Notes
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[1]
Camille Grousselas, « Minorité et majorité : le débat Jaurès-Clemenceau à propos de « Un ennemi du peuple » d’Ibsen », Bulletin de la Société d’Études Jaurésiennes, n° 117, avril-juin 1990, pp. 4-6. Cet article constitue la présentation de l’article de Jaurès « À propos d’Ibsen », paru dans La Petite République, 30 décembre 1894.
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[2]
La RépubliCature, la caricature en France (1870-1914), Paris, CNRS Editions, 1997 (rééd. 2002) ; À la charge ! La caricature en France de 1870 à 2000, Paris, éditions de l’Amateur, 2004.
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[3]
Émile Gallé, le verrier dreyfusard, Paris, éditions de l’Amateur, 2004.
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[4]
La Commune de Paris, révolution sans images ? Politique et représentations dans la France républicaine (1871-1914), Seyssel, Champ Vallon, « Époques », 2004.
L’historien dans la République
1Le nouveau recueil des interventions de Jean-Noël Jeanneney prolonge celui qu’il avait fait paraître en 2000. Qu’il s’agisse du rapport des médias avec l’argent, des valeurs de la gauche ou de l’identité européenne, on y retrouve la volonté d’éclairer le présent à travers le regard sur le passé, volonté que l’auteur fait partager à ses auditeurs du samedi dans son émission « Concordance des temps » sur France Culture. On y rencontre aussi l’homme public, intervenant au titre des responsabilités qu’il a exercées, notamment ici à la tête de la Bibliothèque nationale de France entre 2002 et 2007.
2On ne chicanera pas l’historien sur son érudition, ouvrant à chaque fois à des citations ou des anecdotes qui donnent à penser. Faut-il ainsi suivre Emmanuel Berl lorsqu’il établit la différence entre des gens de gauche, qui aiment les hommes, et des gens de droite, qui préfèrent les choses ? Les jaurésiens trouveront quant à eux dans ce livre l’occasion de revenir sur la discussion Clemenceau/Jaurès – encore une ! – cette fois autour d’Ibsen en 1894 [1]. Débattant en général du rapport entre la majorité et la minorité, les deux hommes traitent aussi certains points plus spécifiques, par exemple les poids respectifs de l’éthique individuelle et des contraintes d’un système sur la morale journalistique. Autant d’invitations à réfléchir effectivement sur le présent, même si on est parfois moins convaincu par un usage de l’histoire qui, à force de rapporter le passé au présent, surestime la permanence des faits et des comportements. L’article très sévère, paru à l’origine dans Le Débat en 2006 et consacré à Bourdieu et la télévision, pose par exemple question. On peut tout à fait témoigner d’un certain scepticisme sur les analyses du Bourdieu des dernières années, qui semblait parfois lui-même caricaturer sa propre pensée. Cependant la critique du « dogme » du sociologue sur les seuls motifs de la permanence des problèmes et de la diversité humaine laisse le lecteur un peu sur sa faim, surtout si l’on songe aux théories de la réception et aux apports d’une sociologie des médias qui fournissent des arguments plus solides à une telle critique.
3En réalité, le recueil intéresse parfois moins par le regard sur le passé que par le témoignage, très actuel, sur le fonctionnement d’un certain nombre d’institutions culturelles. On insistera en particulier sur la longue « Lettre aux personnels de la Bibliothèque nationale de France », écrite par J.-N. Jeanneney au moment de son départ en 2007. Si l’on y sent de temps à autre le regret de n’avoir pu continuer, on y puise surtout nombre d’informations concernant la vie interne d’une institution que les chercheurs fréquentent à longueur d’année, sans toujours très bien la connaître. On éprouve le même intérêt à (re)lire les interventions consacrées à ce qui fut le grand cheval de bataille de l’auteur, c’est-à-dire l’édification d’une alternative européenne à la bibliothèque numérique mondiale peu à peu mise en place par Google. Coût de la numérisation, critère de sélection des ouvrages, diversité linguistique, service public ou délégation au privé : toutes ces interrogations se retrouvent dans des articles et une querelle qui est très loin d’être close.
