Couverture de CLARA_HS5

Article de revue

Freddy Gallez

Pages 138 à 159

Notes

  • [1]
    Construite entre 1991 et 1994, la maison de Freddy Gallez s’inscrit dans un projet, plus vaste, d’espace public : « la cour Libert est considérée comme l’un des exemples de rénovation urbaine les plus significatifs de la ville ». Ben Djaffar, Lamya ; De Smet, Isabelle (dir.), Guide d’architecture moderne et contemporaine. Mons et Cœur du Hainaut. MARDAGA, Bruxelles, 2015, p. 90.
  • [2]
    Ibid., p. 311.
  • [3]
    Freddy Gallez se réfère ici à notre première discussion informelle au cours de laquelle nous avions soupçonné que ce départ était lié à une histoire qui se conclurait par un mariage.
  • [4]
    Guy Rottier et Vladimir Bodiansky seront parmi les principaux collaborateurs sur le projet de l’Unité d’habitation de Marseille (1947 – 1952). Vladimir Bodiansky, ingénieur d’origine russe émigré en France, fut l’un des fondateurs de l’Atelier des Bâtisseurs (AtBat) avec Le Corbusier et Jacques-Louis Lefebvre.
  • [5]
    Ce groupement de maisons en spirale « escargot » a été proposé par Guy Rottier et Yona Friedman en 1967. Voir le projet Nice futur dans les Cahiers du Centre d’Études Architecturales, n° 8, Office international de Librairie, Bruxelles, 1968.
  • [6]
    Fédération Républicaine Socialiste, dissidente du POB, Parti ouvrier belge.
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Portrait de Freddy Gallez - Archives Gallez

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Portrait de Freddy Gallez - Archives Gallez

1Né en 1938, à Frameries, dans le Borinage, Freddy Gallez est un architecte qui avait jusqu’ici échappé à notre (petite) connaissance. Il n’était qu’un nom parmi d’autres, sur une liste avec un e-mail erroné. La prise de contact téléphonique fut néanmoins facile. Sans détour, Freddy Gallez nous invita chez lui, à Mons, dans sa maison de la cour Libert, qu’il construisit au début des années 1990 [1].

2Cette première rencontre en juin 2016, prit la forme d’une conversation libre, informelle. Il s’agissait de faire connaissance. Découvert dans le Guide de Mons [2], le parcours de Freddy Gallez nous intriguait : une formation de menuiser et ébéniste, une première réalisation à 23 ans, la Maison Robbe, pure composition moderniste, un exil de quelques années à Nice, sur la Côte-d’Azur, l’adoption, dans les années 1980, du post-modernisme et de son architecture, pour reprendre ses propres mots, « gâteau à la crème »…

3Une seule rencontre ne suffisait pas. L’histoire est parfois trop longue à raconter. Freddy Gallez voulait nous revoir. Nous aussi d’ailleurs. C’est ce que nous fîmes un mois plus tard, après avoir échangé par e-mails pour préciser et affiner nos questions. Haut en couleurs, Freddy Gallez est un personnage attachant et généreux. Trait d’esprit, sens de la formule. Il est l’une de ces figures authentiques qui parlent « vrai ». L’écouter répondre à nos questions et échanger avec lui fut pour nous un réel plaisir. Une belle rencontre. Humaine et enrichissante.

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Concours Univerbel, Pavillon démontable, 1960 – 61. Premier prix, non réalisé, Maquette - Archives Gallez

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Concours Univerbel, Pavillon démontable, 1960 – 61. Premier prix, non réalisé, Maquette - Archives Gallez

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Maison Robbe, Frameries, 1963 – 64, Maquette - Archives Gallez

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Maison Robbe, Frameries, 1963 – 64, Maquette - Archives Gallez

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Maison Robbe, Frameries, 1963 – 64, Living-duplex en chantier - Archives Gallez

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Maison Robbe, Frameries, 1963 – 64, Living-duplex en chantier - Archives Gallez

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Maison Robbe, Frameries, 1963 – 64, Vue de la terrasse en chantier - Archives Gallez

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Maison Robbe, Frameries, 1963 – 64, Vue de la terrasse en chantier - Archives Gallez

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Maison Robbe, Frameries, 1963 – 64, Vue de la façade principale

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Maison Robbe, Frameries, 1963 – 64, Vue de la façade principale

Photo F. Gallez/Archives Gallez

4Dans les prémices de votre travail, nous avons constaté une filiation plutôt remarquable avec Le Corbusier. Est-il un maître pour vous ?

5Avoir vu, à l’âge de seize ans, dans notre bibliothèque de l’ESAM (École supérieure d’Architecture de Mons), pour la première fois, les photos d’une œuvre de Le Corbusier, avoir parcouru ses livres, avoir saisi sa démarche rationnelle, ne pouvait laisser indifférent l’adolescent que j’étais, attentif aux conditions déplorables d’habitat de son temps et au peu de recherches qu’offraient la plupart des constructeurs. Il fut mon premier détonateur. Aussi, une internationale d’architectes, les Constructivistes, le Bauhaus, s’ajoutaient à ma quête d’un Graal hypothétique. Les études permettent le rêve. L’étudiant qui ne rêve pas ne peut accompagner ces architectes-détonateurs. Nous avons parlé ensemble de ce que Le Corbusier désignait comme son œuvre préférée : la maison La Roche – Fondation Le Corbusier aujourd’hui. Tout le message de l’espace est là-dedans. Loin des considérations d’ordre social – La Roche était banquier. Que d’émotions je ressens dans cette demeure ! Je compris vite qu’il fallait, même avec des programmes et budgets modestes, tenter l’aventure en évitant d’abandonner nos rêves d’étudiant devant une clientèle éparse.

