Notes
-
[1]
Pierre Brizon, Ernest Poisson, La coopération, in Adéodat Compère-Morel (dir.), Encyclopédie socialiste, syndicale et coopérative de l’Internationale ouvrière, Paris, Aristide Quillet, 1913.
-
[2]
Patricia Toucas, Les coopérateurs. Deux siècles de pratiques coopératives, sous la direction de Michel Dreyfus, Paris, Éditions de l’Atelier, 2005, p. 31.
-
[3]
Janet Horne, « L’antichambre de la Chambre : le Musée social et ses réseaux réformateurs, 1894-1914 », in Christian Topalov (dir.), Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France, 1880-1914, Paris, Éditions de l’École des Hautes études en sciences sociales, 1999, pp. 121-140.
-
[4]
M. Dreyfus, Financer les utopies. Une histoire du Crédit coopératif, (1892-2013), Aix en Provence, Actes Sud/IMEC, 2013.
-
[5]
Marc Pénin, Charles Gide, 1847-1932 : l’esprit critique, Paris, L’Harmattan, Comité pour l’édition des œuvres de Charles Gide, 1997.
-
[6]
William Pascoe Watkins, L’Alliance coopérative internationale 1895-1970, Londres, ACI, 1971, p. 11. Cet ouvrage est fort utile sur l’histoire de l’ACI, en dépit de l’absence de tout appareil critique.
-
[7]
Beatrice Potter-Webb, La coopération en Grande-Bretagne, Paris, Cornely, 1905, in AISCD, 1977, pp. 264-265, cité par Jean-François Draperi, La République coopérative. Théories et pratiques coopératives aux XIXe et XXe siècles, Bruxelles, Larcier, 2012, pp. 139-140, que je suis ici.
-
[8]
La Critica sociale, 20 octobre 1891, pp. 233-236, cité in Maria Grazia Meriggi, « Coopératives, mutuelles et mouvement social en Italie, de l’Unité italienne à la Seconde Guerre mondiale », Vie sociale, n° 2, 2014.
-
[9]
La cooperazione al congresso di Reggio Emilia, 16 octobre 1893, pp. 308-309, cité in ibid.
-
[10]
La Critica sociale, 16 novembre 1893, cité in ibid.
-
[11]
La Critica sociale, 1905, p. 197 et suivantes, cité in ibid., que je suis ici.
-
[12]
Christian Mutschler, « Les relations entre coopératives et syndicats », Le Mouvement socialiste, avril-mai-juin 1911.
-
[13]
Georges Haupt, L’historien et le mouvement social, Paris, Maspero, 1980.
-
[14]
Notice par Jacques Droz, in Jacques Droz (dir.), Allemagne. Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier international, collection Jean Maitron, Paris, Éditions Ouvrières, 1990, pp. 171-172.
-
[15]
J.-F. Draperi, La République coopérative…, op. cit., p. 138 ; P. Brizon, E. Poisson, La coopération…, op. cit., pp. 559-568.
-
[16]
M. Dreyfus, Financer les utopies.., op. cit., pp. 54-56.
-
[17]
W. P. Watkins, L’Alliance…, op. cit., p. 34.
-
[18]
Ce que relèvent Pierre Brizon et Ernest Poisson, in La coopération…,, op. cit., p. 463. Cf. également Jean Gaumont, Histoire générale de la coopération en France, Paris, FNCC, 1923, tome 2, p. 645.
-
[19]
Cité par W. P. Watkins, L’Alliance…, op. cit., p. 43 et 53.
-
[20]
Ibid., p. 36.
-
[21]
P. Brizon, E. Poisson, La coopération…, op. cit., p. 465.
-
[22]
J. Gaumont, Histoire générale…, op. cit., p. 648-649.
-
[23]
Des statistiques très précises, mais qui demandent à être vérifiées, se trouvent in P. Brizon, E. Poisson, La coopération…, op. cit., ainsi que dans J. Gaumont, Histoire générale…, op. cit.
-
[24]
W. P. Watkins, L’Alliance…, op. cit., pp. 60 et 65.
-
[25]
J. Gaumont, Histoire générale…,, op. cit., p. 600.
-
[26]
P. Brizon, E. Poisson, La coopération…, op. cit., pp. 470-473.
-
[27]
J. Gaumont, Histoire générale…, op. cit., p. 663.
-
[28]
J. Gaumont, Histoire générale…, op. cit., p. 668.
-
[29]
Cité par W. P. Watkins, L’Alliance …, op. cit., p. 93.
