Notes
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[1]
Laura Lee Downs et Stéphane Gerson (dir.), Pourquoi la France ? Des historiens américains racontent leur passion pour l’Hexagone, Paris, Seuil, 2007.
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[2]
S. Hazareesingh, Le mythe gaullien, Paris, Gallimard, 2010, recensé par Philippe Oulmont « La construction du mythe gaullien », Cahiers Jaurès, n°198, octobre-décembre 2010, p. 153-156.
-
[3]
Émile Durkheim, L’Allemagne au-dessus de tout, commentaires de Bruno Karsenti, Paris, Éditions EHESS, 2015.
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[4]
Thaïs Bihour, Lectures, 11 mai 2015, http://lectures.revues.org/17987 ; Mathieu Soyris, La Cliothèque, 21 avril 2015. http://clio-cr.clionautes.org/face-a-la-guerre-ecrits-de-georg-simmel-1914-1916.html#.VbN2MVuROQs
-
[5]
É. Durkheim, L’Allemagne… op. cit., p. 64.
-
[6]
Ibid., p. 69.
-
[7]
Jeffrey Verhey, Der « Geist von 1914 » und die Erfindung der Volksgemeinschaft, Hambourg, Hamburger Edition, 2000.
Une certaine idée de la France
1On rencontre chez les spécialistes de l’histoire de France venus d’outre-Manche ou d’outre-Atlantique une veine littéraire visant à expliciter ce qui les lie à leur objet. Eugen Weber, Steven Kaplan, Theodore Zeldin voire la petite troupe réunie dans le recueil intitulé Why France ? [1] ont plus ou moins récemment nourri un genre qui a son charme. On se délecte de ces aveux où le savant s’abandonne un peu, délaisse ses archives, renonce pour un moment à l’austérité de sa quête, pour dire ses fascinations, ses détestations, ses irritations. Car il en va souvent ainsi : les coups de foudre précèdent les plus amères déceptions. « Il n’y a pas d’amour heureux » dit le poète. C’est cette amère vérité que traduit une nouvelle fois cette « Ma France » à la manière de Sudhir Hazareesingh.
2On savait l’historien britannique excellent connaisseur du XIXe siècle à l’histoire duquel il apporta jadis de robustes études. Comme tous les chercheurs inventifs, Hazareesingh a récemment fait évoluer le périmètre de ses curiosités en investissant l’histoire du XXe siècle. Le livre qu’il a consacré à l’examen du mythe De Gaulle a été à juste titre remarqué [2]. Ce nouvel ouvrage est à la croisée de son cheminement historiographique puisqu’il rapproche les deux historiens qui se concentrent en lui, celui du XIXe siècle et celui du siècle suivant. Les deux siècles sont d’ailleurs insécables tant le second n’a cessé de digérer le premier voire les deux précédents ainsi que le montre avec pertinence Hazareesingh qui n’a pas tort de s’aventurer dans l’histoire intellectuelle des XVIIe et XVIIIe siècles.
3Ce pays qui aime les idées n’est autre qu’une histoire d’un long XIXe siècle qui s’achève sous nos yeux. Comme on le lit chez Perry Anderson, dont Sudhir Hazareesingh partage, avec plus de discrétion et de malice certes, la sévère nostalgie, cette longue agonie d’une french touch forgée chez Descartes et les philosophes des Lumières, entrée dans l’histoire par la porte de la Grande Révolution, cultivée par les historiens du siècle des nationalités et couronnée par l’illusion gaulliste suscite une déploration maîtrisée. Comment se consoler face à une France normalisée, ayant renoncé au bruit et à la fureur sur lesquels elle ne cessa de s’élever et qui eut la réputation de donner au monde un si beau songe ?
4Nous ne sommes pas loin ici du poncif historico-politique présent aujourd’hui parmi tous les conservatismes de droite et de gauche qui occupent la scène politique française. Sudhir Hazareesingh a cependant trop d’intelligence historique pour leur emboîter le pas même s’il lui arrive de trébucher sur un essentialisme et une « culture de la généralité », qu’il dénonce à bon escient, sans parvenir en éviter tout à fait les apories.
5Son livre se présente comme une enquête dont le titre en langue anglaise dit mieux le projet que celui qui a été adopté pour l’édition française : How the French Think : An Affectionnate Portrait of an Intellectual People, littéralement donc Comment les Français pensent : portrait affectueux d’un peuple intellectuel. D’entrée s’affiche une double volonté : scruter comme un savant, aimer comme un amant. En toute orthodoxie scientiste, le défi est presque insurmontable. Comment concilier la quête de vérité et le parti pris sentimental ? Sur ce point, Sudhir Hazareesingh parvient cependant à une justesse de ton qu’il faut louer. Son jugement sur « la-France » est équanime. Il résiste à toute colère ainsi qu’aux excès de l’amour déçu que l’on voit souvent poindre chez Anderson. On sera plus hésitant face à quelques évaluations un peu péremptoires sur certaines figures de la vie intellectuelle où la grandeur est par ici trop chichement monnayée quand ailleurs elle se trouve trop généreusement accordée. Chacun en jugera. Peut-être aurait-il seulement fallu mieux justifier ces goûts.
