Notes
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[1]
Tenue le jeudi soir, la conférence de rentrée académique était suivie le lendemain d’une promenade « w/talk » dans Bruxelles [ndlr].
1La scène se passe à la tombée de la nuit dans le bâtiment K de l’Université libre de Bruxelles sur le campus du Solbosch. Tout y est propre, beau, bien rangé. Les huit cent neuf fauteuils de bois vernis sont aux deux tiers vides. Les auditeurs composés pour moitié d’anciens étudiants et de professeurs sont réunis par petits groupes de deux à cinq personnes. Sur la scène, derrière un pupitre de bois (lui aussi vernis), Wim Cuyvers regarde en alternance l’assistance et les quelques pages qu’il tient dans ses mains. Sur l’écran à sa droite sont projetés ces trois mots : NOUVELLE. ÉCOLE. ARCHITECTURE. Il demande de baisser la lumière. La pénombre s’installe.
2Je voudrais, avant de commencer, remercier ceux qui m’ont invité ici ce soir : Marc Mawet, qui a eu beaucoup de patience avec moi. Mais surtout les étudiants qui m’ont choisi et proposé pour cette conférence. Je suis honoré d’être invité dans une école. Je suis honoré d’avoir été invité par ses étudiants.
3J’ai toujours bien aimé les moments pendant les enterrements durant lesquels les survivants choisissent un morceau de musique. Souvent, ils éprouvent des difficultés à trouver le bon morceau, souvent le son est trop fort, souvent on entend un clic fort du bouton de l’enregistreur, avant et après le morceau de musique. C’est toujours pathétique. La musique est toujours de la musique que le décédé a aimée. On lui joue une dernière fois la musique qu’il a tant aimée. Mais le corps dans le cercueil n’entend évidemment strictement rien. Ce n’est qu’un bisou dans le brouillard. Ceux qui attendent se sentent mal à l’aise et attendent que ce soit fini.
4Wim Cuyvers lance la chanson Teach the gifted children de Lou Reed. Durant trois minutes et vingt et une secondes, la basse résonne dans l’auditoire. La musique se termine. Il reprend la parole.
5Le titre de cette conférence n’est pas NOUVELLE. ÉCOLE. ARCHITECTURE, mais bien :
6Entre les mots « nouvelle », « école » et « architecture », on peut imaginer tous les préfixes, toutes les prépositions possibles : par, pour, de, dans, à travers, entre, et, avec… Je voudrais vous demander d’essayer d’ajouter ce genre de mots entre ces mots « nouvelle », « école », « architecture », tout au long de cette conférence et de changer l’ordre de ces trois mots tout le temps.
7La moindre des choses que l’on puisse dire, c’est qu’il peut paraître paradoxal de vouloir donner une conférence quand on sait que les langues, les langages ne nous servent pas. Vous et moi, nous sommes condamnés. Moi, je prononcerai des mots. Vous, vous entendrez ces mots. Mais, quand je dirai « gris », il est certain que vous verrez autre chose que moi. C’est le cas pour chaque mot que je prononcerai. Et c’est dans ce contexte que je veux, que je ne peux qu’essayer de définir deux mots : « espace public ». En sachant que chaque mot que j’utiliserai pour définir l’espace public sera compris différemment de ce que je voulais dire. Ce n’est pas de votre faute, ce n’est pas de ma faute ; c’est la faute du langage, le langage que nous n’aurons jamais en commun. Mais par où commencer autrement ? Je pose cette question à un public d’architectes et d’étudiants en architecture. En réalité, je crois savoir par où il faudrait commencer. Il faudrait commencer par se balader, mais ça ne sera que pour demain soir [1] : le contexte de ce soir nous oblige à nous servir du langage.
8Je vous demande de vouloir m’excuser : cette conférence sera longue et ennuyeuse. Nous sommes partis pour quelques milliers de mots… Qui plus est, il n’y a pas d’histoire, pas de climax, pas de conclusion dans ce que je vais vous dire. Ce ne sont que des phrases. Des phrases qui ne sont guère connectées entre elles, qui n’ont guère de rapport entre elles. Des phrases sans structure. Et en plus, je me répéterai. Évidemment, vous pouvez dormir. Évidemment, vous pouvez partir quand vous voulez. Évidemment, vous pouvez consulter vos mails, regarder des trucs sur Internet, parler avec vos amis sur Facebook, envoyer les Tweets que vous voulez… N’éteignez surtout pas votre portable : nous sommes en 2013 !
Espace public
9Je commencerai donc avec la définition de l’espace public :
10À l’écran, des photographies « d’espace public » commencent à défiler.
- L’espace public est le contraire de l’espace privé. L’espace public est le contraire de l’espace privatisé.
- Celui qui privatise l’espace l’a obtenu, il l’a acheté, hérité, il l’a simplement occupé.
- Celui qui privatise l’espace a du pouvoir.
- Celui qui privatise l’espace contrôle ou fait contrôler cet espace.
- L’impuissant a besoin de l’espace public.
- L’espace public est un espace non contrôlé.
- L’espace public est l’espace de l’impuissance.
- L’espace public n’a pas d’importance économique. Pour l’instant, c’est un espace sans valeur (économique).
- L’espace public parfait serait un espace où chacun pourrait à chaque instant faire n’importe quoi.
- Espace public est donc un concept platonique : un espace à cent pour cent public me semble impensable.
- La rue est beaucoup moins publique qu’on ne pourrait le croire à première vue. La rue divise différents flux de trafic. Elle évite le conflit entre ces différents flux : il faut avoir une voiture pour avoir accès à une partie de la rue, un vélo pour une autre partie de la rue.
- La place est également un espace peu public : le patron du café ou du magasin s’approprient l’espace. Ils installent leur terrasse ou leurs marchandises et balaient soigneusement les déchets.
- On peut reconnaître l’espace public aux ordures qui y traînent. Dans une société unidimensionnellement orientée vers le profit, les endroits où les ordures traînent sont des endroits négligés.
- L’espace public est l’espace de la perte, pas l’espace du profit.
- Dans l’espace public, le vent rassemble les ordures contre un obstacle vertical : les ordures ou ce qui est vu par la société comme telles.
- L’espace public est l’espace du gaspillage, pas l’espace de la parcimonie.
- L’espace public se trouve par définition tout près de l’espace privatisé. La forêt lointaine et inaccessible n’est pas un espace public.
- Le moment de la transgression est le moment où on entre en contact avec soi-même et avec le monde.
- La vraie transgression se fait hors de l’espace privé et contrôlé : l’enfant qui veut allumer un feu, les premiers contacts sexuels, les drogues…
- L’espace public est l’espace de la transgression des normes de la société.
- L’espace public est l’espace du non-avoir.
- L’espace public est l’espace de l’être.
- L’espace public est l’espace existentiel.
- L’espace public est l’espace du besoin (la pression de devoir transgresser les normes de la société).
- L’espace public est l’espace où vont ceux qui sont dans le besoin.
- L’espace public est l’espace où ceux qui sont dans le besoin se rencontrent.
- Ceux qui sont dans le besoin laissent leurs traces dans l’espace public (déchets de déchets) ; leurs fluides corporels (les larmes, l’urine, le sang, le sperme). Il n’y a personne pour nettoyer ; l’espace n’appartient à personne ; personne ne se sent responsable ; personne ne s’est approprié l’espace.
- Des gens de différents âges, races ou cultures, des gens avec des besoins très différents semblent chercher les mêmes espaces publics. Ceux qui sont de manières différentes dans le besoin semblent lire l’espace d’une manière pratiquement identique. L’enfant et le vieillard, le toxicomane et ceux qui cherchent un contact sexuel non toléré par la société se servent de l’espace public de la même façon. Ils lisent l’espace de la même manière : juste à côté du parking de l’autoroute, juste derrière un écran de buissons. Ceux qui sont dans le besoin, ceux qui acceptent leurs besoins lisent l’endroit, lisent l’espace de la même manière.
- Celui qui accepte son besoin verra, lira et comprendra l’espace public. Il lit cet espace comme les autres vulnérables qui l’avaient vu et reconnu avant lui.
- Nous avons tous besoin de transgression, d’espace pour la transgression, d’espace public. Nous sommes tous dans le besoin et vulnérables.
- Quand un écrivain écrit un livre, le lecteur lit autre chose, un autre lecteur lira encore autre chose.
- Il semble que nous savons lire l’espace sans perturbation ou interférence quand nous acceptons notre besoin (à la place du pouvoir, de la connaissance et de la compréhension).
- Par l’espace, une manière non linguistique – ou serait-ce prélinguistique ? – de parler semble possible.
- Quand je peux lire l’espace d’une manière similaire à beaucoup d’autres, je peux, par cet espace, parler avec ces autres : de moi-même, de nos besoins et de nos angoisses, du monde.
- Je peux te toucher, pour un moment, à travers l’espace (public).
- On pourrait dire que « commun » est un meilleur mot pour espace public. Et pourtant…
11Je voudrais vous demander d’essayer de garder cette « définition » en tête bien que je sais que c’est impossible : moi-même, j’ai du mal à retenir trois mots…
12L’espace public dont je parle n’est pas du tout le non-lieu de Marc Augé. C’est le contraire d’un wasteland ou d’un terrain vague. C’est vraiment un lieu, un endroit où on va, un espace qu’on n’oublie pas, qu’on garde en tête. Un espace qu’on reconnaît – reconnaît de reconnaître. C’est-à-dire qu’on connaît de nouveau, qu’on semble avoir connu avant (quand on était petit et moins socialisé) ou peut-être, mieux encore, parce qu’il y avait déjà d’autres personnes avant nous qui avaient bien connu cet endroit.
13En 2004, j’ai enseigné à l’École nationale supérieure d’architecture Paris-Malaquais. J’ai proposé aux étudiants de travailler sur/dans les impasses de Paris ; toutes les impasses de Paris, à l’intérieur du périphérique – il y en avait plus ou moins neuf cents. Je leur ai proposé de faire, pendant une dizaine de jours, un inventaire des « choses », des traces qui révélaient l’espace public tel que je viens de le décrire. Je leur avais préalablement dit que les impasses étaient des archétypes de l’espace public tel que je l’imaginais. Je pensais par ailleurs que, si nous pouvions dessiner ou indiquer ces espaces, la concentration d’espaces et d’activités publics sur une carte de Paris, Paris se dévoilerait devant nous ; le vrai Paris. Une ville se laisse lire à travers les schémas de concentration de son espace public. Pour ce faire, nous avons pris le Blay Foldex de Paris. Nous avons divisé le nombre de pages avec les bouts de cartes dans le petit bouquin par le nombre d’étudiants, puis nous nous sommes dit que chacun irait voir sur place, seul. J’avais proposé aux étudiants de dormir dans les impasses, mais je savais bien qu’ils avaient leurs chambres ou studios d’étudiants – et que j’étais le seul qui n’avait pas de chambre. Chaque jour, nous déposions les données que nous avions récoltées sur un blog. Un soir, il était très tard, je me suis retrouvé dans un café Internet pakistanais pour transmettre des données. Non que je sois réellement capricieux, j’éprouvais néanmoins des difficultés à trouver une place où j’allais déplier mon sac de couchage, freiné par l’humidité, par la honte, par l’odeur, par le bruit, par le silence, par les autres qui dormaient dans la rue, par les policiers… En réalité, je me baladais jusqu’à ce que je n’en puisse plus. Je me rappelle que le tapis puait très fort, je me rappelle toujours de cette odeur tellement typique, une odeur de pauvreté et de désir que j’ai retrouvé dans toutes les villes où j’ai été. C’est là, dans cet endroit pénible, que j’ai écrit quelques phrases sous le titre « Nouvelle École d’Architecture ». À l’époque, j’utilisais encore le préfixe « de », ce qui m’empêchait de mélanger les mots. Et j’ai posté les quelques phrases qui définissaient cette nouvelle école d’architecture à laquelle j’avais apparemment pensé pendant que j’errais dans les rues de Paris. C’était une définition simple, et plusieurs éléments de ce soir-là me servent encore aujourd’hui pour définir et réfléchir « Nouvelle. École. Architecture ». D’autres éléments ont été abandonnés ou transformés. J’avais écrit ceci :
« Dans la Nouvelle École d’Architecture :
- on donnera les diplômes dès le début des études (on pourra les télécharger sur Internet) ; il y aura trois degrés. Ils seront appelés : diplocoque, diplodocus et diplopie ;
- on n’aura pas de bâtiment pour l’enseignement ; on travaillera sur des forums numériques et on se baladera dehors ;
- on ne travaillera que publiquement sur la question du “public” ;
- il n’y aura pas d’administration ;
- il n’y aura pas d’évaluation ;
- on n’acceptera pas les abréviations (les abréviations sont des privatisations) ;
- étudiants et professeurs gagneront leur vie en mendiant. »
15À l’écran, aux images projetées succèdent des captures d’écran du blog créé à l’occasion du workshop sur les impasses de Paris, des extraits d’un film réalisé à l’occasion d’une balade d’une heure sur la déchetterie de Tirana en regardant le sol et un film réalisé à l’occasion d’une balade en forêt (Le Montavoix) en regardant le sol.
Nouvelle
16Commençons avec le mot « Nouvelle ». Le dictionnaire dit de « nouvelle » :
- Nom féminin : annonce d’un événement qui s’est passé récemment, la nouvelle du jour, avoir des nouvelles, prendre des nouvelles. « C’est une bonne nouvelle ». Synonymes : annonce, bruit, écho, information, récit, roman, scoop.
- Nom féminin : dans la littérature, récit bref qui réclame l’unité de la narration et l’unité de l’effet.
- Adjectif : qui vient d’apparaître, qui est apparu depuis peu, qui est tel depuis peu de temps, qui vient de se produire et diffère de ce que l’on connaissait antérieurement, qui reflète des idées, des théories, des procédés nouveaux, qui innove. Période de renouvellement complet des idées, des valeurs, des mœurs, que l’on ne connaissait pas encore, que l’on vient de découvrir ; dont on n’avait pas l’habitude. Qui est autre.
17La nouvelle donc, c’est très étrange. Apparemment, on ne l’a pas comprise, on ne l’a pas sentie, on ne l’a pas remarquée. Tout d’un coup, la condition humaine a changé, et ça depuis la digitalisation. La digitalisation n’est pas juste la énième révolution technique. Non. Je ne trouve pas de mots qui seraient mieux adaptés : la digitalisation a changé la condition humaine. C’est comme si tout d’un coup la gravité n’existait plus. Depuis la digitalisation mondialisée et généralisée, la prison universelle est installée. L’hypercapitalisme a réussi à installer le rêve du communisme stalinien : tout le monde contrôlé, tout le monde contrôleur. Pour faire court, cela nous est tombé dessus en soixante-dix ans.
- Z3 calculateur électromécanique – 1941
- L’ordinateur Atanasoff-Berry, premier ordinateur électronique et numérique – 1942
- L’ordinateur Colossus, premier calculateur électronique fondé sur le système binaire – 1943
- Transistor – 1947
- Première forme d’Internet – 1969
- Le mail – 1971
- Ordinateur personnel – 1974
- PC portable – années 1980
- Le Web – 1989
- Assistant numérique personnel – années 1990
- Communautés des jeux en ligne – années 1990, généralisées début des années 2000
- Téléphones portables – 1984, généralisés fin des années 1990/début des années 2000
- Webcams – années 1990, généralisées durant les années 2000
- Télévision digitale – années 1990, généralisée durant les années 2000
- Haut débit, généralisé dans les années 2000.
