Notes
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[1]
Concernant l’histoire de la construction de Regent Street et Regent’s Park, voir par exemple (Summerson, 1977) ou (Arnold, 2006).
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[2]
Le plan original de Regent’s Park prévoyait un palais royal et l’aménagement paysager nécessaire à l’installation de 56 belles villégiatures.
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[3]
Au sujet des spectacles visuels urbains, voir, par exemple, (Hyde, 1998) et (Alitick, 1978 : chap. 11).
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[4]
La documentation sur Le Colisée (The Colosseum) se trouve aux National Archives, Kew, Londres (CRES 2/777).
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[5]
John Nash ne cachait pas son objectif de « fournir une frontière, une complète séparation entre les rues et les squares occupés par la noblesse et la gentry, et les rues étroites, les maisons plus menues occupées par les groupes artisans et commerçants de la société ». Rapport de la Commission à l’Office des Travaux, 1828, p. 74.
-
[6]
Le plan de John Nash était expliqué dans son Premier Rapport à Leurs Majestés les Commissaires des Bois, Forêts et Revenus fonciers, Londres, 1812. Son rapport reçut l’approbation royale le 10 juin 1813 comme « un acte pour une communication plus commode entre Marylebone Park et les parties plus septentrionales de la métropolis, et Charing Cross, et pour la réalisation d’un meilleur réseau d’égouts pour les mêmes », 53 Geo III, c. 21.
1L’histoire des villes et des espaces a été largement limitée aux récits de la vie des architectes et de leurs commanditaires ou de leur planification. À l’opposé, cet essai s’attache à la façon dont des individus peuvent servir à expliquer des réseaux de relations sociales, culturelles et spatiales ou à les articuler. Les acteurs spécifiques qui m’intéressent sont les homologues londoniens des « flâneurs » de Charles Baudelaire, observateurs nonchalants du « paysage des grandes cités », qui se sentent chez eux dans le flot anonyme de la foule urbaine. Pour Baudelaire, les « flâneurs » et la foule étaient surtout Parisiens. Mais leur sensibilité aux signes et aux impressions de la vie urbaine nous donne assez de sophistication analytique pour mettre au jour les significations de la ville. Le flâneur – un individu anonyme, à la lisière de la foule – faisait partie du projet baudelairien de capturer la nouveauté contingente et éphémère du présent. Il est l’observateur de la vie quotidienne, et Baudelaire affirmait que la rencontre avec la nouveauté était dérangeante, cet aspect fondamental de la vie moderne étant manifeste dans les représentations spatiales de la grande ville. La cité moderne et ses nouveaux spectacles urbains créaient une atmosphère de rêve pour le flâneur. La nouveauté de ces espaces donnait une impression de perte des repères spatiaux et faisait de l’environnement urbain une expérience étrange et sublime. Ce genre de réaction était le résultat de la relation établie entre la nouvelle société métropolitaine (avec ses flâneurs) et les nouveaux espaces urbains.
2Mon intention est ici d’explorer les relations entre l’individuel et la foule urbaine dans le cadre particulier du quartier du West End de la ville de Londres du début du XIXe siècle. Les deux concepts d’individu et de foule se rencontrent dans la bourgeoisie londonienne. Ces cousins des « flâneurs(ses) » de Charles Baudelaire se distinguent de la classe moyenne qui les précédait au XVIIIe siècle par leur sensibilité aux signes et aux impressions de la « pompe de la vie ». Selon Baudelaire, le flâneur est un individu anonyme qui permet de rencontrer la nouveauté de la grande ville, celle qui s’exprime dans les mutations de l’espace urbain – des aménagements et des représentations par exemple.
3Les nouvelles relations sociales exigeaient un environnement urbain où ces observateurs nonchalants de la vie moderne se sentent à l’aise. Les flâneurs étaient chez eux dans le flot anonyme de la foule qui faisait partie de l’expérience visuelle, et de la perception spatiale des espaces citadins. Ces espaces permettent un régime scopique offrant fluidité, pouvoir et modernité, et affirmant la transparence. Ce sont ces modes de vision qui m’intéressent particulièrement ici. Londres devient un espace de modernité où l’art de la flânerie pouvait se développer, un espace qui permettait la promenade. Voyons les « flâneurs » britanniques qui se promènent dans Hyde Park, un parc royal situé dans le quartier très chic du West End (fig. 1).