6Qu’est-ce que l’« esprit français » et où le saisir ? Sudhir Hazareesingh a opéré ses choix. On ne peut lui reprocher. À force d’en étudier les configurations historiques et d’en fréquenter quelques bons et moins bons auteurs, lui aussi s’est peu à peu fait « une certaine idée de la France ». Reste que ses choix en éliminent bien d’autres possibles dont on ne saura rien. Plus ennuyeux, tout, dans cette longue histoire, semble lisse et presque sans accrocs puisque les Français y sont définis comme dépendant d’un stock de références stables et partagées par tous : le cartésianisme, la Révolution française, la République et la souveraineté populaire, le local et le colonial et évidemment les grands intellectuels comme Rousseau, Hugo, Sartre, Camus, sans oublier les grandes figures providentielles, de Napoléon à De Gaulle. À quoi s’ajoutent quelques traits de comportement qu’on pourrait croire extraits d’une psychologie des peuples à l’ancienne, mâtinée de la lecture des aventures d’Astérix le Gaulois. Une absence de taille : le catholicisme et, plus généralement, le religieux, quand tant de place est faite au politique et plus particulièrement au socialisme et au libéralisme sous leurs différentes espèces.
7La stylisation outrancière de l’esprit français est la plus grande faiblesse de l’ouvrage, même si l’auteur reconnaît mezzo voce qu’il existe quelques voix dissonantes sur lesquelles il s’arrête peu. Les intellectuels qu’il retient sont réduits à la petite population qui agace autant qu’elle fascine nos « amis étrangers » et parfois « nous-mêmes » : quelques essayistes en vue, les grands noms d’une histoire intellectuelle trop attendue, de très rares écrivains, quelques figures politiques qui, « jadis », savaient écrire ou exerçaient leur intelligence avec audace. Les « Français » homogénéisés ne penseraient donc qu’au travers de cette poignée d’hommes, car de femmes, il n’en est guère question, sauf sous l’espèce de la compagne d’un grand philosophe de l’après-guerre. La littérature, vite expédiée sur deux siècles, les arts, notamment le cinéma, les sciences, à l’exception de l’histoire traitée d’ailleurs un peu à la diable dans un chapitre très économe de nuances et d’informations, sont placés hors de la pensée. A moins que la France ne s’y soit pas suffisamment distinguée : pourtant les révolutions, les trahisons, les généralisations et les catégorisations abstraites, les répudiations et les ruptures n’en sont pas moins absentes que parmi les auteurs évoqués.
8Ce réductionnisme conduit à nourrir une thèse dont on ne sait d’ailleurs si l’auteur l’épouse tout à fait puisqu’il en fait aussi l’objet de son analyse : le déclin d’une nation. Ce thème éternel depuis la Chute reprend régulièrement des couleurs. Il est deux façons de le traiter : on peut en faire l’objet d’une histoire intellectuelle, on peut aussi tenter d’en illustrer la pertinence. Sudhir Hazareesingh, trop historien et savant pour tomber dans le travers d’un déclinisme très en vogue aujourd’hui, reste dans un entre-deux dommageable à la clarté de son propos.
9Si, dans les dernières pages de son livre, il en vient à concéder la vitalité actuelle de la « pensée française », la perspective sous-jacente à l’ensemble de l’ouvrage est bien que celle-ci est entrée dans une phase de déclin. Après les dames du temps jadis, ce sont les élites culturelles d’autrefois qui ont disparu. La France est devenue un pays comme les autres, parfois même en dessous des autres. Même si dans la conclusion balancée du livre, l’auteur tente de corriger le portrait « affectueux » mais aussi sévère de « l’esprit français » qu’il vient de brosser (ce dernier tente d’apaiser son lecteur inquiet en notant que « des approches et des styles de raisonnement distinctement français continuent d’exister »), on ne peut que s’étonner qu’un tel critique de l’essentialisme soit parfois aussi prêt de défendre l’idée d’une identité nationale réduite à quelques traits, toujours évidemment menacés d’effacement.
10Il serait absurde d’entrer dans une querelle de préséance. La thèse du déclin français suppose une idée saugrenue de la supériorité globale du passé sur le présent, thèse qui n’a proprement aucun sens. Ce que l’on désigne paresseusement, et sous l’empire d’un désenchantement moral dont les ressorts sociaux et politiques doivent être mis au jour, « déclin » n’est autre que le changement du monde. Napoléon, à la tête de sa Grande Armée, ne porte plus les couleurs de la France jusqu’aux portes de l’Asie, Victor Hugo ne publie plus d’alexandrins, l’école s’est ouverte à tous les élèves jusqu’à l’âge de 16 ans, Jean-Paul Sartre ne traite plus les anticommunistes de « chiens » et Michel Foucault ne fait plus l’éloge des imams émancipateurs d’Iran ? Faut-il absolument le regretter ? Dans les sociétés humaines, comme dans la nature, rien ne se perd, rien ne se crée et tout se transforme.
11Il est clair que la France du début du XXIe siècle n’occupe pas la même place dans le monde que celle dont elle était gratifiée il y a un siècle. D’autres puissances – il faut s’en réjouir – ont accédé au développement culturel et économique. La concurrence, le plus souvent pacifiée, entre les nations s’est automatiquement accrue et il n’est pas certain que de nos jours, ainsi que le pensait en son temps Victor Hugo, « sans la France, le monde se sentirait un peu seul ». De même, la figure de l’intellectuel, mi-savant, mi-prophète, née dans une conjoncture particulière où l’accès au savoir était réservé à une toute petite minorité et où l’imprimé était le vecteur dominant de la culture légitime – bien avant internet ! – est aujourd’hui en voie de disparition. Faut-il en conclure que la catastrophe est à nos portes et que la France est en train de disparaître ou qu’elle n’a plus rien à dire au monde ? Il serait imprudent de le penser, sauf à considérer que la mode contemporaine si prisée du ranking suffise à nous éclairer sur l’évolution des nations comme sur les rapports qu’elles entretiennent les unes avec les autres.