-
[30]
P. Brizon et E. Poisson, La coopération…, op. cit., pp. 477-486, lui accordent la part du lion dans leur historique du congrès de Hambourg.
-
[31]
J.-F. Draperi, La République coopérative…, op. cit., pp. 131-140.
-
[32]
Christian Mutschler (1871-1943) est un coopérateur français.
-
[33]
Sur cette question, je suis J.-F. Draperi, La République coopérative…, op. cit., pp. 137-139.
-
[34]
Critica sociale, 16 août 1910, pp. 254-255. Cité par M. G. Merrigi, « Coopératives, mutuelles et mouvement social … », art. cit.
-
[35]
Outre la communication de Marion Fontaine, je me permets de renvoyer à Michel Dreyfus, « The Emergence of an international Trade Union Organization (1902-1919) », in Marcel van der Linden (ed.) The International Confederation of free Trade Unions, Berne, Peter Lang, 2000, pp. 25-71.
-
[36]
Bernard Gibaud, « The Mutualité Française and the First International Congresses of Mutual Benefit Societies » et Michel Dreyfus, « The Labour Movement and Mutual Benefit Societies : Toward an International Approach », in M. van der Linden (ed.), en collaboration avec M. Dreyfus, B. Gibaud, Jan Lucassen, Social Security Mutualism. The Comparative History of Mutual Benefit Societies, Berne, Peter Lang, 1996, pp. 657-683.
1L’Association coopérative internationale (ACI) a été fondée en 1895, donc six ans seulement après la constitution de la deuxième Internationale. En 1913, l’Encyclopédie, socialiste, syndicale et coopérative [1] publiée par Compère-Morel présente un panorama général de la coopération qui intègre cette dernière dans l’activité du mouvement socialiste. Cette proximité affichée ne doit pas faire oublier que l’ACI et la deuxième Internationale sont assez différentes dans leurs programmes, comme dans leurs composantes, leurs sections nationales. Leur histoire comparée permet de pointer ces différences. Pour comprendre la nature de l’ACI jusqu’en 1914, il faut d’abord brièvement évoquer ce qu’ont été les rapports entre les coopérateurs et le socialisme utopique puis avec la Première Internationale, avant d’examiner les cas de l’Allemagne, de la Grande-Bretagne, de la France et de l’Italie, et la complexité des rapports de la coopération avec le mouvement socialiste à la fin du XIXe siècle. La variété politique, économique, sociale et culturelle de ces quatre pays explique la diversité de leurs mouvements coopératifs. Leur travail en commun au sein d’une même organisation, l’ACI, a duré moins de deux décennies : ce temps était bien trop court pour surmonter de telles différences. Toutefois, l’ACI et la deuxième Internationale étaient engagées dans un processus de rapprochement à la veille de la Grande Guerre.
Coopération, socialisme utopique et Première Internationale
2Durant les années 1820-1850, le socialisme utopique s’appuie essentiellement sur les associations ouvrières qui se consacrent à la production, en Grande-Bretagne et en France. Les idées défendues par le patron britannique Robert Owen jusqu’en 1825 ont une influence primordiale. Revenu alors des États-Unis en Grande-Bretagne, Robert Owen se préoccupe d’organiser les ouvriers sur le plan syndical et ne s’intéresse plus guère à la coopération. Mais ses idées font leur chemin ; en 1864, les Equitable Pionniers de Rochedale, qui s’inspirent de sa pensée sont près de 5000. En France, la naissance de la coopération de production n’est pas seulement une réaction aux excès de la révolution industrielle. D’abord parce que cette dernière s’y développe plus tard qu’en Grande-Bretagne, ensuite parce qu’en raison de la loi Le Chapelier (1791), la coopération de production est, avec les sociétés de secours mutuels, la seule forme d’organisation où le monde du travail peut pratiquer la solidarité [2]. Les choses se passent autrement en Prusse où la coopération prend son envol à partir de l’organisation du crédit. Cette histoire est symbolisée par les noms de Schulze-Delitzsch, issu de la bourgeoisie urbaine et de Raiffaisen, venu de la paysannerie aisée.
