsqu’on est mineur, il faut en principe l’accord des parents. Si elles sont d’origine maghrébine ou africaine, elles disent que les pères et les frères les auraient tuées ou chassées de la maison. Elles se cachent, partent vivre chez une amie et viennent accoucher pour laisser le bébé afin de rentrer chez elles comme si de rien n’était. Le père ? Elles ne se souviennent pas qui il est, ou bien il y a plusieurs garçons possibles, ou encore c’est une rencontre sans lendemain, de toute façon il est rarement informé. Difficile de dire qu’elles ont voulu mettre cet enfant au monde, difficile de dire qu’il s’agit d’une histoire d’amour, elles pensent que si elles avaient pu avorter, elles l’auraient fait. D’autres fois, elles nous disent que l’enfant qu’elles portent est l’enfant d’un inceste avec le père, l’oncle ou le frère. Est-ce que je dois écrire ça dans le dossier, me demande l’assistante sociale ? Quel effet, penses-tu, ça fait à 18 ans d’apprendre qu’on est né d’un inceste ou d’un viol ? Comment répondre ? Ces questions sont extrêmement délicates. Il ne s’agit pas d’aller contre le droit des enfants à connaître leurs origines, c’est pour certains le seul moyen de dépasser leurs difficultés et comme ils en témoignent de redémarrer dans la vie. On sait aussi que d’autres, même s’ils en ont la possibilité, ne souhaiteront jamais retrouver leurs parents de naissance. Mais ce n’est pas pareil lorsqu’il s’agit d’un choix.
27 Pour les services sociaux des hôpitaux, le problème du dossier à remplir n’est pas simple, surtout lorsque les mères à qui on demande ce qu’elles veulent laisser comme renseignements répondent à l’assistante sociale : « Mettez ce que vous voulez. » On conçoit aisément qu’un certain type de discours positif puisse être plus structurant pour l’enfant qui dès lors ne se sentira plus comme étant un simple « déchet ». Il semble que tout dépendra du statut donné au mensonge et à la vérité. S’agit-il d’un mythe ou d’une vérité sur les origines ? Et de quelle vérité s’agit-il ? Quel est le statut de ce savoir ? En écoutant le temps d’un entretien ces mères qui laissent leur bébé à la maternité, on sait combien il est difficile, voire impossible, de repérer ce qui les a amenées ce matin-là à abandonner leur enfant. La vérité d’une histoire n’est pas la réalité des faits. Le mystère de cette naissance reste et le plus souvent nous ne pouvons rien en savoir. Que savons-nous du désir dans lequel l’enfant a été conçu, porté, et abandonné ? L’enfant lui en sait quelque chose, quelque chose qui ne s’écrira pas dans les registres de l’hôpital et qui sera toujours en décalage au regard des conseils donnés aux parents.
28 Les conseils de la ddass de positiver et de valoriser les parents biologiques ont, nous le savons, dans un premier temps des effets narcissisants et thérapeutiques pour l’enfant. Du côté des parents, il s’agit de s’assurer qu’ils n’oublient pas non plus les origines de leur enfant. Dans un souci de réparation toujours présent, ils observent scrupuleusement les consignes.
29 Une femme qui venait d’accueillir un petit garçon de 2 ans, né en Bulgarie, me disait combien les responsables de l’association avaient insisté lorsqu’elle les avait rencontrés : « N’oubliez jamais qu’en adoptant cet enfant, vous adoptez aussi sa famille, vous devez aimer la mère qui a fabriqué ce petit et qui vous l’a donné, autant que vous aimerez cet enfant. Sans elle, vous n’auriez jamais été mère. » Jour après jour, cette maman parla de sa famille de naissance à son fils, si bien qu’il demandait tout le temps quand il les retrouverait, quand il retournerait vivre chez lui, jusqu’au jour où il arracha rageusement la carte de la Bulgarie qu’elle avait pris soin de coller sur le mur de sa chambre. « Il m’a fait comprendre, me dit-elle, que lorsque vous changez une plante de pot, il faut lui laisser le temps de faire ses racines. On ne peut pas la faire pousser à cheval dans une terre et dans une autre. » Mais jusque-là, cette femme avait été empêchée et ne pouvait pas lui laisser prendre racine.
30 Cette autre femme qui avait ramené une fille et un garçon du Viêtnam me racontait comment chez eux depuis on ne préparait que de la cuisine vietnamienne pour que les enfants ne soient pas dépaysés : « Ça a été difficile, disait-elle, parce que ni mon mari ni moi-même n’aimions vraiment ça. » Elle venait consulter pour sa fille devenue anorexique.