12On aurait pu dire jadis, en cette langue philosophico-politique en voie d’extinction, que le bilan de Hazareesingh manque de dialectique. Un historien sait pourtant que les mouvements sont toujours contradictoires et que les généralisations univoques ne nous apprennent jamais grand-chose du monde tel qu’il va. L’auteur fait d’ailleurs de ce travers l’une des caractéristiques majeures de « l’esprit français ». C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles la vieille nation dont certains ont la nostalgie, au prétexte que ce passé disposerait d’une sorte de supériorité morale et intellectuelle sur le présent, est entrée en agonie. En poussant les battants du XXIe siècle, les Français quittent à grand peine un XIXe siècle dont les intellectuels contemporains ont tant de mal à faire leur deuil. Il en va de cet ouvrage comme de « la-France » : aussi séduisant qu’agaçant, aussi prometteur que décevant, aussi contradictoire que cohérent. Tous ces traits divergents contribuent sans doute aussi à rendre la lecture de ce livre passionnante. Nul ne saura résister à son charme paradoxal.
13Sudhir Hazareesingh, Ce pays qui aime les idées. Histoire d’une passion française, Paris, Fayard, 2015, 459 p.
14Christophe Prochasson
La Révolution française, entre la nation et le monde
15« Ainsi s’expliquent sans doute ces vains efforts pour dénier à la Révolution française, précédent dangereux, sa réalité historique ou sa spécificité sociale et nationale. Mais ainsi s’expliquent aussi le tressaillement qu’a ressenti le monde et le retentissement de la Révolution française dans la conscience des hommes. » Ces mots d’Albert Soboul, par lesquels il conclut son ouvrage de 1972, semblent à la fois le fruit d’un moment révolu et le produit d’une actualité brûlante, comme l’atteste l’ouvrage de Jean-Numa Ducange consacré à l’histoire de l’héritage national et international de la « Grande Révolution ». Le livre avance chronologiquement de 1789 à nos jours et traite de quatre thèmes : l’héritage international, la gauche et la révolution, l’histoire et la politique, l’historiographie. Il revisite des parcours qui, s’ils sont parfois connus dans un contexte restreint, n’ont guère jusqu’ici trouvé leur place dans la longue durée. Un des grands apports de ce livre est sans aucun doute l’histoire qui y est retracée de la réception de la Révolution française à travers le monde depuis la fin du XVIIIe siècle : on notera par exemple l’originalité de l’alignement qu’il propose entre l’histoire de la révolution de Louis Blanc, les analyses de Heinrich von Sybel et la restauration Meiji ou l’analyse de la réception d’un Tchang Kai-Chek et celles d’Augustin Cochin dans le même chapitre. Une telle perspective permet de réenvisager un certain nombre de lieux communs sur « la spécificité sociale et nationale », dont parlait Soboul, en France, mais aussi par exemple en Allemagne à travers une relecture du Sonderweg Allemand.
16Des appels se sont fait récemment entendre pour une histoire globale de la Révolution. Mais cette attention, nécessaire, légitime, aux dimensions globales du phénomène ne doit pas nous faire oublier que l’échelle extra-hexagonale de l’analyse a elle-même une longue histoire. Ce livre – et c’est son deuxième apport majeur – nous rappelle fort opportunément que l’histoire internationale de la Révolution commence dès la fin du XVIIIe siècle. À l’instar d’un certain nombre d’initiatives promouvant une histoire globale de la Révolution depuis quelques années, les histoires internationales ont été écrites pour penser l’importance de l’événement – modèle et anti-modèle – au-delà des confins de la France. De Bonald à Staël, de Hugo à Tolstoï, ou de Takahashi à Porchnev et Arendt, au XIXe et au XXe siècle, la Révolution a été rarement analysée comme un phénomène strictement français. Mais cette tendance elle-même doit être mise en perspective. Il va sans dire qu’au XIXe siècle, l’ambition de « globaliser » la révolution allait de pair avec des tentatives visant à renforcer l’échelle nationale. De même, l’histoire Atlantique d’un Palmer et d’un Godechot n’entendait pas tant dépasser la nation en tant que telle que l’intégrer à des logiques économiques, diplomatiques et intellectuelles continentales et transocéanique. Si l’histoire internationale, globale, et même universelle, de la révolution existe donc depuis longtemps, l’ouvrage le rappelle, et c’est légitime, elle n’avait jamais jusqu’ici été opposée à la nation.