3Une nouvelle étape s’ouvre avec la création de la Première Internationale, l’AIT. On le sait, sa brève histoire s’organise largement à travers le conflit qui y oppose marxistes et proudhoniens. Au sein de sa section française, ces derniers sont d’abord majoritaires mais à partir de 1868, ils sont peu à peu supplantés par les marxistes ; il en va de même dans les autres sections de l’AIT. Or, Marx condamne la coopération. Certains dirigeants de l’AIT, allemands, belges, français – Varlin est le plus connu – et suisses la défendent, mais en raison de l’influence grandissante de Marx, la majorité de l’organisation prend ses distances avec la coopération de production. En revanche, une partie de ses membres continue de soutenir la coopération de consommation, et ceci pour deux raisons. Tout d’abord, n’ayant pas besoin de capitaux, la coopération de consommation n’a pas à se « compromettre » pour les obtenir. Ensuite, le coopérateur étant censé représenter l’intérêt général, il est possible, théoriquement du moins, de voir dans la coopération un élément unificateur et mobilisateur pour le monde du travail. Mais cette période est courte. L’essor de l’AIT est brisé par la guerre de 1870 puis par la répression qui met fin à la Commune et elle disparaît de la scène six ans plus tard.
Le mouvement coopératif en Europe à la fin du xixe siècle
4Un premier congrès coopératif international est préparé à Paris en 1867 par des coopérateurs allemands, britanniques, français et italiens mais il est interdit au dernier moment, en raison des idées pacifistes de ses organisateurs que le pouvoir impérial redoute. Après diverses tentatives de rencontres internationales, notamment en 1869 à Londres, se constituent dans les décennies 1880-1890 des organisations coopératives nationales : leur apparition coïncide avec celles des socialistes, des syndicalistes et des mutualistes dans la plupart des pays d’Europe. Leur physionomie est contrastée. D’abord, de nombreuses coopératives sont implantées dans le monde rural, comme c’est le cas en Allemagne, en France, en Italie et en Suisse. Mais elles progressent aussi peu à peu en milieu urbain. Ensuite la coopération agricole, la coopération de production et la coopération de consommation reposent sur des fondements idéologiques différents : ainsi en France, outre le socialisme utopique, il faut compter avec les influences chrétiennes (Frédéric Le Play), libérales (Frédéric Bastiat) et radicales ou solidaristes (Léon Bourgeois). Cette diversité se manifeste également dans la coopération bancaire, comme on le voit dans ces quatre pays. C’est dire combien les composantes de l’ACI sont variées ; les socialistes sont loin d’en être les seuls inspirateurs.
5Ainsi, il existe en France quatre organisations dans le champ de la coopération de production : la Société pour la participation aux bénéfices, l’Union coopérative, la Chambre consultative des associations ouvrières de production et le Musée social, fondé en 1895, grâce au mécénat du comte de Chambrun. Charles Robert, un des responsables du Musée social, est très introduit dans cette branche de la coopération où il y occupe de multiples responsabilités ; il appartient à son « aile la plus conservatrice [3] » celle qui connaît une relative réussite économique. Le fait qu’il soit au congrès de Londres le porte-parole des quatre organisations françaises montre que le mouvement coopératif n’est pas seulement influencé par les socialistes. Charles Robert joue un rôle important dans l’ACI à ses débuts mais meurt peu après en 1899. Jusqu’à la Grande Guerre et même après, la coopération de production est proche du Parti radical sur le plan idéologique [4]. Mais en France, la coopération de consommation est beaucoup plus puissante que sa rivale. Son théoricien le plus important est Charles Gide. Président depuis 1902 de l’une des deux organisations nationales des coopératives de consommation, la Bourse des coopératives socialistes, il ne cesse de militer ensuite pour l’unification du mouvement coopératif français. Il arrivera à ses fins en 1912 avec la création de la Fédération nationale des coopératives de consommation (FNCC). Son engagement indiscutablement à gauche et ses bons rapports avec Jean Jaurès n’en font pas pour autant un socialiste [5].
6En Grande-Bretagne, les premières tentatives en faveur de relations coopératives internationales ont été amorcées à partir des années 1850 par des socialistes chrétiens autour de J. M. Ludlow. Voulant apporter une aide au monde du travail après l’échec du chartisme, ils défendent d’abord le modèle de coopération ouvrière de production en s’inspirant de l’exemple français. En 1852, ils obtiennent le vote d’une loi sur les sociétés industrielles de prévoyance qui constitue le premier texte législatif existant dans le monde sur la coopération. Bientôt, un des disciples de Ludlow, E. V. Neale, met sur pied une coopérative centrale qui ouvre elle-même la voie à deux sociétés fédérales d’achats, constituées dans les années 1860 [6]. En 1869 est constitué à Londres un embryon d’organisation internationale, dont E. V. Neale devient le secrétaire général en 1873 ; il le sera jusqu’en 1891. Les coopérateurs britanniques veulent en effet renforcer le mouvement coopératif de production avec leurs homologues étrangers et notamment français. Bien que ce mouvement soit faible en France, il est considéré de façon favorable par les pouvoirs et un certain nombre d’hommes politiques dont Pierre Waldeck-Rousseau est le plus connu.
