Notes
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[1]
Cette continuité a été étudiée dans le livre collectif que nous avons dirigé avec Alain Chatriot, Le gouvernement de la recherche. Histoire d’un engagement politique, de Pierre Mendès France au général de Gaulle (1953-1969), Paris, La Découverte, coll. « Recherches », 2006.
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[2]
À titre personnel, en 1979, recevant le Prix du Concours de la Résistance à Paris, j’avais reçu comme cadeau ces deux volumes. Ils n’ont jamais quitté ma bibliothèque et continuent de beaucoup me servir, comme enseignant et historien.
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[3]
Pour consulter sa bibliographie, voir le site de la société Rosa Luxemburg : http://www.internationale-rosa-luxemburg-gesellschaft.de/
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[4]
Holger Politt, « Historisch-Kritisch Wörterbuch des Marxismus », Berlin, Argument, 2015, p. 1399.
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[5]
Felix Tych, « Jaurès en Europe orientale » dans La France, l’Allemagne et la Deuxième Internationale à la veille de la Première Guerre mondiale, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1989, p. 37-50.
Jean-Louis Crémieux-Brilhac (1917-2015)
1La disparition de Jean-Louis Crémieux-Brilhac, le 8 avril 2015 à l’âge de 98 ans n’est pas seulement une grande perte pour la Société d’études jaurésiennes dont il était, comme jaurésien résolu et historien reconnu, un membre fidèle et attentif, partageant avec plusieurs de ses membres des liens d’affection réciproques. Lecteur attentif des Cahiers, il entretenait une correspondance amicale autant qu’historienne avec ses anciens directeurs. Pour la République et la France, sa disparition marque le terme quasi-définitif de cette génération d’hommes et de femmes qui avaient choisi la voie de l’honneur et de la résistance devant la débâcle de mai-juin 1940 et le choix de la collaboration par le gouvernement de Vichy, et qui n’avaient pas hésité à la Libération à imaginer tout reconstruire. Désormais ils vivront dans les livres, dans la mémoire, dans la pensée de leur héroïsme que nous conservons envers et contre tout.
2Étudiant ès-lettres à la Sorbonne, élève officier à Saint Cyr, Jean-Louis Crémieux-Brilhac prend part aux combats, est fait prisonnier, est envoyé en Poméranie, s’évade vers l’URSS, y est interné puis après juin 1941 parvient à Londres avec ses compagnons où il est accueilli par Maurice Schumann au nom du général de Gaulle. Très rapidement il prend d’importantes responsabilités au sein de la France Libre. Il devient chef de la diffusion clandestine en France occupée et officier de liaison auprès de la BBC. La puissance et le rayonnement des émissions en langue française de la France libre lui doivent beaucoup. L’organisation de l’État et l’effort de guerre conduits à Londres, où il compte de nombreux amis et futurs amis comme Georges Boris, le confirment dans la conviction qu’une partie de la gauche n’a pas failli dans la lutte contre le nazisme et la défense de la France.
3À la Libération, Jean-Louis Crémieux (qui a adjoint à son nom son pseudonyme de résistance, Brilhac) rejoint comme sous-directeur le ministère de l’Information d’André Malraux (qu’il avait du reste croisé avant-guerre) puis le secrétariat général du gouvernement. Devenu un proche de Pierre Mendès France, il entre à son cabinet lorsque celui-ci accède à la présidence du Conseil en juin 1954. Après la chute du gouvernement Mendès, il assume la réalisation d’un projet à sa hauteur, la création de la Documentation française, qu’il dirige de 1969 à 1982. Entre temps, il est conseiller auprès de Pierre Mendès France lors de son court passage dans le gouvernement Guy Mollet (1956) puis auprès du ministre de l’Éducation René Billères chargé par Mendès de veiller aux réformes lancées par son gouvernement en matière de question scolaire et de politique scientifique. Jean-Louis Crémieux-Brilhac est l’un des artisans principaux de la mobilisation en faveur de la recherche, de l’enseignement supérieur et du second degré, mobilisation issue des premières réformes du gouvernement de Pierre Mendès France, portée par l’Association d’étude pour l’expansion de la recherche scientifique et marquée par l’événement du colloque de Caen de 1956. Grâce à ses liens avec les gaullistes, il contribue de façon décisive à ce que le général de Gaulle poursuive cette politique en confiant le dossier, dès l’automne 1958, à son ministre d’État André Malraux (et à Geneviève de Gaulle-Anthonioz qui fait partie du cabinet de ce dernier) [1].
4En 1982, comme de nombreux gaullistes, il quitte l’administration centrale de l’État et rejoint le conseil d’État dont il est fait membre « en service extraordinaire ». Son empreinte sur la Documentation française est considérable : il en a fait un grand service régalien, placée auprès du Premier ministre, en même temps qu’il réalise là une conviction mendésienne aussi bien que jaurésienne dans la libre et complète information que le politique se doit de donner à la société et à la République. Très attaché au devenir de l’institution il s’inquiète ainsi dans l’article sur « L’Édition publique » du Dictionnaire critique de la République (Paris, Flammarion, 2002, p. 850), du tournant strictement comptable pris à cette époque par la Documentation française et l’Imprimerie nationale.
5Grand serviteur de l’État, doté d’un sens inné de l’organisation et plaçant l’action sous le regard permanent et exigeant de la raison critique et de la connaissance scientifique, Jean-Louis Crémieux-Brilhac assume après son départ de la Documentation française une tâche éminente d’historien. On peut considérer qu’il réussit dans l’une comme dans l’autre des missions qu’il s’était libéralement donné. Elles sont du reste intimement liées dans une vision jaurésienne de l’action publique et de l’engagement intellectuel en République. Après des œuvres de témoignages personnels (Retour par l’URSS en 1947 poursuivi en 2004 par Prisonniers de la liberté chez Gallimard) et des études sur la politique scolaire et la mobilisation scientifique (L’Éducation nationale en 1965 poursuivi en 2012 par La politique scientifique de Pierre Mendès France : Une ambition républicaine chez Armand Colin), il publie en 1975, pour le compte de la Documentation française, deux grands volumes des textes des émissions de la France libre à la BBC [2].
6Il se fixe par la suite un vaste programme de travail sur l’histoire des Français libres. Après une étude ample et très documentée sur Les Français de l’An 40 en 1990 (2 tomes chez Gallimard), il publie la première histoire générale de la France libre (1996, également 2 tomes chez Gallimard) plusieurs fois rééditée. Il réalise successivement, avec talent et ténacité, plusieurs autres projets : son livre sur Georges Boris en 2010 (Trente ans d’influence. Blum, de Gaulle, Mendès France, chez Gallimard), son étude sur la résistance anglaise en France occupée (avec Michael Daniel Foot, chez Tallandier en 2008 : Des Anglais dans la Résistance : Le Service Secret Britannique d’Action (SOE) en France 1940-1944), qui sera adaptée sous forme d’un documentaire réalisé en 2012 avec Laurène L’Allinec. Il assure également l’édition des Mémoires du général de Gaulle en Pléiade et en signe la préface en 2000. Dans la nécrologie qu’ils lui ont consacrée dans Le Monde (9 avril 2015), Bertrand Le Gendre et Thomas Wieder rappellent enfin son goût pour les langues étrangères : il a ainsi réalisé deux importantes traductions, La Petite Ville, d Heinrich Mann (Calmann-Lévy, 1949) et Le Nouvel État industriel, de John Kenneth Galbraith (Gallimard, 1968).
7D’une volonté sans faille, d’une modestie souriante, d’une disponibilité de tous les instants, Jean-Louis Crémieux-Brilhac fait partie de ces êtres rares qui traduisent l’espoir en actes et en savoir. Jaurésien par ses qualités intellectuelles, son attention à l’humanité et sa conviction que, si l’histoire demeure tragique, la raison humaine ne peut être complètement balayée, il nous manquera beaucoup. Du moins peut-on le lire et le relire et se souvenir de cette silhouette incomparable, de sa présence inestimable.
8Vincent Duclert
Feliks Tych (1929-2015)
9Avec la mort de Feliks Tych disparaît l’un des plus importants historiens des mouvements ouvriers est-européens. Polonais, il appartenait à cette génération ayant fait la grande majorité de sa carrière d’historien dans une « démocratie populaire » avec toutes les contraintes historiographiques que l’on sait. Il appartenait à un monde qui, par bien des aspects même si les trajectoires sont différentes, nous rappelle celui de Georges Haupt, avec qui d’ailleurs Tych coopéra, le monde de la terrible expérience du nazisme – une grande partie de sa famille périt à Treblinka – puis des contraintes multiples du régime stalinien.