4On pourrait dire pour finir que ce livre tient aussi de l’autoportrait et que celui-ci n’a pas seulement une valeur individuelle. Il est aussi le miroir d’une certaine élite du socialisme, acceptant le marché tout en refusant son omniprésence, réformiste, libérale, optimiste et simultanément à certains instants très défensive : défense de la laïcité ou encore défense de l’héritage et du Panthéon de la gauche face aux tentatives d’instrumentalisation de Nicolas Sarkozy. L’identité de la gauche réside-t-elle dans cette défense et le problème est-il d’ailleurs bien là ? C’est aussi en invitant à ce type d’interrogation que le recueil de J.-N. Jeanneney atteste toute la complexité des liens du présent et du passé.
5Jean-Noël Jeanneney, La République a besoin d’histoire. Interventions, 2000-2010, Paris, CNRS Éditions, 2010, 230 p.
Marion Fontaine
Encore la « guerre des mémoires »…
6Le collectif dont il est question ici entend faire un point sur diverses périodes ou événements historiques qui ont particulièrement agité les historiens ces dernières années. S’il n’est ni le premier, ni le seul ouvrage du genre il permet d’avoir une vision d’ensemble grâce à une série de contributions introductives qui peuvent être lues, pour la plupart, les unes indépendamment des autres. Des historiens spécialistes et reconnus sont mobilisés : tous écrivent dans une langue claire et synthétique et appuient leur propos à l’aide de références qui permettront au non-spécialiste de se référer aux problèmes qu’il souhaite approfondir.
7Après une introduction générale revenant sur la distinction classique entre histoire et mémoire, de nombreux sujets sont abordés (le communisme, la Révolution française, l’Affaire Dreyfus, la Première Guerre mondiale, la Résistance, mai 1968…) parfois au travers du prisme de médias récents (le cinéma, Internet…). En toute logique, compte tenu d’une certaine actualité, les conflits liés à la mémoire coloniale et au rôle de l’État sur ces sujets (notamment la question des « lois mémorielles » et des musées) ainsi que les polémiques dans leur sillage occupent une part importante. On relèvera que l’ouvrage est très détaillé sur les projets institutionnels récents (quoique désormais un peu dépassé depuis 2008 !). Si le format des articles est nécessairement limité et malgré le fait que les contributions soient pour la plupart fournies, on pourra relever que, exceptés quelques brefs développements, l’histoire et l’historiographie des mouvements ouvriers sont relativement peu pris en compte. Pourtant son degré d’intégration au « récit national », son statut d’histoire en marge devenue progressivement légitime (le parallèle avec l’histoire des femmes sur ce point serait intéressant à présenter) puis sa marginalisation qui a partie lié avec celles des “mémoires” militantes auraient certainement mérité une prise en compte spécifique.
8Et si on ne peut que partager les remarques sur le manque d’attention à l’histoire coloniale pendant des décennies, les attaques répétées contre l’universalisme républicain dans plusieurs contributions – bien compréhensibles au vue de la longue amnésie de certains – s’embarrassent néanmoins peu de la complexité des divers chemins qu’ont emprunté ceux qui se réclamèrent de la République. Que l’on nous permette de revenir à Jaurès (évoqué par Gilles Candar dans le volume mais pas sur ce sujet) : s’il ne fut certes jamais ni anticolonialiste, ni favorable aux indépendances, il connaît une évolution politique – désormais bien connue – qui l’oppose progressivement aux politiques coloniales et à leurs crimes : le mettra-t-on dans la même groupe de ceux qui, au nom de la République – y compris à gauche – s’acharnèrent par tous les moyens au maintien de l’ordre colonial ? On pourra pointer les défaillances, insuffisances et sans aucun doute les échecs des diverses options politiques qui ont traversé la gauche sur ces questions. Mais encore faudrait-il leur faire une place dans cette histoire qui, si elle est de mieux en mieux connue, reste pour partie encore à écrire depuis le réformisme colonial jusqu’aux éléments anticolonialistes les plus radicaux.
9Pascal Blanchard, Isabelle Veyrat-Masson, (dir.), Les guerres de mémoires. La France et son histoire, Paris, La Découverte, 2008, 335 p.
