Notes
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[1]
« Il fallait donc transformer la campagne, ou plutôt la liquider, sans cela elle eût freiné l’expansion. Le Plan prévoyait donc le passage d’une agriculture de subsistance à une agriculture de marché qui intégrait le paysan dans le cycle de l’argent et de la machine. Il fallait que l’agriculture se mécanise et qu’elle consomme de plus en plus de produits chimiques… » (Charbonneau, 2002 : 123-124).
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[2]
Jacques Ellul a, dès les années 1930, identifié la technique comme le facteur déterminant de la société moderne. Selon Ellul, dans cette phase du projet moderne, le culte du progrès technique est la principale force de transformation de la société… et, donc, des campagnes et des villes. Une des manifestations de cette transformation irrémédiable pour la ville ancienne et son hinterland est la concentration des habitants dans des quartiers de logements collectifs. La réalisation de tels ensembles a d’ailleurs été en partie justifiée et rendue économiquement possible par les « progrès » des procédés de construction (industrialisation, préfabrication). Dans ces ensembles, l’efficacité spatiale et sociale est privilégiée au détriment de l’harmonie avec les formes d’organisation de l’espace préexistantes et la nature elle-même, ce qui conduira à une artificialisation toujours plus grande des espaces de vie et des existences. Bernard Charbonneau, dans l’expérience du manifeste personnaliste – menée aux côtés de son ami Ellul – dénonce la dynamique de la modernité (qu’il nomme « la Grande Mue »), le dogme technicien et le credo du développement économique qui conduira à la destruction des campagnes et de la nature, pourtant vitale à une ville autonome. Voir Charbonneau et Ellul (2014). À la même époque (1934) est inaugurée la Cité de la Muette à Drancy. L’ampleur et l’organisation de cette « cité » d’un nouveau type sont à l’origine de l’invention du terme « grand ensemble » en France. Voir Rotival (1935).
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[3]
Le « Programme national pour la rénovation urbaine », lancé en 2003, vise à transformer les quartiers français classés en « Zones urbaines sensibles » (ZUS). Sa mise en œuvre a été confiée à l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) qui finance ces projets sur des fonds publics et privés. Plusieurs Grands Ensembles d’habitat social font l’objet de ce programme. Après des premières opérations de réhabilitation se concentrant sur le bâti, les pouvoirs publics ont engagé une action sur les espaces extérieurs, laissés « libres » à l’époque de la construction des Grands Ensembles et qui font l’objet d’autant de critiques de la part des urbanistes contemporains. Par la nature des interventions sur ces espaces – différentes formes de clôture et de fermeture de l’espace privé et de ses proximités immédiates censées faciliter l’appropriation des habitants –, une forme de « résidentialisation » se met en place. Il résulte de ce processus une séparation claire des domaines publics et privés qui peut avoir comme effet une « stérilisation » des espaces communs situés entre les bâtiments.
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[4]
Dans chaque ville, un travail de préenquête est mené, souvent en utilisant la marche comme mode exploratoire intensif (Boucheron, 2008 ; Gatta et Palumbo, 2014), afin de choisir des quartiers ou des aires d’enquête circonscrits. Bien évidemment, cette enquête à échelle urbaine nous permet de nous concentrer sur un morceau de ville sans faire abstraction de ses relations au contexte.
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[5]
Nous employons dans ce travail le néologisme de Georges Perec (1989) lorsqu’il révèle la poésie et l’exceptionnel du plus banal, de ce qui est « en dessous, plus bas », sans condition particulière. Il oppose ici le préfixe augmentatif extra à infra. Cet espace-temps d’investigations et de découvertes, en marge des problématiques dominantes, est souvent délaissé alors que, simultanément, il est résultat et générateur de transaction et de changement, d’invention et de transformation.
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[6]
Depuis 1999, nous effectuons des séjours d’enquête réguliers dans ces deux villes, ce qui nous permet de porter sur leurs transformations une ana lyse sur la longue durée. De plus, depuis 2011, nos séjours de recherche s’articulent aux ateliers pédagogiques internationaux que nous organisons au sein de l’ENSAPLV. Notre recherche « L’entre-deux barres : l’infraordinaire de la modernité 1 », menée au sein du LAA-LAVUE et labellisée par la Maison des sciences de l’homme-Paris en 2015 et 2016, constitue le mo ment de capitalisation de ce parcours de longue haleine.
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[7]
La République populaire de Mongolie (RPM) est créée avec le soutien de l’Union soviétique en 1924. Elle succède au régime théocratique du Bogdo Khanh sous tutelle chinoise depuis la fin du xviie siècle. La République socialiste du Vietnam (RSV) est proclamée en 1976 après la réunification du Nord (République démocratique du Vietnam) et du Sud (République du Vietnam) séparés au niveau du 17e parallèle depuis les accords de Genève de 1954 qui marquèrent la fin de la guerre de décolonisation. Ces anciens « pays frères », membres du Conseil d’assistance économique mutuelle (CAEM) – depuis 1962 pour la RPM et 1978 pour la RSV – et partageant au sein du bloc communiste des relations « privilégiées » avec l’U.R.S.S., échangèrent des universitaires et des cadeaux. En souvenir de ce passé commun, le parc zoologique d’Hanoï accueille aujourd’hui un couple de chevaux de Przewalsky venu des steppes mongoles et le Musée de la ville d’Oulan-Bator possède dans sa vitrine de présents officiels une maquette en laiton doré de l’emblème de la municipalité d’Hanoï, la « pagode au pilier unique », chua môt côt.
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[8]
Il est cependant important de signaler que, si la RPM a changé de régime en 1991 (à la chute de l’U.R.S.S.) et a adopté un système politique démocratique, la RSV suit l’exemple du modèle chinois. Si le pays s’en gage aujourd’hui dans la voix du libéralisme économique, par l’adoption pragmatique du « socialisme de marché », le contrôle politique du parti unique communiste s’exerce toujours sur la population. De nombreux points communs, tels que le népotisme et la corruption par exemple, subsistent néanmoins entre la Mongolie, État démocratique postsocialiste, et le Vietnam, État socialiste procapitaliste.
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[9]
Les negdel étaient des uni tés de travail ou de production associées à l’échelle administrative des sum. Les goskhozes correspondaient aux sovkhozes de l’Union soviétique. Il s’agit de fermes collectives créées et administrées par l’État dans les quelles les anciens arats, liés à la terre dans l’ancien système féodal, étaient salariés. Dans la RPM, outre l’élevage intensif et sédentaire, ces unités de production d’État ont permis le développement de l’agriculture mécanisée. Le modèle du kolkhoze (coopérative agricole) n’a, pour sa part, pas été transposé en RPM du fait d’une économie rurale centrée sur le pastoralisme nomade. Les suuri ou sūr étaient l’unité de base du système d’organisation du travail au service de la production. Les kheseg (sections), brigad (brigades de travail) et les negdel en étaient les autres divisions. Voir Thevenet (1999).
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[10]
Les sums (ou somon en russe) créés pendant la période communiste correspondent à une division administrative du territoire de deuxième niveau. Le sum désigne à la fois le district et la ville chef-lieu (petite ville ou village) de ce district.
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[11]
Un des noms de la capitale Oulan-Bator, usité principale ment par les étrangers, jusqu’en 1924. Du mongol orgoo qui signifie « palais ».
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[12]
Cette politique d’industrialisation et d’urbanisation de la Mongolie, destinée à sédentariser la société, n’a cependant pas abouti à l’émergence d’un réseau d’importants centres urbains à travers le pays. Les chefs-lieux des aimag (provinces) ne regroupaient en 2002 que 15 % de la population et n’avaient, pour la plupart, pas de fonction urbaine autre qu’administrative. Les centres (villages) de la majorité des sums ne dé passent pas 1 000 habitants. C’est Oulan-Bator qui a été la « grande bénéficiaire » de cette politique. Voir « La République populaire de Mongolie » (1976).
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[13]
La faible densité de la population (1,1 habitant au km2 en 1986) et le quota encore très réduit de main-d’œuvre qualifiée constituaient pour les autorités un obstacle majeur à l’industrialisation du pays, ce qui les obligea à tenter d’attirer de la main-d’œuvre en ville, même si, avec un cheptel de vingt-quatre millions de têtes de bétail en 1980, l’élevage constituait toujours la force vive du pays. Voir Aubin (1994).
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[14]
Cette courte synthèse du projet collectiviste nord-vietnamien, de son programme économique à son approche du logement, s’appuie sur la lecture de deux ouvrages : Vienne (1994) et Papin (2001).
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[15]
La Chine est 9e IDE en 2015, mais elle est le 1er marché d’importation et le 4e marché d’exportation pour le Vietnam (Agence vietnamienne d’information, 2016).
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[16]
1953, 1964, 1974 et 1986 pour la période communiste et la coopération des architectes et urbanistes mongols avec leurs « homologues » soviétiques.
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[17]
La rédaction de cette partie sur le KTT Kim Liên s’est élaborée à partir de plusieurs matériaux : des entretiens avec le professeur Nguyễn Quốc Thông de l’École d’architecture d’Hanoï menés entre octobre 1999 et juillet 2000, des entretiens et des discussions avec des habitants de Kim Liên durant la même période, des documents du ministère de la Construction (partiellement traduits directement dans les centres d’archives) et deux références livresques : Decoster et al. (1995) et Papin (2001).
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[18]
La Cité de Caoyang (xincun signifie « nouveau village ») fut construite au début des années 1950 sur environ 100 hectares au nord-ouest de Shanghai. Inspirée par les neighbourhood units, ses principes d’organisation et ses unités d’habitation furent pendant longtemps le modèle des nouveaux quartiers de logements collectifs associés à la production industrielle en Chine, et par les effets de la coopération, dans d’autres pays socialistes. Ce modèle fut néanmoins critiqué comme une incarnation de la planification urbaine capitaliste du fait de l’emprunt à la neighbourhood unit, théorisée par l’urbaniste et sociologue états-unien Clarence Perry à la fin des années 1920. Voir Yang (2012).
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[19]
C’est-à-dire un vaste quartier d’habitat collectif qui intégrait un ensemble de services d’état (tels qu’écoles, cantine, magasin général, « espaces verts »,…), dont le nombre et les capacités étaient déterminés en fonction du nombre d’appartements et d’habitants.
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[20]
Le Comité populaire (CP) est l’organe administratif de l’État au niveau local. Ses membres sont élus par le Conseil populaire, dépositaire de l’autorité publique à cet échelon. Le CP est chargé de l’application de la Constitution, des lois, des actes des organes étatiques de l’échelon supérieur. Le président du Comité populaire concentre de fait l’essentiel des pouvoirs, sous le contrôle du secrétaire de l’antenne locale du Parti communiste vietnamien. Ils se réunissent une fois par mois. Les Comités populaires sont assistés dans leur tâche par des services techniques spécialisés dépendant des différents ministères.
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[21]
Le khaya senegalensis juss, ou cây Xà cừ en vietnamien, originaire d’Afrique de l’Ouest, fut introduit et diffusé par l’État colon français en Indochine, principalement comme arbre d’alignement.
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[22]
En 1986, l’État vietnamien adopta la stratégie du Dôi Mói, « changer pour faire du neuf », qui marquait officiellement la réouverture économique du pays. Les lois de l’économie de marché étaient reconnues et le commerce réhabilité. Cependant, l’État vietnamien ne faisait qu’entériner, à des fins politiques (ces réformes permettaient de subvenir aux besoins du pays tout en maintenant le pouvoir de la caste des fonctionnaires et des cadres du Parti), une situation économique amorcée dès 1975.
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[23]
Ce type de construction, commune à l’ensemble des diasporas chinoises de l’Asie du Sud-Est, associe des fonctions commerciale et résidentielle. Elle se caractérise, dans sa forme traditionnelle, par une façade étroite (2 à 4 mètres) construite entre deux murs mitoyens saillants et entièrement ouverte sur la rue, un rez-de-chaussée d’une double hauteur qui comporte une mezzanine pour le stockage des marchandises et une alternance de pièces closes, d’espaces couverts et de cours ouvertes équipées d’une bande de services. Les compartiments se répartissent sur un parcellaire découpé en lanières étroites alignées perpendiculairement à la rue. Le parcellaire n’a que très peu changé depuis le milieu du xixe siècle et les formes contemporaines du compartiment ont déterminé le module de base d’une expansion urbaine mue par l’initiative individuelle. Voir Goldblum (1985).