- Wi-Fi – début des années 2000
- GPS – généralisé vers 2005
- Radio par satellite – 2003
- Bluetooth – début des années 2000
- Radio digitale – 2004
- Lecteur audio numérique – généralisé début des années 2000
- Enregistreurs vidéo numériques – généralisés entre 2000 et 2005
- TV haute densité – généralisée entre 2005 et 2010
- Smartphones – généralisés entre 2005 et aujourd’hui.
18Une fois la condition digitale installée – et voulue par les prisonniers –, tout le monde est en permanence contrôlé ou, du moins, peut être contrôlé à chaque moment. À partir de là, l’espace public n’existe plus.
19C’est ça la nouvelle. Nouvelle. Architecture. École est surtout un lieu, un lieu qui a continué d’exister après l’installation de la condition digitale, qui veut exister après l’installation de la condition digitale. Pourtant, il n’y a pas la moindre illusion qu’on puisse être capable de nier cette nouvelle condition humaine : la condition humaine s’impose et on subit, on se confronte avec.
20La nouvelle est qu’il faut arrêter l’école, l’ancienne école d’architecture. Il nous faut une nouvelle architecture. Il nous faut une nouvelle école.
École
21J’ai toujours détesté les écoles. Depuis la première journée où l’on m’y a emmené, à l’âge de trois ans. Ce sentiment ne m’a jamais quitté, ni à l’école maternelle, ni à l’école primaire, ni à l’école secondaire, ni à l’école d’architecture où j’étais quand j’étais étudiant et pas plus dans les écoles où j’ai enseigné. Ce n’était pas la séparation avec ma mère qui m’a choqué, mais bien les falsificateurs qui tenaient les écoles : les maîtresses, les maîtres, les professeurs, la direction. Je sais cependant que ce sont les écoles qui permettent aux enfants de quitter la maison.
22Entre l’école et la maison, il y a un chemin : c’est ce chemin qui est important, ce chemin et tout ce qui est à côté du chemin qui mène de la maison à l’école.
23L’école est un espace physique, tridimensionnel – j’insiste là-dessus ! –, un lieu où on peut aller. Le chemin entre la maison et l’école est un chemin d’errance. L’enfant traîne, il ne veut pas aller à l’école, il ne veut pas retourner à la maison, il s’infiltre dans une maison abandonnée à côté du chemin.
24L’école est un espace tridimensionnel, physique, un lieu où on peut aller. Sur ce chemin vers l’école, en errant vers l’école, on voit d’autres endroits, des lieux où on s’arrête, où on reste. Et on sait que d’autres enfants, d’autres jeunes, d’autres gens, sont passés là, avant nous. Qu’ils se sont arrêtés au même endroit que nous. Ce plaisir est comparable au plaisir qu’on peut ressentir au moment où on trouve un objet à son endroit. Ce plaisir nous arrive seulement quand l’objet a trouvé une place évidente et juste.
25Dans cette Architecture. Nouvelle. École, on se balade, on se promène. J’aime beaucoup cette forme des verbes promener et balader. En français, ces verbes sont pronominaux, pas en anglais ou en néerlandais. Là, on dit : he walks, hij wandelt, en français, on dit il se balade, il se promène. La grammaire française confirme ce que je pensais. Ça dit : « Le verbe pronominal a le sens réfléchi s’il marque que l’action se réfléchit sur le complément qui représente le sujet. »
26Le sens réfléchi montre que la balade et la promenade sont des actions existentielles. C’est sans doute vrai : le français, c’est une culture, l’anglais, c’est un langage. Et celui qui ne maîtrise pas le français, qui le parle avec un accent, doit être un abruti.
27Il y a cette citation d’un vieux monsieur en Corse qui répondait à quelqu’un qui lui posait la question « Vous faites quoi ? » : « Je promène ma peine. » Peine dans tous les sens du mot : punition, effort, chagrin, souci… Moi, je me promène – je mets l’accent sur me. Dans École. Nouvelle. Architecture, on ne se balade pas pour sortir le chien, pour prendre l’air. On se balade tout le temps, perpétuellement : pour aller chercher de l’eau, pour aller chercher du bois, pour cueillir des champignons, pour cueillir des framboises ou des mûres, pour ramasser les pommes sauvages, pour aller écouter les chouettes, pour aller écouter la ligne à haute tension, pour aller voir quelqu’un, pour ne plus voir personne, pour parler, pour aller, pour se taire. En se baladant, on fait, on crée, on invente… Ou non, il est plus approprié de dire : on retrouve, on dé-couvre, on entretient les sentiers. Les sentiers de l’école.
28Une école est, et a toujours été, une architecture vide. C’est le cas également de Nouvelle. École. Architecture. Seulement en pire : Nouvelle. École. Architecture est le degré zéro de l’architecture.
29L’École n’a pas de logo : il n’y a pas de logos dans l’École. Dans l’école de l’architecture nouvelle il n’y a pas de logos – il n’y pas d’emballages.
30Ceux « qui sont là » – avant, on les aurait appelés « étudiants » et « professeurs » – sont des mendiants. Du moins, ils ont cela en commun.
31Dans cette école, on s’accompagne dans l’errance : le compagnonnage de l’errance.
32Je ne suis personnellement pas un éducateur. Je ne suis pas un professeur. Je ne suis pas un pédagogue. Je suis ce que j’appelle un « janitor ». En français, on dirait « concierge », mais je préfère ce mot anglais « janitor ». Sans doute parce que cela me fera toujours penser à cette chanson de Nico : Janitor of lunacy.