Jean-Numa Ducange
Les juifs des romantiques
10Une nouvelle réflexion sur la construction des identités et notamment sur l’exploration de cette face noire de la France contemporaine manifestée par des poussées récurrentes d’antisémitisme. Chantal Meyer-Plantureux avait étudié Les enfants de Shylock, l’antisémitisme sur scène (Bruxelles, Complexe, 2005), Nicole Savy s’intéresse ici au discours des écrivains, de Chateaubriand à Hugo, donc en ne laissant de côté que la fin de siècle, au moment où précisément avec Drumont, puis l’affaire Dreyfus, l’antisémitisme fait irruption sur la scène politique et sociale, changeant donc les conditions du débat sur le traitement littéraire de personnages présentés comme relevant d’une pratique religieuse, d’une culture ou d’une origine juives. Chacun sait que l’œuvre littéraire apprend beaucoup sur la société de son temps, chacun connaît aussi tous les pièges d’une approche hâtive ou de conclusions trop vite tirées qui se laissent prendre aux apparences du réel en littérature. L’auteure ici est parfaitement à son aise : spécialiste de George Sand et de Victor Hugo, libre disciple de Madeleine Rebérioux à la Ligue des droits de l’homme et au musée d’Orsay, un temps associée à la revue Le Mouvement social, elle est habituée à naviguer entre histoire, arts et littérature et à savoir interroger sans réductionnisme l’œuvre littéraire.
11Les principales indications sur les évaluations et évolutions des populations concernées sont rappelées, et parfois mises en regard de la situation internationale. On oublie assez facilement, au profit de commentaires sur les incontestables « reculs » napoléoniens, le décalage entre la France révolutionnaire et libérale et la plupart des pays européens. Les ghettos perdurent longtemps à Francfort et à Rome. À ce compte-là, 1848 marque une césure irrémédiable, le retour offensif de la Révolution qui malgré les défaites et la répression démantèle les fondements du vieil ordre. Pie IX ne pourra pas revenir sur les décisions de la République romaine de Mazzini, même si la destruction symbolique des murs du ghetto ne se fera qu’avec la fin du pouvoir temporel pontifical. C’est à peu près au même moment, remarque Nicole Savy, que resurgit la figure possible d’un deuxième représentant du mal antisocial et antinational : l’Arabe musulman et « fanatique » dans La juive de Constantine coécrite par Théophile Gautier et Noël Parfait en 1846… Le lecteur est tenté d’y voir un symbole : le romantique Gautier, qui va s’adonner sans états d’âme aux délices de la fête impériale, ainsi associé au bon républicain Parfait, longtemps exilé et futur député de Chartres. Féministe, Nicole Savy ne néglige pas dans son enquête Delphine de Girardin ou Marie d’Agoult et elle nous permet ainsi de constater une fois de plus le génie pionnier de Flora Tristan qui découvre, à Londres il est vrai, l’existence du prolétariat juif plus d’un demi-siècle avant Jaurès et l’ensemble du mouvement socialiste français.
12Auparavant et ensuite, le lecteur suit sans déplaisir les indications précises et les commentaires fins et nuancés concernant les différents auteurs… Se dessine peu à peu la part prise par la littérature à la construction de ce que Barthes appelle la doxa, le discours commun dont Marc Angenot a montré jadis le déploiement sur l’antisémitisme en 1889, soit au terme de ce siècle romantique, dans un travail devenu classique. La figure du juif se construit, ses types se forment et se fixent, alliant images traditionnelles et recompositions. Cette image se nuance aussi, avec une forte distorsion entre les deux sexes. Nous partageons le plus souvent les analyses de l’auteure sur les appréciations à porter sur ces écrivains et sur leurs créations. L’antisémitisme d’humeur de George Sand n’a ni conséquence sociale, ni portée littéraire. Il en va bien différemment de la part prise par les Goncourt à la construction de l’antisémitisme moderne dans Manette Salomon. Sans doute, certaines notations auraient pu être prolongées ou davantage discutées : ainsi, la remarque sur le retournement de la doxa chez Sue qui substitue l’antijésuitisme à l’antisémitisme aurait pu ouvrir la voie à une discussion sur les thèses d’Anatole Leroy-Baulieu naguère reprises par Patrick Cabanel concernant les « doctrines de haine » (Cahiers Jaurès, n° 142, octobre-décembre 1996)… L’antisémitisme est-il exceptionnel et sans commune mesure ou un cas particulier du racisme, de la division et de la haine ?