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[24]
Il s’agit des phô-phuòng, les « rues-quartiers » de l’ancienne « ville » marchande d’Hanoï. Ces quartiers étaient divisés en plusieurs rues. Ils se présentaient en fait comme un espace urbain traversé par une artère bordée d’échoppes, qui se prolongeaient en habitation dans la profondeur des parcelles. C’est la confusion entre le quartier (phuòng), découpage administratif qui désignait un « village dans la ville » situé en dehors de la ville marchande, et la rue (phô), née dans cette ville marchande aux nombreux quartiers, qui a donné naissance à l’expression « Hanoï des trente-six rues ». En réalité, la ville marchande comptait une centaine de quartiers, mais « trente-six » était un chiffre faste. Au fil du temps, la rue a pris le pas sur le quartier redécoupé entre communautés voisines et souvent rivales. Aujourd’hui, contrairement aux phuòng du pourtour de la capitale (les villages urbains), tous les noms des phuòng commerciaux ont disparu au profit des noms de rues d’origine chinoise. D’ailleurs, jusqu’à l’avènement du socialisme et des Comités populaires de quartiers, les chefs de rues (phô-truong) administraient la ville. Les rues quartiers étaient fermées par des portes jusqu’au début du xxe siècle. Elles regroupaient des corporations marchandes spécialisées dont l’habitat, les « maisons-tubes » ou compartiments (Papin, 2001 : 171-183).
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[25]
Selon l’expression du professeur Shin (propos recueilli durant une intervention au cours d’O. Boucheron à l’ENSAPVL en 2014).
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[26]
Dans le régime socialiste vietnamien, le tô (groupe) fait partie du système d’organisation collective du travail. Le tô réunit entre trente et quarante familles autour de la gestion quotidienne d’un immeuble. Le niveau supérieur du système est le khoi, représenté par le Comité populaire, qui correspond à l’ensemble d’un khu (secteur) du KTT et dans le reste de la ville à un quartier. Le niveau élémentaire de ce système d’organisation est le nhôm (sous-groupe) qui réunit les habitants d’un même étage ou d’une même maison (dans le centre du vieil Hanoï, les villas des riches familles ou des colons avaient été collectivisées).
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[27]
Le sokh est une unité d’organisation du voisinage d’un immeuble équivalant au tô vietnamien. Voir note 26.
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[28]
… et leurs animaux… On dénombrait encore, dans les années 1960, plus de trois mille cinq cents chevaux en ville.
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[29]
« Comité populaire » en mongol. En Mongolie communiste, ils avaient la même fonction qu’en RSV. Voir note 20.
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[30]
Jusqu’en 2002, seulement du droit d’usage de son logement.
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[31]
Ce néologisme est constitué à partir de l’addition des premières lettres des mots turgen (rapide), uintchilgeeni (service) et tseg (kiosque).
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[32]
Dans les différentes « cours intérieures » du microdistrict, l’État et des promoteurs privés ont tenté à plusieurs reprises de mettre à profit les mètres carrés disponibles pour la construction de nouvelles tours d’immeubles. Selon les situations spécifiques à chaque copropriété, ces projets ont eu plus ou moins de succès ou de résistance. Nous menons en ce moment une partie de notre recherche sur ce sujet.
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[33]
Le terme ger désigne en mongol l’habitation de feutre, connue par les Occidentaux sous le nom de yourte, dérivée de yurt ; mot turc qui désigne la surface de terre recouverte par la tente et, par extension, l’emplacement où est dressé le camp. De ger qui signifie « ce qui enveloppe, protège » et, par extension, le foyer, dérivent les termes de gergii (épouse, femme), ger byl (famille), ger bariqu (édifier une ger, se marier, épouser).
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[34]
Le terme désigne les quartiers de ger. Khoroo signifie sousdistrict ; khoroolol, district. À l’échelle de la ville, leur emprise ne cesse de croître.
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[35]
Chez les peuples mongols des xie et xiie siècles, il existait deux formes de groupement des habitations qui étaient induites par la nécessité de coopération : des familles se déplaçant isolément ou par petits groupes, les ayil, et des regroupements très importants de ger au sein d’un grand camp, le küriyän (du mongol khüree qui signifie le cercle, l’anneau). Seuls les ayil se sont maintenus jusqu’à aujourd’hui.
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[36]
Ces groupements indigènes formaient des « villages de familles » au sein de ce qui commençait à ressembler à un patchwork d’établissements, nomades, semi-nomades et sédentaires, et peut-être déjà à une cité.
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[37]
Zone de transition et de contact entre deux écosystèmes voisins, telle que la lisière d’une forêt, une roselière, etc. Les écotones ont une faune et une flore plus riches que chacun des deux écosystèmes qu’ils séparent, et ils repeuplent parfois ceux-ci.
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[38]
À partir de 1985-1986, dans le cadre du Dôi Mói, l’État vietnamien privatise une partie de son patrimoine immobilier par la vente du droit d’usage à ses locataires (l’État vietnamien reste toujours à ce jour propriétaire du sol) et se désengage peu à peu de l’entretien des bâtiments. L’autonomie administrative des conseils populaires de quartier prend ici tout son sens.
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[39]
Ce que résume l’oxymore « socialisme de marché » adopté successivement par la Chine populaire et le Vietnam.
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[40]
Dê La Thành signifie « digue » (dê) de « l’enceinte extérieure » (la thành). La digue était souvent une route ce qui explique que le mot dê soit utilisé indifféremment pour désigner une digue et une route qui fait office de digue. Le caractère la en sino-vietnamien représente une sorte de nasse à poisson, par extension quelque chose de clos ou de circulaire. Le caractère thành veut dire « muraille ». La terminologie la thành était utilisée pour parler des premières fortifications construites sur le site d’Hanoï.
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[41]
Cette organisation récente des maisons contre la Dê La Thành n’est pas sans rappeler la forme ancienne du « village route » directement implanté le long de la route-digue, qui devient alors la rue intérieure du village. Voir Gourou (1936).
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[42]
Prévus dans le schéma directeur de 1992. Voir Pandolfi (2001 : 336).
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[43]
On retrouvait déjà, en 2002, des traces de métaux lourds et de nitrates dans les légumes produits dans un rayon de 20 kilomètres autour de la ville. Voir Van Cu et Rossi (2002 : 61-69).
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[44]
Il est assez révélateur de constater qu’avant même d’avoir été mis en vente sur le marché, les appartements des KDTM ont déjà été revendus plusieurs fois par le biais d’un marché spéculatif parallèle aux structures de mise en vente officielles. Ce procédé permettait l’enrichissement d’intermédiaires initiés, mais rendait le prix des appartements prohibitifs pour la majorité des Vietnamiens.
Tours et barres de la modernité
Giardini, Biennale de Venise, Italie, novembre 2014
1En passant d’un pavillon à l’autre, l’impression de déjà-vu se multiplie. Les plans, les photos aériennes, mais aussi les façades, les proportions, les matériaux… Que ce soit sur les photos en noir et blanc du début de cette histoire de production du logement de masse ou sur celles en couleurs qui doublent les expérimentations d’une modernité technicienne d’un esprit positiviste et progressiste ; qu’on se situe en Tchéquie, en France, en Pologne, au Brésil ou au Royaume-Uni ; qu’il s’agisse de nouvelles franges urbanisées en périphérie d’un centre historique ou d’une ville de fondation toute récente, le motif se répète : des barres et des tours d’habitation qui ont, petit à petit, composé un paysage global de l’habitat et de l’habiter de la modernité.
2L’étrangeté est d’autant plus forte que tout cela se passe au cœur même de Venise, la ville par excellence du paysage de laquelle cette forme urbaine de tours et barres de la modernité est totalement absente. Absorbing Modernity 1914-2014 : tel était le thème proposé par le directeur de la 14e Biennale de Venise de 2014, Rem Koolhaas, aux différents exposants nationaux dans les giardini. Un titre qui révèle un fatalisme historique et une vision désincarnée, comme si la modernité avait été un sujet « autre », alien, à un certain présent historique socio-économico-technique ; comme s’il s’agissait de quelque chose qui flottait dans l’air et qui aurait posé à chaque pays différemment, mais inéluctablement, le problème de son « absorption locale ». La Fédération russe, avec une grande ironie, a assumé son rôle de « diffuseur » d’un modèle et a transformé son pavillon en une sorte de salon professionnel de l’immobilier et de la construction où le visiteur pouvait se renseigner sur les multiples « services » et « compétences » que vingt différentes sociétés russes fictives peuvent offrir aujourd’hui, après tant d’années d’expertise en matière d’architecture moderne, pour la construction de nos villes contemporaines. L’un des stands du pavillon met en scène une agence de voyages, Archipelago Tours, qui propose « une nouvelle manière de voyager dans le monde » : des voyages organisés qui célèbrent la contribution à l’échelle globale de l’architecture moderne russe. Les destinations proposées sont l’Afghanistan, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Biélorussie, Cuba, l’Égypte, le Royaume-Uni, le Kazakhstan, le Kirghizistan, la Moldavie, la Mongolie, l’Ukraine, l’Ouzbékistan et le Vietnam. « Le passé de la Russie est notre présent », proclame, tel un clin d’œil complice, l’enseigne à la sortie du pavillon donnant sur le jardin.
Paysage global de tours et de barres
3L’une des expressions de cette modernité, aujourd’hui en débat, a été la construction simultanée dans le monde, entre la fin des années 1940 et les années 1980, de grands projets d’habitation, rendue possible, et justifiée, par les nouvelles techniques de construction et qui répondait à un mouvement de modernisation des conditions de l’habitat. Ces grands projets incarnaient une idée de modernité, habitat d’un mode moderne de vivre et d’organiser la vie quotidienne, à l’Ouest, et, en même temps, un idéal de forme de vie collective encadrée, conçu comme le fief de l’« homme nouveau » du projet soviétique, à l’Est. En regardant plus distinctement ce projet de création à grande échelle de logements collectifs, on réalise que, de part et d’autre du « rideau de fer », l’intention était la même. Il s’agissait de loger et, par la même occasion, de gérer une population désormais soumise à la concentration : concentration de la production par l’industrialisation, concentration de l’État par son administration, concentration de la population dans les villes (Ellul, 1954) et même dans certains quartiers, rarement centraux, de ces villes. Les « logés » des tours et des barres étaient le plus souvent des habitants pauvres, ouvriers, souvent migrants forcés, chassés des campagnes transformées (ou plutôt liquidées, selon Bernard Charbonneau [1]) par le projet moderne de mécanisation de la production agricole [2].
4Ces tours et barres d’habitation, accueillant des logements attribués ou à loyers subventionnés, a donc constitué une forme urbaine imposée qui a provoqué une standardisation accrue du mode de vie et, également, une « mise au ban » d’autres « habitats » et manières d’habiter (dans les espaces ruraux par exemple).
5Aujourd’hui, de l’Europe à l’Asie, de l’Afrique aux Amériques, nous pouvons observer des évolutions et hybridations de cette même forme urbaine et architecturale, reconfigurée par la force de la pratique quotidienne d’habitants ordinaires, par l’auto-organisation de communautés et/ou de résidents.
6Si un premier horizon problématique du projet de production de grands quartiers de logements collectifs invite à s’interroger sur ce paysage global de tours et de barres à la fois en termes de fonction et de forme, et sa relation à l’imaginaire structurant, organisateur, producteur d’effet qu’a été et est la modernité dont il est issu, qu’est-ce que ces extensions, transformations, modifications locales nous racontent ? Comment interpréter autant d’« initiatives habitantes » qui ont investi et modifié ces formes d’une urbanisation de masse en les rendant progressivement « habitables » ?
7Nous faisons l’hypothèse que les transformations physiques sont en quelque sorte la partie la plus directement visible du rattrapage par les citadins du projet moderne. La partie émergée de l’iceberg des résistances, des contestations, des inventions quotidiennes. Elles sont par ailleurs l’indice de ce qui est immergé : les forces de transformations sociales et le maintien d’une relation à l’ancrage dans l’espace et dans le temps qui, d’une part, nous révèlent, autrement que par le discours, les limites intrinsèques du projet moderniste de « logement » de la masse, et, d’autre part, nous incitent à questionner le potentiel de transformation de ces habitats. Cette façon d’appréhender les modifications des quartiers de logements collectifs nous impose donc d’y poser un regard moins généralisant et d’être plus attentifs à leurs périodes d’apparition et à leurs multiples variations.