7En Grande-Bretagne Beatrice Potter et Sidney Webb, associent étroitement à la fin du xixe siècle le mouvement coopératif et le trade-unionisme qu’ils considèrent tous deux comme émanant de la pensée de Robert Owen. Les coopératives sont les formes d’organisations des travailleurs considérés d’abord comme des consommateurs, alors que les Trade-Unions s’adressent au monde du travail défini comme producteur. L’alliance de ces deux formes d’organisation permet de réduire le rôle des « parasites », ceux qui consomment sans produire. Le mouvement coopératif se fixe trois objectifs : développer la coopération dans la consommation, s’allier aux Trade-Unions et enfin « faire passer (ses) méthodes et (son) esprit dans l’administration de la paroisse, du comté et de l’État ». C’est ainsi que sera réalisé « le développement lent mais certain du self-gouvernement démocratique, le système coopératif de Robert Owen [7] ». Cette analyse montre combien la France, qui a du mal à lier syndicalisme et coopération, fait figure d’exception.
8Le lien entre coopératives et syndicats existe aussi en Italie mais sous d’autres formes. Dans la Péninsule, la coopération a fait ses premiers pas dans le monde rural. L’Italie est le seul pays d’Europe où les ouvriers agricoles sont organisés au sein du syndicalisme d’inspiration socialiste qui jouit d’une réelle influence au sein du monde rural. Les coopératives sont antérieures aux syndicats. Bien plus puissantes que ces derniers, elles ont connu un développement rapide à partir des années 1870, d’abord grâce au mouvement démocratique républicain de Giuseppe Mazzini. Puis au tournant de la décennie 1890, le Parti socialiste italien s’intéresse à la coopération, comme on le voit dans la revue La Critica sociale. En 1891, Filippo Turati y publie un article, « Anseele e il Vooruit », dans lequel y est vanté l’action du socialiste belge et un autre socialiste exalte dans le même numéro le « pain socialiste » du Vooruit [8]. Deux ans plus tard, Giuseppe Garibotti [9] voit dans la coopération une certaine forme de résistance et cette idée est bientôt reprise par d’autres socialistes [10]. Bien que modestes, les résultats obtenus par la coopération sont supérieurs à ce que peut offrir la lutte syndicale. Les coopératives de consommation n’ont pas vocation à organiser les travailleurs mais elles peuvent promouvoir des formes de résistance au sein du monde du travail : elles peuvent notamment permettre des achats réguliers à des prix abordables ; de plus, les coopératives les plus solides peuvent aussi organiser des ventes à crédit. En liant coopération et résistance, les socialistes italiens défendent une position originale au sein du socialisme international ; cette originalité renvoie également à la spécificité du mouvement syndical italien. Ce dernier a rencontré la coopération grâce à l’action menée par Alessandro Schiavi à partir de 1905, quatre ans après la création de la Fédération des travailleurs salariés agricoles, la Federterra [11]. Ce lien entre syndicalisme et coopération qui favorise l’intégration et l’entraide se développe dans le nord de l’Italie ainsi qu’en Sicile.
Les débuts de l’ACI
9C’est dans ce contexte que se tient à Londres en 1895 le congrès de fondation de l’ACI. Trois ans plus tard, la deuxième Internationale est affectée par la crise révisionniste qui touche ses sections en Allemagne, en France et en Russie. Depuis 1895, Jean Jaurès en France et à partir de 1898, Eduard Bernstein en Allemagne militent pour que syndicats et coopératives deviennent des composantes à part entière du mouvement socialiste [12]. Les discussions sont complexes et la situation est assez différente entre les deux pays. Contrairement à l’Italie, le Parti social-démocrate allemand, le SPD, est d’abord implanté dans les villes. Des querelles de préséance entre parti, syndicat et coopérative existent en Allemagne mais la collaboration entre ces trois organisations est néanmoins relativement harmonieuse [13]. Un des proches de Eduard Bernstein, Adolf Van Elm (1857-1916), influencé lors d’un voyage aux États-Unis par Samuel Gompers, a été un des fondateurs de la Commission générale des syndicats allemands en 1890. Il a également mis sur pied à Hambourg une coopérative de consommation, la Produktion. Construisant des logements, gérant des caisses d’épargne et une société d’assurance ouvrière, organisant des ateliers éducatifs, la Produktion devient le modèle des coopératives en Allemagne. Lié à Carl Legien, autre ténor du révisionnisme, Adolf Van Helm estime toutefois que les syndicats doivent conserver leur esprit revendicatif [14]. Il considère que ces derniers sont plus précieux que le parti pour le monde du travail : plutôt que de vouloir détruire le capitalisme, ce dernier doit développer syndicats et coopératives [15]. Anticipons un peu pour dire qu’un accord s’ébauchera en 1906 entre syndicats allemands et coopératives ; il se concrétisera en 1910-1911. En France au contraire, la CGT sera très méfiante à partir de 1906 à l’égard de la SFIO sur la question de l’indépendance ; elle aura également des difficultés à allier syndicalisme et coopération. Elle fait ainsi figure d’exception par rapport à la majorité du socialisme européen. En France, la coopération de production est proche du Parti radical : après avoir encouragé ses débuts, celui-ci soutiendra la Banque coopérative des associations ouvrières de production (BCAOP) à ses débuts et lui évitera la faillite en 1911-1912 [16].
