Notes
-
[1]
Voir également la parution cette année de Marie-Emmanuelle Chessel, Histoire de la consommation, Paris, La Découverte, 2012.
-
[2]
Jean-Claude Passeron, Jacques Revel, « Penser par cas. Raisonner à partir de singularités », dans J.-C Passeron, J. Revel (dir.), Penser par cas, Enquête, n° 4, Paris, Éditions de l’EHESS, 2005, pp. 9-44.
Regards sur la société civile en France et en Grande-Bretagne
1Alors que les travaux en langue anglaise et en langue allemande sont très nombreux sur la société civile, cette notion reste peu employée par les spécialistes de sciences sociales français et en particulier par les historiens. Julien Vincent en explique assez bien les raisons dans un premier chapitre de ce livre collectif qui constitue en fait une introduction solide au propos. À partir d’une action concertée incitative du CNRS intitulée « Histoire des savoirs » un travail collectif a été mené entre 2003 et 2006 par une équipe d’historiennes et d’historiens souvent liés à l’Institut d’histoire moderne et contemporaine, il trouve dans ce volume un aboutissement intéressant. Si de nombreux jeunes chercheurs ont depuis publié des thèses ou des habilitations sur les thématiques qu’ils abordent dans leur contribution, il faut noter la cohérence d’ensemble et la qualité de la dizaine d’études proposées.
2À distance des approches d’histoire conceptuelle (très courante sur cette question) comme des approches d’une histoire sociale appliquée à des objets considérés comme constitutif de la société civile, l’objectif de la recherche collective présenté consiste, par l’intermédiaire d’une « démarche d’histoire », à « tenter de réconcilier l’étude des discours avec celles des pratiques » (J. Vincent, p. 26). Les « dix études de cas abordent (la société civile) comme la source, l’objet et la destination de savoirs. Ceux-ci sont donc à la fois des savoirs de la société civile, sur la société civile, et pour la société civile. » (p. 31).
3On l’aura compris pas de définition essentialiste de la société civile, encore moins normative mais une attention à la circulation des savoirs, aux différents groupes sociaux, au rôle du politique et de l’État également, vis-à-vis incontournables des formes d’expression des sociétés civiles. S’enrichissant de terrains français et anglais, certaines contributions proposent aussi des réflexions sur l’histoire comparée et/ou l’histoire croisée. Enfin la période couverte, 1780-1914, permet d’éclairer un long (trop long ?) XIXe siècle.
4Les dix études de cas sont regroupées en quatre parties : société civile et libre-échange, la société civile face à l’industrialisation, sociétés civiles, sociétés impériales, consommateurs et consommatrices entre marché, État et citoyenneté. Plusieurs textes abordent en fait des questions économiques et sociales en reliant la question des savoirs et certains enjeux politiques. C’est le cas pour les débats autour du traité de commerce franco-anglais de 1786-1787 – étudiés par Renaud Morieux –, de la diffusion d’une doctrine d’économie politique par John Bowring entre les années 1820 et 1860 – analysée par David Todd –, de la diffusion européenne d’un ouvrage célèbre du médecin Bernardino Ramazzini – restituée par Julien Vincent –, des bris de machines en France et en Angleterre – domaine de recherche de François Jarrige –, du débat sur la taxation des boissons en France et en Angleterre également – présenté par Nicolas Delalande –, ou du rôle des ligues sociales d’acheteurs au début du XXe siècle – auxquelles Marie Chessel a consacré son travail d’habilitation à diriger des recherches. Il faut encore y ajouter deux textes qui réfléchissent au travail des enfants et à sa réglementation en Grande-Bretagne et en France par Joanna Innes et Claire Lemercier. Il faut d’ailleurs noter que sur ce sujet qui avait déjà donné lieu à de nombreux travaux, ces historiennes proposent des approches très riches qui illustrent particulièrement bien l’intérêt de l’approche en termes d’histoire des savoirs appliquée à la société civile.
5Deux textes enfin concernent des sujets un peu différents avec la question des sociétés impériales. Christophe Charle réfléchit à la conceptualisation des sociétés impériales par les historiens en Angleterre et en France. Pierre Singaravélou restitue dans le détail les affrontements et les intérêts autour du projet de loi sur le rétablissement des compagnies à Charte entre 1889 et 1899. C’est d’ailleurs dans ce texte qu’est cité Jaurès pour son attaque à la Chambre en 1911 et 1912 contre les compagnies de colonisation (p. 248).
6Si les contributions sont diverses par leurs objets d’étude, il se dégage du livre une forme d’unité qui montre l’intérêt d’un tel ouvrage collectif quand il est le produit de plusieurs années de travail.
7Il faut aussi noter que l’ensemble manifeste clairement tous les renouvellements de l’histoire économique, culturelle (au sens des savoirs) et sociale du XIXe siècle britannique et français.
8Christophe Charle, Julien Vincent (dir.), La société civile. Savoirs, enjeux et acteurs en France et en Grande-Bretagne 1780-1914, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. Carnot, 2011, 318 p.
9Alain Chatriot
Des consommateurs pas comme les autres
10« Nous voudrions […] constituer une force qui devînt un véritable agent de progrès matériel et moral. Notre ambition, la voici : transformer une fonction purement économique en une fonction sociale ». Éduquer les consommateurs, moraliser la consommation et esquisser par ce biais une action politique : tel est le projet qu’affiche au début du XXe siècle la Ligue sociale d’acheteurs. Marie-Emmanuelle Chessel, spécialiste reconnu dans ce domaine [1], a choisi pour son mémoire d’habilitation de s’en faire l’historienne. La chose n’était pas si évidente, tant la Ligue, qui naît en 1902 et demeure, vaille que vaille, active jusqu’aux années 1930 fourmille de paradoxes : réinvention nationale d’un modèle étranger, elle se veut catholique et républicaine, féminine et pourtant ouverte aux hommes.
