Couverture de CJ_234

Article de revue

Introduction

Pages 3 à 8

Notes

  • [1]
    Jacques Droz (dir.), Histoire générale du socialisme, Paris, PUF, 4 vol., 1972-1978.
  • [2]
    Voir entre autres : Georges Haupt, La Deuxième Internationale. Étude critique des sources. Essai bibliographique, Paris et La Haye, Mouton, 1967. Georges Haupt, Madeleine Rebérioux, La Deuxième Internationale et l’Orient, Paris, Cujas, 1967. Georges Haupt, Le congrès manqué : l’internationale à la veille de la Première Guerre mondiale, Paris, F. Maspero, 1965 (1963). Un numéro des Cahiers Jaurès a été dédié à « Georges Haupt, l’Internationale comme méthode », Cahiers Jaurès, n° 203, janvier-mars 2012.
  • [3]
    Voir ici la partie des archives numérisées grâce aux fonds d’EUROSOC Normandie : https://nabu.fmsh.fr/document/FR075FMSH_000000051.
  • [4]
    Voir par exemple la récente Cambridge History of Communism sous la direction de Silvio Pons (Cambridge, 2017). Une Cambridge History of Socialism devrait paraître en 2021, coordonnée par Marcel van der Linden.
  • [5]
    Cf. le compte rendu de Benoît Kermoal paru dans Cahiers Jaurès, n° 226, octobre-décembre 2017.
  • [6]
    Frank-Olivier Chauvin, Elisa Marcobelli, et Jean-Numa Ducange, « European Socialism Network », International Labor and Working-Class History, n° 94, 2018, pp. 202-206. Voir le carnet consacré au projet : https://eurosoc.hypotheses.org/
  • [7]
    L’Université de Leipzig dispose d’une longue tradition d’histoire mondiale, remontant à Karl Lamprecht au début du vingtième siècle. Pour un aperçu historiographique voir Matthias Middell et Katja Naumann, « Weltgeschichte et histoire globale en Allemagne », Revue de l’Institut français d’histoire en Allemagne, 2, 2010, pp. 247-284.
  • [8]
    Nicolas Delalande, La lutte et l’entraide. L’âge des solidarités ouvrières, Paris, Seuil, 2019.
English version

1 À l’heure où nombre de contributions ne cessent de mobiliser le « transnational » pour critiquer une histoire qui aurait été jusqu’alors enfermée dans un carcan trop étroitement national, il peut sembler tout à fait banal de mobiliser une telle méthode pour écrire l’histoire du socialisme. Quoi de plus naturel en effet que de « transnationaliser » une idéologie politique qui, au cours d’une large partie de son histoire, n’a cessé de revendiquer le dépassement des frontières au profit d’un nouvel ordre international débarrassé des antagonismes entre les peuples ? « Histoire globale », « histoire mondiale »… Relisons ne serait-ce que quelques phrases célèbres du Manifeste du parti communiste ou du Capital, pour n’en rester qu’à Marx : le capitalisme, par essence, ne peut que « mondialiser » tous les aspects de la vie sociale. Les luttes ouvrières à venir devront tenir compte de ce cadre, qui sera sans cesse élargi par l’extension du capital.