33Masanobu Fukuoka disait, en parlant de son rôle dans l’endroit où il travaillait – les terrains et la ferme qu’il avait repris de son père –, lui, l’ingénieur en agriculture qui y avait inventé et travaillé les principes de la permaculture, qu’il était un « caretaker » qui servait le thé aux gens qui passaient pour voir ces champs hors du commun. Il disait que ces gens qui arrivaient étaient toujours étonnés de voir que ce qu’il avait appelé « do-nothingagriculture » demandait tellement de travail. De voir que le bonhomme qui cultivait les champs avait à bosser toute la journée, souvent dans la boue. Il disait également qu’ils partaient souvent très vite.
34L’École est sans mobilier. C’est-à-dire, il n’y a rien de mobile : la table et les bancs sont trop lourds pour être déplacés, le plan de travail a été fixé dans le mur, les arbres, les roches : tout y est architecture.
35Il n’y a pas d’inscriptions, pas de pancartes qui disent ou interdisent. L’architecture y est la pédagogie.
36J’aurais pu continuer à étudier l’espace public jusqu’à la fin de mes jours. Faire des inventaires de l’espace public. L’espace public qui se redresse, qui diminue. Écrire l’apologie ou, mieux encore, l’oraison funèbre de l’espace public. Mais, au moment où il m’a semblé clair que la condition humaine digitale s’imposait de plus en plus, il a fallu que je m’engage vraiment et différemment. Il m’est apparu essentiel de « fabriquer » de l’espace public, en étant dedans, en s’exposant. La seule manière que je voyais et que je vois toujours est de développer une praxis. Une praxis est une pratique, dirigée et orientée par une réflexion, une théorie – la théorie et la réflexion proche de l’intuition –, guidée par la pratique. Autrement dit : tracer en réfléchissant sur ces traces. Entre vita contemplativa et vita activa.
37Dans l’École. Nouvelle. Architecture, on se tait ; on essaie de se taire, de ne pas parler. À l’époque, on aurait sans doute dit « de ne pas bavarder ». Je me tais, tu te tais, il se tait, nous nous taisons, vous vous taisez, ils se taisent. Je n’ai pas du tout oublié combien je détestais l’école : j’en ai eu des cauchemars jusqu’à l’âge de cinquante ans, jusqu’au moment où Architecture. Nouvelle. École a débuté. Je ne détestais pas l’école parce que je devais me taire là-bas, mais parce qu’il y avait beaucoup trop de bavardages, surtout de la part des enseignants. Déjà en 1945, Fernand Deligny disait dans son livre Graine de crapule : « Et si au lieu de leur apprendre à parler, nous apprenions à nous taire ? » Et il poursuit : « Quand on se met du côté des délinquants, des fous, des lycéens, la justice, l’école, l’asile, ont une drôle de gueule ; eh bien, de la même façon, quand on se met du côté des mutiques, c’est le langage qui a une drôle de gueule. »
38Dans cette école, il n’y a pas de groupes d’étudiants, pas de classes, même pas des couples, il y a des individus. Des « quelques-uns ».
39Dans cette école, on n’apprend pas un métier, on n’y apprend pas la maîtrise. La maîtrise n’y est pas transmise, même pas l’amour pour le matériel d’un artisan : on y fait de l’espace public. On y est dans l’espace public, dans l’espace existentiel, de façon permanente. On ne peut pas être expert de l’espace public. On s’expose, on se met à nu, on se montre, vulnérable, le plus vulnérable possible. Le maître ne peut pas y démontrer son amour pour le matériel. C’est seulement l’exposition de l’un à l’autre qui est envisagée : les vulnérabilités y sont mises sur la table ; la table qui est trop lourde pour être déplacée.
40Dans Nouvelle. Architecture. École, on réfléchit avec les mains et les habits sales. On avait oublié qu’il était possible de penser avec les mains sales.
41Le champ de signification du mot grec pour école, skholè, s’étend de « temps libre » – c’est-à-dire le temps inutile, le temps qui n’est pas dédié à l’économie, le temps qui est à consacrer aux grandes questions de la vie, pas le temps pour apprendre un métier ou une profession – à « bâtiment scolaire ». Les défenseurs des vraies écoles ont souvent utilisé cette définition et il faut aussi dire qu’ils ont souvent mis l’accent sur ce temps libre et beaucoup moins sur le bâtiment scolaire. Personnellement, je préfère « architecture scolaire » à « bâtiment scolaire ». Je suis sûr qu’un linguiste ou autre pourrait déduire ça du mot grec. Je ne sais pas si on n’a jamais vraiment compris que cette définition, déduite et construite étymologiquement à partir du mot skholè, suggère que c’est justement l’école qui lie temps et espace, cette condition que Gurnemanz, le doyen des chevaliers du Graal dans l’opéra Parsifal de Richard Wagner, avait en tête quand il disait : « zum raum wird hier die zeit » (ici le temps devient espace). Dans École. Architecture. Nouvelle, le temps devient espace. Et j’ajouterais : « zum offentlichen raum wird hier die zeit ». Dans Nouvelle. Architecture. École, le temps devient espace public. Tout le temps consacré à cette école devient espace public.
42Dans cette école, on fait de l’espace en traçant, en laissant des traces. On ne fait pas des inventaires des mouvements de ceux qui sont là, mais on fait, on construit l’espace en traçant. Les traces sont le matériel de l’espace public.
43Il n’y a pas de confort dans Architecture. École. Nouvelle.
44Cette école est un espace public pour les étrangers, ceux qui ne maîtrisent pas la langue, ceux qui ne sont pas intégrés, ceux qui sont étranges, ceux qui se baladent dans le bois.
45Dans une infrastructure publique pour étrangers, les langues et les pratiques sont abandonnées. C’est l’espace du temps indéterminé et des capacités indéfinissables. L’École est sans destination.
46Cette école ne peut pas être habitée, elle ne peut pas être une maison, ceux qui y viennent n’y sont jamais chez eux. Même le janitor n’y habite pas.
47L’École trouve sa place parmi nous : ce n’est pas un endroit où nous nous trouvons, où nous pouvons nous toucher les uns les autres, ce n’est pas un endroit où nous pouvons nous unir, un endroit où nous pourrions devenir un mouvement ou une communauté. Nous n’avons rien en commun, mais il existe un lieu commun entre nous.
48Cette école fait apparaître l’impossibilité de rapprochements entre ceux qui y passent : entre eux se dresse l’architecture (non pas les bâtiments, mais l’espace fait et pensé). L’architecture froide et abstraite. Entre ceux qui y passent se dressent des rituels, des mots et des gestes abstraits. Leurs aspirations réciproques remplissent l’espace. Leurs aspirations remplissent le même espace, jaillissent dans le même espace, mais sans jamais pouvoir être satisfaites. Dans Nouvelle. École. Architecture se répètent les mêmes rituels à l’infini. On n’y recherche pas l’originalité. L’acte rituel ne peut pas être original, pas plus que le plan archétypique.
49École. Architecture. Nouvelle est inconfortable, froide, brute, inefficace, fatigante. École. Nouvelle. Architecture est un espace sans but, qui ne rapporte rien. Au contraire : École. Nouvelle. Architecture est l’espace de la perte.
50Architecture. Nouvelle. École est un engagement personnel. Ceux qui y viennent s’engagent personnellement. Elle n’est pas née d’une initiative associative. On y est hors institution.
51L’espace d’École. Nouvelle. Architecture est muet. Il ne parle pas, n’a rien à dire, n’exprime rien. Nouvelle. Architecture. École est une architecture morte – une autre architecture est-elle possible ? Elle est seulement pur espace et espace pur.
52L’École trouve sa place, a trouvé sa place. Un schéma abstrait et connu qui a trouvé sa place, comme un marteau peut trouver sa place. La situation pédagogique est la situation dans laquelle on est confronté, plus que jamais, avec le désir de trouver un contact, le désir de pouvoir se toucher avec la conscience, en même temps, que ce contact sera toujours impossible. C’est cette situation qui est rendue explicite et recherchée dans École. Nouvelle. Architecture.
53Nouvelle. Architecture. École est un espace pour des êtres singuliers, qui n’appartiennent pas à un type ou à un peuple, qui ne forment pas une communauté, qui savent qu’ils ne sont que des individus.
54École. Nouvelle. Architecture est un endroit public pour les infantes, ceux qui ne parlent pas.
55Dans Nouvelle. École. Architecture, l’étranger trouve sa place.
56Architecture. École. Nouvelle perpétue l’étrangeté.
57Nouvelle. Architecture. École est un lieu public sans programme. Le plan d’École. Architecture. Nouvelle n’est pas du tout original, ne peut pas être original.
58Par les fenêtres – coupées dans des murs ou coupées dans la forêt, on voit le bleu du ciel.
59Les étrangers, les passants déambulent dans les « couloirs » de cette école.
60Cette école nous confronte avec notre étrangeté.
61Dans Architecture. École. Nouvelle, pas de cours, mais des balades, des balades répétées, très souvent les mêmes balades.
62Dans École. Nouvelle. Architecture, on parle publiquement. Parler publiquement signifie : on se tait. Être. Être silencieux.
63Dans cette école, le diplôme est téléchargeable. On peut le télécharger avant de commencer les études. Il est à signer par celui qui se considère comme étudiant, évidemment pas par le professeur, ni par la direction, ni par l’administration. Il n’y en a d’ailleurs pas. C’est important que le diplôme soit accessible à tout le monde : de cette façon, le diplôme ne vaut rien, n’a aucune valeur économique. On se débarrasse, dès le début, de ceux qui font des études comme des comptables.
64Je peux imaginer que vous allez me dire : « Mais qu’est-ce qu’il y a comme règles dans cette Architecture. École. Nouvelle ! Et comment as-tu pu penser à tout ça avant de commencer cette Nouvelle. Architecture. École ? » Mais ce ne sont pas des règles. Ce ne sont que des caractéristiques, et ses caractéristiques se sont installées, sont apparues. Elles n’étaient pas connues dès le début, n’étaient pas conceptualisées avant de commencer avec Architecture. Nouvelle. École. Elles se sont installées, dirigées par le comportement et le goût de ceux qui y viennent, par le terrain, par la géologie, par le paysage, par le temps. Dans Nouvelle. École. Architecture, on parle par l’espace, c’est-à-dire on voit de temps en temps que plusieurs personnes y bougent d’une manière identique, qu’ils y font exactement les mêmes gestes.