17De ce point de vue, nous pouvons nous demander si le dernier chapitre de cet ouvrage qui, reprenant les mots de Marc Bloch, parle d’une « étrange défaite » des études révolutionnaires depuis les années 2000 profite pleinement des leçons offertes dans les chapitres précédents. André Siegfried – le livre ne le souligne-t-il pas ? – déclarait déjà les leçons de la Révolution moribondes dans les années 1930. Si un chapitre de l’histoire transnationale et globale de la Révolution s’est clos dans l’entre-deux-guerres, comme on peut sans doute dire qu’un autre se clôt aujourd’hui, il n’y a pas lieu de parler de « défaite ». Au contraire, et c’est une des leçons de ce livre, depuis 1789, la Révolution a toujours été nourrie du brassage des perspectives, et de conflits historiographiques profonds au sein d’une histoire dite française — et ces conflits sont loin d’être derrière nous.
18Jean-Numa Ducange, La Révolution française et l’histoire du monde. Deux siècles de débats historiques et politiques 1815-1991, Paris, Armand Colin, 2014, 302 p.
19Stephen Sawyer
« Un pathos de la révolution culturelle par la guerre »
20Face au déferlement de violence de la Grande Guerre, de nombreux intellectuels européens se sont sentis dans l’obligation de penser ce conflit, de rendre intelligible ce qui paraissait, à bien des égards, d’une indicible nouveauté. Georg Simmel fut l’un d’eux. Un certain nombre d’articles du temps de guerre de ce père de la sociologie nous sont rendus accessibles par le travail de présentation et de traduction minutieuse de Jean-Luc Évard, longtemps chercheur à la BDIC (Paris) et traducteur de nombreux auteurs allemands, dont Karl Mannheim. Ce n’est pas le seul texte inédit que le Centenaire de la guerre fait remonter à la surface, et il est intéressant de constater que vient de paraître, aux éditions de l’EHESS, un court texte d’Émile Durkheim [3], L’Allemagne au-dessus de tout, qui forme un quasi-diptyque avec le texte de Simmel.
21Les différents articles de Simmel, publiés entre 1914 et 1916, peuvent paraître hétéroclites au premier abord du point de vue thématique, d’autant qu’ils n’ont pas été classés dans l’ordre chronologique. Il en ressort, pourtant, une impression de cohérence très forte. Des recensions précédentes [4] ont montré comment Simmel s’insérait dans un débat philosophique de long terme, allemand et européen, et Jean-Luc Évard insiste longuement en postface sur le rapport avec Bergson et sur le dialogue brisé des deux intellectuels. Il est possible de faire une lecture plus historique de ces textes, autour de trois thématiques qui irriguent la pensée du philosophe. Car comme le texte de Durkheim, ceux de Simmel s’efforcent de penser la guerre comme nouveauté inédite. Et si le sociologue français, à travers l’analyse de la pensée de Heinrich von Treitschke, montre que la guerre est la conséquence logique de la vision allemande de l’État – qui est placé au-dessus (über) de tout [5] – Simmel s’intéresse moins à l’explication des causes de la guerre qu’à la description de ses manifestations et à l’anticipation de ses conséquences éventuelles.
22La première thématique est une reformulation, à peine masquée, des « idées de 1914 ». L’Allemagne, au moment du déclenchement du conflit, vit un moment de mobilisation culturelle très forte, que l’on désigne sous les termes d’« expérience d’août » (Augusterlebnis) ou plus largement « d’idées de 1914 » ou encore « esprit de 1914 ». Il ne s’agit pas, à proprement parler, de la description du ralliement des partis politiques au vote des crédits de guerre, que l’on appelle « trêve des partis » (Burgfrieden), mais elle s’approche de l’idée d’« Union sacrée » à la française, plus large. Ces idées sont relativement simples à résumer : l’entrée en guerre marque une révolution majeure pour le pays, la possibilité de terminer à l’intérieur ce qui avait été fait à l’extérieure par Bismarck : l’unité nationale. Le ralliement des socialistes et, dans une moindre mesure, des catholiques, représentent pour le camp national et impérial la réalisation d’un fantasme : le peuple allemand, uni, enfin, au-delà des « déchirures » qui auraient marqué l’Empire. Les « idées de 1914 » sont ainsi résumées par le slogan de Guillaume II, prononcé en août 1914 : « Je ne connais plus de partis, je ne connais que des Allemands ». Elle s’accompagne parfois – souvent – d’une vision du déclenchement de la guerre où l’Allemagne n’aurait pas la responsabilité principale, car elle aurait mené une guerre « de défense ».
23Le texte de Simmel, de ce point de vue, est paradigmatique : même s’il dénonce, en quelques lignes, l’horreur de cette guerre pour les hommes, chaque texte laisse voir non pas une excitation, mais un espoir, profond, de rédemption de l’Allemagne par la guerre. Pour Simmel, 1914 doit venir compléter 1870 (p. 61). Et il est d’ailleurs intéressant de retrouver, dans certaines analyses du philosophe, des idées assez proches de celles de Heinrich von Treitschke, qu’analyse Durkheim dans son essai L’Allemagne au-dessus de tout. Car pour Simmel, la guerre est une rédemption du temps de paix, un moment historique qui rompt la « non-histoire » des années précédentes : « Nous avions vécu soit en deçà, soit au-delà de l’histoire telle qu’en elle-même » (p. 53). Ces analyses tombent sous le coup de la critique d’un Durkheim, qui estime que les intellectuels allemands sont incapables de s’accoutumer aux temps de paix [6]. Nouveauté, régénération, changement profond, Simmel n’a de cesse que de montrer que les « jours grandioses » (p. 50) de la guerre sont riches de potentialités, de « grandes espérances » (p. 10).
24Quel doit être le sens de ces changements ? Simmel reste assez vague, par précaution, ne voulant pas se faire oracle. Mais une évolution, à ses yeux, est déjà à mettre au profit de la guerre : le peuple allemand est enfin devenu une communauté. La « communauté de buts » a recouvert la « somme de sujets individuels » (p. 36) ; « d’un coup d’un seul, l’individu s’est fondu dans le tout » (p. 51). Il s’agit d’une lecture mythique – les antagonismes de la société allemande se reproduisent aux armées et ne tardent pas à béer avec les sacrifices inouïs du combat – et Simmel rêve, comme beaucoup, à cette unité allemande, cette « communauté » (Gemeinschaft) dont le mythe a irrigué le nationalisme allemand puis nazi, étudié par Jeffrey Verhey [7]. Jean-Luc Évard propose une clef de lecture : les origines juives de Simmel et l’antisémitisme dont il a été l’objet à l’université allemande, le pousse à espérer, comme beaucoup de ces coreligionnaires, que la guerre sera la dernière étape de l’intégration des juifs allemands dans la communauté nationale (p. 100).
25Si la guerre est une rédemption, c’est bien que l’Allemagne attendait une forme de changement profond. C’est la deuxième idée fondamentale de Simmel. Le philosophe n’a de cesse de nommer le mal dont est affligé son pays : le « Mammonisme » (p. 54, p. 74), l’adoration du « Veau d’or » (p. 55), plus simplement, le matérialisme (p. 61). Sa forme est simple : l’adoration de l’argent, le recouvrement de la culture de l’esprit par celle de la technique, la domination des moyens sur les fins. La guerre permet, par la dureté de son expérience, de revenir à l’essentiel (p. 16, 33, 64). Elle interrompt la longue période de paix et de « confort » (p. 35). Simmel, s’il admire les succès économiques de l’Allemagne impériale, son industrialisation, ses innovations, regrette, profondément, l’appauvrissement intellectuel qu’il estime aller de pair. Les années 1870-1914 n’ont, fondamentalement, pas eu de style ; alors qu’il y a à attendre de l’Allemagne qui vient, un « grand style » (p. 65).
26Le sociologue, poussant encore plus loin son adhésion à cette Allemagne qu’il « aime » (p. 60) défend l’idée, bien répandue dans les cercles nationalistes de l’époque, et au-delà, que le conflit mondial est une guerre de pure défense (p. 19, 59, 69).
27L’ensemble de ces idées forme un exemple très cohérent des « idées de 1914 ». Si Simmel n’a pas signé le « manifeste des 93 » d’octobre 1914, cet « appel au monde civilisé » qui visait à répondre aux accusations d’atrocités, ses textes portent la trace d’une mobilisation culturelle forte. Le texte du philosophe peut donc être lu de manière historique : le commentaire de Jean-Luc Évard montre le raidissement des relations avec Bergson, qui dénonce, très tôt dans la guerre, le « cynisme » allemand. Ce divorce permet de comprendre une certaine entrée en guerre des intellectuels, de chaque côté du Rhin.
28Dans le même temps, et c’est la troisième idée fondamentale des textes de Simmel, l’auteur arrive à s’extraire du contexte immédiat, pour faire —œuvre de fulgurance, de « lucidité » (p. 97). Il le fait lorsque, délaissant la question de la guerre comme rédemption et accoucheuse d’une nouvelle Allemagne, il aborde la question de l’américanisation de l’Europe, notamment dans les articles « L’idée d’Europe » ou « L’Europe et l’Amérique » (1915). Dans ces deux essais surprenants, qui pourraient, de manière superficielle, entrer en contradiction avec le ton très patriotique des autres articles, le sociologue défend une idée simple : le couple franco-allemand, si ce n’est toute la maison Europe, en menant une guerre fratricide, ouvre les bras à la domination des États-Unis. Simmel se fait volontiers concret : l’Europe achète des armes à l’Amérique, armes qui sont réduites en poussière, pendant que les États-Unis récupèrent l’argent européen (p. 22). Et finalement, cette guerre est une guerre de « voisins de palier » qui « mettent le feu à tout l’immeuble, leur propre demeure » (p. 26). Simmel a beau attribuer l’origine de l’Europe à « l’âme allemande » (p. 13), il n’en défend pas moins l’idée que cette guerre pavera la victoire de la domination américaine.
29L’apparente contradiction entre ces thématiques – l’une radicale, proche des « idées de 1914 », l’autre modérée, défendant l’Europe comme maison commune – montre en réalité la nuance de la pensée de Simmel, qui se sentait, comme intellectuel, en devoir de penser les enjeux de cette guerre nouvelle. Se faisant, il donne à voir ses moments d’errements comme ses anticipations, dans un contexte de tension extrême. Si Simmel méconnait largement la guerre en train de se faire – percevant dans le conflit « un flux de vie » (p. 35), alors qu’il est un flux de morts, et un flux massif – il parvient à en saisir certaines potentialités. C’est donc à bon droit que Jean-Luc Évard désigne le texte de Simmel comme relevant d’un véritable « pathos de la révolution culturelle par la guerre » (p. 103).
30Georg Simmel, Face à la guerre. Écrits 1914-1916, édition, traduction et postface de Jean-Luc Évard, Paris, Éditions de la rue d’Ulm, 2015, 119 p.