10Des unions ou fédérations de coopératives venues d’Allemagne, d’Autriche, de Belgique, de France, de Hollande, d’Italie, de Suisse et de Roumanie assistent au congrès fondateur de l’ACI à Londres en 1895 [17]. Leur physionomie est très hétéroclite, à l’image du mouvement coopératif au même moment. Par ailleurs, et comme c’est le cas dans de nombreux congrès internationaux organisés dans les mêmes années, l’importance des délégations dépend du lieu où se tient la manifestation. Ainsi la délégation britannique est massive à Londres, et les Français sont majoritaires au congrès de Paris en 1896. Ils proviennent essentiellement des coopératives de production, ce qui rend mal compte de la réalité coopérative française : la coopération de consommation y est beaucoup plus forte et le restera longtemps.
11L’ACI commence avec des moyens modestes qui contrastent avec l’ampleur de son programme. Ses ressources financières initiales sont en effet très réduites. En revanche, son programme est fort ambitieux. Il est tout sauf socialiste puisqu’il vise à établir des rapports de solidarité entre patrons et ouvriers : l’ACI défend principalement la formule de la participation aux bénéfices. Toutefois la diversité du mouvement coopératif dans ses idéologies et ses pratiques explique que le congrès se mette d’accord sur une formule alambiquée, confuse et recherchant une synthèse difficile [18]. En effet, dans le but d’améliorer le sort des classes laborieuses, l’ACI entend définir les « vrais principes et les meilleurs méthodes de la Coopération sous toutes ses formes organisées, sans l’intervention de l’État, de la Participation aux bénéfices, de l’Association du travail et du capital, et de la rémunération des ouvriers et employés [19] » ; ces principes et ces méthodes ne peuvent être imposés de façon autoritaire. Ce programme veut également supprimer le système des salaires qui entraîne la réduction du pouvoir d’achat et la dégradation de la condition du travailleur [20]. Enfin, l’article 2 des statuts de l’ACI stipule qu’elle « ne s’occupe ni de politique, ni de religion ». En définissant la coopération comme un « terrain neutre sur lequel les personnes professant les opinions et les croyances les plus diverses peuvent se rencontrer et agir en commun », l’ACI se situe donc aux antipodes du programme de la deuxième Internationale. L’ACI rejette la lutte des classes. Elle ne se rapproche de la deuxième Internationale que sur un point : l’internationalisme. Mais cette caractéristique n’a rien d’original dans la mesure où jusqu’à la Grande Guerre, de nombreux congrès internationaux réunis par les organisations les plus diverses sur le plan idéologique, défendent alors également un internationalisme formel.
12Le second congrès de l’ACI, tenu à Paris au Musée social en 1896, a une assise plus large que le précédent. Toutefois, il conserve le même caractère « philanthropique et bourgeois [21] », comme en témoigne la liste de personnalités qui le patronnent [22]. Il faudra quelques années à l’ACI pour se débarrasser peu à peu de ses caractéristiques. Il ne saurait être question ici de retracer son histoire jusqu’en 1914 ni de dresser un tableau de ses membres et de ses réalisations [23]. En revanche, il faut pointer les principales inflexions qui vont se produire dans le programme de l’ACI et qui expliquent son rapprochement avec la deuxième Internationale.