65Nouvelle. Architecture. École est avant tout un lieu, un endroit qui s’est révélé après l’avènement de la condition digitale.
Architecture
66L’architecture, c’est l’affirmation d’un espace. On affirme un espace, un lieu déjà existant, par l’architecture.
67Parfois, l’architecture à Nouvelle. École. Architecture fait penser à des ruines spacieuses, à la « Villa Hadriana », à la Citadelle de Soudak en Ukraine, au temple en bois à côté de Hanoi, aux endroits sacrés sur la côte de l’Heute dans le Jura. Des endroits où des gens sont revenus, pendant des siècles. Des gens qui appartenaient à des cultures ou des religions très différentes. Des gens avec des convictions qui n’avaient plus rien à voir avec les convictions et les idées de ceux qui avaient aménagé ces endroits, de ceux qui avaient vu et choisi ces endroits. Je ne parle pas des bâtiments que l’on connaît de ces sites ni du tourisme, mais de la terre, qui y est dure, battue par les pieds de ceux qui y sont passés, l’herbe souvent broutée par des animaux herbivores, presque toujours des chevaux. La ruine est un lieu, un endroit défini. Un lieu érotique, lieu de tension, lieu de haute tension. Je dis que l’architecture ruineuse est la vraie architecture, sans aucune connotation romantique. Les ruines de Nagasaki et de Hiroshima – que nous montrent les photos de Yosuke Yamahata – sont complètement différentes des ruines qu’on avait vues jusque-là. Ce sont de nouvelles ruines, de l’architecture soudain tombée en ruine. Ce sont des ruines qui annoncent le début de la nouvelle condition humaine. Et ce n’est pas un hasard si elles datent de la même époque que le début de la digitalisation.
68Dans Architecture. Nouvelle. École, il y a le moins d’objets possible.
69Dans l’architecture que je vois, on est tous étrangers. Il n’y a pas d’objets qui peuvent nous donner l’impression ou, mieux dit, l’illusion d’être chez soi.
70Les bâtiments dans Nouvelle. École. Architecture sont des refuges, offrent une protection pour être capable de supporter la confrontation. En même temps, ils renforcent la confrontation. Comprenez-moi bien. Je ne veux pas dire que les bâtiments seraient la part d’architecture de Nouvelle. École. Architecture : Nouvelle. École. Architecture est architecture.
71Il n’y a pas de décoration à Architecture. École. Nouvelle, pas de moulures, pas de motifs, pas non plus une exposition de vieux outils. Les quelques outils qu’on y trouve sont utilisés, servent et trouvent leur place. C’est probablement le plaisir de la vie humaine que de trouver un outil, la faux ou la serpe, au bon endroit.
72« Inter faeces et urinam nascimur » disait saint Augustin : on est né entre pisse et merde. Les toilettes sèches ont trouvé un endroit éminent et évident à Nouvelle. École. Architecture.
73Deux passantes veulent expliciter un bout de chemin, pour montrer aux gens qui passent qu’ils peuvent continuer par là, sans avoir à ajouter des pancartes. Elles mettent des cailloux dans l’herbe, deux lignes droites, parallèles. L’intention est bonne, mais les deux lignes parallèles ne tiennent pas compte du terrain. Elles sont beaucoup trop rigides. Le cheval a tout compris. Il voit cela comme un espace défini : il va se mettre chaque nuit entre ces deux lignes parallèles. Il se gare comme une voiture dans un garage.
74Dans Nouvelle. École. Architecture, on entretient l’espace : entretenir l’espace plutôt que le créer. On dé-couvre l’espace qui a été négligé depuis des décennies.
75Dans Nouvelle. École. Architecture, on fait de la place ; c’est-à-dire on laisse de la place. L’individu se retire pour laisser de la place. Il essaie de ne pas prendre de la place, il évite de remplir l’espace avec des objets qui lui appartiennent, il évite de privatiser l’espace. L’espace vidé d’objets personnels est accueillant.
76Quand il y a des gens qui viennent pour aider, des passants, ils veulent surtout faire de la menuiserie, ou mieux dit : ils veulent clouer, clouer des planches. J’ai souvent l’impression à Nouvelle. École. Architecture que tout le monde, au fond de son cœur, aimerait être menuisier ou charpentier : ils aimeraient faire un banc, une table, mais, avant toute autre chose, une cabane. Une cabane en bois. Une cabane en bois dans les arbres. Après, les passants font des photos de ce qu’ils ont fait. Des photos digitales à envoyer depuis leurs smartphones, pour montrer aux copains et aux copines, pour montrer sur leurs ordinateurs portables ou leurs tablettes. « Regarde ce qu’on a fait là-haut. » Pour montrer et prouver qu’on a au moins fait quelque chose dans Nouvelle. École. Architecture. Souvent les passants font des photos de ce qu’ils ont fait. Cela m’étonne : je préfère le travail répétitif et éternel, le travail qu’on ne peut photographier.
77J’aime les tâches où les mains sales ont laissé leurs empreintes. Les mains sales de différentes personnes ont été posées au même endroit. Elles ont laissé leurs traces, se sont jumelées pour devenir une tache commune, une trace commune, une tache qui indique et explique l’usage de la porte, de l’espace. Sans rien dire, plusieurs personnes ont touché le même endroit.