« Entre les barres », regards croisés sur l’infraordinaire de la modernité
8Notre recherche, qui allie anthropologie et architecture, s’appuie sur un travail d’observation et d’analyse intensive dans différents contextes à l’échelle internationale. Cette démarche multisites n’est pas comparative, mais, si l’on veut, cumulative : chaque « situation » observée nous permet d’avancer dans notre compréhension afin de pouvoir produire une problématisation à visée globale de cette « situation urbaine » spécifique et internationale à la fois, et, sur le principe du détour (Balandier, 1985), opérer une mise en perspective des situations bien plus proches de notre quotidien, comme le processus de « réhabilitation » des grands ensembles actuellement en cours en France [3].
9Sur chaque terrain, nous procédons par observation in situ à partir d’enquêtes conjuguant les méthodologies ethnographiques (immersion, interaction, participation, entretiens) et architecturales (relevés des espaces et des techniques constructives, écologie des milieux urbains, constitution de documents photographiques analytiques ou synthétiques…). La méthode de travail mélange observation directe et/ou outillée (crayon, appareil photo ou caméra à la main), relevé des espaces (domestiques et publics) et des pratiques dans les quartiers dont nous voulons comprendre les transformations [4]. Notre permanence prolongée et notre attitude sur place visent à multiplier les rencontres : les données produites lors de l’observation sont alors enrichies d’entretiens qui nous permettent d’allier trajectoire biographique (dans sa dimension individuelle et familiale, professionnelle et résidentielle) et transformation du bâti. Autant que faire se peut, ces rencontres sur place deviennent des occasions non seulement pour entrer dans la sphère domestique, mais aussi de sortir du quartier d’investigation pour en redéfinir les limites et en comprendre les liens avec d’autres lieux, d’autres quartiers, d’autres manières d’habiter. Chaque habitant rencontré devient donc un point d’un réseau qui nous permet de tisser des liens entre différents espaces et divers milieux, du foyer au grand territoire, entre matérialité et discours, entre pratiques et représentations.
10Parallèlement, notre enquête se déroule dans les archives et dans les bureaux des institutions compétentes aux différentes échelles de gestion de la ville : nous accédons ainsi aux informations nécessaires à simuler à la fois le passé (insertion du projet dans l’histoire de la ville et de la société dans lesquelles il est apparu, origine du projet dans sa destination, sa morphologie, sa spatialité, sa matérialité…), le présent (organisation administrative du quartier, rôle des habitants, statut du foncier, mode de gestion des espaces privés et communs, état des bâtiments et des écosystèmes…) et le futur (modifications planifiées par la puissance publique à l’échelle des bâtiments, des espaces considérés comme « libres », du projet d’origine dans son ensemble ou sur un plus grand territoire…) de ces espaces bâtis, du projet de ville et de vie qu’ils incarnaient auparavant et à celui qui s’annonce dans les évolutions contemporaines des quartiers que nous observons. En effet, notre recherche se situe à l’interférence de deux orientations dans l’appréhension de la production des espaces habités : entre le faire la ville (et produire l’habitat) des chantiers (du projet moderniste) et le « faire ville » et l’habiter du quotidien, de l’infraordinaire [5].
11Au cœur des situations urbaines que nous étudions, nous nous intéressons aux traces des multiples transformations spatiales qui interviennent sur le projet d’origine, autant de signes d’une réinvention à partir de modèles culturels engrammés.
12Nous plaçons notre ethnographie « entre les barres », sur un plan vertical et horizontal : les transformations en façades (modifications des balcons, fenêtres, matériaux de revêtement…) ; au rez-de-chaussée (modifications des entrées, de l’affectation du pied d’immeuble, extensions…) ; dans les espaces entre les différentes unités d’immeubles. Il s’agit pour nous de porter le regard sur les données matérielles comme autant de signes qui appellent un travail interprétatif : interroger les écarts entre le projet d’origine (ses intentions programmatiques autant que sa forme et sa matérialité) et l’état actuel, écart qui est analyseur de transformations sociopolitiques à l’échelle individuelle, familiale, collective et nationale, qui constituent la part « immergée », mais déterminante de notre histoire.
13Nous plaçons notre observation dans cet « infra » théorisé par Perec, qui est pour nous multiscalaire et feuilleté : débusquer et comprendre cette échelle de l’élémentaire dans ses dimensions sociales et spatiales, cela nous donne, en effet, des clés pour tenter de révéler toute la complexité des systèmes urbains en transformation.
14Ces multiples pratiques plus ou moins subversives, plus ou moins « tactiques », plus ou moins conflictuelles, correspondent à un travail de mise en habitabilité d’un espace préfabriqué (ici entendu au sens du mode constructif, mais aussi au sens d’une forme et d’une fonction conçues et établies a priori). Pour le dire à la façon d’Illich (2005), nous suivons les habitants qui sortent de la condition de « logés » et réaffirment la possibilité d’agir sur l’espace en réinjectant dans une forme standardisée des traces de la relation sociale et spatiale, au territoire et aux autres.
Hanoï (Hà NỘi) et Oulan-Bator (Ulaanbaatar)
15Dans cet article, nous allons mobiliser deux terrains d’enquête [6] : le Khu Tập Thể ou « secteur d’habitat collectif » Kim Liên à Hanoï au Vietnam ; et le premier microdistrict, à Oulan-Bator, héritage de la période communiste et du deuxième master plan de la capitale de la Mongolie (1964) qui désigne à la fois l’entité administrative du sous-district ou khoroolol en mongol et un système d’urbanisation apparu en U.R.S.S. dans les années 1920, appelé microdistrict ou microraion en russe.
16Ce qui nous a conduits à choisir les situations urbaines d’Hanoï et d’Oulan-Bator pour cet article, c’est leur statut de capitale, leur passé commun au sein du bloc soviétique [7], leur exposition prolongée aux théories radicales de la planification urbaine socialiste (et avant tout moderne) et, finalement, aux effets contemporains de l’adoption quasi concomitante par les États vietnamien et mongol de l’économie capitaliste et du libre-échange [8].
17L’allégeance à la modernité a conduit la République socialiste du Vietnam (RSV) et la République populaire de Mongolie (RPM) à liquider l’organisation sociale et territoriale ainsi que l’économie « traditionnelles » de leur ruralité respective afin de concentrer paysans et éleveurs, désormais dépossédés de leurs terres et de leur troupeau, dans de nouvelles communes et dans les villes.
18En Mongolie, à partir de 1959, les dirigeants mongols considèrent que tous les éleveurs du pays sont désormais intégrés dans les unités collectives de production (negdel), et que la collectivisation de l’économie de type socialiste est achevée. Ce passage ne s’est pas fait sans douleur, car la gestion socialiste centralisée de l’économie qui avait imposé, au début des années 1950, la socialisation du bétail et réduit les éleveurs (arats) à un état de salariés dans les negdel et les goskhozes [9], avait également obligé un nombre important de ces arats à ne plus pratiquer le nomadisme (nüüdel) mais plutôt la transhumance (otor) dans des groupes de nomadisation de quelques familles (suuri) et à se sédentariser et résider dans les villages des nouveaux districts (sum) [10]. Le processus d’urbanisation de la Mongolie s’accélère alors. Il est subordonné au développement massif des secteurs primaires et secondaires, priorité de la politique économique. De nouvelles villes sont bâties dans la steppe autour de combinats d’exploitation minière. Quant à l’Urga [11] de jadis, qui n’abritait que 20 000 habitants en 1918, elle en accueillera 230 000 en 1963, puis 500 000 en 1986, soit un quart de la population totale du pays à cette époque [12]. Les habitants de l’ancienne ville, mais aussi les populations migrantes qui viennent s’établir au plus près des entreprises d’État [13] de la capitale, sont alors transférés dans les immeubles des nouveaux quartiers résidentiels.
19Au milieu des années 1950, en République démocratique du Vietnam (RDV) ou Nord-Vietnam [14], la situation est différente. Tout d’abord, si l’économie rurale est majoritairement basée sur le pastoralisme en Mongolie, en RDV (comme dans toutes les économies rurales de tradition chinoise), cette activité est marginale, tout comme le sont les cultures industrielles ; c’est l’agriculture vivrière, centrée sur la riziculture intensive, qui mobilise l’essentiel de la main-d’œuvre villageoise. Cette main-d’œuvre s’organise à deux niveaux différents : celui des familles et celui des communautés villageoises. À partir de 1955, le jeune État nord-vietnamien conduit la collectivisation de l’économie rurale par la création de coopératives et de fermes d’État. Les villages seront dans un second temps regroupés dans la nouvelle entité administrative des communes (xã). L’objectif est de contrôler et d’augmenter la production agricole en maîtrisant par ces nouvelles structures le niveau collectif qui gère les activités de type traditionnel, tout en assumant au niveau étatique sa modernisation (mécanisation, utilisation d’intrants chimiques et homogénéisation des plants par sélection). De 1955 à 1965, la famille et un secteur limité, mais maintenu, d’économie privée (ou « inorganisée » pour reprendre le terme utilisé par le dogme officiel) bénéficient néanmoins d’une relative liberté. À partir de 1966 et du déclenchement des bombardements états-uniens sur Hanoï, l’État nord-vietnamien doit cependant mettre en pratique des mesures qui vont à l’encontre de son idéologie. L’effort d’industrialisation concentré jusque-là dans la capitale est décentralisé et l’agriculture s’autonomise. Hanoï se vide au rythme des évacuations (sơ tán) dans les villages d’origine des citadins et dans les zones montagneuses, les familles sont séparées, la ville se « ruralise » avec l’instauration d’une économie de guerre et le règne des cadres-paysans. Mais, durant la période d’arrêt des bombardements, de 1968 à 1972, la planification et la collectivisation de l’économie et de la société s’accélèrent à nouveau. En 1975, à la fin du conflit, Hanoï est exsangue et la politique de peuplement des « zones économiques nouvelles » (vùng kinh tế mới) amplifie son déficit démographique au profit des campagnes. Contrairement à la Mongolie où la ville est considérée par la nomenklatura communiste comme le lieu de l’accomplissement de l’homme socialiste libéré du système féodal incarné par le haut clergé lamaïque, au Vietnam, la ville sera très longtemps perçue par les anciens maquisards, devenus dirigeants communistes, comme le fief de « la haute bourgeoisie et des classes moyennes, bien embarrassantes, car peu enclines à embrasser la cause » (Papin, 2001 : 306) du socialisme.
20Ces perceptions antagonistes de la ville s’expliquent en partie par le fait qu’en Mongolie, l’indépendance du pays s’était gagnée à Oulan-Bator, alors qu’au Vietnam, c’est à la campagne que le Vietminh avait vaincu l’État colon.
21Il faudra attendre la deuxième moitié des années 1980, avec, notamment, le démantèlement des coopératives (1988), l’ouverture de marchés libres et le renouveau de la politique d’industrialisation, pour que les migrations rurales vers la capitale – et ses KTT – cette fois-ci non organisées par l’État, reprennent et s’intensifient.
22Enfin, c’est par le fait plus anecdotique, mais non moins significatif, que la Chine a constitué pour ces deux pays un ennemi héréditaire pendant des siècles et un partenaire technique et économique durant les années d’appartenance commune au bloc communiste ; à la fois un modèle et un repoussoir. Aujourd’hui, par un étrange effet de balancier, la Chine est le premier investisseur économique, notamment dans le domaine de l’immobilier et de la construction, en Mongolie (Maire, 2015) et parmi les quatre premiers au Vietnam (Ambassade de France au Vietnam, 2014) [15].
Ce qui résiste, ceux qui inventent
23Comme nous l’avons expliqué précédemment, les deux cas présentés ci-après ont été approchés avec la même démarche, décrits, compris et problématisés avec les mêmes outils, dans le souci de mener une réflexion sur « la ville en train de se faire » qui révèle le rôle de tous ses acteurs, particulièrement celui des habitants, si souvent déconsidéré par les politiques urbaines, dans le « faire ville ».