31Nicolas Patin
L’historien Henri Pirenne au travail
32Marc Bloch relate cette anecdote à propos d’Henri Pirenne dans Apologie pour l’Histoire : en accompagnant l’historien belge à Stockholm, celui-ci à leur arrivée lui propose d’aller visiter l’hôtel de ville tout neuf et devançant les questions de Bloch, il lui dit : « Si j’étais antiquaire, je n’aurais d’yeux que pour les vieilles choses. Mais je suis historien. C’est pourquoi j’aime la vie. » C’est ce que dévoile aussi la réédition de l’Histoire de l’Europe, publiée une première fois après la mort de Pirenne, par son fils Jacques en 1936. Arrêté en 1916 par les Allemands puis emprisonné jusqu’en 1918, l’historien belge a continuellement travaillé à ses recherches durant sa captivité. Cette histoire de l’Europe, avant tout économique, ne devait être qu’un brouillon comme il le précise lui-même en 1917 : « Je fais la conversation avec mon manuscrit. Nous nous entendons très bien. Il sait que je le jetterai au feu quand la paix sera venue » (préface, p. XXVIII). Mais ce qui ne devait au départ n’être qu’une ébauche s’est transformé en vrai livre narrant l’histoire du continent de l’Antiquité à la Renaissance, en explorant une méthode historique destinée à faire date et à influencer les historiens français de l’école des Annales.
33L’édition présente, établie avec brio et précision par Jean-Pierre Devroey et Arnaud Knaepen, tous deux historiens belges, nous permet de comprendre comment ce manuscrit a été écrit par Pirenne, les conditions de sa réalisation, les sources dont il disposait et l’intérêt qu’il y portait. Le texte est complété par les Souvenirs de captivité en Allemagne, qui portent sur la période de mars 1916 à novembre 1918. L’ensemble est doté d’un appareil critique remarquable, qui corrige les erreurs des propos de l’historien captif, mais nous renseigne également sur le parcours de l’auteur durant cette période, corrigeant aussi quelques légendes durables comme le fait que Pirenne aurait écrit de mémoire l’ensemble de l’ouvrage, alors qu’il a pu disposer de plusieurs ouvrages durant sa captivité. On peut donc voir comment un historien, dans des conditions difficiles, travaille, construit sa recherche et se dote d’un emploi très élaboré pour tromper l’ennui de la détention. L’ensemble en fait un ouvrage passionnant, aussi bien pour les férus d’histoire médiévale qui pourront y lire une fresque remarquablement bien écrite, que pour les historiens contemporains attentifs au parcours de Pirenne durant la Première Guerre mondiale comme à l’étude du dispositif intellectuel qui a permis la construction d’une — œuvre novatrice dans l’historiographie. Malgré la détention, les doutes et le deuil causé par la perte d’un de ses fils au combat, Henri Pirenne a poursuivi son — œuvre d’historien humaniste si attaché à la vie comme il le soulignait à Marc Bloch. Dans l’avant-propos de son Histoire de l’Europe, il précisait encore en 1917 : « Il faut absolument que je réagisse. « Il y a des gens » m’a écrit ma chère femme, « qui se laissent abattre par le malheur et d’autres que le malheur trempe. Il faut vouloir être de ces derniers ». Je vais essayer pour elle et pour moi. » (p. 4). Cette édition en deux volumes nous prouve qu’il y est remarquablement parvenu.
34Henri Pirenne, Histoire de l’Europe éditée d’après les carnets de captivité (1916-1918), préface et édition critique par Jean-Pierre Devroey et Arnaud Knaepen, Bruxelles, éditions de l’Université de Bruxelles, 2014, 2 vol., 1040 p.
35Benoît Kermoal
Maurice Lachâtre, éditeur socialiste
36Spécialiste des sciences du langage, François Gaudin offre la biographie de Maurice Lachâtre, auquel il a déjà consacré plusieurs ouvrages, sous le titre Maurice Lachâtre, éditeur socialiste (1814-1900) ; ce livre, issu d’une thèse de doctorat dirigée par Jean-Yves Mollier et soutenue en octobre 2004, est édité à Limoges, par les éditions Lambert Lucas. Comptant 432 pages de texte, il comprend un index des noms propres et une « bibliographie » de douze pages, dans laquelle figurent les sources imprimées, les sources manuscrites ne figurant que dans les notes. Sans être tout à fait un inconnu, ainsi que François Gaudin le qualifie – nombre d’historiens contemporanéistes savent sans doute qu’il fut le premier éditeur de la traduction française du Capital –, Maurice de la Châtre, authentique possesseur d’un titre de baron d’Empire reçu après la mort de son frère aîné, ultérieurement devenu Maurice Lachâtre, n’a pas laissé un nom de premier plan. Aussi François Gaudin a-t-il dû déployer des qualités de fin limier et, on l’imagine, une grande persévérance pour reconstituer sa vie privée – quelque peu complexe, puisqu’il eut concomitamment deux ménages, deux familles –, et son parcours professionnel d’éditeur militant, un éditeur doublé d’un redoutable entrepreneur ne perdant jamais de vue ni ses idéaux politiques ou sociaux ni ses propres intérêts.