11Autant le dire d’entrée, le pari est une réussite. Le travail de M.-E. Chessel s’appuie sur une impressionnante érudition, qui mobilise les acquis de l’historiographie internationale des dernières décennies en matière sociale en général, pour la consommation en particulier ; il recourt également à des fonds d’archives variés, émanant pour beaucoup des acteurs de la vie de la Ligue (par exemple celles de Jean et Henriette Brunhes, les fondateurs). Le grand mérite de l’auteur est surtout d’éviter de faire de l’association un isolat, le thème d’une monographie sagement inscrite dans des catégories définies (le catholicisme social, le féminisme conservateur, etc.). Elle parvient au contraire, et ce n’est pas si fréquent, à faire de la Ligue un véritable cas [2] : un objet sur lequel on bute, qui dérange les catégories préétablies et oblige à les repenser, en liant ce qui est souvent présenté de manière séparée, en montrant comment les acteurs – et ici les actrices – cherchent à faire bouger les lignes. La remarque en est d’ailleurs faite page 292 : « Ce qui est intéressant n’est peut-être pas tant l’histoire des organisations ou des individus, ni même celle de l’utilisation de la consommation, que les modes d’échange des uns et des autres ». On aurait parfois souhaité que l’auteur donne plus de chair à ces échanges et laisse davantage la parole aux responsables et militants de la Ligue. Mais c’est un reproche mineur, compensé de toute façon par la haute tenue des analyses et de percutantes trouvailles pour ce qui concerne leur formulation.
12Évoquant dans un premier temps la genèse de la Ligue, M.-E. Chessel note ainsi avec acuité que les animateurs de cette dernière ont été cherchés un modèle d’association « qui ne leur ressemble pas a priori ». Quoi de commun en effet de prime abord entre la forme anglo-américaine de la consumer’s league, modelée, aux États-Unis au moins, par des protestants et des juifs, proche des féministes et défenseurs du syndicalisme, et les attentes d’élites sociales catholiques et françaises ? Sans se borner à l’éloge abstrait de l’histoire transnationale, M.-E. Chessel met clairement en lumière les raisons et les réseaux qui président à ce transfert inattendu. Sur le plan méthodologique, elle souligne avec justesse (p. 39) qu’il faut prêter attention au contenu exact du transfert : la circulation peut concerner l’idée, le type d’organisation, une option réformatrice plus générale et ces différents éléments ne circulent pas forcément ensemble. Sur le fond, elle montre que le choix de Jean et Henriette Brunhes et de quelques-uns de leurs amis résulte de connaissances personnelles, de fascinations antérieures et surtout de l’impasse dans laquelle ils trouvent sur le plan national. Catholiques atypiques, proches des expériences du Sillon et des Semaines Sociales, ils se sentent éloignés des catholiques sociaux les plus intransigeants, sans parvenir pour autant trouver une position légitime dans la République. Promoteurs d’une action féminine, ils ne trouvent pas non plus leur place dans une mouvance partagée entre des associatives conservatrices et cléricales et d’autres qui revendiquent un féminisme inscrit dans le cadre républicain. Le recours à un modèle extérieur leur offre une alternative, un support qu’ils remodèlent et insèrent dans la configuration française, par exemple à travers les liens tissés avec la nébuleuse réformatrice, autour de certains individus (Arthur Fontaine, Justin Godart) et de certaines organisations (l’Office du Travail).
13La Ligue sociale d’acheteurs, version française, se définit publiquement comme une association « féminine » ; en réalité, elle est mixte. Cela amène l’auteur à interroger les critères qui déterminent, à l’intérieur et aux yeux de l’extérieur, le caractère « féminin » de l’association. Le genre des membres n’est pas le plus déterminant. L’objet de l’organisation et le public visé le sont bien davantage : c’est parce que la Ligue vise les pratiques de consommation et d’achat, qu’elle cherche à les rendre compatibles avec l’amélioration de la vie ouvrière qu’elle apparaît comme la chose des femmes.
14À l’inverse de la production, la consommation est censée relever de la sphère féminine. Si les hommes sont donc symboliquement invisibles, ils sont pourtant bel et bien présents. Ils participent aux enquêtes et aux actions menées pour le respect du repos hebdomadaire ou le repos de nuit des boulangers. L’auteur décrit avec précision comment les répertoires d’action masculins et féminins à certains moments se différencient (l’enquête est féminine, le lobbying législatif est plus masculin), à d’autres moments se superposent, se succèdent ou se complètent. Elle peint un monde qui bien sûr n’est pas égal, et où la différence hommes/ femmes en matière d’accès à la sphère publique demeure une réalité. En même temps elle évoque le travail des couples, elle explique des situations où les femmes jouent leur propre partition (témoigner de l’aptitude à la rationalité, à une certaine professionnalisation via la pratique de l’enquête), tout en constituant, par leur action, des ressources pour des hommes qui ne sont pas seulement des maîtres.
15Le livre, et cela n’est pas le moindre de ces succès, esquisse par là une histoire genrée de la consommation, plus largement de la réforme sociale, qui ne fait pas pour autant du genre un dogme ni un secteur étanche. Il est au contraire un élément presque naturellement pris en compte dans l’analyse et simultanément articulé à d’autres paramètres. C’est ouvrir une voie suggestive, bien au-delà du seul cas de la Ligue.
16L’ouvrage de M.-E. Chessel participe enfin à la réflexion sur les modes d’entrée dans une République qui n’a pas seulement été faite par de purs républicains, laïcs et masculins, pas plus qu’elle n’a seulement été transformée par eux. Par l’action associative, les mobilisations, les pratiques de labellisation (« liste blanche ») ou encore les enquêtes, les élites marginales que sont les animateurs de la Ligue s’insèrent dans le vaste mouvement de réforme sociale qui vise à infléchir le fonctionnement républicain, en pesant sur la fabrique de la loi. S’engager dans la moralisation de la consommation est simultanément un moyen pour ces élites, qui cherchent à concilier le soutien à la démocratie avec leur engagement catholique, de trouver une place dans le débat public. Pour les femmes, s’affirmer comme des consommatrices est aussi le moyen de pouvoir commencer à agir et à penser en citoyennes. Pour les hommes, plus directement actifs dans les pratiques de lobbying législatif concernant le repos hebdomadaire ou l’interdiction du travail de nuit, c’est l’occasion d’affirmer leurs compétences, comme juristes, experts, de rencontrer de nouveaux partenaires, tel le député anticlérical et radical Justin Godart, et finalement de trouver une espèce de reconnaissance dans la République.
17À travers la Ligue sociale d’acheteurs, la consommation devient donc le support de manières non partisanes, implicites de faire de la politique et qui transforment en même temps à terme l’univers de la politique institutionnelle. L’idée est intéressante et rejoint, comme le souligne d’ailleurs l’auteur, toute une série de travaux récents qui, à travers l’examen de différents types de mobilisation, attestent que la politisation n’emprunte pas toujours pas obligatoirement des formes explicitement politiques.
18Toutefois, il n’est pas interdit de penser que ce type de processus rencontre ses limites ou du moins se circonscrit à certains moments : on ne peut pas très longtemps faire de la politique sans le savoir ou sans le vouloir. La trajectoire de la Ligue, d’une certaine façon, en témoigne. Active dans les années 1900, elle peine à trouver une second souffle durant l’entre-deux-guerres. La guerre rend moins saillante la question des devoirs de l’élite consommatrice ; elle met en revanche en avant le problème de la vie chère et de plus en plus les aspirations populaires à consommer à bon marché. D’anciennes (les coopératives) ou de nouvelles organisations de consommateurs, plus généralistes, se développent ou apparaissent et sont plus facilement reconnues par les pouvoirs publics. Enfin, la réintégration des catholiques dans la cité, l’ouverture de nouveaux espaces de la réforme sociale rendent moins utiles les organisations comment la Ligue et précipitent des engagements plus explicitement politisés ou plus spécialisés. Fruit d’une situation de transition, la Ligue sociale d’acheteurs disparaît avec elle.
19Alors que les formes d’action qu’elle a initiées trouvent aujourd’hui de réelles résonances, par exemple dans le commerce équitable, son nom et son héritage sont pourtant presqu’oubliés. Mais l’ouvrage sur ce point ne ressemble pas à son objet. Les questionnements qu’il soulève ont une portée durable.
20À partir d’une organisation qui marque un passage, il livre à son lecteur une véritable démonstration d’histoire sociale et politique.
21Marie-Emmanuelle Chessel, Consommateurs engagés à la Belle Epoque. La Ligue sociale d’acheteurs, Paris, Sciences Po Les Presses, 2012, 344 p.
22Marion Fontaine
Les communes de France au prisme de l’érudition
23Partant de la passion des Français pour l’étude des communes, François Ploux suit ce type de monographies sur un siècle (avec quelques prolongements jusqu’en 1989), s’attachant aux rythmes et aux pics de publication, aux auteurs, à leurs méthodes de travail et aux thématiques, souvent concurrentes, privilégiées par les uns et par les autres, et aux lecteurs. Après quelques premiers travaux menés par des « amateurs d’agronomie » au tout début du XIXe siècle, l’histoire de la monographie communale (terme générique s’appliquant à des ouvrages imprimés, à de simples notices, à des manuscrits) débuta vraiment dans les années 1830. Sous la Monarchie de Juillet, des statisticiens et des antiquaires se montrèrent en effet soucieux de dresser « l’inventaire méthodique du patrimoine historique et monumental de leur province », leur action étant renforcée par des circulaires et des directives ministérielles. Une masse d’informations relatives à l’histoire et à l’archéologie locales fut ainsi collectée à travers toute la France, y compris pour les plus petites communes. À partir des années 1840, on dépassa peu à peu le souci de la simple collecte et le thème de l’amour du sol natal apparut. Le mouvement alla croissant et se renforça considérablement dans les premières années de la Troisième République, lorsque les républicains se rallièrent à l’idéologie communaliste. Pour eux, pendant les décennies antérieures, la commune avait été le lieu « où s’exerçaient les formes traditionnelles de domination ». Cela avait été très net en 1848, puis le plébiscite de 1870 et les élections de février 1871 avaient renforcé ce jugement ; « ruraux » était alors une épithète nettement péjorative.
24L’action menée pour rallier les masses populaires à la République, par Gambetta, bien sûr, mais aussi par Jules Barni, fondateur de la Société d’Instruction républicaine, par Pierre Joigneaux et bien d’autres encore, amenèrent un basculement des républicains dans la doctrine du municipalisme. Dès lors, la commune fut considérée comme le lieu de l’éducation à la démocratie et à la citoyenneté et de l’apprentissage du national par le local. Dans ce nouveau contexte, le dernier tiers du XIXe siècle – c’est-à-dire le moment où l’urbanisation s’accéléra, où les campagnes commencèrent à se dépeupler – fut un âge d’or de la monographie communale. L’histoire nationale fut même si bien communalisée qu’un mémoire rédigé en 1861 par Amédée Thévenot, membre associé de la Société académique de l’Aube, fut exhumé et discuté à diverses reprises durant les années 1880 et en 1913. Sous le Second Empire, ce fonctionnaire de l’Administration des poids, que sa fonction obligeait à accomplir de longues tournées, dont il profitait pour se plonger dans les archives communales, avait envisagé de faire écrire l’histoire de France au jour le jour dans un ensemble d’éphémérides communales, grâce à un réseau d’érudits locaux établis dans toutes les communes. Si ce projet fit long feu, en revanche, les dernières décennies du siècle s’enrichirent de belles réalisations. À partir de 1895, la Société des agriculteurs de France lança un concours de monographies communales ; mais il faut surtout mentionner les ensembles monographiques réalisés à l’occasion des Expositions universelles de 1889 et de 1900. Le premier correspondit au premier centenaire de la Révolution française ; l’amour du local n’ayant pas décliné, la période du bicentenaire enregistra elle aussi un pic très marqué dans la publication de monographies communales ; l’intérêt des Français ne s’est pas démenti depuis, comme le démontre la mise en ligne de divers travaux passés et présents.
25François Ploux s’intéresse aussi aux auteurs, à leur statut, à leurs méthodes et à leurs conditions de travail. Il a identifié plus de 300 auteurs de monographies et recueilli des informations sur le statut socioprofessionnel de 289 d’entre eux. Les premiers auteurs étaient des nobles, des membres de la bourgeoisie capacitaire ou du clergé. Dans l’ensemble, leur niveau d’instruction était élevé, ils appartenaient souvent à une Académie ou une Société savante. La noblesse terrienne trouvait dans l’étude historique ou archéologique le moyen de se réfugier dans un passé idéalisé et jouait un rôle moteur, surtout dans l’Ouest. Quant aux évêques – dont certains avaient manifesté un intérêt pour l’histoire des diocèses et des paroisses dès la fin du XVIIIe siècle – ils étaient soucieux de « donner un peu de lustre » à un clergé souvent issu des classes populaires et de le faire participer à la sauvegarde du passé chrétien que la Révolution avait mis à mal ; ainsi, en 1835, l’évêque du Mans demanda aux curés et aux desservants de son diocèse d’écrire l’histoire de leur paroisse, en général confondue avec la commune, superposition qui amène quelques développements sous la plume de l’auteur. Mais le bas clergé était sollicité aussi par les antiquaires, qui trouvaient en eux de précieux informateurs. Aux côtés du clergé paroissial, d’autres informateurs vinrent bientôt prendre place, les instituteurs, dont la formation fut assurée à partir de la loi Guizot (28 juin 1833).
26Curés et instituteurs tinrent une place essentielle dans l’élaboration des monographies. Sous la Troisième République, près de la moitié furent rédigées par leurs soins. Souvent séparés par les croyances et l’idéologie, ils étaient, de fait, rapprochés par leurs origines sociales et par leur formation donnée au séminaire pour les uns, à l’école normale pour les autres ; soumis à la même discipline, ils s’y accoutumaient au même habitus et s’imprégnaient du même esprit d’obéissance envers leurs supérieurs. La manière dont ils étaient considérés par tous ceux qui sollicitaient leur concours les rapprochait encore. Qu’il s’agît des antiquaires, des membres des Académies ou des sociétés savantes, d’historiens ou de géographes universitaires, tous regardaient les instituteurs et les desservants comme d’humbles collaborateurs priés de communiquer les informations recueillies localement sans chercher à s’aventurer dans des travaux plus ambitieux. En outre, ces commanditaires ne se gênaient pas pour commenter, parfois férocement – Lucien Febvre par exemple – ce qui leur était transmis. Très souvent rabaissés, ces hommes de terrain se pliaient à ce que l’on attendait d’eux, se considéraient comme d’humbles artisans, tous justes bons à apporter « leur petite pierre », tandis que la construction de beaux et larges édifices était réservée à de plus savants qu’eux. Il faut toutefois souligner, précise François Ploux, qu’ils tiraient de leurs travaux certains bénéfices, de différentes natures. La collecte des informations les amenait à sortir de leur école et de leur presbytère, pour solliciter la population du village, les mettait en communication avec des personnes socialement situées au-dessus d’eux, leur valait des distinctions, par exemple la remise d’une médaille, attirait sur eux l’attention de leurs supérieurs hiérarchiques et pouvait exercer un effet bénéfique sur leur carrière.
27Ces historiens du local n’étaient pas abandonnés à leurs seules compétences. Les instituteurs surtout étaient guidés dans leurs recherches, et ce, dès leurs années de formation, car des universitaires, des archivistes départementaux venaient dans les écoles normales pour prononcer des conférences, sensibiliser les élèves-maîtres à l’intérêt de l’histoire locale et leur en apprendre les méthodes. En outre, divers guides détaillant le plan qu’il fallait suivre pour rédiger une bonne monographie communale et tous les sujets qu’il convenait d’aborder circulaient ; à l’archéologie et à l’histoire, vinrent s’ajouter de nombreuses thématiques : géologie, géographie ; agriculture ; industries ; folklore…. Une grande attention était portée aux sources, dont il fallait indiquer soigneusement les références, comme prenaient soin de le préciser les historiens méthodistes. En première ligne arrivaient les registres paroissiaux, particulièrement précieux lorsque les curés en avaient utilisé les marges pour noter tous les éléments importants de la vie de la paroisse. (François Ploux commet un curieux contre sens en parlant « de l’ancien état civil » et non des registres paroissiaux ; il n’existait pas d’état civil dans la France d’Ancien régime : la création d’un état civil en lieu et place de registres de catholicité est l’une des marques de la laïcisation de la France durant la Révolution). On recommandait aussi aux auteurs de se mettre en quête des archives de notaires, des documents conservés dans les familles et, parfois, de recueillir tout ce qui pouvait être transmis par la tradition orale. Dans toutes les monographies, on relève la part importante accordée à la France de l’Ancien régime, traitée fort différemment par les curés et les instituteurs, qui formaient « deux immenses légions de chercheurs [s’affrontant] en une vaste controverse historiographique ». À la fin du siècle, les premiers étaient sur la défensive, cherchaient à « rétablir la vérité », à prouver que l’Ancien Régime n’était pas la période odieuse présentée par les thuriféraires de la Révolution française, à comparer le passé et le présent pour glorifier celui-là aux dépens de celui-ci, que ce fût en matière de fiscalité ou d’instruction ; ils cherchaient à recueillir tout ce que les familles avaient pu conserver comme souvenirs des persécutions révolutionnaires. Au contraire, les instituteurs magnifiaient l’œuvre de la Grande Révolution, source de liberté et de progrès. François Ploux note que dans ces études relatives à l’Ancien régime, le peuple était pratiquement ignoré au bénéfice des seigneurs, seules personnes pour lesquelles les sources consultées donnaient des informations précises. Inspirées par l’école leplaysienne, d’autres monographies, placées sous le patronage de la Société des agriculteurs de France ne laissaient qu’une toute petite place au passé et privilégiait l’étude du présent, saisi sous ses facettes économiques et sociales.
28Mais tous les auteurs, cela doit absolument être souligné, voyaient dans la commune « la petite patrie » propre à faire aimer la grande patrie, chantaient les douceurs et les beautés du sol natal (« le plus beau pays du monde / C’est la terre où je naquis » : ce poème de Philéas Lebesgue, que ne cite pas François Ploux, figura dans les manuels de lecture de l’école primaire ; mis en musique, il fut aussi chanté). Ils espéraient ainsi persuader les paysans qu’ils formaient des communautés liées par l’enracinement dans un même sol et un ensemble de solidarités, les dissuader de quitter la terre, souci qui tranche curieusement – ce qui n’est pas dit – avec l’attention portée par les instituteurs à leurs meilleurs élèves poussés vers le concours des bourses et les études dans un lycée, si toutefois un accord avait pu être arraché aux parents. La similitude de ton se trouve encore chez les curés et les instituteurs lorsqu’il s’agit de déplorer la mauvaise influence de la ville sur les habitants du village, qui abandonnaient peu à peu leurs traditions et même leurs vêtements régionaux pour se convertir aux modes urbaines. En principe agents du progrès, les instituteurs se faisaient ainsi souvent les chantres du bon vieux temps. Pour les curés comme pour les instituteurs, une difficulté récurrente surgissait : priés de s’en tenir purement au local et de ne pas se perdre dans des digressions relatives à l’histoire nationale, les auteurs des monographies devaient aussi transmettre des informations que leurs mentors (ou leurs censeurs) jugeraient intéressantes et dignes d’être utilisées dans leurs propres ouvrages. En des temps où la micro-histoire ne tenait pas encore la vedette, il n’était pas toujours aisé de faire le départ entre le fait banal devant être laissé de côté et le détail susceptible d’éclairer un point d’histoire générale. Certains rédacteurs croyaient éviter cette impasse en affirmant qu’ils vivaient dans une commune qui n’avait « pas d’histoire ».
29François Ploux s’est aussi interrogé sur lectorat de ces monographies, notamment à travers des listes de souscription et en suivant les progrès de l’alphabétisation. En conclusion, il s’interroge sur l’utilité de tous ces écrits, pour constater qu’elle fut pratiquement nulle, puisqu’ils n’empêchèrent pas l’abandon des terroirs. En outre, ces travaux, qui n’ont pas tous été conservés, tombèrent dans un oubli, dont ils commencent seulement à sortir.
30Fondé sur un ensemble impressionnant de sources et sur une abondante bibliographie (qui occupent les pages 313-334 du livre, en deux colonnes), l’ouvrage de François Ploux est une mine d’informations. La mise en œuvre n’emporte cependant pas totalement l’adhésion ; purement thématique, choix toujours délicat pour une longue période, le plan écrase le temps et prête à des redites parfois lassantes (instituteurs et curés traités avec hauteur ou mépris par les membres d’Académies ou les universitaires ; opposition idéologique entre les instituteurs et les curés…).
31François Ploux, Une mémoire de papier. Les historiens de village et le culte des petites patries rurales (1830-1930), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, 344 p.
32Jacqueline Lalouette
Maurice Barrès
33Les Presses du Septentrion rééditent La grande pitié des églises de France (1914) de Maurice Barrès. Il s’agit d’un texte original, composite, allègre et moderne d’allure : construit autour des trois discours à la Chambre des 16 janvier 1911, 25 novembre 1912 et 13 mars 1913, il comprend des commentaires, des extraits de lettres et d’articles. Sa lecture enlevée fait songer aux grands récits de voyage ou aux meilleures œuvres de jeunesse de Barrès, tranchant avec le ton un peu empesé de ses romans de la maturité. Les éditeurs ont fait le choix pertinent d’associer un historien spécialiste de la politique et de la littérature (Michel Leymarie) et une historienne de l’art (Michela Passini) pour présenter et établir le texte. Collaboration fructueuse et qui rappelle les premiers temps du musée d’Orsay, malheureusement moins fréquente ces dernières années, semble-t-il.
34La campagne de Barrès peut se lire à plusieurs niveaux : elle se déploie à la suite de la loi de Séparation des Églises et de l’État pour défendre la situation matérielle des églises. Faut-il entretenir les églises et qui doit payer ? Les éditeurs de Barrès insistent avec raison sur les aspects les plus novateurs et modernes de ses interventions : elles « contribuent amplement » comme ils l’écrivent au vote de la loi sur les monuments historiques de 1913. Elles témoignent aussi d’une méfiance très contemporaine à l’égard des musées. Alors que Jaurès défend par exemple assez systématiquement les réalisations muséales, demandant à propos du Trocadéro un grand musée des moulages nationaux (séance du 6 décembre 1911), Barrès est sensible à la préservation des œuvres d’art dans leur contexte vivant. Pour Jaurès, il est vrai, selon l’expression de sa biographe Marcelle Auclair, le musée est « une sorte de paradis socialiste ». Ces débats qui ne sont pas simples sont loin d’être achevés : il suffit de songer à la campagne récente, relayée notamment par le journal Libération, au sujet d’Au temps d’harmonie de Signac installé à la mairie de Montreuil-sous-Bois et que certains souhaiteraient transférer au musée d’Orsay. L’historienne de l’art est fondée à relier la campagne de Barrès à la redécouverte ou à la revalorisation des primitifs et de l’art français médiéval au début du siècle. La lecture précise de ces textes amènent cependant à nuancer : le député nationaliste de Paris insiste souvent sur la nécessité de ne pas s’enfermer dans un combat esthétique en faveur des « belles » églises (ses pires adversaires sont d’accord pour défendre les monuments artistiquement « intéressants »), mais sur la portée « morale » et « spirituelle » de la préservation de toutes les églises dans le paysage national. Cette ambiguïté, ou cette subtile synthèse, expliquerait son échec momentané à la Chambre en novembre 1912. En tout cas, il faut lire ce texte en parallèle avec le discours de Jaurès appelé « Pour la laïque » de janvier 1910. Il s’agit à chaque fois d’une méditation enlevée et réfléchie sur la culture nationale : les deux textes illustrés pourraient constituer un beau musée de l’Histoire de France !
35Pour rester sur le terrain politique, il est particulièrement intéressant de voir se constituer le paysage de l’après-Séparation. Barrès s’oppose à quelques anticléricaux extrêmes pour ne pas dire sectaires et excessifs. Il n’est pas hors de propos de dire que Charles Beauquier ou Victor Augagneur nous semblent aujourd’hui appartenir à un temps révolu et dépassé. Sembat le leur dit déjà en 1912 et du reste certains socialistes unifiés apparaissent beaucoup plus ouverts que nombre d’anciens radicaux : Albert Thomas cosigne la proposition Barrès de classement de toutes les églises antérieures au XIXe siècle et Sembat le soutient intelligemment, à sa manière, devant la Chambre. Mais faut-il en faire un débat de parti ? Ce n’est pas si sûr car du côté radical, à côté du jeune Landry, Ferdinand Buisson manifeste lui aussi une belle ouverture d’esprit, dans le respect des principes de laïcité proclamés en 1905. Briand est l’homme de pouvoir, avec toutes ses capacités, ses séductions et ses limites.
36Barrès est vif, drôle, avec à la fois sincérité et un peu de savoureuse mauvaise foi. On le voit en chemin vers l’acceptation de toutes les familles spirituelles de la nation, vers un pluralisme culturel assumé. Jaurès est sans doute plus grand car son pluralisme culturel davantage internationaliste, mais la défense barrésienne des paysages, des sources et des forêts (p. 188), est sublime, et, au-delà de son aspect prémonitoire de manifeste écologique, digne du meilleur Thoreau ou de Jaurès lui-même. L’histoire est plutôt heureuse : malgré tout, les excès sectaires sont marginaux et se font de plus en plus rares, la laïcité respectée et appliquée avec une intelligence croissante, de nombreuses églises classées et protégées. L’édition mérite de nombreux éloges, elle est précise, informée, légère et agréable à la fois. Des illustrations appropriées ont été ajoutées. De rares inadvertances subsistent toutefois : Rousseau à la place de Zola (p. 14) et Bâle transcrit par erreur en Baie (p. 117).
37Maurice Barrès, La grande pitié des églises de France, texte introduit et établi par Michel Leymarie et Michela Passini, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2012, 240 p.
38Robert Lindet
Un éclairage érudit sur Vacher de Lapouge
39Jean-Marie Augustin est l’auteur d’une thèse de doctorat sur Georges Vacher de Lapouge (1854-1936) que les presses de l’Université de Toulouse I Capitole ont publiée en 2011. Il en résulte un lourd volume de 540 pages. Cet historien du droit a exploité en priorité les fonds privés conservés à la Bibliothèque universitaire de Montpellier pour suivre pas à pas la longue existence de ce « juriste, raciologue et eugéniste ». Sans cet accès, reconnaît l’auteur, il n’aurait « pas pu écrire une biographie aussi précise de Vacher de Lapouge » (p. 7).
40Effectivement, l’érudition est l’une des qualités de ce travail qui passe en revue, avec beaucoup de méticulosité, les nombreuses facettes d’un personnage aussi instable professionnellement qu’hanté par un darwinisme social qui le conduit à se faire le chantre de l’eugénisme et à devenir une référence nazie – même s’il n’a pas adhéré clairement au nazisme.
41Cette vie se résume à une succession d’échecs professionnels – démission forcée comme jeune procureur en province, insuccès à deux reprises au concours de l’agrégation de droit, désillusions fréquentes dans ses postes de bibliothécaire –, qu’il compense par une hyperactivité d’écriture, des travaux d’érudition nombreux et une volonté maniaque d’être reconnue comme un grand savant. Son existence chaotique, dominée par un caractère mélancolique et souvent mégalomane, révèle surtout un aventurier de la science qui parvient, par obstination, par relations, par malversations parfois (sa particule et ses titres de noblesse sont usurpés), à poursuivre une carrière aux marges de l’université, dans les bibliothèques universitaires de Montpellier, Rennes et Poitiers, et à se faire reconnaître par certains milieux intellectuels en France, mais aussi en Allemagne chez les théoriciens du national-socialisme et aux États-Unis (où il est invité à deux reprises pour des congrès et des conférences) parmi les tenants de l’hygiénisme racial. Ce sont ses théories eugénistes, dont il est l’un des précurseurs, qui lui confèrent ce pouvoir d’influence assez bien restitué au long de l’ouvrage.
42Ce qui frappe en définitive, à la lecture du travail de Jean-Marie Augustin, c’est le crédit et les soutiens dont a pu bénéficier Vacher de Lapouge dans des sphères élevées de la société, signe que cette dernière pouvait se laisser bercer par des comportements irrationnels et accepter que la science puisse dicter des choix éthiques.
43On aurait souhaité du reste que l’auteur se saisisse de cette question historique des contextes sociaux et idéologiques expliquant la fabrique d’un racialiste français au tournant du siècle.
44Jean-Marie Augustin, Vacher de Lapouge (1854-1936), Toulouse, Presses de l’université de Toulouse I Capitole, 2011, 540 p.
45Vincent Duclert
Le Matin, un journal de la IIIe République
46Version remaniée d’une thèse de doctorat en histoire contemporaine soutenue à l’université de Bordeaux III en décembre 2010, l’ouvrage de Dominique Pinsolle est une étude de fond sur une entreprise de presse majeure dans l’histoire de la France de la fin du XIXe et du premier XXe siècle. Pour ce faire, son auteur a réuni une imposante documentation, s’appuyant sur des archives d’entreprises de presse (à commencer par celles du Matin) qu’il a croisées avec d’autres fonds publics pour éclairer une histoire qui débute à la veille du boulangisme et s’achève dans la collaboration.
47Construit sur un plan chronologique, l’ouvrage retrace clairement les quatre étapes d’un quotidien qui fut à l’origine une « feuille vénale » lancée à Paris par des capitaux américains puis, entre 1897 et 1914 une « grande puissance » (il tire à plus d’un million d’exemplaires en 1914). Les années 1903-1914 sont assimilées à « l’âge d’or » du Matin dont le pouvoir est « vacillant » durant les deux décennies suivantes avant qu’il n’entame à partir de 1932, sur fond d’un « effondrement » tant commercial que financier un « déclin » et une « dérive » qui conduisent cette institution de la presse parisienne vers l’extrême droite, sur fond d’anticommunisme durant les années 1930 et, pacifisme et germanophilie aidant, vers la collaboration après la défaite de 1940.
48Au fil d’un découpage convaincant (à la réserve près que le lecteur s’étonne de voir le chapitre XI sur la collaboration débuter en 1939) cette étude fouillée analyse la diversité des facettes d’une entreprise de presse de premier plan. Ainsi, si l’ouvrage est une monographie, laquelle est fort utile au vu de l’importance de l’objet traité, il peut se lire comme une plongée dans six décennies d’histoire de la presse française et plus largement d’histoire nationale que le Matin accompagne et commente tout autant qu’il contribue à l’écrire.
49Les apports de ce livre sont nombreux et trois peuvent être privilégiés. Le premier renvoie à une approche d’histoire d’entreprise. Elle est ici doublement instructive. En premier lieu, grâce aux chiffres qu’elle parvient à mobiliser, chiffres qui sont pour les plus importants heureusement réunis en séries et en annexe 1 du livre sous la forme de tableaux et de graphiques. Cette approche permet aussi, de prendre la mesure des changements de la presse dans la France des XIXe et XXe siècles, mutations auxquelles Le Matin a sa part, lui qui aspire, dans les années 1900 à être un « nouveau journal ».
50Un second intérêt de cet ouvrage est que, tout en s’attachant aux structures, il ne néglige nullement les acteurs. Cette entreprise de presse est en effet une affaire d’hommes, et d’abord d’un patron de presse, Maurice Bunau-Varilla dont l’importance et le portrait se dessinent tout au fil des pages. Hommes d’affaires avisé, mégalomane, « l’empereur de la Maison rouge » est inséparable de l’histoire de son entreprise. Une entreprise où selon sa formule « il n’y a pas de journalistes, il n’y a que des employés ». Bunau-Varilla, comme le rappelle Christian Delporte dans sa préface, est un homme sur lequel « on aura tout dit ». On en apprend beaucoup sous la plume de Dominique Pinsolle, y compris sur le « génie » dont Bunau-Varilla se croit porteur et l’importance qu’il accorde au synthol. Il y voit un produit miracle et cherche à en convaincre les élites françaises et étrangères. Le sujet peut sembler loufoque mais les pages que lui consacre Dominique Pinsolle ne le sont pas et éclairent au contraire la personnalité de Bunau-Varilla, un cas extrême mais pas unique parmi les patrons de presse d’alors. À côté d’autres éléments, cet épisode campe l’importance de l’influence d’un patron de presse vis-à-vis de décideurs politiques gênés par son insistance à vouloir les convaincre de l’efficacité de ce produit mais n’osant pas le repousser brutalement. L’importance accordée dans l’étude à son directeur ne doit pas faire oublier l’importance d’autres figures du Matin, en particulier celles de Stéphane Lauzanne ou de Jean Luchaire. Cet ouvrage complète notamment son portrait sous l’occupation, en montrant le jeu complexe qui s’opère alors entre un patron de presse partisan du Reich, la corporation (à la tête de laquelle est Luchaire) et l’occupant.
51Enfin, le livre ne fait pas mentir son sous-titre, « une presse d’argent et de scandale ». Si ce dossier a déjà été nourri par d’autres exemples, le cas du Matin est particulièrement instructif. Dominique Pinsolle met ainsi bien en lumière les liens du quotidien (à commencer par son directeur) avec les élites modérées et radicales tertio-républicaines. Les rapports entre presse, milieux d’affaires et politique voient leur approche complétée et renouvelée par cette étude de cas. Elle contribue aussi à éclairer l’histoire de la corruption qui connaît actuellement un regain d’intérêt dans l’historiographie française.
52Dominique Pinsolle, Le Matin (1884-1944). Une presse d’argent et de chantage, préface de Christian Delporte, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, 353 p.
53Olivier Dard
Un regard luxueux sur l’histoire du champagne
54Le volume publié par les Presses de l’université Paris-Sorbonne sur le champagne est impressionnant et surprenant : il s’agit d’un volume relié sur papier glacé avec des illustrations surabondantes et de grande qualité. L’ensemble est donc particulièrement luxueux pour une édition d’actes de colloque. La rencontre originale coorganisée par l’Institut historique allemand (IHA) de Paris et l’Université Paris IV avait eu lieu à Paris et à Epernay en 2005. Elle regroupait certains des meilleurs connaisseurs de l’histoire du vignoble français (Philippe Roudié ou Jean-Robert Pitte) et de jeunes collègues qui ont par leurs travaux de doctorat renouvelé la connaissance de l’histoire du champagne (Claire Desbois-Thibault, Benoît Musset, Fabrice Perron).
55L’idée d’écrire autour du champagne une « histoire franco-allemande » comme le précise le sous-titre ne naît pas seulement de l’engagement de l’IHA dans le colloque initial, mais bien comme le rappelle l’ancien responsable de l’IHA, Werner Paravicini, du « rôle des négociants allemands dans le développement et l’essor du champagne » marqué par des noms célèbres aux consonances germaniques : Bollinger, Deutz, Krug, Mumm, Roederer, Taittinger. Claire Desbois-Thibault et Jean-Pierre Poussou dresse des synthèses de l’histoire du champagne en insistant sur les mutations de la production qui ont accompagné les évolutions des types de consommation depuis le XVIIe siècle. Les études publiées dans la suite du livre proposent des approches plus circonscrites sur les vins des moines et des chanoines en pays rémois au Moyen Age, sur les marchés des vins de champagne et leurs consommateurs à l’époque moderne ou sur le champagne dans les usages de table. À partir des lots de la seconde loterie nationale française en 1795 Philippe Roudié donne le profil de quelques caves de cette époque avec les différentes provenances régionales.
56Quelques monographies de maisons de champagne pour des périodes déterminées permettent de rendre concret les spécificités de ce vignoble. C’est le cas avec l’étude du champagne Cliquot sous le Consulat et l’Empire, celle de la maison Heidsieck, plus brièvement pour Bollinger, celle des représentants de commerce germaniques de Moët et de Clicquot, ou celle des origines de la maison Deutz ou encore de la maison Krug. La plupart de ces contributions porte principalement sur le XVIIIe et le XIXe siècles.
57La contribution sur le vin de champagne durant l’Occupation écrite par Jean-Pierre Husson est intéressante. L’organisation du livre aboutit cependant à une curiosité puisque à peine commencé il est interrompu par deux pages sur la révolte de 1911, puis quelques pages plus loin par une page et demie sur l’association viticole champenoise créée en 1898… On peut trouver le procédé assez maladroit !
58Bref, le volume est un bon condensé du renouvellement de l’historiographie du champagne. Le choix éditorial caractérisé par la très luxueuse illustration fait parfois un peu oublier les enjeux scientifiques et c’est dommage car on finit par s’interroger sur le public visé par une telle publication – quant à faire un « livre d’art » n’aurait-il pas fallu choisir un autre format. Les très nombreux encadrés qui parcourent les pages du livre, très souvent rédigés par Claire Desbois-Thibault ou par Jean-Pierre Poussou sont certes des mises au point utiles mais souvent brèves, trop déconnectées de toute logique de recherche historique et parfois faiblement référencées.
59Claire Desbois-Thibault, Werner Paravicini, Jean-Pierre Poussou (dir.), Le champagne. Une histoire franco-allemande, Paris, PUPS, 2011, 372 p.
60Alain Chatriot
La satire en revue
61Sous la direction de Jean-Claude Gardes, Ridiculosa, une revue annuelle de l’Université de Haute-Bretagne publie un répertoire d’une centaine (102) de revues satiriques françaises, des Révolutions de France et de Brabant de Camille Desmoulins à La Mèche de Siné… Les notices de deux à trois pages sont souvent accompagnées de pistes bibliographiques et toujours d’illustrations. La période jaurésienne est évidemment assez bien traitée avec des notices dues à Michel Dixmier (L’Assiette au beurre), Cédric Passard, Lucien Bihl, Guillaume Doizy, Solange Vernois, Jean-Luc Jarnier… Comme le note celui-ci, contrairement à l’Allemagne ou à l’Italie, la France a peu donné de titres fameux et durables pour la presse socialiste satirique. Le Chambard socialiste de Gérault-Richard fait sans doute exception, mais il dure moins de dix-huit mois… Sans doute, la primauté accordée à l’éducation et à la raison ne les portait pas à développer ce genre, prisé au contraire par les nationalistes ou la mouvance libertaire. Déjà que la brochure n’était admise qu’avec bien des réserves, à titre provisoire ou de pis-aller… Remarquons d’ailleurs que le terme de « revue » ennoblit quelque peu la réalité, il s’agit plutôt de ce que nous appellerions des feuilles, des publications ou périodiques… nous sommes très loin des savantes ou se voulant telles Revue socialiste ou Mouvement socialiste…
62« Les revues satiriques françaises », Ridiculosa, n° 18, 2011, Brest, Héritages & Constructions dans le Texte & l’Image/Université de Bretagne occidentale.
63Robert Lindet
Les ruptures paradoxales de 68
64Issu d’un colloque qui s’est tenu en 2008 à l’École normale supérieure, ce livre propose d’analyser le rôle de mai 1968 dans le processus de libéralisation qu’a connu la société française dans les années 1960-1970. Il interroge le rapport de l’événement avec les libéralismes politique, économique et moral, tout en le réinscrivant dans un temps relativement long, certains contributeurs n’hésitant pas à remonter à l’entre-deux-guerres.
65Organisé autour de quatre parties d’importances inégales, le livre traite successivement de l’économie, de la culture, de l’ordre public et de l’action politique, autant de thèmes que les auteurs n’ont pu aborder que de manière sélective. Toutes les contributions s’appuient sur un matériau original et sont de qualité. En revanche, les échelles d’analyse varient fortement. Certaines contributions concernent une politique publique dans son ensemble et ont une portée générale. Michel Margairaz, Frédéric Tristram et Fabien Jouan montrent ainsi qu’un tournant libéral s’amorce entre 1965 et 1972. En étudiant la planification, les entreprises publiques ainsi que les politiques fiscale et monétaire, ils identifient une forme de libéralisme d’État où, sur fond d’intégration à l’économie internationale, se mêlent le plan et le marché. Ce faisant, ils révisent en profondeur l’idée d’une France socialisante et colbertiste. D’autres contributions adoptent un style plus nettement monographique se concentrant sur une institution ou un territoire. Michaël Rolland retrace ainsi l’histoire du journal avant-gardiste Actuel, très révélatrice des difficultés d’acclimatation de l’underground en France. De leur côté, Florent le Bot et Fabrice Marzin expliquent comment les événements de mai 1968 en Bretagne résultent de la synchronisation de plusieurs temporalités : celle du mouvement breton, celle de la construction européenne, celle de la politique pompidolienne, etc. Quelques thèmes traités dans le livre sont attendus (et incontournables) dès lors que l’on parle de 1968 : la crise du rapport pédagogique ou la libéralisation des mœurs. D’autres se révèlent plus originaux, à l’image du tourisme social et de son expansion dans les années 1970, une manière de conjuguer émancipation individuelle et collective, selon Sylvain Pattieu.
66Le livre ne comporte pas de conclusion. C’est son introduction qui lui donne sa cohérence. Signée par Michel Margairaz et Danielle Tartakowsky, elle propose de situer mai 1968 dans le prolongement du Front Populaire et de la Libération. La thèse qu’ils défendent est ambitieuse : il faut interpréter l’événement en relation avec une culture de la régulation et de la protection économique et sociale qui s’épanouit en France au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Partagée par les gaullistes et les communistes, cette culture de la régulation se révèle aussi une culture de la mobilisation. Mai 1968 intervient alors qu’elle commence à se trouver remise en cause. À droite, indépendants et libéraux souhaitent faire sauter les verrous de la réglementation et provoquer le retrait de l’État de la sphère productive. À gauche, une sensibilité autogestionnaire voit le jour, proche par certaines de ses thématiques des thèses libérales (un chapitre dû à Franck Georgi le montre clairement). La culture de la régulation économique et sociale se trouve ainsi grignotée de toute part, tandis que l’économie de marché et le credo libéral s’imposent comme formes de gouvernement. Les événements de mai se déroulent donc à un moment charnière. Ils voient en outre s’opérer une déconnexion entre culture de la régulation et mobilisation qui renvoie pour partie aux différences profondes entre le 1968 des étudiants et celui des travailleurs. Dans cette analyse, le terme culture est peut-être un peu général et appellerait à être davantage spécifié sociologiquement. Le déclin de la culture de la régulation est sans doute aussi le déclin de sa base sociale. Mais la grille de lecture proposée n’en reste pas moins stimulante. Elle conduit à voir dans la deuxième partie des années 1960 une période marquée par de profondes contradictions. Les auteurs le soulignent : des gouvernements de droite doivent accepter une forme de libéralisation culturelle que leurs électeurs refusent absolument, tandis qu’ils ne peuvent faire aboutir les projets de libéralisation économique qu’ils appellent de leurs vœux. La « libéralisation » de la société française se fait ainsi par à-coups, libéralisme économique et culturel progressant à fronts renversés. Mai 1968 est l’un des moments inauguraux d’une bifurcation historique. Et les années 1980 avec leur cortège de privatisations, déréglementations et ouvertures à la concurrence ne sont que la queue de comète d’un mouvement œuvrant sur le temps long.
67Michel Margairaz, Danielle Tartakowsky (dir.), 1968 entre libération et libéralisation. La grande bifurcation, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, 352 p.
68François Denord
Notes
-
[1]
Voir également la parution cette année de Marie-Emmanuelle Chessel, Histoire de la consommation, Paris, La Découverte, 2012.
-
[2]
Jean-Claude Passeron, Jacques Revel, « Penser par cas. Raisonner à partir de singularités », dans J.-C Passeron, J. Revel (dir.), Penser par cas, Enquête, n° 4, Paris, Éditions de l’EHESS, 2005, pp. 9-44.