13Mais, au total, ce qui se dégage de cette lecture est la leçon donnée d’optimisme. Certes, il y a Vigny, et quelques autres anicroches… Mais dans l’ensemble, ces écrivains romantiques, depuis Lamartine, Musset, Dumas, Stendhal et tant d’autres, non seulement ne participent que de manière très marginale et accidentelle à une vision négative des Juifs, mais ils font œuvre émancipatrice. On ne trouve pas l’équivalent d’un Juif Süss… Il faut dire que l’enquête atteint son apogée avec les deux forts chapitres consacrés à Balzac et à Hugo. On peut avoir ses préférences (c’est mon cas) pour le monde si divers, riche et émouvant de la Comédie humaine, quoi qu’on puisse dire sur les images du banquier Nucingen, ou les « belles juives » Coralie et Esther qui prolongent les Jessica, Rébecca et Rachel d’autrefois. Quelle ampleur et quelle générosité d’esprit ! Nicole Savy est hugolienne et nous ne sommes pas surpris de voir son écrivain préféré présenté comme le seul à parvenir à une « véritable conscience de la question juive » – la discussion sur la portée exacte de cette formulation semble reportée à plus tard –, le premier des dreyfusards, qui unit dans son verbe et dans son action l’opprimé et le prophète et pose l’universalité des droits. L’œuvre littéraire a du sens, porte l’émancipation et conduit à l’engagement.
14L’absence d’index pourra être regrettée. En revanche, félicitations pour de belles et savoureuses annexes : Le Juif présenté par Alphonse Cerfberr de Médelsheim et sa critique acerbe par Ben-Lévi (Godchaux Baruch Weil) dans les Archives israélites de France (1842).
Nicole Savy, Les juifs des romantiques. Le discours de la littérature sur les juifs de Chateaubriand à Hugo, Paris, Belin, 2010, 254 p.
Gilles Candar
Les Artistes et l’Affaire
15Désormais professeur d’histoire de l’art contemporain à l’université de Bourgogne, Bertrand Tillier conduit une patiente et méthodique histoire politique des artistes au XIXe siècle. Il interroge les genres où se réalise cette rencontre entre art et politique, comme, en premier lieu, la caricature qui constitua son premier champ de recherche [2]. Il se saisit de la biographie d’artistes engagés tel le sculpteur de Nancy Émile Gallé [3]. Il se porte enfin vers les événements politiques où les artistes, sinon leurs œuvres, furent partie-prenante du mouvement historique : après son étude consacrée à « la révolution sans images ? » de la Commune [4], il publie aujourd’hui chez le même éditeur, Champ Vallon, dans sa collection réputée de monographies généralement issue de thèses, « Époques » (dirigée par Joël Cornette), une volumineuse histoire des artistes français et de l’affaire Dreyfus entre 1898 et 1908. Les bornes chronologiques sont volontairement décalées puisqu’il s’agit là de l’Affaire comme événement public, depuis le début de l’engagement dreyfusard en 1898 jusqu’à la panthéonisation d’Émile Zola qui donna lieu à une forte activité sinon artistique, du moins picturale. Les artistes étudiés par Bertrand Tillier sont essentiellement des peintres, dessinateurs et caricaturistes, ceux qui s’engagent, dans un camp ou dans l’autre, avec les armes du trait, du crayon, de la lithographie et de la presse. Ils s’engagent ainsi en tant que tels, artistes représentants d’un art mis au service d’une cause.
16L’étude suit un plan thématique qui montre en premier lieu comment l’engagement s’imposa souvent tant « la réserve était impossible » à l’instar d’un Maurice Denis devenu antidreyfusard parce qu’il ressent vivement, comme Edgar Degas, « le sentiment de l’amour propre national blessé par les commentaires des journaux étrangers ». Puis l’auteur relève, avec une érudition remarquable, les « convictions et proclamations » et trace le portrait de « l’artiste en militant » grâce à des études nombreuses de parcours individuels. Enfin, les œuvres ne sont pas oubliées : l’affaire Dreyfus devient un « territoire d’images » où se débattent des « genres, figures et valeurs » et des « esthétiques engagées ».
17Outre l’exceptionnelle documentation mobilisée dans cette enquête, celle-ci se définit par plusieurs avancées historiennes notables. Bertrand Tillier souligne la place des artistes aux côtés des écrivains et des savants qui firent le mouvement des intellectuels – c’est-à-dire, en grande partie, l’Affaire elle-même ; il montre de la même manière leur contribution à l’émergence du nationalisme antidreyfusard – qu’il soit antisémite ou d’essence plus patriotique ; il traduit l’intensité de l’événement pour ces milieux certes très parisiens mais insérés aussi dans des traditions régionales et locales et pour certains également très internationalisés ; il suit dans le même mouvement l’interrogation des créateurs dans la possibilité d’exprimer les valeurs dreyfusardes ou antidreyfusardes, comme lorsque le peintre Jean-Jacques Henner témoigna en 1898 de la souffrance du capitaine Dreyfus dans son tableau, Le Lévite d’Ephraïm et sa femme morte.
18Le développement du dreyfusisme allait donner une nouvelle actualité à l’Art social dont Bernard Lazare, dans une conférence prononcée le 14 avril 1896, situait toute la portée, anticipant sur l’événement : « L’œuvre de l’écrivain, l’œuvre de l’artiste, l’œuvre de l’art social est de faire comprendre à l’homme d’aujourd’hui d’autres formes de beauté pour le rendre apte à habiter la cité de demain ». L’art se doit, en d’autres termes, d’être révolutionnaire, et l’artiste de conduire des révolutions morales, pour « la Justice et la Vérité » – au moment où Jaurès y contribuait décisivement, à sa façon, avec l’écriture et la publication des Preuves à l’été 1898. Un judicieux choix d’images est présenté dans un cahier hors-texte ; malgré son coût, une impression en quadrichromie aurait été judicieuse, de même que des légendes plus développées, exposant en quoi ces œuvres méritent de passer à la postérité – des chercheurs du moins !
Bertrand Tillier, Les Artistes et l’affaire Dreyfus, Seyssel, Champ Vallon, coll. « Époques », 2010, 375 p.
Vincent Duclert
Rêve et politique chez Gabriel Tarde
19À la fois poète et philosophe, juriste et psychologue, criminologue et sociologue, Gabriel Tarde (1843-1904) a connu en son temps une gloire éphémère, largement liée à l’écho produit par un livre aujourd’hui encore considéré comme son grand œuvre, Les lois de l’imitation (1890). Durablement occulté par celui-ci ou tout simplement oublié par les générations suivantes, le reste de l’œuvre du professeur au Collège de France a néanmoins gagné depuis quelques temps en lecteurs curieux et en thuriféraires. Dans cette « redécouverte », qui doit beaucoup sans doute à certains « grands lecteurs » (Deleuze notamment) comme à un certain contexte politique et intellectuel, on ne saurait minorer le rôle central des éditeurs, et en particulier celui des Empêcheurs de penser en rond, qui se sont engagés depuis quelques années dans l’édition des œuvres complètes du sociologue de Sarlat.
20Publié par les éditions BHMS à Lausanne au sein de la collection « Sources en perspectives », Sur le sommeil. Ou plutôt sur les rêves participe à sa façon de ce vaste mouvement de mise à disposition des textes, mais avec le double et louable souci de l’inédit et de la contextualisation. Souci de l’inédit, dans la mesure où les six textes réunis, publiés pour la première fois, sont des textes « de jeunesse », rédigés par Gabriel Tarde alors qu’il n’est encore qu’un jeune magistrat provincial, inconnu des milieux intellectuels et artistiques parisiens. Mais souci de contextualisation aussi puisque, outre les nombreuses notes explicatives indispensables à toute édition scientifique, le volume est encadré par deux solides études de ses maîtresses d’œuvre, Jacqueline Carroy, directrice d’étude à l’EHESS, et Louise Salmon, doctorante en histoire dont les recherches portent précisément sur la figure de Tarde.