37François Gaudin suit chronologiquement la vie de Maurice Lachâtre, de manière très stricte, trop stricte parfois, car cela peut l’amener à dissocier des éléments qui auraient peut-être gagné à être rapprochés. Le lecteur saisit donc le jeune Maurice, à sa naissance à Issoudun. Son père, petit seigneur d’Ancien Régime, s’était engagé dans les armées révolutionnaires, avait appartenu à l’état-major de Napoléon, avait été nommé baron d’Empire en 1810. On suit l’enfant dans sa scolarité entamée à l’école mutuelle d’Issoudun, poursuivie au prytanée de La Flèche, puis à Saint-Cyr, d’où il fut renvoyé en mars 1831, avec treize autres élèves, pour un motif demeuré obscur. En mars 1832, le jeune homme, qui n’avait pas encore 18 ans, figurait dans les rangs du 2e Chasseurs d’Afrique (devait-il rembourser ainsi ses études à La Flèche ?, l’auteur ne le précise pas) et partit pour l’Algérie, où Abd-el-Kader avait déjà entrepris son combat contre la France. Il quitta l’armée en octobre, le jour de ses 18 ans, ayant atteint le grade de brigadier et étant muni d’un certificat attestant qu’il avait reçu des « blessures de guerre » et accompli « une action d’éclat ». Le jeune ex-militaire se fit alors instituteur, puis colporteur, fréquenta des saint-simoniens et, en 1839, entama une activité d’éditeur qui l’occupera durant toute sa vie, puisque, entre 1839 et 1899, Lachâtre créa huit entreprises, dont certaines fonctionnèrent d’ailleurs simultanément.
38Entrepreneur, Lachâtre se montrait dur en affaires – ce qui ne l’empêchait pas de savoir faire preuve d’une authentique générosité – et réussit à acquérir de belles propriétés (Les Jardies, autrefois propriété de Balzac et que Gambetta acquerra ultérieurement ; Arbanats, en Gironde). Mais il voulait aussi diffuser ses idéaux socialistes, saint-simoniens tout d’abord, puis icariens, plus tard proudhoniens ; ultérieurement, il est communard et anarchiste. Il était animé d’un anticléricalisme profond, souhaitait la séparation des Églises et de l’État, se rattachait à la libre pensée, tout en étant spirite (il était lié avec Allan Kerdec), ce qui n’était pas complètement exceptionnel à l’époque ; il souhaitait le règne de la République, de la démocratie, de la justice et faisait preuve d’un précoce féminisme. Éditeur, durant toute sa vie il tint à publier des auteurs dont les écrits correspondaient à toutes ces valeurs. À son catalogue figurent Louis Blanc, Proudhon, Marx… Mais Lachâtre était aussi lié à des romanciers et publia des ouvrages d’Alexandre Dumas, d’Eugène Sue, dont il était très proche, plus tard, d’Hector France.
39Sous la Seconde République, il créa des journaux : La Tribune de la Gironde, Le Peuple souverain, d’autres titres suivront plus tard. Il donna libre cours à son anticléricalisme en publiant une Histoire des papes, livre de son cru, fait de compilations diverses, dont le sous-titre en dit long : Mystères d’iniquité de la cour de Rome. Crimes, meurtres, empoisonnements, parricides, adultères, incestes, débauches et turpitudes des pontifes romains depuis saint Pierre jusqu’à nos jours. L’ouvrage, qui connut plusieurs éditions, demeura longtemps fort apprécié dans les milieux libres penseurs. Dans le même esprit, Lachâtre publia une trentaine d’années plus tard une traduction du Manuel des confesseurs de Mgr Bouvier, traité de théologie morale, rédigé en latin et utilisé dans les grands séminaires, avec un certain nombre de réserves et de précautions, ce que ne précise pas François Gaudin, qui n’établit pas non plus de parallèle entre les préoccupations de l’évêque du Mans et l’importance accordée par les médecins aux comportements sexuels : durant tout le XIXe siècle, le nombre des rééditions et réimpressions du traité sur l’onanisme du célèbre Tissot dépasse largement celui du manuel de Mgr Bouvier. La traduction du manuel – l’identité du traducteur est incertaine, ce ne fut pas Lachâtre lui-même – et les commentaires de celui-ci, donnèrent à ce poussiéreux ouvrage un parfum de luxure et de pornographie. Suivirent Les Mystères du confessionnal, comprenant ce manuel de Mgr Bouvier et divers autres textes.
40Mais la vraie spécificité de Lachâtre fut sa passion pour les dictionnaires et sa conviction que ce type de livres permettait à un lectorat populaire d’accéder à une véritable culture marquée au coin d’une doctrine politique. Le XIXe siècle compta de nombreuses entreprises en matière de dictionnaires, François Gaudin les connaît toutes et ne manque pas d’établir les liens entre Lachâtre et ses concurrents, Larousse notamment. Mais on aimerait parfois que la comparaison, ou la confrontation, fût davantage engagée entre le grand — œuvre de Pierre Larousse (son Grand Dictionnaire universel) et tel ou tel dictionnaire de Lachâtre. Celui-ci publia successivement, toujours en livraisons, le Dictionnaire universel, lourdement condamné en 1858, essentiellement à cause d’une grosse quinzaine d’articles (voir p. 182), le Nouveau Dictionnaire universel, lancé en 1865, la Nouvelle Encyclopédie nationale, en 1870, le Dictionnaire-Journal, entamé en 1888, enfin le Dictionnaire Lachâtre dont la publication commença peu avant la mort de Lachâtre. La nomenclature de chacun de ces ouvrages est passée au crible par François Gaudin, qui étudie plus précisément la teneur de certains articles.