6Y a-t-il, pour vous, d’autres figures tutélaires ?

7J’ai en effet parcouru, analysé tous les grands contemporains de Le Corbusier. Les plans libres de Mies sont sublimes, mais dans deux dimensions planes. Pour la troisième dimension qui donne l’espace indicible, j’ai l’intime conviction qu’il n’y a pas mieux que Le Corbusier.

8Ces références s’inscrivent-elles, chez vous, dans le temps ?

9Pour les références qui s’inscrivent dans le temps, dès que l’émotion architecturale vous emmène à un niveau paroxystique, vous êtes marqué au fer rouge pour toujours. Ce qui ne m’empêche pas de regretter souvent de n’avoir pas accompli mon premier métier, menuisier, pour une petite clientèle locale dans un village tranquille. Le secret du bonheur naturel comme disait Jean-Jacques Rousseau.

10Cela nous amène à la maison Robbe, très corbuséenne. Pouvez-vous nous parler de sa genèse, votre rapport au commanditaire, sa construction, etc. ? Vous étiez encore très jeune à l’époque…

11Jeune et enthousiaste effectivement, avec l’inexpérience que toute une vie de labeur ne réussit pas toujours à effacer.

12Robbe était le patron d’une imprimerie. Son métier était marqué par les techniques utilisées dans les années trente, techniques qui gardent encore aujourd’hui toute leur saveur dans l’expression artistique : la lithographie. Sa formation venait des écoles des Beaux-Arts, avec des maîtres qui connaissaient toutes les ficelles pour tirer une bonne estampe : eau-forte, burin, pointe sèche, litho, aquatinte, etc. Il voulait construire son habitation. Je lui proposai de tenter un projet bien différent de ce qui se construisait dans sa rue, sa commune. Il se laissa convaincre. Pour lui, oser une aventure architecturale s’inscrivait dans l’ordre des choses. À la réflexion, je crois que j’étais bien présomptueux à l’époque. Faut-il le regretter ?

13Probablement pas…

14Malheureusement, la maison Robbe n’a jamais été terminée d’après le projet initial et fut altérée par ses occupants successifs. Il ne reste d’elle qu’une peau meurtrie. La propriétaire actuelle fait tout de même des efforts, mais à quel prix et pour quel résultat ?

15À travers cette étude, quand même pour une maison modeste, apparaissent les acquis de Le Corbusier dans une espèce de melting-pot : volumes primaires assemblés sous la lumière, prolongement en terrasse suspendue, espaces délimités donc préhensibles, duplex, brise-soleil, voiles de béton, tracés régulateurs, Modulor, etc.

16La réalisation fut pénible avec un entrepreneur hermétique aux techniques modernes et un voisinage de bonnes gens, comme chez Brassens, qui ne nous épargnèrent pas leurs quolibets. Il y a, selon moi, une discrimination qui s’installe entre ceux qui vivent dans un patelin et ceux qui habitent dans une ville de culture. Robbe a tenu bon, c’était le principal. Son jeunot d’architecte n’avait qu’à comprendre le reste : PARTIR !

17En parlant de départ, qu’est-ce qui amène un jeune architecte montois sur la Côte d’Azur ?

18Un de vous trois a deviné en partie pourquoi je me suis installé à Nice [3]. N’écartons pas non plus que, pour les mêmes raisons, j’aurais pu me retrouver à Amsterdam ou à Rome, pourvu que dans ma fuite, j’en arrivais à oublier ma région et ma première expérience. Oublier ma région n’est pas tout à fait exact car c’est là que mes yeux s’ouvrirent sur le travail de jeunes architectes influencés dans leurs recherches par un maître d’exception, borain d’origine, Jacques Dupuis, à l’instar de Henri Guchez – chez qui je fis mon stage en 1962 – 1963 –, Jacques Moreau et Émile Fays. Je le découvris moi-même à quinze ans, lors de la construction des deux maisons peu communes du boulevard Masson à Mons sur la route de mon école des Arts et Métiers. Il y eut aussi l’école maternelle de la Place Calmette à Frameries, la première incarnation poétique dédiée à la petite enfance.

19À l’époque, la Côte d’Azur m’avait paru attrayante du fait du boom immobilier qu’elle connaissait. C’était, en plus de l’installation des Pieds Noirs, le début du tourisme de masse et le bétonnage du front de mer commençait. L’offre, dans une officine immobilière, d’un salaire cinq fois supérieur à celui d’un fonctionnaire belge était alléchante. Mais le rêve de la recherche architecturale s’estompa rapidement devant la puissance financière de promoteurs peu enclins à se laisser convaincre par un jeunot bercé par les idées saugrenues de Le Corbusier, Gropius, Mies… Le dégoût que je ressentais, en plus de la défiance du promoteur qui m’employait, a vite mis un terme à cette pénible aventure. Ma déroute spirituelle ne faisait que commencer, ou se confirmer après l’expérience de la maison Robbe.

20Durant cette période vous avez côtoyé Guy Rottier. Quels rapports avez-vous entretenus ?

21Dès mon arrivée à Nice, afin de retrouver un confort spirituel, je me mis à la recherche d’âmes sœurs. Des journaux, des revues, des amis parlaient d’un architecte hors catégorie, qui se confrontait à l’administration en charge de l’urbanisme, au sein de laquelle les fonctionnaires ne faisaient pas la distinction entre la Provence et la Côte d’Azur, pour des projets qui n’avaient rien à voir avec l’ineffable style provençal.

22Je m’empressai d’aller frapper à la porte, rue Lépante, de cet olibrius hors-catégorie. J’y découvris un être merveilleux, la tête bouillonnante d’idées acquises par sa curiosité des choses de haute technologie, après des tribulations qui ne l’avaient point découragé.