31 Notons au passage que nous entendons rarement parler de consigne ou de ligne de conduite donnée au père quant à l’attitude à avoir concernant le père de naissance. Ce sont les réactions de la mère adoptive dont on s’inquiète le plus et qu’on veut semble-t-il prévenir. Sans doute le père est-il considéré comme un père adoptif, qu’il s’agisse d’un enfant biologique ou non. De lui, il semblerait qu’on se méfie moins, qu’il y ait moins besoin de le mettre en garde contre les écueils de l’adoption, et pourtant là encore la clinique nous enseigne que ce n’est pas si facile, et que du côté paternel une transmission dans l’adoption peut se faire, tout comme elle peut échouer.
32 Pierre avait commencé une analyse parce qu’il rencontrait des difficultés dans sa vie professionnelle avec ses collègues et plus particulièrement avec ses supérieurs hiérarchiques. Il était marié, père d’un petit garçon de 7 ans, né sous X et adopté à l’âge de 3 mois. De cet enfant, Pierre ne parlait que très peu, bien qu’il fût très turbulent et déjà en échec à l’école.
33 Mais il parlait de son père. Il s’étonnait de son soulagement lorsqu’il apprit que sa femme était stérile et qu’il ne pourrait jamais être père à son tour. Cette femme voulait un enfant. Il résista quelques années et finit par céder sur le principe de l’adoption. « Comment refuser, disait-il, à une femme que l’on aime et qui insiste autant ? » L’histoire personnelle de cet homme l’empêchait d’envisager la paternité, mais par amour il accepta de « réparer » une femme. « Donner un enfant à une femme sans en être le père, disait-il, je ne sais pas pourquoi, mais je pense que ça protège. »
34 De quel fantasme s’agit-il alors ? Donner un enfant à une femme, sans acte sexuel, sans qu’il soit de vous, sans même que cet enfant passe par son corps à elle. En évinçant la scène primitive, n’est-ce pas du même coup la présence du père qui est évincée ? Pour un homme, n’est-ce pas faire un enfant à une femme sans la toucher, mais aussi sans qu’un père ne l’ait touchée ? Échappant à l’interdit de l’inceste puisque l’enfant ne naîtra pas d’un acte sexuel, c’est aussi à l’effacement de son propre père de la scène primitive que le père adoptif aura à se confronter pour assumer la transmission nécessaire. À quelle mère a-t-il fait cet enfant ?
35 La question des origines, du sexe, de la mort prend les enfants au corps. Ils savent sans savoir d’un savoir, comme dit Lacan, « qui ne comporte pas la moindre connaissance, en ce qu’il est inscrit dans un discours, dont tel l’esclave messager de l’usage antique, le sujet qui en porte sous sa chevelure le codicille qui le condamne à mort ne sait ni le sens, ni le texte, ni dans quelle langue il est écrit ni même qu’on l’a tatoué sur son cuir rasé pendant qu’il dormait [1] ». Ce que l’enfant adopté sait de ses origines a du mal à s’inscrire sur un cahier d’écolier. La trace devient alors menaçante.
36 Les difficultés de Pierre avec son fils étaient telles que l’enfant perdait pied, l’école ne voulait plus de lui, « il est intelligent mais il est fou » disait la maîtresse.
37 Comment s’approprier un père ? Pour rompre la relation du grand Autre maternel à l’enfant, est-ce que le signifiant X, marque de l’inconnu, fera l’affaire ? Est-ce que le nom donné dans un deuxième temps suffira ? Tout dépendra de la façon dont le père adoptif le donnera.
38 Il fallut beaucoup de temps à Pierre pour adopter Julien, pour le décoller un peu de l’emprise maternelle. Le travail qu’il fit en analyse modifia le lien à son propre père. Un matin où Pierre réalisa avec effroi que Julien ne savait toujours pas écrire son nom de famille, il décida de le lui apprendre et de faire avec son fils un arbre généalogique. Il put enfin lui montrer la place où ils s’inscrivaient tous les deux. Les progrès à l’école commencèrent à ce moment-là.
39 Cette place où vient s’inscrire le nom du père n’est en fait que le signifiant du manque de la mère. C’est à partir du manque que l’enfant échappe à la jouissance de l’Autre. Ce manque a-t-il un statut différent pour les mères adoptives ? À se redoubler ne s’annule-t-il pas ?
40 Pour Winnicott, repérer la haine chez la mère et l’enfant permet si elle ne reste pas exclusivement inconsciente de dépasser la peur du « break-down » qui donne cette dépendance trop absolue à la présence du père et de la mère. La peur de l’effondrement et du « laisser tomber », les enfants adoptés la connaissent mieux que personne. Quoi qu’on fasse, quoi qu’on dise, la perte de la mère à l’accouchement prend pour eux une forme différente, puisqu’ils ne retrouveront rien de ce que le bébé récupère en passant du ventre de sa mère à ses bras. Rien de reconnaissable, de familier qui puisse lui donner ce sentiment de continuité d’être, perte des odeurs, des sons, du rythme de son corps, de la voix, et quelquefois aussi perte d’une autre langue.