41Cette vie professionnelle fut entrecoupée par des épisodes militants en 1848, 1851. Il se serait battu en 1870-1871, mais les informations précises manquent pour cette année terrible, de même que pour 1851 d’ailleurs. Ce qui est sûr, c’est que Lachâtre connut l’exil, une première fois sous l’Empire, après sa condamnation ; il vécut en Catalogne de 1858 à 1864. Le 9 octobre 1861, se déroula d’ailleurs à Barcelone le dernier autodafé que connut cette ville ; furent jetés sur un bûcher plusieurs ouvrages d’Allan Kardec et d’autres auteurs spirites que Lachâtre entendait diffuser. Caché à Paris après la Commune, Lachâtre parvint à gagner Saint-Sébastien, mais il dut quitter l’Espagne pour Ixelles (Belgique) ; expulsé, il s’installa en Suisse, à Vevey, avant de gagner l’Italie. Comme nous l’avons dit plus haut, sa vie privée fut quelque peu compliquée et la famille légitime n’admit jamais l’existence de la concubine de Lachâtre et de ses enfants naturels, dont l’histoire est relatée à la fin de l’ouvrage. On trouvera également dans ce dernier chapitre ce qui se rapporte à la mort de Lachâtre, son souci psychologiquement très intéressant de retrouver l’orthographe originelle de son nom, sa volonté d’être incinéré, décision rarissime à cette époque mais relativement en vogue chez les anciens communards libres penseurs.
42Tout au long des 432 pages de texte, François Gaudin ne suit pas seulement les activités de Lachâtre. Il s’intéresse de très près aux membres des réseaux auxquels il appartenait, à ses collaborateurs, notamment pour les dictionnaires, à ses amis, ses soutiens. Il étudie de manière très détaillée le montage de ses diverses entreprises, les contrats signés avec les auteurs. Tout ce qui a trait à la traduction et à l’édition du Capital est exposé en détail. De nombreux documents, reproductions de lettres, de portraits, de frontispices sont inclus dans le livre qui forme un ensemble d’une grande érudition. Cette biographie de Lachâtre n’appartient pas à la catégorie des biographies qui se lisent comme des romans (même si elles ne sont pas romancées). Il s’agit plus d’un instrument de travail, instrument précieux, indispensable même, pour tous les historiens souhaitant mieux connaître les milieux militants du second dix-neuvième siècle. Outre les noms déjà cités, on y retrouve maintes personnalités célèbres (Blanqui, Pyat, Vallès…) et d’autres moins connus (Vinçard, Revillon…) ; quant à tous ceux qui étaient inconnus jusque-là, grâce aux recherches de François Gaudin, ils ne le sont plus désormais. Plus étonnant, dans les relations de Lachâtre, figurent des hommes appartenant à son milieu social d’origine, par exemple le général Wimpffen, connu à Saint-Cyr ; plus étonnant encore, voire choquant – en tout cas, ce le fut pour certains de ses contemporains –, Lachâtre n’hésita pas, en 1854, à solliciter un proche de Napoléon III qu’il avait rencontré alors qu’il n’était encore que Louis-Napoléon Bonaparte, en 1840, et dont il avait édité l’Analyse de la question des sucres en 1842 et la Réponse à M. de Lamartine en 1843. Ainsi se dévoile un côté quelque peu opportuniste du personnage, qui n’en constitue pas l’aspect le plus sympathique, pas plus d’ailleurs que sa tendance à éditer des ouvrages d’un faible intérêt intellectuel ou littéraire, mais de nature à attirer des lecteurs et donc des acheteurs, attitude qui n’est pas sans rappeler (lointainement) – car on ne peut malgré tout mettre les deux hommes sur le même plan – celle d’un éditeur polygraphe de la génération suivante : Léo Taxil.
43François Gaudin, Maurice Lachâtre, éditeur socialiste (1814-1900), Limoges, Lambert-Lucas, 2014, 470 p.
44Jacqueline Lalouette
Notes
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[1]
Laura Lee Downs et Stéphane Gerson (dir.), Pourquoi la France ? Des historiens américains racontent leur passion pour l’Hexagone, Paris, Seuil, 2007.
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[2]
S. Hazareesingh, Le mythe gaullien, Paris, Gallimard, 2010, recensé par Philippe Oulmont « La construction du mythe gaullien », Cahiers Jaurès, n°198, octobre-décembre 2010, p. 153-156.
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[3]
Émile Durkheim, L’Allemagne au-dessus de tout, commentaires de Bruno Karsenti, Paris, Éditions EHESS, 2015.
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[4]
Thaïs Bihour, Lectures, 11 mai 2015, http://lectures.revues.org/17987 ; Mathieu Soyris, La Cliothèque, 21 avril 2015. http://clio-cr.clionautes.org/face-a-la-guerre-ecrits-de-georg-simmel-1914-1916.html#.VbN2MVuROQs
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[5]
É. Durkheim, L’Allemagne… op. cit., p. 64.
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[6]
Ibid., p. 69.
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[7]
Jeffrey Verhey, Der « Geist von 1914 » und die Erfindung der Volksgemeinschaft, Hambourg, Hamburger Edition, 2000.