23Il faudrait plusieurs heures pour parler de son parcours, mais sachez que Guy Rottier, l’olibrius en question, s’était imposé début 1947 en s’accrochant mordicus, jours et nuits, à la seule table à dessin encore disponible au 35, rue de Sèvres, bien que l’atelier de Le Corbusier fut alors complet. L’entêtement de Rottier plut à Le Corbusier qui le garda. Nous connaissons la suite et surtout son implication avec Bodiansky dans le projet de la Cité Radieuse de Marseille [4].

24Nos rapports étaient très amicaux, nous parlions la même langue corbuséenne, mais j’étais conscient que j’étais un élève devant un maître au palmarès quand même plus impressionnant. J’avais devant moi l’archétype de l’architecte foisonnant d’idées, en butte à l’imbécilité administrative qui était pour lui un véritable calvaire, une insulte à l’intelligence, un Golgotha culturel.

25Il terminait, au moment de notre rencontre, des villas, notamment pour les frères Laude, torréfacteurs d’origine belge, qui n’avaient rien à voir avec le sempiternel style provençal à faire dégueuler un rat. L’étude de la maison Arman était entamée et ses premières images me firent basculer dans une autre dimension. Dans l’atmosphère nauséeuse des diverses agences d’architecture me permettant de subvenir à mes besoins matériels, Guy Rottier était pour moi une bouée de sauvetage et je mesurais, à chacune de nos rencontres, la chance unique que j’avais alors en l’aidant le mieux possible dans son travail de recherches structurelles par des maquettes ou des dessins.

26Quels souvenirs gardez-vous de votre participation au GIAP (Groupe International d’Architecture Prospective) ?

27Grâce à Rottier, je fis mes premiers pas parmi la faune paradisiaque des artistes de « l’École de Nice », des diffuseurs modernistes comme Matarasso pour le livre, Ferrero pour l’écoulement de la production artistique, le monde picassien, en bref, des gens qui font l’Histoire. L’émerveillement que je découvris au sein de ce monde me berce encore de mille regrets de n’avoir pas eu le courage indispensable et nécessaire de m’installer à mon tour comme marchand-diffuseur d’art. Concernant la diversité des personnalités du GIAP et leurs recherches, ce furent autant de bonheurs que j’ai rencontrés, en mesurant, malgré tout, leurs difficultés à faire passer des idées innovantes parmi les décideurs. À sa création en 1965, le GIAP mettait en préambule de son manifeste la nécessité d’une architecture prospective suite à l’explosion démographique, à l’accélération spectaculaire du progrès technique, à l’augmentation du niveau de vie, à la socialisation du temps, de l’espace et de l’art, à l’importance croissante des loisirs, des facteurs temps et de vitesse en communication. L’architecture apparaissait comme un bien de consommation. Il reste pour moi, le mouvement qui a le mieux répondu à l’esprit du plaidoyer de Le Corbusier pour une industrie prenant possession du bâtiment, sans en oublier, dans cette haute technicité, toute la grandeur poétique.

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Guy Rottier, Maison Arman, Vence (France), 1968, Maquette - Archives Gallez

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Guy Rottier, Maison Arman, Vence (France), 1968, Maquette - Archives Gallez

28Nous constatons une certaine différence entre ces travaux, par exemple la maison Arman, et vos travaux antérieurs comme postérieurs. Quelle est la continuité ou l’influence de cette période sur votre œuvre ?

29D’emblée, parlons plutôt de mon travail que de mon œuvre. Les cinq années au cours desquelles j’ai côtoyé régulièrement Guy Rottier – il partit, fin 1970, enseigner à l’Université de Damas – et la compréhension que l’on se faisait de l’architecture passaient nécessairement par un bouleversement complet de tous les concepts traditionnels. D’où la difficulté de faire passer le message. Ce fut aussi mon cas avec la maison Robbe, dans un lieu différent, mais dont les mentalités se rejoignaient dès qu’il s’agissait de bouleverser la coutume.

30La maison Arman, il fallait être Arman pour la comprendre et surtout la vouloir. Ce dernier s’était déjà installé à New-York, il n’avait besoin que d’un petit pied-à-terre à Vence : un noyau central implanté dans l’axe d’un petit vallon et trois chambres mobiles qu’un palan déplace au gré de l’humeur de l’utilisateur. La structure des modules chambres était celle des ailes de planeurs, donc infiniment légères avec leur enveloppe de finition. Ce projet s’inscrivait, comme bien d’autres chez Rottier, dans la quête d’une architecture mobile ou réadaptable. C’était une réponse à l’esprit du message de Le Corbusier de 1920 : « Il faut que la grande industrie prenne possession du bâtiment » : avec des modes de constructions de notre temps, des conceptions d’éléments à hautes performances techniques, assemblables afin de répondre à des programmes bien précis, comme pour les avions : les fusées, les bateaux, les trains, les autos. Aujourd’hui, imaginez qu’un cosmonaute d’une autre galaxie débarque sur la Terre. Quelle ne serait pas sa surprise de nous voir vivre dans des chaumières d’un autre âge alors que des chercheurs ont mis au point des technologies que l’architecte n’exploite pas. Il suffit pour vous en convaincre de jeter un coup d’œil sur les catalogues de la plupart des sociétés immobilières offrant des constructions risibles, implantées dans des lotissements sans âme. Dans nos pays évolués, avec leur réseau fabuleux d’écoles d’architecture, écoles de recherche, c’est ce genre de productions insultantes que les réglementations d’urbanisme devraient censurer.