78La honte et la culpabilité sont les sentiments qui résument la relation entre l’homme et la société. Ils se reflètent et sont intériorisés dans Architecture. Nouvelle. École.
79Les produits que l’on achète pour la survie sont transvasés dans des conteneurs. Il n’y a pas de logos dans cette architecture.
80La maison et l’usine ne sont pas très intéressantes pour l’architecture. Elles se construisent comme ça, presque automatiquement : les gens veulent s’abriter ou gagner de l’argent. Ce sont des bâtiments plutôt que de l’architecture.
81L’architecture de Nouvelle. École. Architecture n’est pas flexible dans le vrai sens du mot. Ce sont des espaces définis. Définis par le temps, surtout. Un endroit pour un objet : un crochet pour accrocher la scie et rien d’autre. Un espace pour une action : la cuisine pour cuisiner et rien d’autre.
82Architecture est l’art de se taire – de nouveau un verbe pronominal. Architecture est le langage du silence. Le langage de ceux qui se taisent, de ceux qui peuvent être avec (très) peu de choses.
83Dans la Nouvelle. École. Architecture, on parle par l’espace, en étant au même moment dans le même espace : des individus séparés dans le même espace, au même moment.
84Dans cette architecture, on fait de la place en se baladant, en travaillant silencieusement. Ce qui veut dire parler publiquement. Quand on se tait, on peut entendre la montagne, la ligne à haute tension, l’avion, la cascade, la buse, le monde.
85Plein de règles, plein de définitions, mais pas de méthode. Fukuoka disait : « Je peux bien parler d’action non intentionnelle et non méthodique, mais évidemment, il y a une sagesse qui se développe dans le temps, durant la vie quotidienne. »
86Dans cette architecture, il faut trouver les solutions archétypiques. Laisser les choses se trouver leur place : une étagère pour les chaussures, seulement les chaussures, l’espace archétypique pour manger, pour cuisiner, pour pendre les vestes. On a besoin de très peu d’objets pour être capable de persister dans cet espace public. Les quelques objets dont on a besoin doivent trouver leur place dans cet espace. Les objets trouvent leur place spécifique : l’endroit pour le marteau n’est pas l’endroit pour les chaussures. Je sais bien que tout ceci a l’air d’être très réactionnaire et que cela n’est pas bien sympathique. Désolé, je n’y peux rien. Cette architecture n’est pas unique, n’est pas originale, n’est pas pensée par une personne et encore moins par un bureau. Cette architecture a trouvé sa forme définitive par une connaissance de l’environnement à travers les siècles.
87Dans l’espace archétypique, le temps non occupé, non productif trouve (sa) place.
88Nouvelle. Architecture. École est une continuation, un prolongement de ce qui a toujours été, mais qui était souvent caché, caché par l’activité humaine ou par la nature. L’architecte est absent dans École. Architecture. Nouvelle.
89Un homme solitaire bouge dans le paysage enneigé. Il est seul.
90Ça oui ! Mais je ne sais pas du tout si, oui ou non, il se sent seul. En bougeant dans la neige profonde, il fait une trace. Il trace, lentement. Sa trace n’est jamais une ligne droite. Son corps sent et comprend, en même temps, l’espace. Il incorpore le paysage, l’endroit, le lieu, l’espace. La gravité le dirige, le force à tenir le point de gravité entre ses deux pieds. Ses pieds sentent le terrain en pente. À chaque mouvement, les pieds semblent prendre des décisions très rapides. Il est impossible de les reconstruire ou même de les comprendre. L’homme veut évidemment que la distance entre l’endroit où il se trouve et l’endroit où il veut aller soit la plus courte possible. Le corps veut qu’il tienne le point de gravité entre ses deux pieds, pour qu’il ne glisse pas. L’homme qui avance sur la pente enneigée laisse une trace. D’autres gens vont suivre cette trace. Ces gens-là auront sans doute une physionomie complètement différente. Ils vont néanmoins suivre la trace du premier. Nous traçons exactement comme les animaux. Les traces sont ce qu’on a d’animal en nous. Quand nos traces sont « bonnes », les animaux les « approuvent » en les utilisant et en les renforçant. On va quelque part. Le lieu où on va attire la trace. La trace crée le lieu. Nous traçons, nous suivons des traces, nous lisons des traces. En traçant, en laissant des traces, on fait de l’espace public. Tracer le terrain, tracer l’espace. Les traces sont le matériel de l’espace public. Les traces sont le seul matériel de l’espace public, le seul vrai matériel du vrai espace public. La forêt pourrait peut-être être une « non-place », un non-lieu. Mais une forêt avec des sentiers et des éclaircies est de l’espace, de l’espace fait par l’homme, première définition d’architecture. Masanobu Fukuoka disait dans The One-Straw Revolution : « L’humanité ne sait rien du tout. Il n’y a pas de valeur intrinsèque et chaque action est un effort sans sens et futile. » Il a certainement raison.
91Merci.
92Retranscription de la Conférence inaugurale de l’année académique 2013-2014, Faculté d’architecture La Cambre-Horta - ULB.
93Vendredi 18 octobre 2013, Bruxelles.
Notes
-
[1]
Tenue le jeudi soir, la conférence de rentrée académique était suivie le lendemain d’une promenade « w/talk » dans Bruxelles [ndlr].