Les inflexions de l’ACI jusqu’à la Grande Guerre
13La participation ouvrière aux bénéfices, la cogestion, la législation coopérative dans les différents pays, la coopération agricole et les relations commerciales constituent un champ trop vaste pour l’ACI qui n’a pas les moyens de le couvrir entièrement. Jusqu’en 1900, son renforcement provient principalement des organisations anglaises : sur les 54 organisations qui adhèrent à l’ACI de 1897 à 1902, 44 sont d’origine britannique. Ces adhésions ne peuvent cacher le fait que l’ACI peine à trouver son second souffle, sans doute en raison de la disparition de Thomas Blandford, un de ses fondateurs, de Charles Robert, ainsi que du comte de Chambrun qui l’a soutenu financièrement à ses débuts [24].
14Puis on assiste jusqu’à la Grande Guerre, à un élargissement de l’influence de l’ACI à travers l’augmentation du nombre de ses sociétés adhérentes. On note également durant les mêmes années, des inflexions assez sensibles dans son programme. Tout d’abord, l’ACI défend de moins en moins la cogestion, peut-être parce que si elle peut être mise en pratique dans de petites entreprises, elle l’est moins dans la grande industrie qui se développe alors en Allemagne et en Grande-Bretagne ainsi, que bien qu’à un rythme moindre, en France, en Italie et dans les autres pays d’Europe. En revanche, depuis le début des années 1900, un nombre croissant de socialistes se convertissent à la coopération [25], ce qui n’est pas sans conséquences sur l’ACI : elle enregistre ainsi l’adhésion de la Bourse des coopératives socialistes en France, du Magasin de gros de Hambourg et de l’Union des sociétés de consommation de Bâle. Ces ralliements font plus que compenser le départ des coopératives agricoles. La suprématie des coopératives de consommation au sein de l’ACI se concrétise au congrès de Manchester en 1902, avec l’élection à son comité directeur, de l’écossais William Maxwell, du belge Victor Serwy, et du français Louis Hélies [26] : les deux derniers sont membres du POB et de la SFIO. Ce congrès, qui voit l’affaiblissement du poids des coopérateurs défenseurs de la participation et des coopératives de crédit, marque un tournant dans l’histoire de l’ACI. Mais il faudra plusieurs années pour en voir tous les effets [27]. Dans l’immédiat, l’organisation s’intéresse de plus en plus au problème des habitations ouvrières et à celui des colonies.
15En 1910, lors de son congrès de Hambourg, l’ACI révise ses statuts et surtout élabore une déclaration de principes qui marque clairement son rapprochement avec la deuxième Internationale. À l’initiative du français Albert Thomas [28], est votée une résolution affirmant que le « congrès coopératif international, sans vouloir se mêler en cela des questions politiques, salue la résolution du congrès socialiste international de Copenhague, reconnaissant l’unité et l’autonomie du Mouvement coopératif, la grande valeur et la signification des organisations de consommateurs pour les classes laborieuses et qui incite les travailleurs à devenir et à rester des membres actifs des sociétés de consommation [29] ». Ce rapprochement avec la deuxième Internationale s’explique essentiellement par la montée en puissance des coopératives de consommation. Elles sont reconnues maintenant comme « la catégorie la plus importante » des coopératives, parce que leurs principes économiques de base « tendent ni plus ni moins qu’à une transformation du système capitaliste [30] ». Au delà de la diversité des situations nationales, se dessinent des accords sur un certain nombre de points communs. Le plus important est celui-ci. Dans une entreprise capitaliste, l’ouvrier syndiqué lutte contre son exploitation, alors qu’une coopérative doit rechercher l’équilibre entre la rémunération du travail et le prix payé par le consommateur [31]. Selon Christian Mutschler [32], le débat principal est celui existant entre consommateurs et producteurs mais il estime que les coopératives de production souffrent d’un vice fondamental. Des intérêts opposés surgissent en effet entre les producteurs et les consommateurs ; les premiers cherchent à obtenir la meilleure rémunération possible pour leur travail alors que les seconds veulent se procurer leurs produits ou services au plus bas prix. Dans cette lutte, les consommateurs sont appelés à l’emporter parce qu’ils sont beaucoup plus nombreux. De façon générale, les théoriciens socialistes sont hostiles, en Allemagne comme en France, à la création d’activités économiques, qu’elles soient de production ou de consommation. En revanche, les socialistes allemands sont ouverts à une complémentarité entre le syndicat et la coopérative, alors que les socialistes français sont beaucoup plus circonspects sur cette question [33].