4Mon histoire commence avec New Street qui incarne la manifestation architecturale de la foule anonyme et à l’opposé l’individu. Commencée en 1815, connue aujourd’hui sous le nom de Regent Street, cette rue est souvent considérée comme le nœud des échanges sociaux de la métropole londonienne du début du XIXe siècle [1]. À l’extrémité nord de la rue se trouve Regent’s Park, un parc royal qui était entouré de maisons mitoyennes en rangées occupées par les classes bourgeoises [2]. Regent Street et Regent’s Park faisaient partie des grands projets de John Nash, l’architecte en service du prince régent, le futur Georges IV. Les espaces verts du parc offraient une zone où la foule anonyme pouvait circuler, se promener, passer leurs loisirs – vivre une nouvelle expérience urbaine. Regent’s Park offrait aussi les divertissements visuels nouveaux dont le premier fut Le Diorama. Il était une réplique du Diorama parisien ouvert en 1822, suivi un an plus tard par son homologue londonien. L’intensité de l’expérience d’observation du spectacle du Diorama était nouvelle. Dans la salle, le public faisait face à une ouverture pour le regard qui ressemblait à un cadre de tableau à l’intérieur duquel étaient visibles les images éclairées par le haut et par-derrière. Les effets lumineux étaient sensationnels (fig. 2).
5Le deuxième exemple sur lequel je m’appuierai est Le Colisée (1823-1827), voisin du Diorama. Les deux divertissements exprimaient de nouvelles attitudes à l’égard de la vie urbaine centrées sur des pratiques visuelles [3]. Plus inspiré par le Panthéon que par le Colisée romain, le nom fut sans doute choisi parce qu’existait déjà dans le West End de Londres un bâtiment appelé Panthéon. Le Colisée londonien s’ouvrait par un portique à colonnes donnant accès à un vaste espace central, polygonal et non circulaire (fig. 3). À l’arrière du bâtiment se trouvait une série d’espaces offrant au public un lieu de promenade, pour voir et être vu (fig. 4). L’espace central surmonté d’un dôme, mesurant près de 40 mètres de diamètre, abritait une vue perspective panoramique de Londres (fig. 5). La ville elle-même faisait donc partie du spectacle [4]. Londres était toujours dans un état de fluidité qui était à la fois social et visuel. Il ne faut pas oublier qu’au-delà des divertissements visuels que j’ai décrits, le mouvement dans les rues et sur les trottoirs faisait partie de la vie urbaine moderne et de son expérience.
6À l’extrémité sud de la Regent Street se trouve Waterloo Place et le palais de Carlton House, la résidence du prince régent. Par contraste avec d’autres lieux du West End, ce plan était un exemple d’urbanisme monumental ancré dans la tradition européenne de l’architecture triomphale et royale. Ainsi, Waterloo Place et Carlton House présentaient un espace privé, individuel et particulier, celui de l’aristocratie. Les bâtiments et les monuments avaient une existence séparée du paysage urbain constitué par Regent Street. Regent Street, la rue, les trottoirs et les bâtiments, et Regent’s Park avec ses divertissements visuels, étaient le symbole de la vie urbaine moderne « qui peu à peu gagnait Waterloo Place au gré de la promenade de la foule et des flâneurs » : une proposition pour indiquer aussi ici en quoi Waterloo Place y participe comme élément de cette fluidité urbaine.
7L’exemple de Regent Street nous invite à considérer l’interaction entre les flâneurs et ces espaces publics monumentaux, espaces ouverts, de création récente. Ces lieux peuvent être vus comme des espaces contestés, où se dévoile la dynamique existant entre l’individu et la foule. On peut les aborder à travers les concepts d’antiquité et de modernité, ou bien de société ancienne et de société nouvelle [5]. C’est ici que l’on trouve les différents réseaux de relations sociales qui se relient aux expériences visuelles et perceptions spatiales de la ville. Et c’est là que les deux royaumes, d’une part de l’élite aristocratique, d’autre part de la bourgeoisie (nos flâneurs), se rencontrent pour effectuer le processus d’adaptation nécessaire pour intégrer la classe moyenne. En conséquence, la ville elle-même, dans ses formes aristocratiques, était un spectacle pour le flâneur.
8Regent Street dessinait un nouvel axe nord-sud à travers la ville, coupant le centre de la ville, perpendiculairement à son axe [6]. Ce développement de l’infrastructure urbaine liait les villas et les maisons mitoyennes en rangées des environs de Regent’s Park à Carlton House. L’aménagement de la rue a beaucoup augmenté la mobilité et la sociabilité de la foule. En plus, l’expérience visuelle de Regent Street me fait penser à Paris, le vrai domicile du flâneur baudelairien.
9Regent Street devait être bordée d’une belle enfilade de demeures, de boutiques et de bureaux. Des arcades bordaient certaines des habitations afin d’abriter la foule qui circulait, se promenait et s’amusait au niveau de la rue. La nouveauté de cette expérience visuelle et spatiale fait partie de la modernité de la ville. Le milieu de Regent Street présentait une architecture impressionnante et splendide. Appelé « Le Quadrant », à la jonction entre l’axe nord-sud et l’axe sud-ouest de la ville, cet espace faisait partie de la ville moderne car le flot anonyme de la foule urbaine s’y rencontrait. Le Quadrant était constitué d’immeubles contigus de bureaux, de boutiques et d’arcades en arc de cercle. Sur les arcades se trouvaient des balcons qui permettaient à leurs occupants de profiter de la scène urbaine. Les considérations esthétiques auxquelles répondait l’ensemble des bâtiments de Regent Street allaient au-delà de l’emploi d’une architecture classique rappelant la grandeur de l’Antiquité, et incluaient notamment le recours à la couleur, notamment pour les stucs couleur pierre de Bath sur tous les immeubles se rattachant au projet de Regent’s Park et de Regent Street. Mais en même temps cette architecture classique était le symbole de la ville moderne.
10Regent Street et Regent’s Park possédaient une uniformité stylistique qu’on n’avait jamais vue à Londres. Les éléments stylistiques prévus par les plans signifiaient que l’autorité de l’antique était nécessaire à l’établissement d’une nouvelle classe sociale, et conféraient de la grandeur à des immeubles urbains par ailleurs ordinaires. New Street eut un impact considérable sur le paysage urbain et transforma l’expérience de la ville. Dans son New Picture of London, Leigh note que « cette vaste et large rue désormais […] achevée […], ajoutée au renouvellement de la décoration de Carlton House, aura un grand effet, un effet imposant, digne d’une grande nation » (Leigh, 1820 : 218). Il poursuit en observant que « le superbe déploiement d’immeubles uniformes » qui borde Regent Street rappelle Rome. En ce sens, New Street offrait une scène adaptée à la mise en scène du déploiement des pratiques culturelles et sociales de la vie moderne, et un sentiment d’opulence et de sécurité était créé par la colonnade qui flanquait continûment les bâtiments depuis Oxford Circus jusqu’à Charing Cross.
« Those who have daily intercourse with the public establishments in Westminster, may go 2/3 of the way on foot under cover, and those who have nothing to do but walk about and amuse themselves may do so every day of the week, instead of being frequently confined many days together to their Houses by rain ; and such a covered colonnade would be of peculiar convenience to those who require daily exercise. The Balustrades over the Colonnades will form balconies to the lodging rooms over the Shops, from which the occupiers of the lodgings can see and converse with those passing in Carriages underneath, and which will add to the gaiety of the scene, and induce single men, and others, who only visit Town occasionally, to give a preference to such Lodgings. »
12L’accent, ici, n’est pas seulement mis sur l’importance de cette interaction sociale de personnes de bon rang, mais aussi sur le regard anonyme porté sur ces rites sociaux par des observateurs extérieurs ou des « flâneurs » anonymes, qui complètent le tableau urbain, ici décrits par la fin de la phrase. La reconnaissance de ces différents types d’échanges sociaux implique une nouvelle personnalité citadine collective. En ce sens, la nouvelle rue était insérée dans le tissu urbain préexistant et représentait l’ascension d’une nouvelle classe bourgeoise dont l’expérience de la ville était différente.
13C’est dans cet environnement urbain très consciemment bâti que nous rencontrons notre observateur isolé ou « flâneur ». Ce nouveau personnage urbain est décrit avec acuité, au milieu du XIXe siècle, par le journaliste Angus Reach, dans son article « The Lounger in Regent Street » ou « Le flâneur de Regent Street » :
« A bright summer sun is warmly white upon the terraced and stuccoed ranges of Regent Street. The flaring, dusty thoroughfare is swarming with flashing equipages, and pouring crowds of gay pedestrians. […]
Regent Street is at its fullest, and its brightest, and its gayest ; and the Regent Street Lounger is abroad with the butterflies ! Now, therefore, to plunge into his habits and characteristics.
The Regent Street Lounger must not be confounded with other loungers who occasionally lounge in Regent Street. He is not the Lounger of the Lowther Arcadeor of the steam-boat piers-or of the stage doors-or of the piazzas of Covent Garden… He is not even the Lounger of the Quadrant. Hard as inferior philosophers may find it to believe, the Lounger of the Quadrant is a different being from the Lounger of Regent Street. […]
[the Lounger of the Quadrant’s] smartness is often alloyed by seediness. His hat has more jauntiness… His linen is questionable, and his general air is mildewy.[…]
The Regent Street Lounger knows Town. He is of it, perhaps on it. He may not perhaps approach the inner penetralia of West-End life, but he hangs upon its outward development. If he cannot ride the coronetted carriage, he will at least be within the sound of the wheels. […]
The Regent Street Lounger cares little about the shops. The people are his study. He is not like the more easterly tribes of Loungers. […]
[He] paces easily yet jauntily on from the baker’s at the corner of Glasshouse Street to the music-shop which marks the confluence of Regent and Oxford Streets. These are the general frontiers of his lounging dominions. And he traverses his kingdom with a certain observant thoughtfulness. Not a lady escapes the ordeal… Gentlemen fare no better. He divides them into two classes-the ‘good style of men’ and the ‘bad style of men’. »
15Regent Street était ainsi un cadre approprié pour que cette nouvelle personnalité citadine soit observée, soit en train d’observer. De plus, le langage architectural de Regent Street et des hôtels et logements de Regent’s Park ramenait à la ville, même si c’était sur sa bordure, les classes bourgeoises qui avaient fui en direction des faubourgs ou des banlieues lointaines de Londres. James Elmes le remarqua dans ses Metropolitan Improvements (1827) où il maugréait contre certaines imperfections de l’architecture, mais observait :
« Trim gardens, lawns and shrubs ; towering spires, ample domes, banks clothed with flowers, all elegancies of the town, and all the beauties of the country are comingled with happy art and blissful union. They surely must all be the abodes of nobles and princes ! No, the majority are the retreats of the happy, free-born sons of commerce, of the wealthy commonality who thus enrich and bedeck the heart of their great empire. »
17Les flâneurs du West End londonien se présentent aussi bien comme des sujets individualisés qu’un groupe social. L’architecture et l’urbanisme du West End révèlent, donc, des stratégies et des interprétations individuelles, contextualisant ainsi le changement social de la capitale britannique du début du XIXe siècle. Nos observateurs nonchalants du « paysage des grandes cités » nous prêtent leur sensibilité aux signes et aux impressions de la vie urbaine et nous donnent assez de sophistication analytique pour mettre au jour les significations de la ville.
Bibliogaphie
- ARNOLD, D. 2006, Rural Urbanism : London landscapes in the early nineteenth century, Manchester, Manchester University Press.
- DE WITT HYDE, W. 1998, Practical idealism, New York, The Macmillan Company.
- ELMES, J. 1827, Metropolitan Improvements or London in the Nineteenth Century, Londres, Jones & Co.
- LEIGH, S. 1820, New Picture of London, Londres, ed. Samuel Leigh. Premier Rapport, 1812, « Premier Rapport à Leurs Majestés les Commissaires des Bois, Forêts et Revenus fonciers », Londres.
- REACH, A. 1849. « The Lounger in Regent Street », dans P. Gavarni ; A. Smith, Gavarni in London, Londres, D. Bogue.
- SUMMERSON, J. 1977, Architecture in Britain : 1530-1830, 6th rev. (2d integrated), ed. Harmondsworth, New York, Penguin Books.
Notes
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[1]
Concernant l’histoire de la construction de Regent Street et Regent’s Park, voir par exemple (Summerson, 1977) ou (Arnold, 2006).
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[2]
Le plan original de Regent’s Park prévoyait un palais royal et l’aménagement paysager nécessaire à l’installation de 56 belles villégiatures.
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[3]
Au sujet des spectacles visuels urbains, voir, par exemple, (Hyde, 1998) et (Alitick, 1978 : chap. 11).
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[4]
La documentation sur Le Colisée (The Colosseum) se trouve aux National Archives, Kew, Londres (CRES 2/777).
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[5]
John Nash ne cachait pas son objectif de « fournir une frontière, une complète séparation entre les rues et les squares occupés par la noblesse et la gentry, et les rues étroites, les maisons plus menues occupées par les groupes artisans et commerçants de la société ». Rapport de la Commission à l’Office des Travaux, 1828, p. 74.
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[6]
Le plan de John Nash était expliqué dans son Premier Rapport à Leurs Majestés les Commissaires des Bois, Forêts et Revenus fonciers, Londres, 1812. Son rapport reçut l’approbation royale le 10 juin 1813 comme « un acte pour une communication plus commode entre Marylebone Park et les parties plus septentrionales de la métropolis, et Charing Cross, et pour la réalisation d’un meilleur réseau d’égouts pour les mêmes », 53 Geo III, c. 21.