41 Écoutons Winnicott : « Si les processus de maturation se mettent en place graduellement, le nourrisson peut détruire, haïr, donner des coups de pied et hurler au lieu d’anéantir le monde de façon magique. C’est ainsi que l’agressivité peut être considérée comme un accomplissement contrairement à la destruction magique. Les idées et les comportements agressifs prennent une valeur positive et la haine indique que l’enfant se civilise [2]. » Qu’en est-il lorsque le monde a déjà été anéanti pour lui ?
42 Anne était restée dans cette destruction magique. Pour que le bébé négocie avec son agressivité, il faut, dit Winnicott, que la mère puisse le haïr « correctement ». D’après lui, les mères ont plein de bonnes raisons de haïr leur bébé. « Ce qu’il y a de remarquable chez une mère, dit Winnicott, c’est qu’elle est capable d’être si maltraitée par son enfant et de haïr autant sans s’en prendre à l’enfant et d’attendre la récompense qui s’offrira ou ne s’offrira pas à une date ultérieure [3]. »
43 Comment gérer la haine pour cette nouvelle mère interdite qui se voudrait toute douceur ? La rejeter sur la mère de naissance ? Impossible, le discours ambiant l’en empêche, ce ne serait pas bon pour le bébé.
44 Blessée, meurtrie de ne pas avoir eu ce bébé dans son ventre, la mère adoptive l’est toujours. D’où lui vient cet enfant ? Quel fantasme sous-tend cette adoption ? Que fait-elle de sa rivalité avec la mère, de sa haine avec l’autre mère, la sienne ?
45 Chez la fille, pour Melanie Klein, les bébés de la mère supposés se trouver à l’intérieur de son corps provoquent une jalousie extrême dès la petite enfance. Cela suscite des attaques violentes fantasmées contre le corps de la mère et ses contenus, et des craintes de vengeances épouvantables. Les fantasmes de la petite fille sur ses propres bébés constituent d’après elle une réassurance contre l’angoisse paranoïde de vengeance de la part de la mère.
46 On peut repérer, dans le cas de l’adoption, les différentes entrées par lesquelles la haine se trouve impossible à reconnaître. Impossible de haïr le bébé et impossible de haïr le ventre de la mère, d’où ce bébé pourrait bien venir. Et si cet enfant était rapté du ventre de la mère, serait-il un enfant du père ? L’enfant adopté serait-il, pour le père comme pour la mère, un enfant de la mère ? Si c’est le cas, le père et la mère qui adoptent sont certainement rassurés par les consignes d’amour à tout prix qu’on leur donne, mais qu’en est-il des enfants ?
47 Winnicott n’était pas très favorable à l’adoption [4], il préférait les familles d’accueil, il lui semblait plus facile d’élever un enfant jusqu’à l’âge adulte, de l’aider à démarrer autonome dans la vie, sans toucher à la filiation. Ou alors, il proposait d’adopter dans l’heure même de la naissance, sans passer par le délai de pouponnière. Les parents de toute façon auront, d’après lui, à réparer toute leur vie un enfant détruit par l’abandon. Ils devront être non seulement les parents mais aussi les thérapeutes de leurs enfants. Alors pourquoi ne pas le leur dire ?
48 C’est cette violence faite à l’enfant et à sa famille adoptive qu’il me semble difficile de vouloir aujourd’hui effacer dans un discours commun psychologisant, fait de bons sentiments et de pieux mensonges. La vérité de chacun demeure unique, le désir insaisissable, toujours énigmatique.
49 En guise de conclusion, je vous propose d’écouter encore une fois Anne en séance.
50 « Je ne sais pas ce que ça vient faire ici, mais j’ai en tête une phrase obsédante de Mallarmé, qui ne cède à rien. Le poète regarde les toiles d’Odilon Redon et avec sa civilité toujours extrême adresse au peintre cette louange : “Mon admiration tout entière va droit au grand mage inconsolable et obstiné, chercheur d’un mystère qu’il sait ne pas exister, et qu’il poursuivra à jamais pour cela, du deuil de son lucide désespoir car c’eut été la vérité.” » Et Anne de me demander : est-ce que ce n’est pas ça le désir ?
Notes
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[1]
Jacques Lacan, Les écrits, Paris, Le Seuil, coll. « Champ freudien », p. 803.
-
[2]
D.W. Winnicott, De la pédiatrie à la psychanalyse, La haine dans le contre-transfert, Paris, Payot, 1969, p. 48.
-
[3]
Ibid., p. 56.
-
[4]
D.W. Winnicott. « L’adoption », dans L’enfant, la psyché et le corps, Paris, Payot, 1999, p. 159.