16L’unification du mouvement coopératif de consommation en France est en cours de réalisation et elle donnera naissance à la Fédération nationale des coopératives de consommation (FNCC) deux ans plus tard. Le débat a lieu également chez les socialistes italiens. À Copenhague en 1910, Giovanni Merloni estime que la coopération socialiste peut avoir des effets économiques et sociaux bénéfiques, mais d’autres coopérateurs socialistes (Nullo Baldini, Antonio Vergnanini) sont moins optimistes [34]. Dans les trois ans qui suivent, l’ACI enregistre l’adhésion de coopératives de consommation autrichiennes, finlandaises, hongroises, etc., et bien entendu, celle de la FNCC. Enfin ce rapprochement avec la deuxième Internationale entraîne l’ACI à se mobiliser à partir de 1910 dans la lutte pour la paix.
17La guerre commencée, l’ACI proclame très vite sa volonté de poursuivre ses activités, mais dans les faits, elle disparaît complètement de la scène jusqu’en janvier 1916. Elle est alors en mesure de renouer quelques contacts et de publier un Bulletin d’information en trois langues. Sur le plan national, les coopératives de consommation s’investissent très activement dans la prise en charge du soulagement des innombrables maux résultant du conflit. Ainsi en France, elles soutiennent l’effort de guerre en organisant, et pas seulement en région parisienne, les cantines pour le monde du travail. On entre alors dans une nouvelle période de l’histoire de l’ACI.
18L’histoire de l’ACI présente donc certaines analogies avec celle de la deuxième Internationale. D’abord sur le plan de la chronologie puisque les deux organisations sont presque contemporaines. Lorsque survient la catastrophe, leur histoire est très brève puisqu’elle ne dépasse guère deux décennies. Cette période était bien trop courte pour permettre à ces deux organisations de mener à bien le programme ambitieux qu’elles s’étaient fixées. Dès lors, on pointe une autre caractéristique dont ont fait preuve l’ACI et la deuxième Internationale : leur « optimisme naïf ». Cet état d’esprit existait également au sein des mouvements syndical et mutualiste qui, tous deux, avaient commencé à construire leur organisation internationale : le Secrétariat syndical international en 1901 [35] et la Fédération internationale de la mutualité en 1906 [36]. Dans leur majorité, ces mouvements internationaux et leurs composantes nationales sous-estimaient le rôle de l’État et croyaient pouvoir changer à eux seuls la société : le rôle de l’État restait secondaire dans leur vision du monde. La Grande Guerre mettra fin à ces illusions et marquera le début d’une inflexion profonde du rôle de l’État : désormais il va s’investir bien davantage, et ce pour près de huit décennies, dans l’économique et le social. En revanche, l’histoire de l’ACI se distingue de celle de la deuxième Internationale sur un point fondamental. Les fondateurs de l’ACI avaient des origines fort diverses puisque l’on y trouvait des philanthropes, des chrétiens, des hommes d’État et des réformistes. Ils défendaient dans leur majorité un projet de société bien éloigné du socialisme : reposant principalement sur la participation aux bénéfices, il rejetait la lutte des classes. La progression générale des coopératives de consommation entraîna la réduction de leur influence au profit des socialistes, ce qui expliqua le rapprochement effectué par l’ACI vis-à-vis de la deuxième Internationale quelques années avant la guerre.
Notes
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[1]
Pierre Brizon, Ernest Poisson, La coopération, in Adéodat Compère-Morel (dir.), Encyclopédie socialiste, syndicale et coopérative de l’Internationale ouvrière, Paris, Aristide Quillet, 1913.
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[2]
Patricia Toucas, Les coopérateurs. Deux siècles de pratiques coopératives, sous la direction de Michel Dreyfus, Paris, Éditions de l’Atelier, 2005, p. 31.
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[3]
Janet Horne, « L’antichambre de la Chambre : le Musée social et ses réseaux réformateurs, 1894-1914 », in Christian Topalov (dir.), Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France, 1880-1914, Paris, Éditions de l’École des Hautes études en sciences sociales, 1999, pp. 121-140.
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[4]
M. Dreyfus, Financer les utopies. Une histoire du Crédit coopératif, (1892-2013), Aix en Provence, Actes Sud/IMEC, 2013.
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[5]
Marc Pénin, Charles Gide, 1847-1932 : l’esprit critique, Paris, L’Harmattan, Comité pour l’édition des œuvres de Charles Gide, 1997.
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[6]
William Pascoe Watkins, L’Alliance coopérative internationale 1895-1970, Londres, ACI, 1971, p. 11. Cet ouvrage est fort utile sur l’histoire de l’ACI, en dépit de l’absence de tout appareil critique.