2 On sait pourtant que ces perspectives optimistes ont été contrariées par une persistance des nations et même l’émergence de nationalismes exacerbés, ruinant les espoirs pressés des courants les plus internationalistes. Tenant compte de cela, le socialisme a été pris lui-même dans des logiques de nationalisation, et ce d’autant plus que pour parvenir au pouvoir et s’y installer durablement, il a dû composer avec les frontières et nations existantes. Peut-être aussi précisément par ce qu’il s’agissait d’un objet d’histoire nécessairement concerné par la dimension internationale, nombre d’historiens ont entrepris d’écrire son histoire en faisant l’économie d’une réflexion méthodologique à ce propos. Ainsi l’histoire de l’internationalisme pouvait tout à fait s’envisager dans le cadre d’une histoire, somme toute classique, par nation. L’Histoire générale du socialisme publiée sous la direction de Jacques Droz dans les années 1970 [1] est emblématique de ce point de vue : riche et documentée – restant par-là même une somme indispensable – elle demeure marquée par des cadres classiques d’analyse nationale. Parmi les recherches qui avaient en revanche amorcé une démarche de transnationalisation, il faut citer le travail de Georges Haupt [2] entrepris à la même époque. En mobilisant notamment un vaste réseau de chercheurs de différentes générations et d’horizons géographiques très divers, Haupt impulsa des recherches sur le socialisme international, notamment ses variantes en Europe médiane, en s’intéressant à des figures et espaces où les interactions entre de multiples nationalités impliquaient de ne pas se satisfaire d’une histoire trop figée et fixée dans des frontières établies à une époque donnée. Ses archives personnelles récemment exhumées, notamment celles de ses séminaires, nous fournissent quelques pistes d’inspiration précieuse [3]. Le contexte était tout autre, marqué notamment par les divisions de la guerre froide, mais l’ambition d’écrire une histoire qui soit à la hauteur des ambitions du projet internationaliste était bien là. Dans de nombreux pays européens, notamment en France, Italie, dans les deux Allemagnes ou encore en Autriche, les recherches étaient alors foisonnantes. La mort soudaine de Haupt en 1978, puis le changement de conjoncture politico-historiographique, ont conduit ensuite une mise en sommeil, voire un abandon de ces perspectives.

3 À partir des années 1990, du moins pour ce qui concerne l’histoire des organisations politiques issues des mouvements ouvriers, un certain renouvellement se repère dans le champ de recherche à propos de ce que l’on désignait jadis comme le « mouvement communiste international », particulièrement le Komintern (l’Internationale Communiste), objet d’étude qui est parfaitement adapté à ce type d’approche [4]. Pour ce qui concerne le « socialisme de la Deuxième Internationale » (celui de l’époque de l’activité de Jaurès, des années 1880 à 1914), comme on l’a longtemps désigné, nous sortons depuis quelques années d’une longue convalescence. Nombre de travaux publiés et en cours montrent un véritable regain d’intérêt, où l’international, le transnational, le « global » ou l’histoire connectée se repèrent comme des points d’entrée évident.

4 Pour autant prenons garde à ne pas considérer comme acquis le fait que les recherches sur socialismes et communismes auraient pleinement bénéficié du tournant « global » et « transnational ». D’une part dans le domaine de l’histoire sociale et politique, les tentatives d’écriture d’une histoire transnationale des mouvements ouvriers ont avant tout concerné le travail, la législation sociale, les luttes ouvrières proprement dites ou encore l’histoire du syndicalisme. Les organisations politiques, telles que les partis socialistes et sociaux-démocrates et leurs réseaux entre 1880 et 1914 n’ont guère été intégrées à de telles problématiques. Et comme il a été très judicieusement souligné dans les colonnes de la présente revue, une récente Histoire mondiale de la France a pu tout à fait minimiser ou réduire à la portion congrue l’étude des espaces et lieux militants des XIXe et XXe siècle [5]… Prenons positivement ces lacunes comme une motivation supplémentaire pour les recherches en cours et à venir !

5 Avouons-le, les multiples difficultés auxquelles une telle histoire se confronte ne peuvent être minimisées. Bien sûr la maîtrise de plusieurs langues, pour comprendre les acteurs au plus près, s’impose, impliquant l’organisation de séminaires et travaux collectifs, notamment pour les grands espaces impériaux centre-européens qui nécessitent de compétences multiples. Outre la maîtrise des logiques à l’œuvre dans différents espaces et cadres nationaux, il faut être en capacité de repérer ce qui répond le plus aux logiques transnationales, notamment les espaces « connectés ». Voir du transnational dans tout et partout – ou bien là où cela semble le plus évident (frontières, réunions internationales…) – ne permet guère de faire avancer notre connaissance de l’histoire du socialisme, hors de quelques éléments érudits supplémentaires par rapport aux études anciennes. Le risque d’écrire une histoire globale désincarnée est fort : la vogue actuelle du transnational a rendu l’usage de ce concept flou, cédant parfois à un effet de mode ne permettant finalement guère de faire un saut qualitatif significatif par rapport aux recherches classiques.