24Ces deux cas d’études montrent, plus que ce qui leur est commun, leurs spécificités. Notre façon de les traiter à partir justement de ce qui leur est spécifique nous permet d’en tirer des enseignements différents et d’étendre spatialement « l’entre-deux » au-delà des « barres » et, historiquement, par-delà la modernité.
25En conséquence, notre sélection des parties ethnographiques ici mobilisée vise à immerger le lecteur : a) côté Hanoï, dans le processus de constitution d’une morphologie de cours et de rues commerçantes à partir de l’extension des logements d’origine et de l’utilisation des espaces laissés libres de construction dans le projet d’origine ; b) coté Oulan-Bator, dans le processus, assez similaire à celui d’Hanoï, de création d’alignement d’extensions à visée commerçante depuis les logements d’origine, et l’aménagement, le « remplissage » des « entre-deux », mais surtout à une autre échelle d’« entre-deux » : celle de la ville entière et des quartiers de yourtes et d’enclos qui occupent les espaces non planifiés par les master plans successifs [16] de la ville.
Ktt Kim Liên, Hanoï [17]
26Le KTT de Kim Liên se situe à la limite sud du district urbain (quận) de Đống Đa, en proche périphérie du centre d’Hanoï. Il s’étend sur 42 hectares et avait été planifié à l’origine pour recevoir 7 000 habitants méritants (ouvriers et cadres) ; en 2000, il en comptait 21 885.
27En vietnamien ancien, kim signifie « or » et liên « la fleur de lotus », ce qui nous rappelle que ce secteur d’habitat collectif s’est construit sur un ensemble de rizières et d’étangs et a repris le nom de l’ancien village éponyme qui marquait l’entrée sud d’Hanoï. Ce village était spécialisé non pas dans une production particulière (céramique, papier, fleurs, bambou…) comme la plupart des villages d’Hanoï, mais dans un service spécifique, celui des coiffeurs-barbiers. Aujourd’hui, nombreux encore sont les coiffeurs-barbiers ambulants qui officient dans le quartier, alignés le long d’un mur auquel ils accrochent leur miroir. Cependant le village de Kim Liên, à proprement parler, s’est fait une spécialité de la vente de vêtements d’occasion, le long du boulevard Dào Duy Anh.
28À l’instar de Caoyang xincun [18] pour la Chine populaire, le quartier de Kim Liên est, pour la République socialiste du Vietnam, le premier quartier de logements collectifs « intégrés » [19] et son archétype. Cette enclave moderniste, implantée alors à l’extérieur des limites de la ville, au milieu des rizières, instaure le système des thiệu khu (Shin, 2001) qui reprend directement le modèle de l’unité de voisinage, le microraion soviétique, et, par analogie, l’organisation hiérarchisée des communautés rurales du Vietnam du Nord. La politique de socialisation du logement participait à la volonté idéologique et politique du régime nord-vietnamien de transformation et de contrôle de l’individu et de la société, ainsi que d’artificialisation du territoire au service du développement de la production industrielle centralisée.
29Kim Liên fut financé par l’État et réalisé par les services du Ministère de la Construction en deux tranches de travaux, de 1960 à 1965 et de 1965 à 1970, apparemment sur un supposé « rien », ex nihilo, qui n’était pas « rien », mais un semis de casiers, bosquets, jardins et étangs constituant la ceinture vivrière de la ville ancienne qui sera détruite, d’abord peu à peu, puis plus rapidement à partir de la fin des années 1990 par l’urbanisation. Ces KTT devaient fonctionner indépendamment du reste de la ville, de par leur implantation, leur morphologie et leur niveau d’équipement. L’autonomie des KTT n’etait que pretendue° ; en realité les KTT se caracterisaient par leur extrême dépendance politique et fonctionnelle vis-à-vis du pouvoir central, symbolisée par la présence des comités populaires [20] (Ủy Ban Nhân dân, UBNH) et matérialisée par le ravitaillement des magasins d’État (mậu dịch), le régime des tickets de rationnement (tem phiếu) et le contrôle strict des déplacements par l’instauration d’un enregistrement de résidence des ménages (họ khẩu) directement hérité du système chinois.
30À Kim Liên, la réalisation des barres de logements collectifs a correspondu aux premières expérimentations de préfabrication. Les immeubles, de quatre niveaux, ont été élaborés à partir de deux types standardisés (avec des variantes pour chacun des deux). Modèle d’organisation de groupement d’habitat intégré, Kim Liên est doté d’une crèche, d’un jardin d’enfants, d’écoles primaires, d’un collège (qui n’était pas prévu sur les plans d’origine et a été réalisé durant les années 1980), un lycée, un marché (qui n’a cessé de s’étendre), un bureau de poste. Ces réalisations furent accompagnées par la plantation d’alignements d’arbres (principalement des caïlcédrat [21] qui atteignent aujourd’hui entre 15 et 20 mètres, mais aussi des tamaris, eucalyptus…) et le creusement de quatre étangs. Les étangs permettaient le drainage d’un terrain gorgé d’eau et leurs remblais servaient à stabiliser le sol de fondation des immeubles. Aujourd’hui, il ne reste que deux étangs, réceptacles des eaux usées du quartier et support de cultures aquicoles. La morphologie de Kim Liên a complètement changé sous l’effet des extensions des logements et de la densification du bâti entre les barres et sur les rues. Mais le principal bouleversement vient de l’animation du quartier : les commerces, gargotes et autres services de proximité sont légion. Les vendeurs ambulants arpentent à longueur de journée les rues et ruelles du quartier en hélant les clients potentiels. Des cours du soir et des salles de jeux vidéo sur PC s’improvisent dans les appartements. Difficile, dans ces conditions, d’imaginer les rues vides des pires heures de la période de pénurie alimentaire (les rationnements furent vécus par les Hanoïens jusqu’en 1984) d’un quartier alors isolé, devenu désormais une centralité.
31Au début des années 1980, au sortir de la guerre et après la réunification du pays, les Vietnamiens, malgré le contexte de contrôle politique et social omniprésent, tendent à une amélioration de leurs conditions de vie. Ce désir se traduit, d’abord de façon discrète, au bas des bâtiments des quartiers de KTT comme Kim Liên, par l’apparition de jardins potagers au droit des appartements du rez-de-cour. Puis apparaissent les premières transformations dans les appartements. Dans la pièce principale, des mezzanines sont parfois aménagées, les services communs (salle d’eau, cuisine) sont séparés, ce qui entraîne la création de nouveaux espaces pour accueillir les pratiques liées à la préparation des repas, à la toilette, à la lessive. Pour répondre à ce besoin, les loggias arrière sont grillagées afin d’accueillir une nouvelle cuisine ou alors entièrement fermées pour agrandir la surface du logement. De la même manière, l’espace de coursive de circulation est investi au droit des appartements.
32À partir de 1985-1986, dans le cadre du Dôi Mói [22], l’État vietnamien réunifié institue la politique de « coopération entre l’État et le peuple ». Il privatise une partie de son patrimoine immobilier par la vente du droit d’usage à ses locataires (l’État vietnamien reste propriétaire du sol) et se désengage peu à peu de l’entretien des bâtiments. La relative autonomie administrative des conseils populaires de quartier prend alors tout son sens. Déjà, dans les années 1970, le ministère de la Construction avait toléré, comme solution provisoire, la réalisation d’habitations temporaires en matériaux naturels dans des zones de friches destinées à la création des futurs « espaces verts » des KTT afin de pallier le déficit de logements consécutif aux destructions des bombardements américains. En 1975, ces réalisations représentaient 35 % de la surface habitée d’Hanoï (Decoster et Klouche, 1997 : 33), ce qui devait procurer à ses habitants de longue date la sensation que leur ville se ruralisait.
33Avec les changements institutionnels du Dôi Mói, les transformations individualisées de l’habitat se poursuivent et se développent. On assiste alors à une généralisation de phénomènes d’autoproduction de l’habitat. Ces phénomènes prennent principalement deux formes : la transformation et l’extension par ajouts successifs des logements et l’investissement, puis la récupération, des emplacements libres de l’espace public pour y construire de nouvelles extensions des appartements, des rangées de compartiments et des maisons sur cour (fig. 1).
Dans le bâtiment B 4, escalier 1, Tâng 3, appartement n° 301 a et b, partagé et occupé par Nguyễn Thạc Bắc et M. Nguyễn Si Tuat, mai 2000 (fig. 2a à 2c)
34La famille à qui avait été attribué l’appartement d’origine l’a divisé en deux afin de le vendre à deux groupes d’occupants. Les deux nouveaux appartements sont séparés par des parois en bambous tressés et en contreplaqué, sommairement fixées sur des tasseaux de bois. La partie A est occupée depuis 1997 par Bắc (né en 1977) et son cousin (né en 1984) et appartient à leur oncle qui est ingénieur.
35Bắc est étudiant en informatique à l’université, dans le quartier de Thanh Xuân, son cousin est lycéen à Kim Liên. Ils possèdent un téléviseur, un ordinateur PC (Bắc) et chacun un vélo.
36Dans ce type de barre de logements (B4 et B14), la salle d’eau (lavabos, douches et W-C) était commune à l’ensemble des appartements de l’étage avant que la plupart des habitants créent dans leurs appartements respectifs une salle d’eau privée. Bắc et son cousin continuent d’utiliser cette salle d’eau. Pour faire la cuisine, ils s’installent parfois sur la coursive (et utilisent des réchauds à briquettes de charbon) et possèdent des plaques électriques et un autocuiseur à riz électrique. Cependant ils essaient de prendre leurs repas le plus souvent possible à l’extérieur, dans une gargote. Bắc va régulièrement jouer au badminton devant le bâtiment B10, c’est d’ailleurs là que nous l’avons rencontré. À la fin de notre relevé de l’appartement, Bắc et son cousin nous invitent à prendre un thé vert assis en tailleur sur la natte en paille de riz tressée, comme il est d’usage de le faire. Nous en prendrons un autre en sortant de l’immeuble, à une jeune fille voisine de Bắc pour 200 dong (VND, environ 0,1 €).
37M. Tuat, quant à lui, est propriétaire de la partie B depuis dix ans. Il est retraité de la Société des Transports d’État et vit avec son fils Tuay, qui est actuellement ingénieur dans la même société. Lorsqu’ils ont emménagé dans l’appartement, la mezzanine, qui sert de chambre à Tuay, existait déjà. L’extension qui abrite le coin cuisine, l’espace de toilette et le lit du père a, pour sa part, été construite en 1996. Pour alimenter en eau courante l’espace humide, une canalisation en PVC court le long de la façade arrière depuis la salle d’eau commune de l’immeuble. Dans la partie principale de l’appartement, Tuay et son père prennent leurs repas sur la natte, devant leur téléviseur équipé d’un magnétoscope karaoké.
38Comme pour chez MM. Bắc et Tuat, les premières transformations se déroulent d’abord à l’intérieur même des appartements : fermeture des loggias par des grilles ou des vitrages, séparation des pièces collectives, création de cuisine et salle d’eau, aménagement de chambres dans l’espace technique des toitures en pente. D’autres transformations modifient les espaces communs des immeubles : utilisation des coursives pour la cuisine ou pour du stockage, des espaces à l’arrière des cages d’escalier et des cages d’escalier elles-mêmes pour les appartements du dernier étage. Les toits-terrasses de certains immeubles (B16 à Kim Liên) sont également utilisés pour l’installation de jardins et de pièces supplémentaires pour les appartements du dernier étage. En façade des immeubles, les extensions peuvent être minimales – consoles supportant des jardins en pots, un réservoir d’eau, un climatiseur électrique –, mais prennent surtout la forme de caissons à structure métallique fixés en porte-à-faux (entre 50 centimètres et 4 mètres de profondeur constatés sur place et d’après le relevé photographique de tous les immeubles du quartier).
39Toutes sortes de bardages légers sont utilisés pour recouvrir ces caissons à structure métallique (tôles peintes, planches de bois, panneaux en tressage de bambou, plaques de méthacrylate bleu transparent, grilles en acier…) ; la stabilité de l’ensemble est assurée par des tirants d’acier fixés aux poutrelles métalliques IPE soutenant le plancher en béton armé (BA) et au mur de façade du bâtiment originel. La technique, mise en œuvre par des artisans locaux, semble avoir fait ses preuves, puisqu’aucun affaissement des structures n’a été déploré dans le quartier. Dans certains cas, ce dispositif est remplacé par une dalle en BA directement encastrée en porte-à-faux dans le mur de façade.
40Les extensions en dur (poteaux-poutres-dalle BA et remplissage en briques) partant du rez-de-chaussée se superposent de proche en proche du bas vers le haut des bâtiments : un premier habitant installant, en contrepartie d’une compensation financière, son extension sur le toit de celle de son voisin du dessous. Parfois, après l’avoir étanché et dallé, ce toit, plat, fait simplement office de terrasse, et le montant de la transaction pour son usage est moins important.
41En rez-de-chaussée, les appartements s’étendent sur l’arrière de l’immeuble par l’ajout de nouvelles pièces se prolongeant sur l’espace dit « public » par un jardin, une cour ou la construction d’un compartiment.
42À l’avant des barres, une rangée de commerces et/ou de services (de 4 à 5 mètres de profondeur) est créée dans le prolongement des appartements et s’étend jusqu’à la limite du passage des réseaux souterrains qui doivent demeurer accessibles. À l’instar des compartiments [23] du « quartier des trente-six rues [24] » du centre d’Hanoï, les commerces ou les services des immeubles d’une même rue se spécialisent en fonction de leur environnement direct. À Kim Liên, les habitants des bâtiments E1, E2, E8, E9, situés en face de l’hôpital Bắch Mai, vendent principalement du matériel médical, B1, B5, B8, B11, des vêtements, tandis que B4, B7, B10 et B14, placés en face d’une esplanade ombragée, offrent bia hơi (bars à bière à la pression), gargotes, bars karaoké et coiffeurs aux résidents masculins du quartier.
43Les appartements de Nguyễn Thạc Bắc et M. Nguyễn Si Tuat ne sont pas des cas isolés, les extensions sont la règle à Kim Liên et dans tous les KTT d’Hanoï. Les extensions, mais également toutes sortes de modifications, aménagements, constructions, installations, sont l’expression de la redéfinition des espaces de vie et des modes d’existence. Sous la « densité temporelle [25] » d’un paysage bricolé, les façades ocre jaune (le « jaune Hanoï », instauré à l’époque coloniale et couleur d’origine des immeubles de Kim Liên) et la répétitivité des bâtiments nous rappellent la genèse du quartier.
44Les espaces extérieurs situés entre (30 à 40 mètres séparent deux barres) et sur les pignons des immeubles sont investis, eux aussi, par de nouvelles constructions : alternance de prolongements d’appartements (qui acquièrent ainsi la morphologie des compartiments « traditionnels »), maisons sur cour, compartiments, jardins. Sur l’avant des immeubles (accès aux cages d’escalier), des rues de desserte sont ménagées.
45Dans certains cas (cour entre bâtiments C8 et C13), une double rangée de compartiments occupe le centre de l’entre-deux barres, laissant de part et d’autre la largeur d’une voie (2 à 4 mètres). Ailleurs, une rangée de compartiments s’aligne le long d’un mur (bâtiments C1, C11, C12).
46Les zones non aménagées lors de la création des KTT, puis laissées en friche ou transformées en terrains cultivés, sont loties, puis densifiées à partir de compartiments. Ces groupements de maisons constituent un dédale de rues et de ruelles au cœur du KTT. À Kim Liên, ils occupent tous les espaces originellement libres entre les immeubles et les éléments du paysage ; aujourd’hui, il existe ainsi une continuité bâtie des pourtours du grand étang aux immeubles collectifs C et E.
47Une autre forme d’occupation des espaces libres et de densification du bâti se caractérise par l’apparition de marchés temporaires, d’alignements d’échoppes spécialisées et de services le long des voies principales et secondaires du quartier ; à Kim Liên : marché de la rue Ðông Tác, échoppes de vêtements de la rue Ðào Duy Anh, de nourriture et de matériaux de construction de la rue Lương Định Của (fig. 3), gargotes de chế (boissons rafraîchissantes) devant le lycée, restaurants de soupes phở (nouilles de riz) et cơm bình dân (riz populaire).
48D’abord seulement tolérées, ces installations de vente et de services désirées par la population furent régularisées par les autorités dans les années 1990, ce qui provoqua l’aménagement d’emplacements et la perception de patentes par les services du Comité populaire. Par contre, la multitude de palanches et autres vendeurs ambulants, migrants illégaux parce que non enregistrés en ville (Gironde et Maurer, 1996 : 280-299), que l’on rencontre partout dans Hanoï, voient leur activité peut-être tolérée, mais toujours interdite par les autorités. Cette situation les laisse à la merci d’une arrestation ou d’une confiscation de leur marchandise (ce dont nous avons été bien trop souvent témoins), voire d’une expulsion de la capitale et d’un retour dans leur commune d’origine.
49À Kim Liên, par endroits, la saturation de l’espace par toutes sortes de constructions devient très forte, car les parcelles, créées par l’usage, puis légalisées, y sont entièrement bâties sur trois ou quatre niveaux ; ailleurs, de nombreux « entre-deux barres », devenus de véritables espaces communaux par leur gestion concertée et assurée au sein des tô [26] par les habitants des immeubles qui définissent l’entre-deux, ont été laissés libres (plantations aléatoires et friches notamment autour des bâtiments C12), réajustés (destruction de constructions illégales ou non « désirées » par le voisinage, réalignement des extensions) ou aménagés a posteriori (protection des arbres existants, traitement des sols, plantation de nouveaux arbres, installation de tables de ping-pong, terrains de badminton, toboggans, barres fixes…). Ces espaces constituent désormais de véritables cours (fig. 4), car ils sont délimités et entourés par des bâtiments, ils accueillent différentes pratiques quotidiennes (les plus représentatives de cette utilisation de l’entre-deux sont celles des bâtiments B6, B7, B9, B10, B12 à B14, B20 et C2 à C7, C11), leur usage et leur maintenance sont communs à plusieurs habitants et peuvent être soumis à un règlement intérieur comme celui de la cour entre C12 et C13 que nous avons traduit.
Premier microdistrict, Oulan-Bator (fig. 5) entre les 15e et 16e Khoroo, près du croisement Bayangol, Oulan-Bator, Mongolie, septembre 2015
50Choux-fleurs, chaussures, lunettes de soleil, téléphones portables, sucreries… : toutes sortes de petits commerçants de rue se sont installés sur le large trottoir « nord » de la grande et « trafiquée » Peace Avenue, qui traverse la ville d’est en ouest. Certains disposent leurs produits à même le sol, d’autres organisent leur marchandise sur des tables démontables. On dirait que leur présence est plus importante cette année, peut-être parce que l’ancien grand marché journalier de Kharkhorin, qui avait lieu au sud de l’avenue, a été d’abord fermé puis substitué par un grand bâtiment abritant désormais une sorte de supermarché, un mall center. En arrière-plan des vendeurs de rues, des enseignes publicitaires multicolores : cantine, karaoké, café, pharmacie, pub, internet point, Best Massage : les caractères cyrilliques se mélangent aux caractères latins et décorent les toitures de l’enfilade de petits bâtiments, extensions au rez-de-chaussée de cette barre à huit étages hors sol, qui abritent désormais des commerces.
51La façade de ce grand bâtiment de l’époque socialiste – nous la supposons autrefois homogène – aujourd’hui, rares sont les étages auxquels la loggia d’origine a été conservée ; dans la plupart des cas, elle a été murée pour gagner quelques mètres carrés en plus ou grillagée pour protéger un espace utile au stockage. La surface des façades recouverte d’une mosaïque blanche, continuité de matière et de couleur, est aujourd’hui interrompue par un assemblage hétéroclite de métal, de bois, de PVC ; la géométrie rigoureuse accueille désormais des motifs traditionnels ; les menuiseries standardisées cèdent la place à des fenêtres de toutes sortes, neuves ou recyclées.
52Les quantités de variations sur le thème de la loggia nous procurent, paradoxalement, une impression de répétition. L’impression d’uniformité est finalement renvoyée à l’échelle du district, composé des mêmes unités d’habitat répétées trois fois. L’impression d’unité nous amène même au-delà du pays, car ces bâtiments, nous les avons déjà côtoyés en Pologne, en Ukraine, en Roumanie, en Arménie : à chaque fois ce sentiment de « déjà-vu » s’applique aux bâtiments d’origine et à leur place dans le processus d’urbanisation, et à leur état actuel, celui d’un espace de bricolage, d’ajustement, d’inventions multiples.
53Nous franchissons le seuil de cette immense façade en passant par une des « portes » monumentales d’accès à ce qui apparaît comme une grande cour intérieure, définie par la courbe des bâtiments. Ici, des passants circulent chargés par leurs sacs de courses, là, des enfants s’activent dans des aires de jeux pendant que leurs grands-parents les observent assis sur des bancs ; des personnes font de la gymnastique en utilisant le mobilier sportif made in China ; des adolescents jouent au basket. Des voitures sont garées sur le pourtour de ces espaces piétons polyfonctionnels redéfinissant les voies d’accès. La nature est adventice et semée, interstitielle et délimitée, rare et omniprésente. Lorsqu’elle est cultivée pour l’agrément, elle semble abandonnée. Quand elle est spontanée, elle semble très organisée. C’est comme si cette nature en ville répondait aux contradictions et aux illusions des constructions humaines. Peupliers trembles, bouleaux, mélèzes, pins cembro (pinus cembra sibirica, dont les célèbres pignons – çamar en mongol – sont vendus dès la fin de l’été sur toutes les places de la ville) composent les alignements et des bosquets « sauvages » dans les cours d’école et les squares. Les parterres de graminées touffues sont d’éternelles friches où fleurissent soucis et cosmos jusqu’à un hiver annoncé dès la fin septembre. Plus loin, ce sont les buissons d’armoise qui occupent les failles entre les plaques de béton disjointes qui composent le lit de la ravine devenu canal asséché. L’armoise s’invite parmi les fétuques jusqu’aux pieds des barres. Ici, la façade intérieure de l’immeuble, composée de verticales enduites de bruns et d’une alternance de bandes horizontales faites de verre, de bois et de béton blanchi ponctué de taches rosâtres, semble ne pas avoir été très modifiée, seule la présence incongrue d’un escalier vert émeraude trahit l’existence d’une porte ménagée dans le demi-niveau qui, côté avenue, constitue le rez-de-chaussée. C’est que, dans l’espace intérieur et commun à l’ensemble des habitants des immeubles, les extensions sont contrôlées et soumises à l’avis des sokh [27] (fig. 6).
54Nous sommes au sein d’une des unités de l’un des complexes résidentiels dont le modèle, le microraion, a été élaboré à Moscou au début des années 1920 alors que l’Union soviétique connaissait un rythme d’urbanisation en marche forcée. Planification efficace, expansion spatiale rapide. Ici, la construction date des années 1970, et il s’agit de la première transposition du modèle du microraion ou microdistrict soviétique à Oulan-Bator, à la fois système d’urbanisation et entité administrative pouvant héberger ici jusqu’à 12 000 résidents, composés de cadres et de professions intellectuelles.
55Durant toute la période communiste, l’occupation des espaces publics d’entre-deux barres était strictement proscrite. En outre, l’obtention obligatoire d’un permis de résidence pour s’installer dans un quartier de la ville interdisait tous les déplacements intra et interurbains. Dans les premiers temps de la reconstruction d’Oulan-Bator, beaucoup de Mongols conservèrent cependant leur ger en périphérie de la ville [28]. Ils préféraient y retourner durant l’hiver. Ils les trouvaient plus confortables que les appartements qui leur étaient attribués et dans lesquels il faisait souvent trop chaud. Mais, par la suite, la majeure partie de la population d’Oulan-Bator adopta un mode de vie sédentaire. Entre entreprises et magasins d’État, ces nouveaux citadins vivaient dans des quartiers administrés par les zakhirgaa [29], regroupés au sein des districts urbains (duureg) dans lesquels l’ensemble des services et des administrations était représenté. De l’organisation urbaine à celle du logement, tout concourrait au contrôle intégré de milliers de devenirs individuels. À la veille de la transition démocratique de 1990, toute trace de traditions culturelles nomades semblait alors avoir quasiment disparu du quotidien des habitants d’Oulan-Bator, mais les changements politiques et économiques en Mongolie allaient faire surgir des continuités d’ordre anthropologique qui n’avaient cessé de se maintenir sous le masque du cadre idéologique et le poids des modèles sociaux et urbains artificiellement imposés.
56Lorsqu’en 1990, l’économie mongole se convertit au libre jeu du marché, le pays plonge dans une crise économique qui durera trois ans. Cette crise s’explique notamment par la chute des échanges commerciaux avec la Russie et les pays de l’ancien CAEM, qui représentaient 80 % du commerce extérieur, et par une privatisation à la fois trop hâtive et inachevée des entreprises d’État. Les activités commerciales se libéralisent et la population organise ses propres modes de survivance, alors que l’État se désengage des moyens de production. Devenue propriétaire [30] par la force des choses, la population du premier microdistrict revend les appartements pour déménager vers le centre-ville. Le district se paupérise et acquiert la réputation de quartier mal famé. L’idéologie communiste et la ville qu’elle a produite n’ont pas prévu de structure aux quelconques activités exercées de façon libérale et autonome, les commerces de proximité et les magasins d’État étaient de gestion publique. Lorsque leurs habitants se sont trouvés face à la nécessité de créer leurs propres moyens de survivance, les bâtiments ont été, de fait, couverts par leurs occupants d’extensions de toutes sortes, gonflant de façon hirsute les rez-de-chaussée. Les trottoirs sont parsemés de kiosques amovibles de vente rapide – les tuts [31] –, d’étals et de stands plus ou moins officiels. Au rez-de-chaussée côté avenue, la transformation complète ou partielle des appartements en commerces a changé le rapport au sol des immeubles de logement et, de fait, a produit une sociabilité de rue absente de la planification originale qui prévoyait un rez-de-chaussée principalement dédié à la circulation et au transport. Côté cour, c’est toute la sociabilité de quartier qui se déploie, avec ces espaces de vie collective qu’aujourd’hui les résidents semblent défendre, au travers de l’action des sokh, véritables organismes de copropriété, contre tout projet de construction [32].
57En continuant vers le nord, notre parcours dans ce morceau de microdistrict se fait par tours et détours de cabanes et conteneurs (kontener) qui s’alignent entre les immeubles, créent de nouveaux espaces, engendrent de nouvelles configurations en fonction de la distance qui sépare la chaussée des pieds d’immeuble. Ils sont destinés à stocker des biens, des réserves de combustible, à abriter le bureau d’un ferrailleur, à servir de garage pour l’automobile de la famille. Cette utilisation en ville des kontener n’est pas sans rappeler celle des abris en bois (pin) dans la steppe pour protéger les animaux en hiver, ranger du matériel, constituer des stocks de nourriture. Dans ces « entre-deux », les habitants ont tracé leurs sentiers, ont ponctué les espaces vides de leurs marques physiques et immatérielles. Peu à peu, la totalité des espaces non bâtis du microdistrict devient un réseau souvent inattendu de parcours et chemins, miroir du changement de la nouvelle société mongole (fig. 7).
58En quittant le microdistrict, on atteint le nord d’Oulan-Bator. Là s’étendent dans la poussière jaune des collines les quartiers de ger [33] (ou plutôt d’enclos), constitués principalement sur vingt ans et dont l’emprise territoriale n’a cessé de croître. Le quartier de ger situé au nord du « microdistrict n° 1 » dans une zone réservée aux activités industrielles, mais jamais utilisée par les ministères concernés, s’est constitué au début des années 2000, à la suite d’un afflux massif de populations dés œuvrées de la steppe vers la capitale, à cause d’un des hivers très rigoureux qui ponctuent l’histoire de la Mongolie. Cela a eu pour effet de créer une véritable ville d’enclos qui occupent les hiatus et les marges de la ville planifiée et en étendent l’emprise sur la steppe. Cette expansion dans la périphérie repousse toujours plus loin le contact avec la campagne. Les quartiers sont a posteriori équipés de kiosques à eau et bénéficient de l’électricité et des services de bus et de ramassage des ordures, à l’exception des plus anciens et des plus proches du centre qui ont été soit planifiés (sous forme de lotissements), soit intégrés au reste de la ville avant le début des années 1990.
59Cette extension des ger khoroolol [34] a été rendue possible par la privatisation de la terre votée en 2002 qui remplaça le traditionnel droit d’usage de mise durant la période socialiste. Cette réforme fut en partie décidée sous la pression de groupes étrangers et notamment miniers. Elle apparut indispensable pour attirer des investissements et garantir la protection des droits de propriété.
60Jusqu’à fin 2014, tous les foyers mongols (et les individus) qui en faisaient la demande se voyaient attribuer une parcelle de terre. À Oulan-Bator, elle est de 700 mètres carrés au maximum. L’implantation était libre dans les zones d’habitat, la parcelle ainsi créée à partir de l’emprise de l’enclos était ensuite cadastrée et légalisée. Ces occupants devenus propriétaires s’acquittent annuellement d’une taxe. Bien que légales et reconnues par les autorités, les implantations d’enclos constituent des quartiers qui ne sont pas reconnus par les décideurs comme partie intégrante de la structure urbaine, mais comme des installations temporaires, une forme urbaine dont on ne peut se départir, mais qui doit être remise en ordre. En décembre 2014, l’entrée en vigueur de la nouvelle loi foncière a aboli le système d’attribution automatique des 700 mètres carrés à toute personne ou tout groupe qui en faisait la demande. Des terrains limités en surface seront désormais découpés dans trois zones urbaines destinées à ce type d’implantations, et l’attribution des parcelles à des familles en ayant fait la demande se fera par tirage au sort.
61Il n’est pas inutile de rappeler que l’ancienne Urga (fig. 8) fut longtemps une agglomération mouvante, constituée de ger disposées autour d’un centre religieux et symbolique au sein duquel les temples (sum) étaient démontables avant que le pouvoir religieux ne devienne pouvoir politique et que les lamas de haut rang ne commencent les premiers à se sédentariser en construisant des enclos (khaasa) et des maisons d’été (baishin) dans leurs enclos. La forme contemporaine d’Oulan-Bator doit beaucoup à cette tradition d’urbanité « souple », de villes-camps, qui, en créant un centre permanent et attractif, induisait l’installation cyclique des nomades organisés en ayil [35] et même en ayil khot [36]. L’impermanence et le mouvement sont les principales caractéristiques de la culture spatiale mongole. Le mode d’occupation du foncier par l’enclos qui génère un parcellaire très particulier donne à voir cette culture qui resurgit aujourd’hui dans le processus de formation des quartiers de ger et s’incarne dans la liberté de mouvement des habitants de la ville.
62En Mongolie, « le territoire ne vaut que par le mouvement », le vecteur par lequel on en sort et l’effort qui permet de se réimplanter ailleurs, ce qui suggère, comme jadis avec l’installation saisonnière des ayil en lisière des implantations sédentaires de la ville, des phénomènes d’attraction/dispersion des hommes et des objets au contact de nouvelles centralités.
63Longtemps isolé, le premier microdistrict agit désormais comme une centralité, notamment pour le quartier d’enclos qui se déploie dans son envers. Entre ces deux systèmes urbains très différents mais complémentaires, c’est dans la zone de contact, la lisière, l’écotone [37], que se produit le plus grand nombre d’interactions et se tissent les interdépendances (fig. 9).
Un « habiter » créatif dans l’« entre-deux » et l’« entre-temps » de la modernité
Tout groupe vit de compromis qu’il invente et de contradictions qu’il gère… jusqu’à des seuils au-delà desquels il ne peut plus les assumer.
65« L’entre-deux barres » est pour nous un espace-temps de résistances populaires au projet moderne (appliqué à la production de l’habitat) et d’inventions sociales et spatiales qui en contredisent les principes. Les deux cas étudiés nous montrent de façon parfois spectaculaire que la ville, d’avant la mise en œuvre du projet moderne résiste, et réapparaît par les « rattrapages » et autres modifications produits par les habitants. Les diversités et les spécificités surgissent et s’expriment parce que la matrice de base, l’architecture et l’urbanisation modernes, est pour sa part formatée et homogène quel que soit le pays. L’individuation du projet social moderne est aussi une atomisation des fonctions (séparations entre logement, espace de production, espace de travail, collectivité…). Finalement, certains impensés du projet moderne (de la relation au territoire à la spécificité économique et sociale de chaque situation locale) réémergent de l’action habitante.
Entre-deux
66À Hanoï comme à Oulan-Bator, les transformations morphologiques et fonctionnelles du bâti n’ont rien d’irréfléchi et de spontané. Elles ne sont possibles que par une gestion concertée des intérêts de chacun, à l’échelle, dans un premier temps, du voisinage et, dans un second temps, des autorités de quartiers (Comité populaire, représentant de l’Architecte en chef). Elles révèlent toute la créativité et toute l’invention et, par ce faire, l’adaptation rapide de leurs acteurs, par optimisation des besoins, réajustements permanents aux contraintes contextuelles et utilisation opportuniste des interstices, des écarts, du laxisme de la réglementation urbaine, de l’absence de législation claire, des arrangements avec les autorités de quartiers, pour utiliser l’espace disponible.
67L’invention s’y fait par mutations, hybridations, recyclages, processus combinant modèles architecturaux traditionnels (la maison sur cour villageoise, la forme du compartiment, l’organisation de l’enclos, l’adaptabilité de la yourte) et exogènes, productions artisanales et matériaux industriels, entraide locale et gestion centralisée, agriculture vivrière et consommation de masse.
68Les théories modernistes et fonctionnalistes appliquées à l’organisation de l’habitat sont l’antithèse de cette capacité des habitants à produire leur espace de vie. Sous couvert d’hygiénisme et d’amélioration du confort, elles fixent l’espace en réduisant des pratiques dynamiques à des fonctions figées transcrites en quotas de surface et n’ont pour effet, par la normalisation, la standardisation, que de permettre à une minorité de décideurs (tout d’abord l’État centralisateur, puis ses administrations, ses collaborateurs, parmi lesquels certains architectes) de contrôler un grand nombre d’individus, à qui on dénie la capacité à produire l’espace en dehors des quatre murs de leur appartement. Cependant, ces transformations très construites, cette poïétique architecturale et spatiale ne sont que la manifestation la plus directement identifiable d’un phénomène plus large d’invention au quotidien de leur espace de vie par les habitants des quartiers, la concrétisation la plus tangible de la façon dont des « lignes de fuite » échappant à tout contrôle peuvent surgir dans l’entre-deux de la Modernité.
Entre-temps
69L’« entre-temps » dont nous parlons est celui de la transition entre deux moments de la modernité. Plus précisément, l’apparition des modifications et transformations à Hanoï et Oulan-Bator intervient dans un entre-temps qui est celui d’un « temps suspendu » où, pour des raisons historiques (effondrement des régimes communistes et/ou de leurs économies), la marche en avant du projet techniciste de la modernité s’interrompt, se fige pour un temps. Peut alors intervenir le temps, compté, du rattrapage du système imposé avant qu’il ne soit finalement intégré (parce qu’il s’est transformé et a repris sa marche en avant) par ceux qui s’y opposaient.
70Nous ne reviendrons pas sur le cas d’Oulan-Bator parce qu’il nous semble que l’entre-temps ne s’y est pas encore refermé et que la ville contemporaine, celle des quartiers d’enclos et des résistances collectives à la prédation immobilière, qui se fomente (au sens d’« entretenir le feu », « entretenir la vie ») à la marge des grands projets officiels, peut peut-être encore échapper à son horizon moderne.
71Revenons aux KTT, en 2000, ils sont encore dans un « temps suspendu » qui laissait à penser que tout était encore peut-être possible, que le système dans son ensemble était rattrapable par le commun des citadins et une société en cours de réorganisation, nonobstant la destruction des espaces naturels dans et en lisière de la ville. La menace de requalification planait, mais les logiques d’un marché immobilier officieux, mais toléré depuis 1985, puis institué en 1992, n’avaient pas encore transformé tous les propriétaires, du droit d’usage, d’appartements, jadis attribués, en une armée d’investisseurs-rentiers. La ville d’Hanoï et le ministère de la Construction n’avaient pas encore mis en œuvre les nouvelles opérations immobilières qui devaient « remettre au carré » ces quartiers désormais déconsidérés par la majorité des décideurs et, de fait, déclassés.