-
[7]
Beatrice Potter-Webb, La coopération en Grande-Bretagne, Paris, Cornely, 1905, in AISCD, 1977, pp. 264-265, cité par Jean-François Draperi, La République coopérative. Théories et pratiques coopératives aux XIXe et XXe siècles, Bruxelles, Larcier, 2012, pp. 139-140, que je suis ici.
-
[8]
La Critica sociale, 20 octobre 1891, pp. 233-236, cité in Maria Grazia Meriggi, « Coopératives, mutuelles et mouvement social en Italie, de l’Unité italienne à la Seconde Guerre mondiale », Vie sociale, n° 2, 2014.
-
[9]
La cooperazione al congresso di Reggio Emilia, 16 octobre 1893, pp. 308-309, cité in ibid.
-
[10]
La Critica sociale, 16 novembre 1893, cité in ibid.
-
[11]
La Critica sociale, 1905, p. 197 et suivantes, cité in ibid., que je suis ici.
-
[12]
Christian Mutschler, « Les relations entre coopératives et syndicats », Le Mouvement socialiste, avril-mai-juin 1911.
-
[13]
Georges Haupt, L’historien et le mouvement social, Paris, Maspero, 1980.
-
[14]
Notice par Jacques Droz, in Jacques Droz (dir.), Allemagne. Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier international, collection Jean Maitron, Paris, Éditions Ouvrières, 1990, pp. 171-172.
-
[15]
J.-F. Draperi, La République coopérative…, op. cit., p. 138 ; P. Brizon, E. Poisson, La coopération…, op. cit., pp. 559-568.
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[16]
M. Dreyfus, Financer les utopies.., op. cit., pp. 54-56.
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[17]
W. P. Watkins, L’Alliance…, op. cit., p. 34.
-
[18]
Ce que relèvent Pierre Brizon et Ernest Poisson, in La coopération…,, op. cit., p. 463. Cf. également Jean Gaumont, Histoire générale de la coopération en France, Paris, FNCC, 1923, tome 2, p. 645.
-
[19]
Cité par W. P. Watkins, L’Alliance…, op. cit., p. 43 et 53.
-
[20]
Ibid., p. 36.
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[21]
P. Brizon, E. Poisson, La coopération…, op. cit., p. 465.
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[22]
J. Gaumont, Histoire générale…, op. cit., p. 648-649.
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[23]
Des statistiques très précises, mais qui demandent à être vérifiées, se trouvent in P. Brizon, E. Poisson, La coopération…, op. cit., ainsi que dans J. Gaumont, Histoire générale…, op. cit.
-
[24]
W. P. Watkins, L’Alliance…, op. cit., pp. 60 et 65.
-
[25]
J. Gaumont, Histoire générale…,, op. cit., p. 600.
-
[26]
P. Brizon, E. Poisson, La coopération…, op. cit., pp. 470-473.
-
[27]
J. Gaumont, Histoire générale…, op. cit., p. 663.
-
[28]
J. Gaumont, Histoire générale…, op. cit., p. 668.
-
[29]
Cité par W. P. Watkins, L’Alliance …, op. cit., p. 93.
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[30]
P. Brizon et E. Poisson, La coopération…, op. cit., pp. 477-486, lui accordent la part du lion dans leur historique du congrès de Hambourg.
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[31]
J.-F. Draperi, La République coopérative…, op. cit., pp. 131-140.
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[32]
Christian Mutschler (1871-1943) est un coopérateur français.
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[33]
Sur cette question, je suis J.-F. Draperi, La République coopérative…, op. cit., pp. 137-139.
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[34]
Critica sociale, 16 août 1910, pp. 254-255. Cité par M. G. Merrigi, « Coopératives, mutuelles et mouvement social … », art. cit.
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[35]
Outre la communication de Marion Fontaine, je me permets de renvoyer à Michel Dreyfus, « The Emergence of an international Trade Union Organization (1902-1919) », in Marcel van der Linden (ed.) The International Confederation of free Trade Unions, Berne, Peter Lang, 2000, pp. 25-71.
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[36]
Bernard Gibaud, « The Mutualité Française and the First International Congresses of Mutual Benefit Societies » et Michel Dreyfus, « The Labour Movement and Mutual Benefit Societies : Toward an International Approach », in M. van der Linden (ed.), en collaboration avec M. Dreyfus, B. Gibaud, Jan Lucassen, Social Security Mutualism. The Comparative History of Mutual Benefit Societies, Berne, Peter Lang, 1996, pp. 657-683.