6 Aussi seuls des études de cas permettent de « tester » quelques hypothèses et d’avancer en direction d’une histoire qui puisse offrir de nouvelles perspectives. La présente livraison des Cahiers Jaurès entend relever, à travers plusieurs cas concrets, le défi d’une histoire transnationale du socialisme européen. Elle est le résultat d’une série de séminaires organisés dans le cadre du projet EUROSOC (European Socialism), Grand Réseau de Recherche rattaché au GRHis de l’université de Rouen [6], séminaire qui se sont tenus dans plusieurs lieux, notamment à l’Université de Leipzig (Center for Area Studies [7]), partenaire fondateur du projet EUROSOC.

7 Les articles qui suivent proposent ainsi différentes manières d’envisager l’histoire transnationale du socialisme. Nulle exhaustivité ici, mais une série d’étude de cas originaux, qui en appellent d’autres, montrant la vivacité des recherches en cours sur la période. En l’absence d’une définition univoque et exacte, ces différents angles d’analyse montrent en quoi consiste concrètement l’ébauche d’une histoire transnationale du socialisme, mobilisant des espaces nationaux multiples. Les auteurs n’hésitent pas à souligner par ailleurs les difficultés rencontrées : il n’y a pas de transnational partout et, parfois, même il n’existe pas ; le souligner est une manière de mieux cerner la question.

8 L’étude de Wiktor Marzec et Risto Turunen présente une histoire comparée de deux régions et une histoire transnationale et connectée des origines du mouvement socialiste dans deux espaces : elle se concentre sur l’introduction des idées socialistes dans le royaume de Pologne et le grand-duché de Finlande et étudie la manière dont elles s’implantent dans ces deux territoires aux frontières occidentales de l’empire de Russie. L’étude démontre que le socialisme dans les deux régions a finalement des origines très différentes dans l’un et dans l’autre territoire et qu’il n’y a pas eu vraiment d’échanges entre les deux espaces.

9 Lucas Poy prend de son côté le journal socialiste argentin La Vanguardia comme lieu de rencontre entre socialismes des différents pays, depuis sa parution en avril 1894, jusqu’à sa transformation en quotidien à la fin de 1905. Le journal fit de l’importation en Argentine des idées socialistes européennes sa spécificité ; l’article se penche sur l’analyse de ces écrits importés de l’Europe : d’où viennent-ils ? De quels sujets s’occupent-ils ? Il peut ainsi mesurer concrètement l’influence du socialisme européen dans le développement du débat socialiste argentin.

10 Les articles de Piotr Kuligowski et d’Emmanuel Jousse se concentrent de leur côté sur des parcours de vie transnationaux de deux acteurs du socialisme de la fin du XIXe siècle. Piotr Kuligowski nous présente le cas de Ludwik Królikowski, communiste polonais de la première heure, qui milita et fut actif dans les rangs tant du socialisme polonais que français. Cette double implication devint particulièrement visible lorsqu’il développa le concept de « communisme » dans ses écrits. Emmanuel Jousse présente quant à lui le parcours de César de Paepe, figure ambivalente pour les questions qui nous intéressent ici : il était très enraciné dans la réalité du socialisme belge et en même temps fervent internationaliste, ouvert aux thèmes venant de l’étranger et prenant une part active au sein de l’AIT.

11 Il nous a semblé enfin important dans un numéro de revue s’occupant de cette thématique de donner une place particulière à l’ouvrage de Nicolas Delalande publié en 2019 [8], ouvrage qui s’est penché sur la manière dont les ouvriers se sont organisés au niveau international contre la mondialisation du capital dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Une grande partie de son ouvrage est dédiée à l’AIT ; Bastien Cabot, à travers un compte rendu critique, propose ici une lecture de cet ouvrage.