10Grâce à une timide mais réelle politique d’ouverture pendant la déstalinisation, Tych put assez rapidement entrer en contact avec des historiens occidentaux, notamment français. Néanmoins, cette liberté de mouvement fut rapidement remise en cause par la vague antisémite qui déferla à la fin des années 1960 dans son pays et ses déplacements internationaux furent alors plus limités. Il ne put pour cette raison participer à un colloque en 1983 à Paris consacré à Rosa Luxemburg.
11Cette dernière était son principal sujet de recherche, préoccupation des plus risquées sous un régime peu soucieux de laisser se développer une lecture hétérodoxe des partis ouvriers polonais. Tych publia pourtant inlassablement sur Luxemburg et le mouvement ouvrier (notamment russe et polonais, Tych ayant fait – comme Haupt – une partie de ses études à Moscou), non sans démêlés avec le pouvoir [3]. L’entrée « Luxemburgismus » du dernier volume de l’Historisch-Kritisch Wörterbuch des Marxismus souligne le rôle décisif de Tych pour la connaissance et la publication de la correspondance Luxemburg – Leo Jogisches notamment [4]. Parmi ses projets figurait d’ailleurs une importante biographie de ce dernier (longtemps le compagnon de la célèbre révolutionnaire) ouvrage qu’il n’a jamais pu achever. En 1980, il participa avec d’autres grands représentants des études luxembourgistes (Michael Löwy, Claudie Weill…) à la fondation de la société Rosa Luxemburg, qui organise des colloques depuis lors régulièrement à l’échelle internationale. Quelques années plus tard, il proposa, pour un colloque organisé par Ulrike Brummert en liaison avec la SEJ, une mise au point sur la réception de Jaurès en Europe orientale, contribution publiée en français qui demeure précieuse et unique encore aujourd’hui [5].
12Après la chute du régime en 1989-1990, Tych se tourne davantage vers l’histoire du monde juif et devient le directeur de l’Institut historique juif à Varsovie, fonction qu’il occupa presque jusqu’à ses derniers jours. Il ne se désintéressa pas pourtant totalement de l’histoire du socialisme et à plusieurs reprises son aide fut des plus précieuses pour retrouver la trace de textes rares de Rosa Luxemburg. Pour les quatre-vingt ans de l’assassinat de cette dernière, à ma demande et à celle de Lucien Degoy, alors responsable de la rubrique livres du journal l’Humanité, Feliks Tych alla consulter les archives à Varsovie pour nous aider à retrouver la trace d’un texte sur la Révolution française de Luxemburg, texte publié partiellement dans l’Humanité le 15 janvier 2009. À l’été 2010, il m’accueillit à Varsovie où, grâce à lui, nous avons pu récupérer des textes rares de Rosa Luxemburg qui devaient être traduits du polonais et publiés pour la première fois en français dans le volume des éditions Agone, Le socialisme en France (2013). Un mois après la parution de ce volume, Tych, malgré de sérieux problèmes de santé, nous fit l’honneur de sa présence au congrès Rosa Luxemburg tenu à Paris au mois d’octobre 2013. Affaibli, il nous présenta malgré tout sa communication retraçant la trajectoire complexe du « luxembourgisme » dans son pays. Avec émotion, nous avions entendu pour la dernière fois ce témoin majeur des vicissitudes de l’historiographie du socialisme au vingtième siècle.
13Jean-Numa Ducange
Notes
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[1]
Cette continuité a été étudiée dans le livre collectif que nous avons dirigé avec Alain Chatriot, Le gouvernement de la recherche. Histoire d’un engagement politique, de Pierre Mendès France au général de Gaulle (1953-1969), Paris, La Découverte, coll. « Recherches », 2006.
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[2]
À titre personnel, en 1979, recevant le Prix du Concours de la Résistance à Paris, j’avais reçu comme cadeau ces deux volumes. Ils n’ont jamais quitté ma bibliothèque et continuent de beaucoup me servir, comme enseignant et historien.
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[3]
Pour consulter sa bibliographie, voir le site de la société Rosa Luxemburg : http://www.internationale-rosa-luxemburg-gesellschaft.de/
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[4]
Holger Politt, « Historisch-Kritisch Wörterbuch des Marxismus », Berlin, Argument, 2015, p. 1399.
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[5]
Felix Tych, « Jaurès en Europe orientale » dans La France, l’Allemagne et la Deuxième Internationale à la veille de la Première Guerre mondiale, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1989, p. 37-50.