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Maison Storme-Robbe « Escargot », Quévy-le-Petit, 1971 – 72, Plan du rez-de-chaussée, Plan de l’étage - Archives Gallez

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Maison Storme-Robbe « Escargot », Quévy-le-Petit, 1971 – 72, Plan du rez-de-chaussée, Plan de l’étage - Archives Gallez

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Maison Storme-Robbe « Escargot », Quévy-le-Petit, 1971 – 72, Plan du rez-de-chaussée, Plan de l’étage - Archives Gallez

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Maison Storme-Robbe « Escargot », Quévy-le-Petit, 1971 – 72, Plan du rez-de-chaussée, Plan de l’étage - Archives Gallez

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Maison Storme-Robbe « Escargot », Quévy-le-Petit, 1971 – 72, Vues de la maison

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Maison Storme-Robbe « Escargot », Quévy-le-Petit, 1971 – 72, Vues de la maison

Photo F. Gallez/Archives Gallez
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Maison Storme-Robbe « Escargot », Quévy-le-Petit, 1971 – 72, Vues de la maison

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Maison Storme-Robbe « Escargot », Quévy-le-Petit, 1971 – 72, Vues de la maison

Photo F. Gallez/Archives Gallez

31Dans cette optique, peut-on lire la maison Storme, ou « Maison Escargot », comme une synthèse d’influences ou de préoccupations ? Comment la situer dans le paysage de projets semblables ?

32La maison de Monsieur Storme, qui était un professeur de sciences, découle de la spirale carrée de Le Corbusier pour son musée à développements multiples. Rottier en a repris la quintessence pour sa « Maison Escargot ». N’oublions pas que ce genre de projet, où les mètres carrés sont comptés à l’économie, n’est pas fait pour les riches. L’idée est de développer la construction en fonction des besoins des occupants dans le temps et en rapport avec les moyens financiers disponibles. Avec le recul, on peut voir ça comme une espèce de construction évolutive opportuniste. C’est une synthèse découlant de préoccupations économiques, rejoignant le concept du logement social. La construction d’une telle maison se référait à des concepts de haute technicité dans le but d’une préfabrication rentable et demandait, au moins, la mise au point d’un prototype. En 1972, pour Storme, nous étions loin d’en espérer autant, c’est pourquoi elle fut réalisée avec des matériaux traditionnels. Confronté à la même absence d’esprit technique moderniste, Rottier n’en avait dessiné que le principe. [5]

33Aussi, finalement, pour la rentabilité, il aurait fallu inscrire des groupements de telles machineries dans le paysage, ce qui demande une révision complète et indispensable d’une réglementation obsolète pour les permis d’urbanisme, cette politique administrative qui a tant favorisé la destruction des sols cultivables au profit des sociétés immobilières aux plans de lotissements sournoisement ridicules.

34Ce qui implique une véritable révolution afin de mettre notre société au diapason de son temps ?

35Construire et utiliser des autos, suivant les études des ingénieurs d’une marque ou d’une autre, qui façonnent en grande partie l’image du paysage urbain, sans se plier à aucune réglementation urbanistique, il y a là comme un hiatus. Pourquoi le travail de l’architecte-concepteur, utilisant les moyens technologiques de son temps, devrait-il se plier à une réglementation administrative ? L’acte de construire concerne aussi bien l’auto que l’avion, le train aussi bien que le bateau. Pourquoi met-on le travail de l’architecte dans une autre catégorie ? La maison serait-elle encore loin d’être « une machine à habiter » pour reprendre le verbe de Le Corbusier ? Voilà la question existentielle du sens de notre métier à laquelle on ne s’empresse pas de répondre ! La décennie septante s’était soldée, entre autres, et envers une réglementation d’urbanisme peu commode, par trois de mes projets de logements sociaux, Les Pyramides d’Hyon, le Quartier Garcia Lorca de Pâturages et le Clos du Soleil à Nimy – seul de ces trois projets à avoir été construit.

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Résidence du Soleil, Nimy 1974 – 79, Vue de la cour intérieure

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Résidence du Soleil, Nimy 1974 – 79, Vue de la cour intérieure

Photo F. Gallez/Archives Gallez
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Résidence du Soleil, Nimy, 1974 – 79, Axonométrie - Archives Gallez

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Résidence du Soleil, Nimy, 1974 – 79, Axonométrie - Archives Gallez

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Projet Pyramides, 550 logements passifs, Hyon (Mons), 1979 en collaboration avec la Faculté Polytechnique de Mons. Non réalisé, Maquette - Archives Gallez

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Projet Pyramides, 550 logements passifs, Hyon (Mons), 1979 en collaboration avec la Faculté Polytechnique de Mons. Non réalisé, Maquette - Archives Gallez

36Avec la seconde crise pétrolière de 1979, les projets réalisés se font plus rares. Comment la raréfaction de la commande altère-t-elle la pratique architecturale ?

37Ce n’est pas la raréfaction des commandes qui altère la pratique architecturale. Ce sont d’autres facteurs et ils sont nombreux : nos désespérances de toutes sortes – je n’entre pas dans les détails –, les difficultés de rencontrer l’interlocuteur, les réglementations établies par des incompétents, voilà l’ennemi ! Le concepteur qui propose son nouveau modèle d’auto doit-il le soumettre à son futur client pour le choix des formes et des matériaux, ainsi qu’à une demande de permis d’urbanisme ? Avouez que cette fracture, cette dichotomie est préjudiciable à l’architecte !

38Quel impact cette période a-t-elle eu pour vous plus particulièrement ?

39La seconde crise pétrolière n’a pas été trop pénible pour moi car j’avais la commande sous contrat de projets qui, bien qu’ils n’aient pas été construits pour la plupart, ont assuré des rentrées d’argent conséquentes. C’étaient aussi la période des concours, en France et en Belgique, que j’ai pu alors assumer sur fonds propres. L’altération de la pratique ne doit pas être confondue avec une absence de croyance en notre métier qui a déjà commencé à me turlupiner dès les années soixante. Il est peu important que ma petite personne ait à assumer cette faiblesse…

40Dans la continuité du milieu artistique niçois, cette période de « disette » semble vous orienter vers l’activité culturelle…

41Si, établissant le bilan de mon passage sur Terre, je devais désigner les moments marquants, Nice et le milieu que j’eus la chance de rencontrer en feraient partie. Mais ma prise de conscience culturelle remonte à avril 1956 quand ma classe visita la Tate Gallery lors d’un séjour à Londres. Devant une peinture moderne, j’affirmais, avec la conviction des imbéciles, devant mes professeurs ahuris, que cette espèce de barbouillage était la négation de l’art, celui qui n’est compréhensible que lorsqu’il sort de l’appareil photo… Je ne sais par quel miracle, je me rendis compte assez rapidement du néant dans lequel j’étais quant à l’aventure picturale qui révolutionnait le monde et que je devais pédaler pour rattraper le peloton. Le reste allait suivre avec le livre. Nice est sur ce trajet et nourrira mes connaissances. Dès mon retour au pays, un élément incontournable, celui que me permettait mes convictions politiques dans un milieu social affirmé, allait m’aider à me réinstaller sur mes terres et combler plusieurs années d’absence. Que ce soit avec le décideur politique ou le fonctionnaire convaincu, il était opportun de proposer ce qui faisait la différence. En l’occurrence, parler, montrer et diffuser, ce qui m’avait échappé jusque-là : une compréhension d’un autre univers, celui des créateurs.

42Quelle a été votre action dans ce domaine ?

43Mon action, disons modestement ma participation, est un accompagnement des artistes des beaux-arts, dès la fin des années cinquante, un accompagnement qui passe par la participation à des conférences, que l’on nous offrait en tant qu’étudiants, par la découverte d’une bibliothèque incontournable… Mais aussi par l’entretien de relations avec mes professeurs éveilleurs de vocation, René Panis, Léon Bertiaux. À Nice, ce fut la rencontre avec Rottier, le GIAP, la Fondation Maeght. J’ai été aussi correspondant de la Fondation Le Corbusier, membre actif de deux chorales – chant lyrique, bel canto –, propagandiste des Triennales de l’Estampe à Condé organisées par Gabriel Belgeonne… Diffusion d’une culture de l’affiche pratiquement inconnue chez nous – une autre de mes vies, née d’un mariage très heureux, commence en 1980 en Pologne où je découvre son exceptionnelle école de l’affiche –, création de BIP – Bilan, Initiatives, Perspective : association culturelle dont je fus conseiller ; en 1988, elle proposa à Mons une exposition exceptionnelle de l’œuvre de Le Corbusier dans le cadre du centième anniversaire de la naissance du maître –, création d’Arkhibios, participation aux Carrefours des Métiers d’Arts au Touquet, membre de Malbodium pour la propagation de l’Estampe, la Fondation Louis Piérard, etc.

44Parallèlement, en un demi-siècle, mon incursion – et mes acquisitions – est permanente dans l’univers de belles signatures du livre et de l’estampe. Est-ce une perte de temps ou un profit ? Je connais beaucoup de gens, heureux de n’avoir pas profité de cette perte de temps, sans trop en souffrir…

45De Le Corbusier aux architectes prospectifs, comment expliquer votre basculement, courant 1980, dans le post-modernisme ? Quel regard portez-vous sur votre production de ces années-là ?

46Avec le recul, je peux dire que vous avez trouvé le mot juste : basculement. Mais se remettre dans le contexte de l’époque peut apporter une réponse raisonnable. Sachez que les années soixante, septante, quatre-vingt furent comme un creux dans la production architecturale de qualité qui n’arrivait pas à émerger auprès des commanditaires des plus petits aux plus puissants. Aussi, le butoir que représentaient les réglementations urbanistiques en dissuadait plus d’un de tenter l’aventure de la recherche. Vivre dans cette atmosphère vous confine à l’isolement. À ce moment, la production de Ricardo Bofill arrive et beaucoup d’architectes ont cru y trouver une voie plus sûre, afin de faire accepter leurs projets en reprenant les ingrédients d’une syntaxe classique décorative. Ajoutez à cela une mise au point sur votre propre existence avec ce qu’elle rameute de vilains souvenirs : les ratés de la vie courante, les ratés de toutes sortes, privés, professionnels, le désabusement politique, et vous avez un cocktail amer à déguster. Je ne peux pas cacher non plus que j’ai eu envie, dès le début des années septante, de quitter mon métier quand se sont présentées des opportunités de lancer une production moderne en menuiserie, que j’ai pensé aussi à faire de l’import-export avec les pays de l’Est européen. Vous voyez à quoi tient le parcours d’un homme dans l’imbroglio de nos pauvres vies. J’ai perdu facilement mes convictions sans doute par manque de courage, de confiance. Pourtant, au cours de nos études dans les écoles d’architecture, on nous estampillait communément du sceau de « Maître façonneur de l’image sociétale ». Des maîtres incontournables…

47De la désillusion au relâchement… Peut-on y voir une recherche de légèreté, une exploration dans le jeu de citation historique ?

48Avec un ami architecte, haut fonctionnaire – Conseiller général de la Régie des Bâtiments – et homme de culture, Michel Spitals, vivant les mêmes émois que les miens, nous avons tenté de répondre avec humour à nos désespérances en dégustant l’architecture comme un jeu à la rencontre de Ledoux, de Boullée, d’autres grands classiques. Les résultats furent surprenants auprès des commanditaires, à n’y plus rien comprendre, ou trop bien comprendre. Si bien que l’un de mes projets de l’époque obtint un prix de l’U.I.A, l’Union Internationale des Architectes, en 1994 : le Tri postal d’Ath.

49Hôtel des Finances, Tri postal d’Ath, Poste de Lessines, tous construits dans la vallée de la Dendre… Quel rapport entretenez-vous avec ce territoire ?

50Les premiers rapports que j’ai eus avec la vallée de la Dendre remontent à 1963. À l’époque, il était de coutume que les majors de promotion, dont je faisais partie, obtiennent une commande de l’État. Le ministre des Travaux Publics, Georges Bohy – homme de culture et grand ami de Henry van de Velde, décédé dans ses bras cinq ans auparavant, me reçut en mars de cette année au Résidence Palace. Notre entretien prit la tournure d’un débat sur l’architecture. Quelques jours après, je signais un contrat pour le Centre des Finances d’Ath, dont le projet moderniste fut mis au point, payé, puis abandonné du fait du peu d’engagement pour le faire aboutir. Vingt-cinq ans plus tard, à la demande du Dieu de la politique d’alors, Guy Spitaels, l’administration du Ministère gérant la Régie des Bâtiments, en exhumant tous les contrats de ses archives, retrouva le mien et mon nouveau projet vit le jour sur un autre terrain. Ce même lien politique entraîna deux autres projets. La délectation de notre Dieu en question pour le Swift de Ricardo Bofill et Constantin Brodzki à La Hulpe ne fut pas une entrave à nos divagations architecturo-politico-historiques entamées avec mon grand ami, architecte fonctionnaire, Michel Spitals.

51Pourriez-vous vous définir comme un architecte borain ?

52Pour la très petite histoire, mon origine boraine a toujours été mise en exergue par mon accent rauque de la région. Architecte ou pas, les Borains étaient marqués d’une connotation un peu sauvageonne. Le projet social de Defuisseaux et la Charte de Quaregnon étaient encore dans la mémoire des vieux de mon époque. Et puis, cette tribu inapprivoisée faisait si peur aux Bruxellois quand elle montait manifester dans la capitale… Voilà comment se forgent les légendes !

53Quel rapport entreteniez-vous avec la question politique ? Dans un premier temps sous l’angle de la relation architectes-politiques.

54Depuis la nuit des temps jusqu’à nos jours, nous savons que tous les pouvoirs politiques ont marqué leur grandeur par des constructions diverses. Des pyramides jusqu’au château de Versailles, en passant par Venise ou Florence, par les villes hanséatiques, cette manie de laisser une trace subsiste toujours à notre époque contemporaine dans laquelle le plus petit politicard de village est atteint du syndrome de Bilbao, suite au Guggenheim de Gehry. Comme nos amies les bêtes marquent leur territoire, un élu quelconque a envie de laisser un témoignage. Et là, pour une bonne part, l’architecte sera un accompagnateur de nos pharaons modernes dans leur quête d’idées, parfois plus farfelues les unes que les autres. Ici, on peut citer les travaux outranciers souvent inutiles qui sont restés des gouffres financiers incomblables.

55Alors, me demandez-vous, quel est mon rapport à la question politique ? Pour y répondre, j’essaye de me mettre à la place d’un archistar. Je crois que j’aurais, dans ce cas, été convaincu que l’architecture ne peut pas orienter une politique. Pas plus que le Constructivisme comme le Bauhaus n’ont eu d’influence sur les orientations révolutionnaires en modelant la société. Et le couple parfois réussi architecte-politique ne reste qu’un épiphénomène qui se dilue généralement dans le temps. Aujourd’hui, la question de savoir comment le rôle de l’architecte est perçu dans la société reste encore sans réponse. Il est toujours perçu par nos clients comme assimilable à une taxe TVA. C’est vous dire l’image de notre charisme…

56Considérez-vous alors l’architecture comme un acte politique ? Nous pensons ici au projet moderne comme projet social, ou à la façade de l’institution comme élément de représentation politique dans le tissu urbain…

57C’est ce que je pensais quand je suis sorti frais émoulu des études, mais j’étais pétri par la mouvance professorale de gauche et surtout par les écrits de Le Corbusier. Quand on me pose une telle question, l’acte politique est souvent perçu comme un acte de gauche, progressiste, et l’on oublie souvent que Mussolini ou Hitler ont eux aussi rêvé dans ce domaine.

58Je serais enclin à vous répondre oui, mais à condition que le projet moderne, ouvrant sur le social, soit inscrit dans une recherche architecturale digne de notre temps, avec ses évolutions technologiques extraordinaires. Nous construisons toujours comme l’australopithèque alors que des capsules spatiales confortables sillonnent l’univers. Notre perception des éléments modernes qui aident la vie, l’architecture engagée par exemple, n’est pas au niveau de l’évolution technique. Si bien que notre métier d’architecte est le plus arriéré dans l’aventure des inventeurs. Bien sûr, à travers mon cas personnel, on ne peut pas trouver la panacée, le remède à tous les problèmes. Mais confronté au fiasco de ma première aventure relatée précédemment – la maison Robbe –, et surtout par la difficulté que rencontrait le GIAP, je reste sceptique quant au projet social auquel il manque toujours cette grandeur culturelle qui n’est malheureusement perçue que comme une utopie. Un projet, parmi de nombreux exemples d’institutions socio-politiques engagées, reste paradoxalement une initiative privée, comme à Guise, le Familistère de Godin. Un capitaliste de gauche ?

59Ou un paternaliste poussant le contrôle de la main d’œuvre jusqu’au lit conjugal… Plus précisément, en quoi la pensée marxiste a-t-elle pu influencer votre travail ?

60Activiste politique dans ma jeunesse, je ne pensais pas, comme tous mes amis engagés dans le même combat, que le marxisme était une utopie. Marx n’avait que magistralement exposé les conditions du système d’exploitation, avec ses remèdes qui ouvraient sur une prise de conscience de la masse sociétale.

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Hôtel des Finances de Ath, 1988 – 95 © Archives Gallez

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Hôtel des Finances de Ath, 1988 – 95 © Archives Gallez

Photo F. Gallez – Vue de la façade principale
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Tri postal de Ath, 1990 – 96 © Archives Gallez

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Tri postal de Ath, 1990 – 96 © Archives Gallez

Photo F. Gallez – Vue de la façade principale
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Bureau de poste de Lessines, 1995 © Archives Gallez

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Bureau de poste de Lessines, 1995 © Archives Gallez

Photo Paul Kozlowski – Vue de l’ensemble
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Bureau de poste de Lessines, 1995 © Archives Gallez

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Bureau de poste de Lessines, 1995 © Archives Gallez

Photo Paul Kozlowski – Vue de l’intérieur

61Cette conviction, nous pensions en faire le moteur de toute démarche moderniste dans tous les domaines. Le génie de Marx s’adressait au génie d’un monde égalitariste. Mais la société, à l’exception d’une infime minorité idéaliste, est dépourvue de ce génie. Inscrire dans ce processus la démarche intellectuelle d’un architecte, quel labeur ! La suite, vous la connaissez. Aujourd’hui, je survis à mes rêves avec tant de souffrances que mes traits d’humour, que j’ose encore, sont des Dafalgan ou des Spidifen contre mes douleurs…

62Vous êtes passionné de livres, quelle est pour vous l’importance de la théorie dans la pratique architecturale ?

63Le livre a toujours été le réconfort de l’homme échoué sur une île déserte. Le livre est un compagnon. Comme tous les compagnons, il peut vous faire vivre tous les événements possibles et imaginables. Il peut vous ancrer dans la connaissance que l’on appelle généralement culture. Alors si je suis passionné de livres, c’est parce que j’ai vite compris que le savoir, c’est le pouvoir, non comme puissance mais entendu comme « pouvoir faire ». Je suis né dans une famille consciente de la puissance de la culture, bien que mon grand-père, mon père et son frère, charrons de métier, n’avaient jamais eu en main que le petit dictionnaire Larousse, Le Catéchisme du Peuple et Les Hontes du Suffrage Censitaire, respectivement d’Alfred et Léon Defuisseaux. Mais leur implication dans la mouvance revendicative [6], dans la Libre Pensée, leur avait ouvert diverses voies vers la culture notamment musicale, en tant que musiciens dans la fanfare ouvrière « l’Avenir » de Frameries. C’était au début du siècle précédent.

64J’ai eu cette chance de tomber dans une telle famille qui ne rechignait pas à dépenser ses deniers, pourvu qu’ils rapportent culturellement. Mon compagnonnage avec le livre a donc commencé tôt. Il était inévitable que je rencontre alors, pendant mes études, un Le Corbusier, dont j’ai dévoré l’œuvre écrit à pleines dents, pour trouver une démarche rationnelle et sensée, répondant aux problèmes de l’occupation de nos sols par des logis-refuges à la grandeur poétique et leurs compléments assurant la vie sociale. Avec une tête pétrie de si belles écritures, comment douter que la pratique architecturale ne soit pas un moteur de l’histoire ?

65Nous avons lu dans votre notice biographique que vous aviez, très jeune, suivi une formation de menuisier et ébéniste. Quelle a été l’influence de cette formation initiale sur votre pratique de l’architecture ?

66J’ai suivi cette formation dans une école secondaire de la chaîne de l’Université du Travail Paul Pastur de Charleroi, enseignement emblématique de la province de Hainaut dans nos années industrielles fastueuses. Avec ses cours théoriques de haut niveau et une formation manuelle assurée par l’élite professionnelle, elle ne pouvait qu’être positive pour un jeune confronté à la problématique de la construction. Étudier quatre années après les primaires dans une école comparable à une usine mettait nécessairement un gosse dans des conditions que vous ne pouvez que difficilement imaginer aujourd’hui.

67Faisant suite à ce sérieux appoint des Arts et Métiers, il me fut aisé de digérer, pendant les deux années de préparation au concours d’admission en architecture, les cours incontournables de mathématiques, de géométrie descriptive, de sciences ou de technologie. Par la suite, j’abordai, par la suite, facilement les deux premières années d’architecture avec ses spécialités essentiellement orientées, à l’époque, sur l’analyse de détails de construction, qu’on retrouvera plus tard dans le Mittag, cette espèce de bible des bâtisseurs, largement dépassée aujourd’hui. De nombreux autres cours complétaient ce programme chargé qui imposait aux étudiants de longues heures de travail avec les moyens ardus d’alors.

68Sachant que vous fréquentez régulièrement les écoles d’architecture, notamment en tant que membre invité de jury, quel regard portez-vous sur l’évolution de la formation ?

69Il y a une trentaine d’années, les Arts et Métiers, pressentant leur fin inéluctable, appelèrent à la rescousse des témoins de l’époque héroïque afin de relancer un enseignement indispensable pour qualifier une main-d’œuvre dans la diversité de tous les corps de métiers. Les nombreuses orientations ministérielles « cul de sac » dans l’enseignement, couplées avec la crise industrielle, ne pouvaient que déboucher sur un fiasco. Mon regard sur la formation est fatalement celui d’une espèce de vieux schnock désespéré de voir, depuis cinquante ans, où nous ont menés les réformes d’une politique d’incompétence.

70Vous trouverez la réponse à votre question en comparant notre époque à une autre plus éloignée que mes années de formation. Voyez comment les Horta, les Hankar maîtrisaient le détail technique grâce à l’appoint d’une main-d’œuvre hautement spécialisée. Bien sûr, on construisait peu pour les pauvres mais pourrions-nous encore, aujourd’hui, trouver les serruriers pour construire une Maison du Peuple ou un hôtel particulier ?

71Bien entendu, il faut s’en faire une raison, accepter une épuration de nos détails de construction et travailler avec notre temps. Après le style candélabre, le modern style, l’art déco, le modernisme, le post-modernisme, il faut accepter aujourd’hui l’architecture K, du coefficient de déperdition, aseptisée pour la multitude. Notre enseignement, aujourd’hui, est donc le reflet des conditions économiques, sociales, culturelles de notre époque. Et c’est bien dommage que dans nos avancées techniques globalement si positives, nous soyons toujours, dans nos concepts d’architectes, si loin de ce progrès…

72Mon regard sur le travail des jeunes me réjouit souvent, sinon je ne mettrais pas au jury des cotes qui, parfois, frisent le parfait absolu. Ne croyez pas les vieux qui vous rebattent les oreilles en vous serinant que c’était mieux de leur temps ! Dommage, toutefois, que votre formation ne passe pas par un cursus plus technique dans le secondaire et surtout, tout au long de vos cinq années d’études d’architecte. C’est nécessaire et indispensable pour les étudiants de faire des stages longs dans l’industrie du bâtiment ou de la fine mécanique, sur les chantiers, sur les chaînes de montage. L’incontournable mémoire devrait être établi sur au moins trois ans et englober toutes ces expériences sans oublier la dimension unique d’exceptionnalité que vous devrez donner à vos projets.

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Maison Gallez, Mons, 1991 – 94, Axonométrie et façade principale - Archives Gallez

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Maison Gallez, Mons, 1991 – 94, Axonométrie et façade principale - Archives Gallez

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Maison Gallez, Mons 1991 – 94, Vue de la façade principale

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Maison Gallez, Mons 1991 – 94, Vue de la façade principale

Photo F. Gallez/Archives Gallez
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Maison Gallez à Hyon, Projet non réalisé, 1994, Axonométrie - Archives Gallez

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Maison Gallez à Hyon, Projet non réalisé, 1994, Axonométrie - Archives Gallez

73Quel regard rétrospectif portez-vous sur les cinq décennies d’architecture que votre œuvre traverse ?

74Œuvre ! Évitons ce mot à connotation emphatique et creuse pour un autre plus près de la réalité : Travail.

75D’accord. Un regard sur votre Travail alors ?

76Dur labeur dans l’affrontement des mesquineries qui sont la réalité. D’autant plus que le travail d’un architecte est tributaire de beaucoup de monde à convaincre. Le peintre, l’écrivain, le musicien, le paysan, le menuisier, autant de métiers qui peuvent être pratiqués dans la solitude. L’architecte, lui, doit sa chance d’obtenir une commande par toute une préparation reposant sur des connaissances, des confréries, des concours onéreux. Il doit convaincre les commanditaires et se plier à leurs remarques critiques. Son projet approuvé par eux et par l’administration de l’urbanisme, il doit le mettre en œuvre en ayant la chance de tomber sur une entreprise de construction en bonne santé financière et possédant de bons ouvriers. Un chantier est long et semé d’embûches jusqu’à la fin de la période de responsabilité décennale. Un vrai steeple-chase qui vous fait passer des nuits très blanches. Car, au final, c’est l’architecte qui sera toujours le fautif des erreurs commises à son insu… Sans compter qu’on le dépossède de sa création ou qu’on l’altère souvent, quand on ne la détruit pas sans vergogne. Voyez la longue liste du martyrologue des œuvres-clefs.

77Je suis entré dans ce métier avec beaucoup d’idéalisme. À la lecture de mes réponses, vous en tirerez sans doute comme conclusion qu’on termine une pareille carrière désabusé de la stricte réalité. Voyez plutôt mes réponses à vos questions comme mon idiosyncrasie, l’attitude que je me suis forgée au contact d’une culture sans doute trop orientée, trop écrasante. Que mes propos ne vous empêchent surtout pas de rêver. De grandes pointures surgiront sans doute parmi vous. C’est tout le bien que je vous souhaite.

78Juin 2016

Notes

  • [1]
    Construite entre 1991 et 1994, la maison de Freddy Gallez s’inscrit dans un projet, plus vaste, d’espace public : « la cour Libert est considérée comme l’un des exemples de rénovation urbaine les plus significatifs de la ville ». Ben Djaffar, Lamya ; De Smet, Isabelle (dir.), Guide d’architecture moderne et contemporaine. Mons et Cœur du Hainaut. MARDAGA, Bruxelles, 2015, p. 90.
  • [2]
    Ibid., p. 311.
  • [3]
    Freddy Gallez se réfère ici à notre première discussion informelle au cours de laquelle nous avions soupçonné que ce départ était lié à une histoire qui se conclurait par un mariage.
  • [4]
    Guy Rottier et Vladimir Bodiansky seront parmi les principaux collaborateurs sur le projet de l’Unité d’habitation de Marseille (1947 – 1952). Vladimir Bodiansky, ingénieur d’origine russe émigré en France, fut l’un des fondateurs de l’Atelier des Bâtisseurs (AtBat) avec Le Corbusier et Jacques-Louis Lefebvre.
  • [5]
    Ce groupement de maisons en spirale « escargot » a été proposé par Guy Rottier et Yona Friedman en 1967. Voir le projet Nice futur dans les Cahiers du Centre d’Études Architecturales, n° 8, Office international de Librairie, Bruxelles, 1968.
  • [6]
    Fédération Républicaine Socialiste, dissidente du POB, Parti ouvrier belge.
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