12 Les différents exemples traités ici le montrent : les angles possibles pour écrire une histoire transnationale des mouvements ouvriers sont nombreux, depuis l’histoire comparée de différentes régions jusqu’au parcours d’une figure en passant par l’histoire des organisations internationales. Il est à noter que certaines contributions de ce numéro sont traduites de l’anglais ou de l’espagnol, mobilisant une littérature secondaire abondante très peu connue du public francophone ; ils permettent ainsi d’introduire le lecteur français à des travaux sur l’histoire du socialisme du XIXe siècle souvent peu connectés (on peut le regretter, mais c’est ainsi, certains de ces auteurs maîtrisant de nombreuses langues, mais pas le français !) à notre historiographie.

13 Relevons enfin que tous ces textes assument un intérêt pour le contenu doctrinal, sans esquiver – même si d’aucuns jugeront que cette dimension demeure trop peu présente – les modalités concrètes de circulation des textes. C’est là peut-être une des différences majeures avec d’autres histoires transnationales sur des thématiques proches (histoire des mondes ouvriers, des mondes du travail…). Les enjeux proprement théoriques occupent une place importante ici qui est assumée. Une manière de considérer que le débat d’idées constitue un des éléments matriciels du socialisme ; et si plus personne ne croit – surtout pas des historiens confirmés du socialisme ! – que les seuls enjeux idéologiques peuvent se suffire à eux-mêmes, n’y a-t-il une certaine naïveté, voire un certain danger, à délaisser les enjeux proprement politico-théoriques de textes dont la portée peut encore nous parler de nos jours ? Aux lecteurs d’en juger à travers ce tour d’Europe d’une galaxie socialiste, diverse et plurielle, et toujours animée par un désir insatiable de transformation du monde.


Date de mise en ligne : 20/02/2020

https://doi.org/10.3917/cj.234.0003

Notes

  • [1]
    Jacques Droz (dir.), Histoire générale du socialisme, Paris, PUF, 4 vol., 1972-1978.
  • [2]
    Voir entre autres : Georges Haupt, La Deuxième Internationale. Étude critique des sources. Essai bibliographique, Paris et La Haye, Mouton, 1967. Georges Haupt, Madeleine Rebérioux, La Deuxième Internationale et l’Orient, Paris, Cujas, 1967. Georges Haupt, Le congrès manqué : l’internationale à la veille de la Première Guerre mondiale, Paris, F. Maspero, 1965 (1963). Un numéro des Cahiers Jaurès a été dédié à « Georges Haupt, l’Internationale comme méthode », Cahiers Jaurès, n° 203, janvier-mars 2012.
  • [3]
    Voir ici la partie des archives numérisées grâce aux fonds d’EUROSOC Normandie : https://nabu.fmsh.fr/document/FR075FMSH_000000051.
  • [4]
    Voir par exemple la récente Cambridge History of Communism sous la direction de Silvio Pons (Cambridge, 2017). Une Cambridge History of Socialism devrait paraître en 2021, coordonnée par Marcel van der Linden.
  • [5]
    Cf. le compte rendu de Benoît Kermoal paru dans Cahiers Jaurès, n° 226, octobre-décembre 2017.
  • [6]
    Frank-Olivier Chauvin, Elisa Marcobelli, et Jean-Numa Ducange, « European Socialism Network », International Labor and Working-Class History, n° 94, 2018, pp. 202-206. Voir le carnet consacré au projet : https://eurosoc.hypotheses.org/
  • [7]
    L’Université de Leipzig dispose d’une longue tradition d’histoire mondiale, remontant à Karl Lamprecht au début du vingtième siècle. Pour un aperçu historiographique voir Matthias Middell et Katja Naumann, « Weltgeschichte et histoire globale en Allemagne », Revue de l’Institut français d’histoire en Allemagne, 2, 2010, pp. 247-284.
  • [8]
    Nicolas Delalande, La lutte et l’entraide. L’âge des solidarités ouvrières, Paris, Seuil, 2019.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.173

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions