Notes
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[1]
Romain Ducoulombier, « Les socialistes devant la guerre et la scission (1914-1920) », Cahiers Jaurès, n° 189, juillet-septembre 2008, pp. 33-55.
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[2]
Cité par Annie Kriegel dans l’introduction de sa thèse, op. cit., p. 14.
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[3]
Ibidem.
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[4]
Cf. L’affaire Ferrer, colloque de Castres (1989), Castres, CNMJJ, 1991. Je suis intervenu sur « Les répercussions en France du procès et de l’exécution de Ferrer » à la table-ronde du 2 juin 2010 organisée par la CNT du Mans, dont les actes seront sans doute publiés un jour.
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[5]
Il fonda en 1910 au collège de Barbezieux un club des Jacobins, cf. Madeleine Rebérioux, « Ernest Labrousse », Jean Jaurès, bulletin de la SEJ, n° 110, juillet-septembre 1988, pp. 3-4.
-
[6]
Denis Lefebvre, Marcel Sembat, socialiste et franc-maçon, Paris, Bruno Leprince, 1995, p. 144.
-
[7]
Voir la collection « Bibliothèque Républicaine », aux éditions du Bord de l’Eau, qui a publié des œuvres de Malon, de Fournière, de Brousse, d’Andler…
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[8]
Charles Andler, La civilisation socialiste, présentation de Christophe Prochasson, Latresne, Éditions du Bord de l’Eau, coll. « Bibliothèque républicaine », Paris, 2010.
-
[9]
Jean-Louis Fabiani, Les philosophes de la République. Paris, Minuit, 1988 ; voir aussi du même auteur : Qu’est-ce qu’un philosophe français ? La vie sociale des concepts (1880-1980). Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « Cas de Figure », 2010, chap. 1.
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[10]
« Philosophie morale et socialisme : L’expérience morale de Frédéric Rauh (1861-1909) », journée d’étude à l’École Normale Supérieure, 9 décembre 2009.
-
[11]
Dirigée par Vincent Peillon.
-
[12]
Stéphan Soulié, Les philosophes en République. L’aventure intellectuelle de la Revue de métaphysique et de morale et de la Société française de philosophie (1891-1914), préface de Christophe Prochasson, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009 ; les Cahiers Jaurès ont publié dans un précédent numéro une recension de cet ouvrage : Perrine Simon-Nahum, « Les philosophes de la IIIe République », in Cahiers Jaurès, n° 193-194, juillet-décembre 2009, pp. 120-123.
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[13]
Selon un relevé établi au fil de la lecture. Un index des noms et des expressions eût été utile pour préciser cette évaluation à main levée – qui, pour significative qu’elle soit, n’a rien de décisif.
-
[14]
Frédéric Worms (dir.), Le moment 1900 en philosophie, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2004.
-
[15]
Le philosophe fut un défenseur et un praticien de « l’éducation populaire » issue de l’expérience des « UP » (Universités populaires).
-
[16]
Stéphan Soulié rappelle par ailleurs que Rauh et Jaurès furent collègues à la Faculté des Lettres de Toulouse.
-
[17]
Lucien Febvre, « Mayenne en Bourgogne et la Ligue », compte rendu, Annales d’histoire sociale, avril 1939, t. 1, n° 2, p. 190.
La naissance du PCF
1Camarades ! est un livre important. Il est issu d’une thèse en histoire intitulée Régénérer le socialisme. Aux origines du communisme en France 1905-1925, préparée sous la direction de Marc Lazar, qui préface l’ouvrage, et soutenue en 2007 à l’Institut d’Études politiques de Paris. Les lecteurs des Cahiers Jaurès connaissent certains aspects de son orientation que l’auteur leur avait présentés lors de la conférence Jaurès de 2008 [1]. Son idée-force est que le communisme français n’est pas le résultat d’une greffe réussie et d’un « accident » historique, mais qu’il est produit par la rencontre entre une volonté sourde de régénération du socialisme français, déjà importante avant-guerre, hantée par le sentiment d’appartenance au prolétariat, par la volonté d’ascétisme et le « refus de parvenir », transformée et magnifiée par le choc de la guerre et l’offre bolchevique de construction d’une nouvelle Internationale. La thèse est séduisante, subtile et solide. Elle ne recoupe pas entièrement les travaux classiques d’Annie Kriegel, elle ne les contredit pas non plus absolument, disons qu’elle les assume, les intègre, les complète, corrige et nuance, donc cherche à les dépasser. Pour ma part, je ne suis pas sûr qu’il soit indispensable de trop disserter aussi bien sur les considérations historiographiques du préfacier Marc Lazar que sur celles de Romain Ducoulombier lui-même... Une œuvre comme celle d’Annie Kriegel va toujours plus loin que sa définition sèche ou son abrégé, même cautionnée par son auteur[e]. Elle aussi, Annie Kriegel s’attachait à l’histoire politique et idéologique du mouvement ouvrier français depuis 1914, soigneusement scrutée, d’autant qu’il est toujours bon de prendre en considération non seulement la thèse principale, Aux origines du communisme français 1914-1920, publiée par Mouton en 1964, mais aussi la thèse complémentaire sur La croissance de la CGT. 1918-1921, parue en 1966 chez le même éditeur. Ne faut-il donc pas mieux commencer par suivre les conseils du si jaurésien Georges Lefebvre et chercher « à connaître la cause dans son détail linéaire et apparent avant que de la transformer en un complexe abstrait de relations stables » [2] ? Donc, « de l’érudition, encore de l’érudition » [3]... Romain Ducoulombier n’en est pas dépourvu, lui qui a pu utiliser non seulement les imprimés et les archives déjà consultés par ses prédécesseurs, mais aussi de nombreux autres fonds, d’origines diverses, ainsi qu’un certain nombre de travaux plus ou moins proches de son sujet. Chacun comprend que les historiens d’aujourd’hui sont mieux documentés sur les réalités et les modalités du financement par les Russes des activités, groupes et hommes que, dès 1919, ils souhaitent soutenir, et que cela ne fut pas insignifiant.
2Comme le note son directeur de thèse, l’auteur est « un historien complet et inventif » (p. 13), sensible et intelligent, capable de déployer une histoire conceptuelle du politique dans le sillage de François Furet tout en s’attachant à l’humanité des personnages rencontrés, Frossard, Souvarine, Treint ou le jeune Dispan de Floran… Il remonte donc à la SFIO, au parti de Jaurès, à la « France socialiste » d’avant 1914 pour en expliquer la consistance, les lignes de force, la stratégie politique et aussi les failles. Deux milieux retiennent particulièrement son attention d’historien du communisme naissant : celui du syndicalisme révolutionnaire, porteur d’une culture ouvrière assez exclusive, méfiante envers le parlementarisme et l’action politique, et celui du guesdisme attaché à la construction d’une organisation soudée idéologiquement et proclamant les vertus de la discipline. Ensuite, il cherche autant à restituer l’authenticité du « socialisme majoritaire » rallié à la défense nationale qu’à expliquer ce qui se joue dans la constitution du courant minoritaire. Apparemment, ce dernier l’emporte et prend le contrôle du parti en octobre 1918. Mais ce n’est pas si simple, parce que dès novembre l’armistice change du tout au tout les conditions et les possibilités de la parole ou des sentiments et ressentiments politiques, parce qu’aussi le projet de reconstruction du socialisme français et international porté par la nouvelle direction se heurte à nombre de réalités nouvelles, parmi lesquelles le poids des morts, blessés et victimes de la guerre, difficiles à cantonner sur le seul espace des monuments aux morts, et un événement qui n’est pas anodin non plus, le succès persistant des bolcheviks en Russie, cette « grande lueur levée à l’Est » (Jules Romains). Donc si un « moment 1919 » a bien existé, à mon sens davantage même que ce qui est ici montré, reconnaissons qu’il ne s’est pas longtemps survécu. Pour 1920 et le congrès de Tours, Romain Ducoulombier a raison de préférer la notion d’« événement » à celle d’« accident ». C’est d’ailleurs l’occasion de saluer son sens des formules : « le zimmerwaldisme français n’est pas défaitiste, mais épurateur » (p. 132), « le parti communiste français est un astre mort » (p. 17), « la paix est une défaite pour le mouvement socialiste français » (p. 143), « le congrès de Tours n’est pas un accident, c’est un événement » (p. 184)… Il faut évidemment lire la suite qui justifie et explicite ces formulations volontairement provocatrices. L’auteur sait bien que ce qui est mort, c’est le parti communiste tel qu’il se constitue voici près d’un siècle, avec un certain nombre de thématiques et de pratiques (centralisme démocratique, discipline ascétique, subordination des élus, autocritique et exclusions régulières…)… Pour le reste, une gauche de transformation sociale et politique, intégrant les espérances révolutionnaires dans la République et faisant vivre la démocratie, c’est autre chose et ce n’est pas ici le lieu d’en discuter.
3Le livre convainc quand il déploie toute sa finesse d’analyse. Son nœud gordien est de comprendre « l’intense besoin de s’étiqueter communiste » (p. 153) qui se développe dans le parti et le mouvement ouvrier français d’après-guerre et va permettre la rencontre avec le bolchevisme évoquée initialement. Mais les bolcheviks russes et les communistes français n’étaient pas « les mêmes animaux politiques » (p. 357). Il n’est pas toujours simple de suivre la démonstration. Les conditions actuelles de publication des thèses ont leurs vertus, mais elles imposent aussi de lourdes contraintes. Il a bien fallu que l’auteur ramasse ce qu’il souhaitait dire en 800 à 850 000 signes environ. Quand on travaille sur une matière aussi riche et complexe, la gageure devient difficile à tenir. Il arrive donc que certains développements paraissent incomplets ou inaboutis. Quelques exemples : l’affaire Ferrer (pp. 60-61) est certes capitale pour comprendre, malgré les apparences, le « légalisme croissant » du socialisme français, mais elle permet aussi la conquête de droits nouveaux. Les socialistes français ne veulent pas « sauver » Ferrer, mission désormais impossible, mais protester, et la protestation est réussie, et sans doute aller plus loin dans le droit de manifester, et là aussi, finalement, des avancées ont lieu. Certes, ces succès sont chèrement acquis : la protestation a débordé, les socialistes sont bien conscients des contradictions dans lesquelles ils sont placés et ils y laissent quelques plumes (le conseil de Paris bascule à droite), procédant à une rectification à chaud de leur orientation [4]. Ma remarque n’est pas un reproche d’érudition impossible et exhaustive, mais plutôt un renforcement des hypothèses du livre : si la République est bien « solide » après cette journée, elle a aussi un peu changé, du fait de l’intervention populaire, même chaotique et risquée. C’est par de telles journées que s’affirme, avec ses contradictions, l’ethos socialiste de la période jaurésienne.
4L’exposé sur Clarté n’est pas toujours facile à suivre et à son sujet la religion de l’auteur ne semble pas encore vraiment faite, même s’il semble conclure à un « échec flagrant », et note un peu curieusement (p. 182) que « dès 1921, Clarté n’est plus qu’une revue » (cela peut déjà être beaucoup !). C’est l’occasion pour Romain Ducoulombier d’évoquer la personnalité de notre ancien et premier président de la SEJ, Ernest Labrousse (1895-1988). Là aussi, le lecteur a envie de compléter et de poursuivre la discussion : Labrousse n’est pas né à la politique avec la guerre, il vient de plus loin… Il vient justement de… la volonté de régénérer le socialisme français, lorsqu’il était un jeune lycéen de Barbezieux, aux sympathies libertaires, fasciné par la Grande Révolution [5], puis séduit par l’éloquence de Jaurès, déjà militant avant 1914… Parions donc que l’auteur aura l’occasion de revenir sur ce sujet comme sur bien d’autres. Ses hypothèses sont solides, et sur ce qui unit et qui distingue le socialisme français d’avant-guerre, de la Guerre et le communisme naissant autour de 1920, il est loin d’avoir dit son dernier mot. En fin de compte, c’est à plus de systématisme encore qu’on pourrait souhaiter l’encourager. Ses chapitres auraient pu davantage se répondre l’un à l’autre. Ainsi, alors que sur le contrôle de la presse, la rupture avec le modèle jaurésien de L’Humanité est bien exposé, le fameux débat sur « la 22e condition », le refus de l’affiliation à la franc-maçonnerie et à la Ligue des droits de l’homme aurait pu être davantage relié à ses précédents d’avant 1914, notamment à la discussion au congrès de Lyon (février 1912). Comme le souligne Denis Lefebvre [6], le sujet occupe au moins un quart du temps du congrès, 150 sur 600 pages du compte rendu, ce n’est pas rien ! Sembat, Bracke, Guesde s’affrontent… La question est reprise en 1922, mais en effet le débat prend de toutes autres formes dans le parti nouveau… C’est donc un bel exemple qui permettrait à Romain Ducoulombier de conforter sa démonstration.
5Ces remarques ou suggestions ne doivent pas faire négliger tout ce qu’apporte le livre et le plaisir et l’intérêt pris à le lire. Sa démarche est exigeante, mais productive. La profondeur du champ existe. Le lecteur comprend ce que représente la guerre, on devine les destins de ces vies d’ouvriers, de paysans, d’instituteurs ou de jeunes intellectuels. L’arrière-plan politique, social et économique, avec les grèves, les batailles militantes, l’occupation de la Ruhr ou les questions coloniales n’est certes qu’ébauché, mais il est plusieurs fois évoqué et suggéré. De nombreux développements m’ont paru très neufs. Ainsi, lorsque l’auteur montre ce que le premier communisme doit à la « minorité de guerre » sans pouvoir se réduire à celle-ci, lorsqu’il s’efforce de démêler l’écheveau embrouillé des premières années du nouveau parti, avec la victoire de la gauche sur Frossard et ses amis, puis l’élimination rapide de cette nouvelle génération, issue du refus de la guerre et d’un investissement intense dans une Internationale rêvée, et son remplacement par de nouvelles équipes et de nouveaux types de militants. Mais auparavant, il faut signaler la force des pages consacrées au congrès de Tours, sujet pourtant très rebattu. Les stratégies du malheureux Frossard et des autres protagonistes, français et kominterniens, sont clairement exposées, discutées et explicitées. Et Ducoulombier connaît bien Lénine. La preuve ? À raison, il accorde une place essentielle au personnage d’Oblomov, le héros du roman de Gontcharov, qui incarne tout ce que déteste le révolutionnaire russe.
6La conclusion est très belle, très jaurésienne, mélancolique et compréhensive, généreuse et éloquente.
7Romain Ducoulombier, Camarades ! La naissance du parti communiste en France, Paris, Perrin, 2010, 432 p., préface de Marc Lazar.
8Gilles Candar
Une difficile question pour la gauche !
9« Combler la faille obscurément sentie entre la chose telle qu’elle est et la chose telle qu’elle devrait être », telle est l’ambition du pasteur Brand dans la pièce d’Ibsen, qui sacrifie sa propre famille au nom de son idéal de pureté. Tel pourrait être aussi le slogan de la gauche française, pour qui l’espoir de l’avenir doit effacer les contradictions du présent. À la différence de la droite, dont l’horizon d’attente ne se fonde sur aucune espérance mais sur une expérience qui aura le dernier mot, la gauche semble grosse d’une aspiration morale, constitutive de son identité. Cette thèse est posée d’entrée par Christophe Prochasson, dans La gauche est-elle morale ?, publié chez Flammarion :
« Je tiens ici que la morale constitue le squelette de l’homme de gauche, prêt à changer le monde au nom de ses valeurs, bien davantage encore que l’homme de droite, prompt à se soumettre, par réaction, aux lois qui le régissent ».
11Chaque terme employé importe, pour situer l’ouvrage et sa portée. La recherche du « squelette » de l’homme de gauche témoigne avant tout d’un réflexe, celui du croque-mort qui déterre les cadavres pour mieux comprendre le passé. Mais l’habitude de l’historien est ici conjuguée à la première personne, comme pour intégrer cette recherche sur l’identité de l’individu de gauche dans une réflexion personnelle, qui trouve résonance dans la crise morale traversée par la gauche en France. Et d’une certaine façon, cette double portée de l’ouvrage rend sa lecture à la fois stimulante et contestable : stimulante parce que la réflexion sur l’actualité nourrit celle sur l’histoire en ouvrant de nouvelles perspectives ; et contestable parce que le double emploi impose, à chaque moment du livre, de faire la part entre ce qui relève du pamphlet et ce qui s’attache à l’enquête.
12Ces moments sont fortement articulés entre eux. Dans un premier temps, l’auteur cherche à examiner la façon dont les socialistes ont pensé la morale dans les théories élaborées depuis deux siècles, et restitue l’épaisseur spirituelle de la gauche française. Paradoxalement, cette dimension n’a pas constitué le cœur de la pensée socialiste : les utopistes l’ont ignorée, les marxistes l’ont rejetée, elle n’a été portée sur les marges que par des noms isolés à qui Christophe Prochasson redonne voix. La morale de la gauche s’est construite lors de ruptures, de l’Affaire Dreyfus à l’épreuve du pouvoir en passant par la guerre d’Algérie. La morale de gauche, par conséquent, ne serait pas à trouver dans les doctrines, mais dans les pratiques, dans « un ensemble de règles morales gouvernant la vie de tous les jours » (p. 73). Le second chapitre s’attache donc à examiner cette éthique militante : la volonté de régénération, le refus de parvenir, l’amitié prouvent que l’identité de gauche s’exprime dans les actes du quotidien, où l’individu se soumet à des règles partagées. Mais cette obéissance se heurte aux évolutions nécessaires qui ont transformé le socialisme d’un groupe contestataire à un parti majoritaire : le militant, dévoué à la cause, se transforme en adhérent, qui ne se sent lié que par le bulletin de vote ; l’intellectuel, au service de la cause, devient un auxiliaire du pouvoir. Il serait donc nécessaire, pour la gauche, de « revoir son répertoire d’actions collectives et de l’étayer au nouvel ethos » (p. 113) : la crise que le mouvement traverse serait liée à la perte de ces structures de militantisme dense, ainsi qu’à des évolutions qui déplacent la question morale. Christophe Prochasson examine ces mutations par deux exemples, celui du rapport à l’argent et celui du rapport au corps. Dans le premier se trouvent mêlés la vision de la société environnante, l’identité militante, entre dénuement et sacrifice, ainsi que le financement des partis. Mais en dépit de condamnations péremptoires, l’argent n’est jamais critiqué en soi :
« C’est sans doute moins l’origine de classe ou le niveau social que l’étalage qui en est fait ou les comportements qui en découlent qu’il est pertinent de mettre en relation avec la morale militante ».
14Au fond, il existe une sphère intime dans laquelle la gauche ne peut imposer ses principes, malgré sa volonté de forger un « homme nouveau », et cette inaccessibilité du for intérieur se trouve renforcée dans le rapport au corps. Ici, c’est la vision de la sexualité, de la famille, de l’hygiène, de la mort qui est en jeu, domaines inaccessibles. Le dernier chapitre dresse une sorte de bilan, en établissant que la morale de gauche se définit surtout par un passé, qui sélectionne les ancêtres glorieux et les fils cachés, qui choisit les riches heures et refuse les jours sombres. C’est là que s’explique en définitive la crise morale de la gauche française pour Christophe Prochasson : adossée à une histoire filtrée, la morale se trouve associée à un système symbolique parfois dépassé, et qu’il faut reconstruire en la revisitant.
15L’analyse historique se trouve donc constamment associée à la réflexion politique, superposant deux discours au point d’en menacer l’intelligibilité. L’historien lira l’ouvrage avec l’intérêt qu’éveille, dans un bâtiment connu, la découverte de portes secrètes ouvrant sur des galeries dérobées. La question du rapport des socialistes au corps, par exemple, offre une perspective stimulante d’anthropologie historique, où la réalité militante se laisse découvrir par le costume, par l’attitude, par les pratiques quotidiennes. En s’appuyant sur les écrits du for intérieur, des autobiographies aux correspondances, il serait possible de nuancer un partage sommaire entre le puritanisme d’une élite régénérée, celle des guesdistes puis des communistes ; et la corruption d’une élite dévoyée, celle des professionnels de la politique. L’hypothèse posée par l’auteur, pour « définir un corpus de valeurs et un ensemble de comportements propres à la gauche » (p. 204), devrait donc être examinée de plus près, parce qu’en définissant un ethos commun à la gauche, elle pourrait bien provoquer la réévaluation de vieilles catégories comme celle des radicaux/réformistes. De même, l’examen de la morale socialiste conduit à réveiller la mémoire de théoriciens oubliés, condamnés par l’histoire des vainqueurs inspirés du marxisme : Benoît Malon et Eugène Fournière dont les écrits sont redécouverts [7], Charles Andler que Christophe Prochasson s’attache à faire connaître par ailleurs [8], Frédéric Rauh, même si ses liens avec le socialisme semblent moins évidents. L’historien trouvera, enfin, une réflexion stimulante sur sa discipline et ses implications politiques, puisque dans l’histoire réside en définitive l’avenir de la gauche :
« Faire face à son passé pour la mieux maîtriser et ne point s’y enliser, telle est sans doute l’entreprise nécessaire à une gauche qui oscille entre la vénération d’un passé mythique, le refoulement de ses pages les moins avouables, et l’ignorance crasse qu’encourage le présentisme de notre temps si amnésique. ».
17La gauche n’est donc pas nécessairement morale, mais elle est historique, et elle peut trouver les ressorts d’une mutation dans cette tradition que l’historien peut éclairer. À bien des égards, la morale semble donc ouvrir une fenêtre sur des horizons fructueux : elle contient à la fois les expressions doctrinales et leurs mises en pratique, la conceptualisation de principes cohérents et leur inscription dans la chair.
18Par ces chemins de traverse, il serait donc possible de mieux comprendre l’épaisseur historique de l’engagement militant, à condition de s’entendre sur le vocabulaire employé et sur les concepts mobilisés. La métaphore religieuse, par exemple, court dans l’ouvrage entier, puisque « l’engagement militant active les mêmes ressources psychologiques que la pratique religieuse » (p. 74). Mais la métaphore est trop utilisée par les contemporains, trop irisée de polémiques passées pour que les termes comme les images ne fassent pas l’objet d’une réflexion approfondie. La critique d’une « bondieuserie socialiste, camelote spirituelle » (p. 208) n’est absolument pas anodine ; et la description de Jules Guesde comme un « militant révolutionnaire » qui « présente tous les traits de l’inquisiteur de la vieille Espagne » (p. 211) est instituée par les contemporains eux-mêmes. Il faudrait interroger les points communs unissant l’engagement socialiste à la conversion religieuse, de façon à mieux comprendre, sans doute, et de dédramatiser, certainement, la crise morale dont la gauche française est l’objet. Si l’on considère le passage d’un parti de militants à un parti d’adhérents, si l’on constate le passage d’une politique-don vers une politique-profit, pourquoi ne pas y voir la trajectoire classique de n’importe quelle communauté de croyants, telle que définie par Max Weber dans sa Sociologie des religions ? Ces évolutions ne montrent-elles pas la « quotidianisation », et donc, en quelque sorte, le succès du socialisme ? Dans ce cas, la question ne serait pas si la morale militante est à réinventer, mais en vertu de quel horizon : si la majorité des citoyens est atteinte par les règles morales ou par un socle de valeurs portées par la gauche, la morale est à réinventer loin du militantisme dense, mais aussi à proximité d’une citoyenneté renouvelée.
19Une telle discussion sur la terminologie peut sembler obscurément byzantine, puisqu’elle ne touche que la mise en récit et non le cœur de l’argument. En réalité, la question peut aussi s’appliquer aux termes qui métamorphosent parfois l’enquête historique en controverse politique. La « gauche », d’abord, ne fait guère l’objet d’une délimitation : son territoire embrasse le socialisme et le communisme, vient parfois toucher aux marges de l’anarchisme. Mais le partage des frontières ne tient guère compte des glissements de terrain : il fut un temps où tous les républicains y figuraient, où les radicaux y vivaient. Que sont devenues leurs philippiques sur la morale et leurs leçons de choses, une fois ces forces reclassées à droite, ont-elles été minorées, ont-elles disparues ? Ont-ils cessé de se considérer comme des parangons de vertu ? La notion de morale en politique, éminemment relative puisqu’elle dépend des luttes de l’heure, n’échappe pas aux transformations de contexte, et la « crise morale » de la gauche pourrait s’expliquer de cette façon : elle ne serait pas la preuve d’une corruption de ses élites, mais d’une transformation de son environnement qui accueille de nouveaux mouvements (comme les écologistes) ou de nouveaux modes de politisation (par les réseaux sociaux). Cela n’atteint pas les valeurs de gauche, mais la manière dont elles peuvent s’adresser au siècle.
20Mais admettre que la question morale à gauche soit relative au contexte pose aussi le problème de son efficacité, et de son universalité possible. Établir la supériorité morale de la gauche sur la droite ne peut convaincre que des militants de gauche… qui n’ont guère besoin de preuves. Mutatis mutandis, l’agnostique en politique qui lira le livre aura certainement une réaction identique à celle du néo-platonicien confronté à la querelle christologique : le sentiment qu’il s’agit d’un débat interne qui ne l’engage pas. L’homme de droite a-t-il renoncé à changer le monde au nom de ses valeurs ? On peut en douter : si les valeurs n’impliquent pas de bouleverser la société présente, il n’est guère besoin de refaire le monde. Cela ne signifie pas que la droite soit moins exigeante, mais simplement que les conséquences pratiques de ces principes ne sont pas les mêmes. La morale constitue autant le squelette de l’homme de droite que de l’homme de gauche, et certains traits évoqués par l’auteur peuvent même qualifier des militants de droite. Le discours de François Mitterrand sur « l’argent qui corrompt, l’argent qui achète, l’argent qui écrase, l’argent qui tue, l’argent qui ruine et l’argent qui pourrit jusqu’à la conscience des hommes » pourrait être entièrement accepté par le représentant d’une bourgeoisie conservatrice et catholique.
21La gauche peut-elle donc être morale ? La question demeure parce qu’il est difficile de savoir si un clivage (la gauche) peut aspirer à l’universel (la morale) sans, au passage, se rendre coupable d’immoralité (d’intolérance) en censurant l’amoralité (l’agnosticisme) de ceux qui ne pensent pas comme elle. Au fond, il manquerait ici une définition claire de la morale en politique. Elle s’oppose au moralisme, et suppose une juste correspondance entre les principes et leur application, mais cela ne détermine en rien le contenu de ces principes. Elle ne se distingue pas réellement d’une éthique, qui fait la différence entre le moteur de ces principes et leur application. La solution apportée au dernier chapitre n’énonce guère de recette neuve : une « cure démocratique » contre le culte du chef, de façon à n’avoir « d’autre intérêt que celui du plus grand nombre » (p. 255) ; une morale de l’économie ; une moralisation de la doctrine. Ces propositions ne dépassent pas celles d’un républicanisme classique : la vertu civique comme antidote à l’irresponsabilité des chefs, la juste répartition des richesses et la morale comme principe. L’appel est donc contradictoire : la crise morale du socialisme serait due à l’obsolescence des références partagées, incapables de fonder un ensemble de valeurs. Mais le recours serait un retour vers le républicanisme.
22L’ouvrage de Christophe Prochasson doit donc être lu, et le sera avec profit pour deux raisons. Pour l’historien, il ouvre le débat sur une catégorie pertinente permettant d’envisager la gauche à toutes les échelles, individuelle et collective, celle de la morale. Pour le curieux, elle est le signe d’une interrogation politique constante, qui sature les médias. Le point de vue sera partagé ou ne le sera pas. Mais l’immense mérite de cette écriture citoyenne de l’histoire sera de mettre au clair des idées trop confusément senties au quotidien. Clarifier le rapport de la gauche à la morale, et donc de la politique à la morale, est le meilleur moyen de mettre un terme à la scène mélodramatique où les coups de théâtre succèdent aux deus ex-machina. En fixant ce que les citoyens peuvent attendre de leurs dirigeants, en dégageant une idée de responsabilité collective, un tel examen de conscience est salutaire : il signifie que la gauche reprend la main sur son passé au lieu de le subir.
23Christophe Prochasson, La gauche est-elle morale ?, Paris, Flammarion, 2010, 280 p.
24Emmanuel Jousse
Les militants fouriéristes
25Le très remarquable ouvrage de Bernard Desmars atteste la vitalité et la qualité actuelles des études fouriéristes. À qui considère que tout, depuis bien longtemps, a été dit et écrit sur Fourier et ses successeurs, on conseillera sans plus attendre les ouvrages classiques de Jonathan Beecher sur Charles Fourier et Victor Considerant, la très originale thèse, hélas toujours inédite, de Pierre Mercklé explorant un Fourier sociologue en s’attachant à comprendre son expulsion de la tradition des grands auteurs de la discipline, puis, aujourd’hui, l’étude de Bernard Desmars qui renouvelle et dépoussière l’historiographie du « socialisme prémarxiste ».
26Ce courant demeura longtemps dans l’escarcelle d’une histoire des idées, souvent désincarnée, qui, sous les espèces du « socialisme utopique » ou, plus récemment, sous celles du « socialisme romantique », fit de ce corpus de textes un non-lieu de l’histoire des doctrines socialistes en lui conservant une étrangeté impossible à dissiper et en le maintenant à l’écart de l’histoire, de la vraie, celle qui commence, pour le dire rapidement, avec Blanqui, Guesde et Jaurès. Rien ne semble en effet communiquer entre ce que l’on considère encore parfois comme les élucubrations de Fourier et le socialisme d’État et de parti, socialisme contemporain qui s’inscrit dans les coordonnées de la démocratie de masse.
27Le principal intérêt du livre de Bernard Desmars est de rétablir une continuité, non certes pour soutenir abusivement que tout se trouve inscrit dans la pensée de Fourier et dans les pratiques de ses premiers successeurs, mais afin de restituer une généalogie critique qui met en évidence ce qui se poursuit comme ce qui se défait. L’histoire du fouriérisme ne s’évanouit plus dans les sables d’expériences échouées ou dans les rêves imprimés de quelques illuminés. Desmars montre ce qu’il advint d’une renaissance du fouriérisme dans les années 1860 et jusqu’aux premières années d’une IIIe République pourtant si peu « utopique ». Renonçant à penser en termes d’échec ou de réussite d’anticipations tournées en dérision par l’historien ricaneur et hautain, Bernard Desmars cherche à comprendre comment on put demeurer « fouriériste » en un temps devenu apparemment si étranger à la pensée du fondateur. « Apparemment » seulement, car Bernard Desmars met en lumière bien des recyclages ou des convergences contemporaines qui actualisent le fouriérisme dans sa deuxième époque.
28Depuis la disparition de Fourier, les « disciples » – je reviendrai sur cette terminologie – s’étaient divisés en deux branches rivales. Les uns prônent la réalisation, même partielle, du phalanstère et s’engagent dans des entreprises comme celle de Condé-sur-Vesgre, dès 1832, avant même la disparition du philosophe mort en 1837, voire celle de Réunion au Texas que rallia Victor Considerant. Toutes furent sans lendemain, manquant tout à la fois de participants et de fonds. Bernard Desmars consacre d’excellentes pages à la relance de ces vieux projets endormis ou au surgissement de nouveaux dans les années 1860 : Condé mais aussi la colonie agricole de Saint-Denis du Sig en Algérie, Maison rurale de Ry sous la houlette du vaillant docteur Jouanne ou encore Société agricole et industrielle de Beauregard à Vienne, dans le département de l’Isère. Au bout de cette chaîne trône en majesté le familistère de Godin, dissidence à succès dont la réputation n’est plus à faire. Mais derrière cette exception que d’expériences plus laborieuses ! Beaucoup de « phalanstères » ébauchés connaissent vite les mêmes affres. Plus encore, l’esprit fouriériste s’y dissipe vite au profit de réalisations plus minimalistes comme à Condé où le « phalanstère » se mua en une agréable et bucolique maison de vacances pour classes moyennes en quête d’un repos de fin de semaine ou de distractions estivales. S’esquisse d’ailleurs ici une intéressante préhistoire du temps libre porté par des acteurs du mouvement social qu’on aurait tout intérêt à insérer dans une histoire longue des politiques du loisir portées par la « gauche ».
29Face aux impatients, prompts à esquisser sans délai les promesses de l’Harmonie annoncée par Fourier, les « garantistes » optent pour une approche plus graduelle. Parmi eux, il faut classer tous les partisans de la coopération et du mutuellisme qui apportent aux plus démunis les garanties et les droits devant leur adoucir l’existence. Ces dispositifs sociaux, qui cohabitent fort bien avec toutes les démarches charitables et philanthropiques dont le XIXe siècle n’est pas avare, s’enracinent dans une conception solidaire des sociétés modernes. Ils trouveront bon accueil à la fin du siècle dans les milieux « solidaristes » de la gauche radicale, à leur manière héritiers inconscients d’un fouriérisme jugé affadi par les uns, revitalisé par les autres.
30Ce qui résiste au temps est aussi le constant souci émanant d’un petit milieu fouriériste de maintenir l’effort de propagande en faveur des thèses du fondateur. On est frappé de la force de ce modèle diffusionniste qui pousse ceux que Desmars désignent comme des « militants » à ne jamais renoncer à porter la parole du maître, convaincus qu’ils sont de sa vérité et qu’elle finira par rallier le plus grand nombre en raison de la puissance même du vrai qu’elle véhicule.
31Le rôle de François Barrier est ici décisif. Bernard Desmars brosse de ce médecin aisé et réputé un portrait qui le place au niveau de figures davantage connues comme celles du plus légitime Just Muiron, fort du fait d’avoir connu personnellement Fourier, ou du biographe officiel de ce dernier, Charles Pellarin. Sacrifiant une brillante carrière médicale, Barrier a beaucoup œuvré à la renaissance du fouriérisme dans les années 1860 en soutenant notamment la création de la Librairie des sciences sociales, médiocre entreprise commerciale certes, mais indispensable point de ralliement, ou de revues comme La Science sociale, puis, dans les années 1870, le Bulletin du mouvement social auquel succéda la Revue du mouvement social. Dans ces périodiques, comme en d’innombrables ouvrages de toutes tailles, se répandent des thèses qui conservent au fouriérisme l’aspect d’une doctrine en création continue. Il arrive même d’ailleurs aux disciples d’être infidèle au Maître, lorsqu’ils jugent sa doctrine décidément trop extravagante ou ses anticipations trop audacieuses voire tout à fait obscènes. Ainsi ce second fouriérisme est-il à considérer comme un moment important du point de vue même de la réception de la doctrine. C’est le seul très mince regret que l’on pourrait formuler une fois lecture faite de l’ouvrage si passionnant de Bernard Desmars : ne pas avoir accordé plus d’attention aux écrits des fouriéristes de seconde génération. Il est vrai que cette seconde génération semble parfois bel et bien être, d’un point de vue tout intellectuel, de seconde zone.
32Ce choix est d’ailleurs assumé par Bernard Desmars. Son projet était tout autre et sans doute, convenons-en, beaucoup plus original au regard de l’historiographie. Ce qui retient d’abord l’attention de l’auteur a trait aux pratiques politiques de ces premiers « militants ». Le terme est choisi avec des pincettes, remplaçant celui de « disciple » auquel avaient volontiers recours les membres de l’École sociétaire, tant il s’applique communément à un âge ultérieur de la politique, lorsque les organisations de masse encadrent l’action de personnes censées partager les mêmes convictions. De la fin des années 1850 au début des années 1880, la politique, même à gauche, n’a pas encore pris un tel visage. L’Internationale fondée en 1864 est une affaire d’individus et nulle structure bureaucratique n’entoure l’engagement des plus décidés à agir. Et pourtant Desmars nous convainc presque du bien fondé de son choix terminologique. On trouve dans son histoire du « militantisme » fouriériste bien des facettes d’un militantisme plus contemporain : rituels commémoratifs comme les banquets annuels du 7 avril célébrant la naissance de Fourier, souci de la propagande, querelles entre le Centre et la périphérie, scissions, rivalités entre « réformistes » et « radicaux », diversité des formes du don de soi allant d’un pôle sans concession, lorsque le « militant » quitte sa vie ordinaire pour rallier une expérience phalanstérienne, aux accommodements minimalistes de l’abonnement à la revue à la commande d’ouvrage à la Librairie des sciences sociales.
33Bernard Desmars analyse tout le spectre des comportements possibles grâce aux considérables dépouillements documentaires qu’il a accomplis. Grâce à un travail d’une méticulosité proprement admirable, il a pisté plus de 600 « militants ». Ce travail d’accumulation, aux résultats évidemment contrastés selon la notoriété des personnes repérées, a ainsi permis à l’auteur de dresser une typologie des militantismes avec une élégance d’écriture et une souplesse d’analyse qui font aussi tout le prix de ce grand livre. Cette recherche ouvre aussi sur une sociographie du monde fouriériste qui donne des clés d’explication à l’évanouissement final, au moment même où les républicains s’installaient au pouvoir. Dans les années 1860, le militant fouriériste est un homme, issu des classes moyennes et âgé d’une cinquantaine d’années. Le passage entre les générations ne s’est pas fait. En dépit des efforts de ses plus ardents disciples, la pensée de Charles Fourier était alors devenue une vieille lune dont le meilleur avait d’ailleurs été repris dans le message républicain.
34À cette érudition d’acier, Bernard Desmars joint, sans dogmatisme aucun et avec une modestie théorique qui tranche avec les annonces verbeuses qu’infligent certains livres « savants » à leurs lecteurs impatients, les problématiques venues de l’histoire sociale de la politique. Non seulement ce gros livre est passionnant à lire de bout en bout parce qu’on y découvre de véritables aventures, mais aussi parce que ses thèses dialoguent avec celles de nombreux historiens ou politistes spécialistes des XIXe et XXe siècles.
35Desmars apporte ainsi de nombreuses et riches pièces à plusieurs dossiers déjà ouverts : politisation, matrice religieuse du socialisme, sociologie de la gauche française, relations entre science et socialisme, transmission des patrimoines idéologiques au sein des familles. Sur toutes ces questions, Bernard Desmars livrent des réflexions et des connaissances du plus haut intérêt qui contribuent à renforcer les liens nécessaires entre les deux historiographies : celle du XIXe siècle et celle du siècle suivant. Cette séquence historique est insécable : telle est aussi l’une des grandes leçons du livre de Desmars.
36Bernard Desmars, Militants de l’utopie ? Les fouriéristes dans la seconde moitié du XIXe siècle, Dijon, Les Presses du réel, 2010, 303 p.
37Christophe Prochasson
Le manifeste des plébéiens
38Le Manifeste des plébéiens est un des textes de référence de Gracchus Babeuf. Il est publié dans le n° 35 de son journal, Le Tribun du Peuple, le 9 frimaire an IV (30 novembre 1795). La Révolution est dans un de ses nombreux moments d’incertitude. La réaction thermidorienne s’est brisée sur le 13 vendémiaire (5 octobre 1795). Désormais, quel cours va suivre la Révolution, avec la Constitution de l’an III et la mise en place du nouveau régime qu’elle institue, le Directoire ? Nous connaissons la suite de l’histoire, mais ce n’était évidemment pas le cas des contemporains de 1795. Babeuf œuvre à une politique orientée vers une reprise du cours démocratique et populaire, en faveur d’une Révolution qui pose radicalement la question sociale et aboutisse à l’Égalité réelle : « Nous définirons la propriété. Nous prouverons que le terroir n’est à personne, mais qu’il est à tous. »
39C’est un grand texte, animé du souffle et de la belle rhétorique des meilleurs écrits de la période. C’est dire aussi qu’il est difficile à lire, non seulement par l’écart avec nos propres habitudes langagières, mais aussi par le nombre et le caractère diffus des allusions et des références historiques qui nous échappent souvent. Pour nous aider à le comprendre, son éditeur présent, André Bellon, l’accompagne d’avant-propos, postface, notes et chronologie. On saisit bien l’enjeu du moment : en fait, les héritiers du jacobinisme hésitent entre deux voies, celle dirions-nous aujourd’hui d’une gauche sociale, démocratique et révolutionnaire que propose Babeuf et celle avec laquelle il choisit de prime abord de polémiquer, plus politique et circonstancielle sans doute, plus « bourgeoise » et en tout cas respectueuse de la propriété, qu’incarne Fouché, alors directeur de la Librairie. Est-il impertinent de se demander si André Bellon n’a pas pensé que deux gauches se constituaient alors, et qu’il était donc particulièrement opportun d’exhumer ce texte fondateur ? On se souvient peut-être qu’il fut député socialiste (1981-1993), et même un temps président de la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale… Joseph Fouché représenterait alors l’esprit de conciliation et d’accommodement qui conduirait la gauche au renoncement ? En tout état de cause, il nous permet de relire ici un des classiques fondateurs de la pensée socialiste, à la fois héritière et critique de la Révolution française.
40Gracchus Babeuf, Le Manifeste des plébéiens, édité par André Bellon, Paris, Mille et une nuits, 2010, 136 p.
41Robert Lindet
La morale au présent
42Normalien, agrégé de philosophie, enseignant à l’université de Toulouse, à l’École normale supérieure puis à la Sorbonne, Frédéric Rauh (1861-1909) est un membre de plein droit de cette petite société de « philosophes de la République » dont Jean-Louis Fabiani a brossé le portrait sociologique [9]. Pourtant, si l’on s’intéresse à nouveau à Rauh aujourd’hui – ce dont témoigne un récent colloque [10] – c’est moins en raison de cette simple appartenance de fait qu’en vertu d’une réflexion résolument originale, dont la morale fut l’objet principal et le socialisme l’horizon peu commun. Publié pour la première fois en 1903, L’expérience morale est le jalon le plus conséquent d’une œuvre inachevée, mais aussi l’un des avatars les plus intéressants d’un socialisme français d’inspiration morale que Le Bord de l’Eau, grand éditeur de ses classiques dans la « Bibliothèque Républicaine » [11], ne pouvait manquer. Dans cette nouvelle édition, le livre est précédé d’une longue présentation de Stéphan Soulié, auteur d’une thèse d’histoire intellectuelle sur les acteurs de la Revue de métaphysique et de morale dont une partie a été publiée en 2009 aux Presses Universitaires de Rennes [12], et enrichi d’appendices qui en complètent utilement l’information : quelques articles de Rauh, mais aussi et surtout les extraits des débats de la Société française de philosophie relatifs à l’ouvrage, publiés dans son Bulletin annuel. L’ensemble est riche et dense, et aurait mérité à ce titre d’être un peu plus aéré : la mise en page du Bord de l’Eau, de ce point de vue, ne facilite pas une lecture rendue exigeante déjà par la difficulté du propos.
43L’expérience morale se signale d’abord par ce qu’il n’est pas : un livre de philosophie morale, à une époque qui s’en occupe beaucoup. Il se démarque aussi par les questions qu’il élude volontairement, comme celle – la plus brûlante sans doute – du fondement de la morale. Il se singularise enfin et surtout par la minceur de ses ambitions : ses quelques cent cinquante pages, tenues par une trame irrégulière et relativement lâche, s’emploient en effet à dégager et à formaliser une « méthodologie morale » (p. 121), soit un ensemble de propositions destiné à éprouver les « croyances morales » de chacun. Ce parti-pris d’apparence très pragmatique n’a rien d’arbitraire. Il est, chez ce philosophe inclassable qu’est Frédéric Rauh, la conséquence d’une méfiance très vive à l’égard de la souveraineté autoritaire de la « théorie ». Et de fait, L’expérience morale est avant tout une vigoureuse charge contre les dogmatismes, les théologies et toutes les philosophies morales à priori, « vaines idéologies » (p. 122) soupesées dans une confortable solitude par des « penseurs de cabinet » (p. 156). Comme le note Alphonse Darlu, le maître de philosophie d’Elie Halévy et de Marcel Proust, lors d’une des séances de la Société française de philosophie consacrée au travail de Rauh : « la philosophie et les philosophes y passent un mauvais quart d’heure » (p. 271) !
44Si Rauh s’attaque ainsi à ceux qu’il appelle des « déductifs » (p. 139), c’est qu’ils manquent, selon lui, une dimension essentielle de la morale : sa dimension vécue, donc relative – induite par les circonstances et « l’idéal » de chacun. Loin de n’être qu’une froide suite de principes atemporels et d’intentions à portée universelle, la morale est ce qui s’éprouve individuellement et quotidiennement, au contact du réel, dans l’action. L’« expérience morale », de ce point de vue, semble bien plutôt relever d’un certain type d’induction : elle est le fait d’une conscience qui ne va pas de la théorie au réel, mais du réel à l’idéal, par la pente douce du rationnel. L’« honnête homme » délibère ; il observe, « enquête », interroge ses principes et ses croyances ; les confronte avec celles les mieux partagées par les autres hommes. Tel que semble le concevoir Frédéric Rauh, il « veut la vérité, non la joie » (p. 135). Portrait de l’honnête homme en philosophe, en savant ? Pas vraiment ou pas seulement, même si l’analogie fréquente entre expérience morale et science expérimentale le suggère. Car l’expérience proposée par Frédéric Rauh ne connaît pas de protocoles épistémologiques comme en use la science ; elle n’a rien à voir non plus avec la contemplation que s’assigne le philosophe. C’est que, fruit d’un questionnement et d’une situation déterminée, elle est fortement arrimée à un présent qui en définit les possibles. L’expérience morale, en somme, est une expérience sociale.
45Dans la France des premières années du XXe siècle, une telle expérience est bornée par l’horizon politique d’une version du républicanisme que Frédéric Rauh juge singulièrement incomplète, en ce qu’elle laisse subsister inégalités économiques et injustices sociales. Pour signifier l’importance de cette situation et donner à voir l’étoffe politique des problèmes moraux qui en découlent, Rauh a des saillies qui tranchent avec les manières habituellement policées de l’essai philosophique :
« On ne résout pas les questions actuelles avec de pieuses généralités. À ceux qui vous enveloppent d’une phraséologie édifiante, demandez : “Que pensez-vous de l’impôt sur le revenu ?” ».
47On ne s’étonnera donc pas que, dans ces pages d’un philosophe consacrées à la morale, Marx soit plus cité que Kant [13]. Par le choix de ses exemples et de ses références, par le centre de gravité que semble constituer, pour la réflexion de Rauh, la question des inégalités économiques et sociales, L’expérience morale est du reste, indéniablement, un livre d’inspiration socialiste.
48Mais de quel socialisme s’agit-il ? Ou, pour le dire autrement, est-on là réellement en présence des premiers linéaments d’une morale socialiste, voire d’une philosophie morale visant à promouvoir une version morale du socialisme ? La longue et dense présentation de Stéphan Soulié permet au lecteur d’apporter à ces questions les réponses que se refuse à lui donner un ouvrage universitaire, originellement publié dans la prestigieuse « Bibliothèque de philosophie contemporaine » de Félix Alcan. Le texte de Soulié s’acquitte bien de sa tâche première : replacer L’expérience morale dans le contexte intellectuel et politique d’un « moment 1900 » [14] marqué par la crise de la morale républicaine laïque et par la concurrence de nouveaux modèles d’intelligibilité démocratique, tels la sociologie durkheimienne ou le solidarisme de Léon Bourgeois. Il est précieux surtout par la précision et la variété de ses indications biographiques, qui donnent à voir Frédéric Rauh en écrivain, en professeur et en pédagogue [15]. Stéphan Soulié retrace de manière particulièrement serrée le parcours intellectuel de Rauh, de son culte juvénile des humanités à son inclination de la maturité pour les sciences, de son œcuménisme conciliateur à son rationalisme défensif, blessé sans retour par l’attitude de ses amis catholiques durant l’Affaire Dreyfus. Le choc que constitua pour lui l’Affaire tient par ailleurs un rôle fondamental dans la compréhension de l’itinéraire politique de Rauh, comme le précise le long développement consacré à son engagement socialiste (pp. 53-65). Pour Stéphan Soulié, la pente jaurésienne de ce sympathisant socialiste – il n’adhéra à aucun parti – ne fait guère de doute. Proche de Jaurès [16], Frédéric Rauh partageait son idéal d’une République sociale et ses réserves à l’endroit d’un « socialisme économique » – celui de Marx et d’Engels – dont il savait tout aussi bien mesurer la valeur intellectuelle et l’importance historique. « Bourgeois socialisant », tel qu’il se décrivait lui-même, Rauh faisait avant tout du socialisme un idéal moral. Inquiet des virtualités violentes d’une classe ouvrière en révolution, il n’en considérait pas moins comme un idéal moral – et non un devoir – de participer à son émancipation.
49Ces derniers éléments éclairent ce en quoi la lecture d’un tel ouvrage, parfois obscur et difficile, peut avoir de passionnante pour l’historien. Car l’« expérience morale » ici évoquée est d’abord celle faite par Frédéric Rauh au tournant du siècle : celle d’un brillant professeur de la République ébranlé par l’injustice faite au capitaine Dreyfus et parvenant, par l’examen de son présent et de sa conscience, à fléchir un tempérament volontiers conciliateur afin de « prendre parti ». Sans doute, on regrettera que Rauh s’efforce et se limite dans ce livre à une « méthodologie », et ne fasse par là qu’esquisser les fondements possibles d’une morale socialiste. Car quelle serait celle-ci, si elle devait être ? C’est là une question à laquelle Frédéric Rauh se proposait de répondre par un nouveau livre. Il n’en eut pas le temps. L’eût-il fait sans produire à son tour une philosophie morale positive – au risque évident du dogmatisme ? Esquissé seulement dans ses cours des années suivantes, ce difficile exercice eût sans doute valu d’être tenté.
50Frédéric Rauh, L’expérience morale. Prés. Stéphan Soulié, Latresne, Le Bord de l’Eau, coll. « Bibliothèque Républicaine », 2011, 334 p.
51Amaury Catel
Autour de Benoît Malon et de son époque
52La publication des actes du colloque organisé par les amis de Benoît Malon en 2006 confirme en premier lieu ce qui peut être ça et là observé : un regain d’intérêt – certes encore modeste – pour l’histoire du mouvement ouvrier français, terrain d’étude délaissé par les chercheurs à partir des années 1980. Il montre également que les problématiques interrogées par rapport à la « grande dynamique collective des années 1964-1972 » (selon les mots justes de Michel Cordillot) tout en prolongeant des thèmes déjà connus (par exemple le rapport entre mouvement ouvrier et mouvement républicain, thème ici d’un bel article de synthèse de Pierre Lévêque) connaissent désormais des inflexions importantes. Plusieurs contributions montrent ainsi certes l’importance des militants de l’Association Internationale des Travailleurs dans le mouvement ouvrier à la fin du Second Empire, mais également la surestimation dans les recherches des années 1960 de leur rôle au détriment d’autres formes en apparence moins politisées et à la postérité idéologique moins évidentes (coopératives, mutuelles, luttes sociales sans intervention directe de militants politiques, l’épineux problème de la grève à l’époque…). Benoît Malon, au sujet duquel plusieurs auteurs consacrent fort logiquement des développements précieux et érudits, symbolise à merveille cette diversité, lui qui avant d’être communard fut organisateur d’une coopérative ouvrière puis militant de l’Internationale. Dans le même temps, une des grandes forces de l’ouvrage réside précisément dans cette meilleure évaluation de la force des Internationaux à partir de l’étude d’exemples parfois très précis, montrant bien son rôle de pionnier pour la structuration des organisations politiques ultérieures. Les auteurs échappent ici au travers que l’on peut parfois repérer ailleurs : à force de vouloir se détacher des « grands récits » d’antan, d’aucuns oublient la réalité d’une implantation qui ne peut pas être minorée… pas plus qu’elle ne peut être exagérément amplifiée comme jadis.
53Centré sur l’histoire sociale, l’ouvrage offre également des éclairages sur l’historiographie des chambres syndicales (Jean-Michel Steiner), l’histoire des représentations ouvrières dans le théâtre et la littérature tandis qu’une contribution de Bruno Antonini revient sur les spécificités philosophiques du socialisme français de l’époque. En s’intéressant principalement aux pratiques militantes, au niveau local comme au niveau national, sans tomber dans des détails infinis qui perdraient le lecteur non spécialiste de la période, l’ensemble offre un portrait vivant du mouvement ouvrier français de la fin des années 1860, montrant par exemple une ville de Versailles plus républicaine que ne le laissent croire l’attitude des célèbres « Versaillais » de mai-juin 1871 ! On pourra néanmoins parfois juger certains textes exagérément centrés sur quelques cas sans qu’il soit possible d’avoir une idée des différences avec d’autres régions, voire d’autres pays… Encore des recherches à mener, donc, sur le mouvement ouvrier ?
54Michel Cordillot, Claude Latta (dir.), Benoît Malon, le mouvement ouvrier, le mouvement républicain à la fin du second empire, Lyon, Jacques André Éditeur, 2010, 300 p.
55Jean-Numa Ducange
Des socialistes indépendants
56Ce livre, issu d’un doctorat soutenu à Sciences-Po Paris, est remarquable par l’audace de l’auteur qui, malgré la caution de Madeleine Rebérioux, a bien voulu essayer d’écrire une histoire du mouvement épars et divers qui a émergé depuis la Commune de Paris, la grande nébuleuse méconnue et oubliée que fut le mouvement socialiste indépendant en France. Il ne s’agit certes pas d’un groupe particulier mais plutôt de plusieurs réseaux divers, menés par quelques figures de proue, pour enfin mener au moment vers la fin des années 1890 où Jaurès tient la tribune des socialistes, concurrencé par Millerand pour le « leadership » des fractions non-guesdiste de la gauche socialiste. Mais entre 1871 et l’affaire Dreyfus, et en dehors des groupes bien établis et plus ou moins connus d’Allemane, de Brousse, de Guesde lui-même, quel bazar de revues, de fédérations, d’activistes, chacun prenant sa propre position intellectuelle ou politique sur les grandes questions : comment répondre au défi boulangiste ? Comment exprimer un discours politique anti-capitaliste sans (ou avec) arrière-pensée antisémite ? Comment aborder la question électorale ? Et comment poursuivre des alliances avec d’autres fractions de la gauche, tels les divers radicaux-socialistes ? Comment, enfin, exprimer une position théorique sur l’idée et le mouvement socialiste après deux décennies d’expérience républicaine ?
57Ce ne peut pas être sans intérêt pour le lecteur jaurésien de lire attentivement ce livre, et de désirer ensuite sans doute feuilleter les notes de bas de page de la thèse elle-même. Sylvie Rémy nous offre une étude bien fouillée et sur tous les points énoncés ici elle apporte de nouveaux aperçus et surtout de la matière primaire qui pourrait porter beaucoup de fruits pour l’historien gourmand de l’histoire réformiste ou des socialistes indépendants.
58Toutefois, il faut énoncer un grand regret après la lecture de ce livre. La thèse qui pourrait donner un peu d’unité aux matériaux divers représentés ici est très mince. Parfois, surtout dans la conclusion, l’historienne met le doigt sur des idées différentes qui aurait pu être poursuivies plus rigoureusement comme moteur de l’analyse historique, telle la question du rapport au pouvoir. Trop souvent, ce ne sont pas des idées nouvelles qui sont évoquées mais plutôt des positions déjà bien énoncées par Alain Bergounioux, Madeleine Rebérioux ou autres grands historiens du socialisme. La dernière ligne du livre nous déçoit précisément parce qu’on aurait pu attendre d’un telle étude que, étant donné la complexité et la diversité des sources et des idées rencontrées, l’historienne puisse chercher plus loin et trancher avec une nouvelle conception, peut-être inspirée par les idées de Benoît Malon, de Vallès ou de Millerand, pour mieux comprendre ce mouvement. S’il s’agit vraiment de savoir seulement « si l’engagement politique est le produit d’une volonté de changer la société ce qui fait du pouvoir un simple outil ou s’il répond à un désir de pouvoir pour lui-même, sans autre volonté ou projet » [p. 314], et bien on s’étonnera si les socialistes de nos jours en « appelait [à] Benoît Malon et [à] Jaurès » [p. 311]. Pas besoin de Jaurès pour poursuivre une telle question limitée et vieillie. Non – c’était plutôt dans les écrits des indépendants eux-mêmes qu’on aurait espéré trouver des questions plus complexes et moins concernée par la vieille question du pouvoir.
59Eugène Fournière avait mis en cause tout le débat autour du pouvoir comme étant le mauvais débat pour des socialistes libertaires. Mais Philippe Chanial qui réfléchit de nos jours beaucoup sur ces questions ne figure pas dans la bibliographie, et on ne retrouve pas non plus beaucoup de mention des copieux essais de Fournière. Pour le chapitre moins réussi sur l’idéologie des indépendants, on est déçu de devoir noter que Jaurès y figure bien trop – étant donné qu’un Christophe Prochasson par exemple a ouvert des voies multiples pour le chercheur dans ce domaine, de Charles Andler jusqu’à Georges Renard. Et pourtant Renard et Fournière sont bien présents dans cette étude – sauf que leurs essais, multiples et divers, sur le mouvement socialiste, sur la société et l’idéologie semblent avoir été négligés ! Le long récit non publié de Renard sur le mouvement socialiste des années 1890 aurait pu être utilisé plus sérieusement, car l’historienne avait certainement pris beaucoup de soin en sortant de ses archives conservées à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris bien d’autres indications importantes qui doivent enrichir notre connaissance de cette période. N’apparaît pas non plus l’essentiel essai de Jacques Moreau, L’espérance réformiste (L’Harmattan, coll. « Des poings et des roses », 2007).
60Ce n’est sans doute pas très gentil de venir demander à un auteur qui a mené à bien une étude très documentée de nous apporter encore d’autres fruits. Mais les lacunes mentionnées ici sont suggérées comme des pistes de recherche qui auraient pu apporter plus d’unité à un livre qui semble un peu disloqué entre histoire des élections, histoire des réseaux, réflexions sur l’histoire des idées. L’effort qu’a fait l’historienne n’est pourtant pas sans récompense. Partant d’ici, bien des historiens vont pouvoir avancer plus rapidement dans des terrains très complexes et souvent difficile à cerner, mais toujours importants pour la recherche socialiste. Nous pouvons en être certainement très reconnaissants, ainsi que très impressionnés par l’ampleur de la recherche que Sylvie Rémy porte au grand jour.
61Sylvie Rémy, Jean, Jules, Prosper et les autres. Les socialistes indépendants en France à la fin du XIXe siècle, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2011, 346 p.
62Julian Wright
Le socialisme dans les Deux-Sèvres
Du fonds Chiron…
63Pour les Archives départementales des Deux-Sèvres, Armelle Dutruc a réalisé un répertoire détaillé, richement illustré et solidement organisé sur le riche fonds de l’imprimerie Chiron. Celui-ci concerne notamment Auguste (1855-1926) et André Chiron (1883-1966), leurs clients, leurs relations et réseaux ainsi que leurs engagements. Les deux imprimeurs furent actifs dans la politique républicaine et socialisante avant et après 1900 ainsi que dans la vie littéraire et l’action régionale. Sous leur direction, l’imprimerie a fonctionné à Niort de 1882 à 1964, mais le fonds est surtout substantiel pour la période paternelle. Leurs archives devraient intéresser de nombreux historiens, dans des domaines variés (histoire sociale, économique, politique, culturelle…). Les Chiron furent en contacts étroits avec Henri de La Porte (1880-1924). Animateur de la Fédération socialiste révolutionnaire constituée en 1901, qui adhère en 1902 au Parti Socialiste De France (PSDF) de Guesde et Vaillant, le jeune militant est aussi l’héritier politique de son père, le député radical et ancien ministre Amédée de La Porte (1848-1900), lui-même gendre d’Allain-Targé (1832-1902), ministre de Gambetta et de Brisson, apparenté aux Ferry, grand parlementaire républicain et en 1885 un des mentors du jeune Jaurès… et pour son compte gendre de Villemain (1790-1870), l’historien, académicien et ministre orléaniste. Auguste et André Chiron soutinrent les débuts d’Henri de La Porte avant de revenir vers un socialisme indépendant davantage en symbiose avec la politique républicaine laïque traditionnelle et leurs prises de position précédentes. Le grand débat politique régional demeure l’affrontement entre anticléricaux et catholiques ossature de la droite politique. Resté proche des milieux guesdistes, auteur d’un compte rendu très précis et critique des débats du congrès international de Stuttgart (1907) sur la question coloniale, Henri de La Porte voit ses efforts couronnés de succès électoraux à partir de 1910.
…à la venue de Jaurès à Niort et Parthenay (16 et 17 décembre 1901)
64Notre collègue Pierre Arches publie dans le Bulletin de la Société historique de Parthenay et du pays de Gâtine un article très documenté sur la venue de Jean Jaurès en décembre 1901 dans les Deux-Sèvres, le 16 à Niort et le 17 à Parthenay. Il n’est pas nécessaire de défendre les mérites de l’histoire locale : il s’agit toujours de « s’efforcer de savoir, à travers l’histoire d’une partie, la crise tragique d’un tout » expliquait Lucien Febvre dans les Annales [17]. Le clivage entre les républicains laïques et les conservateurs cléricaux se complexifie au tournant du siècle : des forces nouvelles émergent, tels le radicalisme et le socialisme. Ce dernier est donc notamment représenté par Henri de La Porte, le jeune héritier d’une lignée politique, qui prend position contre Jaurès et le soutien à la « défense républicaine » de Waldeck-Rousseau. C’est dans ce contexte que Jaurès vient dans les deux principales villes du département, aidé par Camélinat, mais contredit par Fabérot (qu’il estimait fort, mais c’est une autre histoire…) et les amis de La Porte. Jaurès parle à Niort, mais pas à Parthenay car, comme souvent, malade, il doit reposer sa voix. Il rend visite à un artisan et érudit local, Georges Turpin, qui conserve de nombreux souvenirs de la Révolution. Ce que nous en dit Pierre Arches est très intéressant. En se fondant sur ses remarques et analyses, il serait permis à des esprits caustiques d’aller un peu plus loin dans les conjectures : la défaillance physique de Jaurès est probable, mais elle tombe bien. Jaurès a-t-il vraiment envie, avec l’organisation invitante, la section locale de la Ligue des droits de l’Homme, de combattre la future candidature aux législatives de l’ancien député, soutenu par le maire républicain, maçon, ligueur et radicalisant Louis Aguillon, qui va tenter de reprendre le siège aux conservateurs ? Mais il ne peut pas non plus avoir envie de soutenir ce candidat, André Lebon, l’ancien ministre de Méline, qui s’est fourvoyé à droite et reste celui qui imposa la « double boucle » à Dreyfus : ce professeur affairiste ne peut vraiment pas correspondre au nouveau cours de « défense républicaine »… Il n’existe pas toujours une bonne solution aux problèmes politiques, sauf à faire de l’histoire : la visite à Turpin s’impose alors. Et comme le dit souvent Jaurès, le suffrage universel finit par trouver lui-même la solution : Lebon est à nouveau battu en 1902, ce qui permet à un radical plus présentable d’être élu la fois suivante…
65Armelle Dutruc, Auguste et André Chiron. Imprimeurs niortais à l’aube du socialisme en Deux-Sèvres (1879-1921), Niort, Archives départementales des Deux-Sèvres, 2010, 108 p.
66Bulletin de la Société historique de Parthenay et du pays de Gâtine, n° 6, 2011, Archives municipales, maison du patrimoine, 28 rue du Château, 79200 Parthenay.
67Gilles Candar
Léon Jouhaux
68Léon Jouhaux, secrétaire général de la CGT de 1909 à 1947, fondateur et président de Force Ouvrière, prix Nobel de la Paix en 1951, a vécu son enfance et sa jeunesse à Aubervilliers où il fut ouvrier allumettier. À l’occasion du centenaire de son accession au secrétariat général de la CGT, le 12 juillet 1909, l’association des amis de Léon Jouhaux présidée par Marc Blondel, et la municipalité d’Aubervilliers dirigée par Jacques Salvator ont organisé un colloque dont les actes sont publiés par La Documentation française désormais installée dans cette ville de Seine-Saint-Denis appelée à devenir un pôle intellectuel et universitaire de la région parisienne.
69Les organisateurs ont pris le parti d’une publication qui respecte l’oralité des débats. Ce choix souligne aussi le caractère particulier de cette manifestation qui portait comme il se doit sur son sujet et sur l’évolution du syndicalisme français au cours du XXe siècle, mais dont l’initiative appartenait à des structures aux positions idéologiques affirmées et se situait dans le contexte d’une confrontation rude entre communistes et socialistes pour la suprématie dans la ville et le département. En 2008, le PS a emporté la municipalité longtemps gérée par Jack Ralite ainsi que le département emblématique de la « banlieue rouge ». Le PCF n’a pas renoncé à inverser le cours des choses et de fait, après l’appel à la reconquête lancé par Marie-Georges Buffet, le canton d’Aubervilliers est repassé au PCF en 2011. Nous voilà bien loin de Léon Jouhaux et de cette journée d’études ? Non, car le sentiment qui domine à sa lecture est bien qu’un colloque peut être aussi le prolongement de la confrontation politique par d’autres moyens. La double et contradictoire intervention d’André Narritsens, responsable scientifique de l’Institut d’histoire sociale de la CGT, et de Denis Lefebvre, secrétaire général de l’Ours, sur Jouhaux, l’unité et la scission syndicales, l’illustre éloquemment. Jean-Jacques Marie, qui n’est pas un innocent débutant, se délecte à intervenir sur la rencontre Staline-Jouhaux de 1937 et à en deviner les enjeux. Didier Daeninckx fait passer le souffle de l’anarchie et de ses attentats, avec Ravachol, Henry et Caserio, tandis que les interventions de Marc Blondel, secrétaire général de la CGT-FO de 1989 à 2004, et de Louis Viannet, son homologue à la CGT de 1992 à 1999, gagnent à être lues au présent.
70Des historiens (Michel Dreyfus, Frank Georgi, Morgan Poggioli…) font avec sérénité des rappels historiques sur les sujets dont ils sont spécialistes. Les uns et les autres arrivent finalement à resituer Jouhaux dans la logique de son action, de ses entreprises et de ses contradictions. Parmi cette mosaïque éclatée et hétéroclite, signalons la mise au point de Luc Demaret sur le rôle de Jouhaux en 1919 dans la création du Bureau International du Travail et la tentative de notre directeur Alain Chatriot pour donner sens à la longue présence de Jouhaux au sein du Conseil national économique (1925-1940) puis du Conseil économique dont il fut le premier président (1947-1954).
71Léon Jouhaux. D’Aubervilliers au Prix Nobel, Aubervilliers, La Documentation française, 2010, 192 p.
72Robert Lindet
Le label syndical
73L’avocat Michel Henry fait le point sur les origines historiques et la signification juridique du label syndical dans la presse française. Il rappelle que l’origine du label vient de la volonté des travailleurs américains de se prémunir contre la concurrence des immigrés chinois, dans les années 1875/1879, exemple suivi par les syndicalistes français à l’encontre d’une éventuelle concurrence féminine. Il se réfère au livre dirigé par Jean-Pierre Le Crom, Les acteurs du droit du travail, paru aux Presses universitaires de Rennes (2004). Son propos est surtout de montrer que signe de qualité professionnelle et spécificité de l’industrie du Livre, le label résulte d’un engagement réciproque entre patronat et syndicat. Il réinsère donc la pratique du monopole d’embauche dans l’histoire du droit du travail et met l’accent sur les responsabilités patronales en la matière.
74Michel Henry, Le label syndical, Paris, Institut CGT d’histoire sociale du Livre parisien, 2011, 32 p.
75Robert Lindet
Notes
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[1]
Romain Ducoulombier, « Les socialistes devant la guerre et la scission (1914-1920) », Cahiers Jaurès, n° 189, juillet-septembre 2008, pp. 33-55.
-
[2]
Cité par Annie Kriegel dans l’introduction de sa thèse, op. cit., p. 14.
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[3]
Ibidem.
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[4]
Cf. L’affaire Ferrer, colloque de Castres (1989), Castres, CNMJJ, 1991. Je suis intervenu sur « Les répercussions en France du procès et de l’exécution de Ferrer » à la table-ronde du 2 juin 2010 organisée par la CNT du Mans, dont les actes seront sans doute publiés un jour.
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[5]
Il fonda en 1910 au collège de Barbezieux un club des Jacobins, cf. Madeleine Rebérioux, « Ernest Labrousse », Jean Jaurès, bulletin de la SEJ, n° 110, juillet-septembre 1988, pp. 3-4.
-
[6]
Denis Lefebvre, Marcel Sembat, socialiste et franc-maçon, Paris, Bruno Leprince, 1995, p. 144.
-
[7]
Voir la collection « Bibliothèque Républicaine », aux éditions du Bord de l’Eau, qui a publié des œuvres de Malon, de Fournière, de Brousse, d’Andler…
-
[8]
Charles Andler, La civilisation socialiste, présentation de Christophe Prochasson, Latresne, Éditions du Bord de l’Eau, coll. « Bibliothèque républicaine », Paris, 2010.
-
[9]
Jean-Louis Fabiani, Les philosophes de la République. Paris, Minuit, 1988 ; voir aussi du même auteur : Qu’est-ce qu’un philosophe français ? La vie sociale des concepts (1880-1980). Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « Cas de Figure », 2010, chap. 1.
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[10]
« Philosophie morale et socialisme : L’expérience morale de Frédéric Rauh (1861-1909) », journée d’étude à l’École Normale Supérieure, 9 décembre 2009.
-
[11]
Dirigée par Vincent Peillon.
-
[12]
Stéphan Soulié, Les philosophes en République. L’aventure intellectuelle de la Revue de métaphysique et de morale et de la Société française de philosophie (1891-1914), préface de Christophe Prochasson, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009 ; les Cahiers Jaurès ont publié dans un précédent numéro une recension de cet ouvrage : Perrine Simon-Nahum, « Les philosophes de la IIIe République », in Cahiers Jaurès, n° 193-194, juillet-décembre 2009, pp. 120-123.
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[13]
Selon un relevé établi au fil de la lecture. Un index des noms et des expressions eût été utile pour préciser cette évaluation à main levée – qui, pour significative qu’elle soit, n’a rien de décisif.
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[14]
Frédéric Worms (dir.), Le moment 1900 en philosophie, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2004.
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[15]
Le philosophe fut un défenseur et un praticien de « l’éducation populaire » issue de l’expérience des « UP » (Universités populaires).
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[16]
Stéphan Soulié rappelle par ailleurs que Rauh et Jaurès furent collègues à la Faculté des Lettres de Toulouse.
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[17]
Lucien Febvre, « Mayenne en Bourgogne et la Ligue », compte rendu, Annales d’histoire sociale, avril 1939, t. 1, n° 2, p. 190.