72Un an plus tard, après l’abandon officiel du protocole de « coopération entre l’État et le Peuple » [38], la donne aura changé : à l’automne 2001, le quartier de Kim Liên fera l’objet d’une tentative de reprise en main par le pouvoir. Non pas par simple reconstruction officielle et réalignement au cordeau des extensions « sauvages » comme dans le KTT voisin de Trung Tu, mais par l’amorce d’une restructuration lourde des barres et des entre-deux. Ce sont les arbres de la place ombragée qui accueillait les coiffeurs et les joueurs de badminton qui auront été abattus les premiers pour laisser place à de nouveaux bâtiments résidentiels. Ce type de logements collectifs réalisés par des promoteurs-constructeurs privés ou liés aux entreprises d’État, nouveaux partenaires de l’État socialiste désormais acquis à la cause de l’économie de marché [39], ne sera finalement que peu mis en œuvre dans, ou en lieu et place des anciens KTT (fig. 10).
73En 2002, les premiers et derniers bâtiments de ce type à Kim Liên étaient achevés, projetant sur les anciens immeubles au petit matin et le soir venu, heures auxquelles la vie s’active sur les coursives, l’ombre portée de leur silhouette imposante. Tentative avortée de mise au pas des KTT, cette opération restera isolée et c’est ailleurs que la raison moderne trouvera de nouveaux enjeux, reprendra sa marche en avant et annihilera toute possibilité de contester le nouveau modèle de marchandisation de la ville et de financiarisation du foncier et de l’habitat.
74Entre 2003 et 2006, la transformation par élargissement de l’ancienne digue protectrice La Thành (littéralement la Dê La Thành [40] qui marquait la limite entre l’ancien village et le KTT Kim Liên) en premier boulevard périphérique s’effectuera dans la douleur pour des milliers d’habitants délogés des villages organisés sur ses rives [41], instaurant le nouveau credo du tout automobile à Hanoï, qui justifie l’extension des réseaux de voirie.
75Au début des années 2000 apparaissent dans les marges agricoles de la ville les premiers khu nhà ở tập trung [42] (« quartiers d’habitat concentré » qui conjuguent à la concentration des populations celle des capitaux) et autres Khu Ðô Thị Mới (KDTM, « nouvelles zones résidentielles ») conçus pour amorcer une « déconcentration résidentielle du centre-ville ». Rapidement, avec le nouveau schéma directeur de 1998 (Pandolfi, 2001 : 344), on passera d’une logique de « déconcentration » à celle d’extension de la ville sur son hinterland, étouffant des villages devenus urbains et détruisant des terres arables, par ailleurs de plus en plus polluées par les activités industrielles et agricoles (l’agriculture moderne, mécanisée et préconisant l’usage massif d’intrants chimiques [43]).
76Pour mener à bien cette politique, l’État vietnamien s’appuiera notamment sur l’épargne individuelle réinvestie dans l’immobilier sous forme d’achat de droit à bâtir dans des lotissements planifiés ou d’appartement dans les KDTM [44]. Des années de pénurie, où l’effort des habitants se concentrera dans l’espoir de rattraper le modèle imposé pour atteindre un minimum vital et reconstituer un espace social, on est passé aux années de croissance économique, où le mot d’ordre de l’État, suivi par nombre des habitants d’Hanoï, est la recherche du profit. De tacticiens, ces Hanoïens deviennent, par intégration, plus ou moins inconsciente, de sa logique, un des rouages des développements contemporains d’un système moderne qui, pourtant, les dépasse et ne cesse de les contraindre.
Pour conclure, un retour…
77Dans le débat contemporain sur ce « modèle » modernisateur et moderniste de production de la ville et de l’habitat, dont témoigne la Biennale de Venise de 2014, il nous semble nécessaire de réinterroger ce que la relation entre conditions de possibilité techniques, économiques et projet social nous dit sur la production des mondes urbains. S’intéresser à l’origine et au devenir des « initiatives habitantes » qui ont investi et modifié ces grands ensembles est d’autant plus important maintenant que le discours sur la conservation (sous la double forme de la rénovation et/ou de la patrimonialisation) ou la destruction de cette forme urbaine et architecturale occupe l’actualité des interventions de rénovation urbaine, et cela à l’échelle internationale. On constate une tendance des opérations d’urbanisme à re-moderniser… par l’effacement des traces du temps, partout, en Mongolie, au Vietnam, au Sénégal… et aussi en France. La ville planifiée reprend le dessus et reproduit une énième tabula rasa, visant à une mise en ordre de ce désordre produit par la pratique habitante, produit d’une urbanité sans urbaniste.
78Du côté des architectes, il existe une tendance à vouloir « réhabiliter » (au sens de « reconnaître la valeur de ») cette production moderniste en louant son potentiel de transformation. L’ethnographie de « l’entre-deux barres » montre que ce potentiel est réel (du point de vue des espaces libres, des trames et des modes constructifs, des distances entre les bâtiments, de la situation de ces quartiers dans les villes, de leur niveau d’équipement…), mais correspond souvent à des types de constructions et des modèles d’organisation bien spécifiques, apparus à une période de l’histoire du logement moderne. Cette « reconnaissance » n’empêche pas, si on se situe à un niveau plus global d’analyse, de porter un regard très critique sur le fait que l’urbanisation moderne s’est constituée sur le principe, très violent, d’effacement de tous les autres modes d’habiter… C’est pourquoi cette ethnographie se doit d’aller au cœur des questionnements sur la relation entre habitants, pouvoir et territoires, relation qui fonde l’idée même de la Cité.
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Notes
-
[1]
« Il fallait donc transformer la campagne, ou plutôt la liquider, sans cela elle eût freiné l’expansion. Le Plan prévoyait donc le passage d’une agriculture de subsistance à une agriculture de marché qui intégrait le paysan dans le cycle de l’argent et de la machine. Il fallait que l’agriculture se mécanise et qu’elle consomme de plus en plus de produits chimiques… » (Charbonneau, 2002 : 123-124).
-
[2]
Jacques Ellul a, dès les années 1930, identifié la technique comme le facteur déterminant de la société moderne. Selon Ellul, dans cette phase du projet moderne, le culte du progrès technique est la principale force de transformation de la société… et, donc, des campagnes et des villes. Une des manifestations de cette transformation irrémédiable pour la ville ancienne et son hinterland est la concentration des habitants dans des quartiers de logements collectifs. La réalisation de tels ensembles a d’ailleurs été en partie justifiée et rendue économiquement possible par les « progrès » des procédés de construction (industrialisation, préfabrication). Dans ces ensembles, l’efficacité spatiale et sociale est privilégiée au détriment de l’harmonie avec les formes d’organisation de l’espace préexistantes et la nature elle-même, ce qui conduira à une artificialisation toujours plus grande des espaces de vie et des existences. Bernard Charbonneau, dans l’expérience du manifeste personnaliste – menée aux côtés de son ami Ellul – dénonce la dynamique de la modernité (qu’il nomme « la Grande Mue »), le dogme technicien et le credo du développement économique qui conduira à la destruction des campagnes et de la nature, pourtant vitale à une ville autonome. Voir Charbonneau et Ellul (2014). À la même époque (1934) est inaugurée la Cité de la Muette à Drancy. L’ampleur et l’organisation de cette « cité » d’un nouveau type sont à l’origine de l’invention du terme « grand ensemble » en France. Voir Rotival (1935).
-
[3]
Le « Programme national pour la rénovation urbaine », lancé en 2003, vise à transformer les quartiers français classés en « Zones urbaines sensibles » (ZUS). Sa mise en œuvre a été confiée à l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) qui finance ces projets sur des fonds publics et privés. Plusieurs Grands Ensembles d’habitat social font l’objet de ce programme. Après des premières opérations de réhabilitation se concentrant sur le bâti, les pouvoirs publics ont engagé une action sur les espaces extérieurs, laissés « libres » à l’époque de la construction des Grands Ensembles et qui font l’objet d’autant de critiques de la part des urbanistes contemporains. Par la nature des interventions sur ces espaces – différentes formes de clôture et de fermeture de l’espace privé et de ses proximités immédiates censées faciliter l’appropriation des habitants –, une forme de « résidentialisation » se met en place. Il résulte de ce processus une séparation claire des domaines publics et privés qui peut avoir comme effet une « stérilisation » des espaces communs situés entre les bâtiments.
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[4]
Dans chaque ville, un travail de préenquête est mené, souvent en utilisant la marche comme mode exploratoire intensif (Boucheron, 2008 ; Gatta et Palumbo, 2014), afin de choisir des quartiers ou des aires d’enquête circonscrits. Bien évidemment, cette enquête à échelle urbaine nous permet de nous concentrer sur un morceau de ville sans faire abstraction de ses relations au contexte.
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[5]
Nous employons dans ce travail le néologisme de Georges Perec (1989) lorsqu’il révèle la poésie et l’exceptionnel du plus banal, de ce qui est « en dessous, plus bas », sans condition particulière. Il oppose ici le préfixe augmentatif extra à infra. Cet espace-temps d’investigations et de découvertes, en marge des problématiques dominantes, est souvent délaissé alors que, simultanément, il est résultat et générateur de transaction et de changement, d’invention et de transformation.
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[6]
Depuis 1999, nous effectuons des séjours d’enquête réguliers dans ces deux villes, ce qui nous permet de porter sur leurs transformations une ana lyse sur la longue durée. De plus, depuis 2011, nos séjours de recherche s’articulent aux ateliers pédagogiques internationaux que nous organisons au sein de l’ENSAPLV. Notre recherche « L’entre-deux barres : l’infraordinaire de la modernité 1 », menée au sein du LAA-LAVUE et labellisée par la Maison des sciences de l’homme-Paris en 2015 et 2016, constitue le mo ment de capitalisation de ce parcours de longue haleine.
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[7]
La République populaire de Mongolie (RPM) est créée avec le soutien de l’Union soviétique en 1924. Elle succède au régime théocratique du Bogdo Khanh sous tutelle chinoise depuis la fin du xviie siècle. La République socialiste du Vietnam (RSV) est proclamée en 1976 après la réunification du Nord (République démocratique du Vietnam) et du Sud (République du Vietnam) séparés au niveau du 17e parallèle depuis les accords de Genève de 1954 qui marquèrent la fin de la guerre de décolonisation. Ces anciens « pays frères », membres du Conseil d’assistance économique mutuelle (CAEM) – depuis 1962 pour la RPM et 1978 pour la RSV – et partageant au sein du bloc communiste des relations « privilégiées » avec l’U.R.S.S., échangèrent des universitaires et des cadeaux. En souvenir de ce passé commun, le parc zoologique d’Hanoï accueille aujourd’hui un couple de chevaux de Przewalsky venu des steppes mongoles et le Musée de la ville d’Oulan-Bator possède dans sa vitrine de présents officiels une maquette en laiton doré de l’emblème de la municipalité d’Hanoï, la « pagode au pilier unique », chua môt côt.
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[8]
Il est cependant important de signaler que, si la RPM a changé de régime en 1991 (à la chute de l’U.R.S.S.) et a adopté un système politique démocratique, la RSV suit l’exemple du modèle chinois. Si le pays s’en gage aujourd’hui dans la voix du libéralisme économique, par l’adoption pragmatique du « socialisme de marché », le contrôle politique du parti unique communiste s’exerce toujours sur la population. De nombreux points communs, tels que le népotisme et la corruption par exemple, subsistent néanmoins entre la Mongolie, État démocratique postsocialiste, et le Vietnam, État socialiste procapitaliste.
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[9]
Les negdel étaient des uni tés de travail ou de production associées à l’échelle administrative des sum. Les goskhozes correspondaient aux sovkhozes de l’Union soviétique. Il s’agit de fermes collectives créées et administrées par l’État dans les quelles les anciens arats, liés à la terre dans l’ancien système féodal, étaient salariés. Dans la RPM, outre l’élevage intensif et sédentaire, ces unités de production d’État ont permis le développement de l’agriculture mécanisée. Le modèle du kolkhoze (coopérative agricole) n’a, pour sa part, pas été transposé en RPM du fait d’une économie rurale centrée sur le pastoralisme nomade. Les suuri ou sūr étaient l’unité de base du système d’organisation du travail au service de la production. Les kheseg (sections), brigad (brigades de travail) et les negdel en étaient les autres divisions. Voir Thevenet (1999).
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[10]
Les sums (ou somon en russe) créés pendant la période communiste correspondent à une division administrative du territoire de deuxième niveau. Le sum désigne à la fois le district et la ville chef-lieu (petite ville ou village) de ce district.
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[11]
Un des noms de la capitale Oulan-Bator, usité principale ment par les étrangers, jusqu’en 1924. Du mongol orgoo qui signifie « palais ».
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[12]
Cette politique d’industrialisation et d’urbanisation de la Mongolie, destinée à sédentariser la société, n’a cependant pas abouti à l’émergence d’un réseau d’importants centres urbains à travers le pays. Les chefs-lieux des aimag (provinces) ne regroupaient en 2002 que 15 % de la population et n’avaient, pour la plupart, pas de fonction urbaine autre qu’administrative. Les centres (villages) de la majorité des sums ne dé passent pas 1 000 habitants. C’est Oulan-Bator qui a été la « grande bénéficiaire » de cette politique. Voir « La République populaire de Mongolie » (1976).
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[13]
La faible densité de la population (1,1 habitant au km2 en 1986) et le quota encore très réduit de main-d’œuvre qualifiée constituaient pour les autorités un obstacle majeur à l’industrialisation du pays, ce qui les obligea à tenter d’attirer de la main-d’œuvre en ville, même si, avec un cheptel de vingt-quatre millions de têtes de bétail en 1980, l’élevage constituait toujours la force vive du pays. Voir Aubin (1994).
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[14]
Cette courte synthèse du projet collectiviste nord-vietnamien, de son programme économique à son approche du logement, s’appuie sur la lecture de deux ouvrages : Vienne (1994) et Papin (2001).
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[15]
La Chine est 9e IDE en 2015, mais elle est le 1er marché d’importation et le 4e marché d’exportation pour le Vietnam (Agence vietnamienne d’information, 2016).
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[16]
1953, 1964, 1974 et 1986 pour la période communiste et la coopération des architectes et urbanistes mongols avec leurs « homologues » soviétiques.
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[17]
La rédaction de cette partie sur le KTT Kim Liên s’est élaborée à partir de plusieurs matériaux : des entretiens avec le professeur Nguyễn Quốc Thông de l’École d’architecture d’Hanoï menés entre octobre 1999 et juillet 2000, des entretiens et des discussions avec des habitants de Kim Liên durant la même période, des documents du ministère de la Construction (partiellement traduits directement dans les centres d’archives) et deux références livresques : Decoster et al. (1995) et Papin (2001).
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[18]
La Cité de Caoyang (xincun signifie « nouveau village ») fut construite au début des années 1950 sur environ 100 hectares au nord-ouest de Shanghai. Inspirée par les neighbourhood units, ses principes d’organisation et ses unités d’habitation furent pendant longtemps le modèle des nouveaux quartiers de logements collectifs associés à la production industrielle en Chine, et par les effets de la coopération, dans d’autres pays socialistes. Ce modèle fut néanmoins critiqué comme une incarnation de la planification urbaine capitaliste du fait de l’emprunt à la neighbourhood unit, théorisée par l’urbaniste et sociologue états-unien Clarence Perry à la fin des années 1920. Voir Yang (2012).
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[19]
C’est-à-dire un vaste quartier d’habitat collectif qui intégrait un ensemble de services d’état (tels qu’écoles, cantine, magasin général, « espaces verts »,…), dont le nombre et les capacités étaient déterminés en fonction du nombre d’appartements et d’habitants.
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[20]
Le Comité populaire (CP) est l’organe administratif de l’État au niveau local. Ses membres sont élus par le Conseil populaire, dépositaire de l’autorité publique à cet échelon. Le CP est chargé de l’application de la Constitution, des lois, des actes des organes étatiques de l’échelon supérieur. Le président du Comité populaire concentre de fait l’essentiel des pouvoirs, sous le contrôle du secrétaire de l’antenne locale du Parti communiste vietnamien. Ils se réunissent une fois par mois. Les Comités populaires sont assistés dans leur tâche par des services techniques spécialisés dépendant des différents ministères.
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[21]
Le khaya senegalensis juss, ou cây Xà cừ en vietnamien, originaire d’Afrique de l’Ouest, fut introduit et diffusé par l’État colon français en Indochine, principalement comme arbre d’alignement.
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[22]
En 1986, l’État vietnamien adopta la stratégie du Dôi Mói, « changer pour faire du neuf », qui marquait officiellement la réouverture économique du pays. Les lois de l’économie de marché étaient reconnues et le commerce réhabilité. Cependant, l’État vietnamien ne faisait qu’entériner, à des fins politiques (ces réformes permettaient de subvenir aux besoins du pays tout en maintenant le pouvoir de la caste des fonctionnaires et des cadres du Parti), une situation économique amorcée dès 1975.
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[23]
Ce type de construction, commune à l’ensemble des diasporas chinoises de l’Asie du Sud-Est, associe des fonctions commerciale et résidentielle. Elle se caractérise, dans sa forme traditionnelle, par une façade étroite (2 à 4 mètres) construite entre deux murs mitoyens saillants et entièrement ouverte sur la rue, un rez-de-chaussée d’une double hauteur qui comporte une mezzanine pour le stockage des marchandises et une alternance de pièces closes, d’espaces couverts et de cours ouvertes équipées d’une bande de services. Les compartiments se répartissent sur un parcellaire découpé en lanières étroites alignées perpendiculairement à la rue. Le parcellaire n’a que très peu changé depuis le milieu du xixe siècle et les formes contemporaines du compartiment ont déterminé le module de base d’une expansion urbaine mue par l’initiative individuelle. Voir Goldblum (1985).
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[24]
Il s’agit des phô-phuòng, les « rues-quartiers » de l’ancienne « ville » marchande d’Hanoï. Ces quartiers étaient divisés en plusieurs rues. Ils se présentaient en fait comme un espace urbain traversé par une artère bordée d’échoppes, qui se prolongeaient en habitation dans la profondeur des parcelles. C’est la confusion entre le quartier (phuòng), découpage administratif qui désignait un « village dans la ville » situé en dehors de la ville marchande, et la rue (phô), née dans cette ville marchande aux nombreux quartiers, qui a donné naissance à l’expression « Hanoï des trente-six rues ». En réalité, la ville marchande comptait une centaine de quartiers, mais « trente-six » était un chiffre faste. Au fil du temps, la rue a pris le pas sur le quartier redécoupé entre communautés voisines et souvent rivales. Aujourd’hui, contrairement aux phuòng du pourtour de la capitale (les villages urbains), tous les noms des phuòng commerciaux ont disparu au profit des noms de rues d’origine chinoise. D’ailleurs, jusqu’à l’avènement du socialisme et des Comités populaires de quartiers, les chefs de rues (phô-truong) administraient la ville. Les rues quartiers étaient fermées par des portes jusqu’au début du xxe siècle. Elles regroupaient des corporations marchandes spécialisées dont l’habitat, les « maisons-tubes » ou compartiments (Papin, 2001 : 171-183).
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[25]
Selon l’expression du professeur Shin (propos recueilli durant une intervention au cours d’O. Boucheron à l’ENSAPVL en 2014).
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[26]
Dans le régime socialiste vietnamien, le tô (groupe) fait partie du système d’organisation collective du travail. Le tô réunit entre trente et quarante familles autour de la gestion quotidienne d’un immeuble. Le niveau supérieur du système est le khoi, représenté par le Comité populaire, qui correspond à l’ensemble d’un khu (secteur) du KTT et dans le reste de la ville à un quartier. Le niveau élémentaire de ce système d’organisation est le nhôm (sous-groupe) qui réunit les habitants d’un même étage ou d’une même maison (dans le centre du vieil Hanoï, les villas des riches familles ou des colons avaient été collectivisées).
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[27]
Le sokh est une unité d’organisation du voisinage d’un immeuble équivalant au tô vietnamien. Voir note 26.
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[28]
… et leurs animaux… On dénombrait encore, dans les années 1960, plus de trois mille cinq cents chevaux en ville.
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[29]
« Comité populaire » en mongol. En Mongolie communiste, ils avaient la même fonction qu’en RSV. Voir note 20.
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[30]
Jusqu’en 2002, seulement du droit d’usage de son logement.
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[31]
Ce néologisme est constitué à partir de l’addition des premières lettres des mots turgen (rapide), uintchilgeeni (service) et tseg (kiosque).
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[32]
Dans les différentes « cours intérieures » du microdistrict, l’État et des promoteurs privés ont tenté à plusieurs reprises de mettre à profit les mètres carrés disponibles pour la construction de nouvelles tours d’immeubles. Selon les situations spécifiques à chaque copropriété, ces projets ont eu plus ou moins de succès ou de résistance. Nous menons en ce moment une partie de notre recherche sur ce sujet.
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[33]
Le terme ger désigne en mongol l’habitation de feutre, connue par les Occidentaux sous le nom de yourte, dérivée de yurt ; mot turc qui désigne la surface de terre recouverte par la tente et, par extension, l’emplacement où est dressé le camp. De ger qui signifie « ce qui enveloppe, protège » et, par extension, le foyer, dérivent les termes de gergii (épouse, femme), ger byl (famille), ger bariqu (édifier une ger, se marier, épouser).
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[34]
Le terme désigne les quartiers de ger. Khoroo signifie sousdistrict ; khoroolol, district. À l’échelle de la ville, leur emprise ne cesse de croître.
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[35]
Chez les peuples mongols des xie et xiie siècles, il existait deux formes de groupement des habitations qui étaient induites par la nécessité de coopération : des familles se déplaçant isolément ou par petits groupes, les ayil, et des regroupements très importants de ger au sein d’un grand camp, le küriyän (du mongol khüree qui signifie le cercle, l’anneau). Seuls les ayil se sont maintenus jusqu’à aujourd’hui.
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[36]
Ces groupements indigènes formaient des « villages de familles » au sein de ce qui commençait à ressembler à un patchwork d’établissements, nomades, semi-nomades et sédentaires, et peut-être déjà à une cité.
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[37]
Zone de transition et de contact entre deux écosystèmes voisins, telle que la lisière d’une forêt, une roselière, etc. Les écotones ont une faune et une flore plus riches que chacun des deux écosystèmes qu’ils séparent, et ils repeuplent parfois ceux-ci.
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[38]
À partir de 1985-1986, dans le cadre du Dôi Mói, l’État vietnamien privatise une partie de son patrimoine immobilier par la vente du droit d’usage à ses locataires (l’État vietnamien reste toujours à ce jour propriétaire du sol) et se désengage peu à peu de l’entretien des bâtiments. L’autonomie administrative des conseils populaires de quartier prend ici tout son sens.
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[39]
Ce que résume l’oxymore « socialisme de marché » adopté successivement par la Chine populaire et le Vietnam.
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[40]
Dê La Thành signifie « digue » (dê) de « l’enceinte extérieure » (la thành). La digue était souvent une route ce qui explique que le mot dê soit utilisé indifféremment pour désigner une digue et une route qui fait office de digue. Le caractère la en sino-vietnamien représente une sorte de nasse à poisson, par extension quelque chose de clos ou de circulaire. Le caractère thành veut dire « muraille ». La terminologie la thành était utilisée pour parler des premières fortifications construites sur le site d’Hanoï.
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[41]
Cette organisation récente des maisons contre la Dê La Thành n’est pas sans rappeler la forme ancienne du « village route » directement implanté le long de la route-digue, qui devient alors la rue intérieure du village. Voir Gourou (1936).
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[42]
Prévus dans le schéma directeur de 1992. Voir Pandolfi (2001 : 336).
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[43]
On retrouvait déjà, en 2002, des traces de métaux lourds et de nitrates dans les légumes produits dans un rayon de 20 kilomètres autour de la ville. Voir Van Cu et Rossi (2002 : 61-69).
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[44]
Il est assez révélateur de constater qu’avant même d’avoir été mis en vente sur le marché, les appartements des KDTM ont déjà été revendus plusieurs fois par le biais d’un marché spéculatif parallèle aux structures de mise en vente officielles. Ce procédé permettait l’enrichissement d’intermédiaires initiés, mais rendait le prix des appartements prohibitifs pour la majorité des Vietnamiens.