21Les fils conducteurs du recueil sont tout droit tirés des spécialités de ses éditrices : le rapport au rêve pour l’une, comme précieux indicateurs d’une histoire plus large de la psychologie et des sciences humaines, le rapport au politique pour l’autre, dans ses liens obscurs à l’imaginaire, à la sexualité, aux symboles. Ce mariage ambitieux, et qui doit assurer la cohésion d’un ensemble de textes aux statuts et aux visées fort divers, se présente d’abord comme une gageure. Car quoi de commun entre « Sur le sommeil. Ou plutôt sur les rêves », journal de bord du rêveur ou « nocturnal » dont la matière, travaillée, est destinée un moment à la publication, et telles « Études psychologiques sur moi-même », chronique des affres de l’amoureux transi dans laquelle l’onirisme – tout éveillé – est davantage celui du songe, voire du fantasme ? Et quoi de commun encore entre ces fragments relativement bruts et l’étonnant « Cauchemar politique » de l’auteur, mettant en scène un simulacre de Commune, ou bien les deux poèmes politiques que sont « Les Comices » et « La violette de la paix », au caractère nettement moins intime et nettement plus poli, pour ne pas dire sublimé ?
22C’est là ce que les études liminaires de Jacqueline Carroy et de Louise Salmon viennent habilement établir, en plaçant les textes qu’elles reprennent ou introduisent moins sous le signe d’une unité factice que d’une dialectique omniprésente, celle du public et de l’intime, de l’engagement et du retrait, du dit et du tu – sous les auspices conjugués, et assumés, du rêve et du politique. Citons dans ce sens l’introduction de Jacqueline Carroy qui, tout en s’efforçant de replacer le rêve tardien dans une culture scientifique plus vaste et bornée déjà par les œuvres pionnières d’Alfred Maury ou de Maine de Biran, ne manque pas de souligner tout ce que la pratique du « nocturnal » révèle de son auteur, et d’abord dans ses choix d’écrivain (p. 5). « De façon générale, rappelle-t-elle, les récits de rêve brassent (…) le quotidien, le sexuel, le politique et le social » (p. 32) : en somme, le nocturnal tend à brouiller les frontières entre vie privée et vie publique, et à les dépasser au moyen d’une réélaboration à caractère scientifique – ce que montre assurément « Sur le sommeil. Ou plutôt sur les rêves », qui demeure le morceau le plus intéressant du recueil.
23De ces rêves, comme a fortiori des « poèmes politiques » qui constituent la deuxième partie de l’ouvrage, la vie publique est loin d’être absente. Telle allusion à la guerre franco-allemande de 1870, tel non-dit concernant la Commune dans le nocturnal rédigé entre 1870 et 1872 prennent ainsi une emphase révélatrice lorsque Gabriel Tarde passe au vers. Dans « Guerre, Commune et politique chez Gabriel Tarde », Louise Salmon s’emploie ainsi à expliciter la dramaturgie et la violence mal contenues de ces morceaux tardiens, en les mettant en relation avec le comportement public et les opinions politiques de leur auteur. En traquant la présence de « l’année terrible » dans les écrits tardiens, Louise Salmon ne se contente pas du reste de brosser le portrait politique d’un futur intellectuel d’envergure – résolument « réactionnaire » dans son attachement viscéral à l’ordre – mais contribue à redonner des couleurs à l’histoire de la Commune en province(s), dont elle relève avec raison les lacunes, que se sont pourtant un moment employés à combler les élèves de Jacques Rougerie. Elle pose enfin la question de l’engagement public, la question de la distance d’un jeune magistrat provincial « qui a le temps de ne pas tout de suite se frotter les yeux le matin » (J. Carroy, p. 29) à la scène municipale où il consent finalement à s’avancer, d’abord comme défenseur des jésuites, puis comme partisan décidé – et minoritaire, dans une municipalité largement acquise à la cause républicaine – du camp conservateur et monarchique.
24Chroniqueur de ses songes, Gabriel Tarde l’est aussi, et parfois malgré lui, des grands événements politiques de son temps. C’est cela qui intéresse et intéressera le lecteur curieux des rapports qu’entretiennent imaginaire et politique, et cet étrange va-et-vient, que permet le recueil, entre la richesse et la finesse des notations psychologiques et les outrances paniques d’un jeune intellectuel conservateur, prompt à assimiler, comme ses aînés, le suffrage universel à un « maquerellage électoral » et la Commune à une « débauche ».
Gabriel Tarde, Sur le sommeil. Ou plutôt sur les rêves et autres textes inédits, édités par Jacqueline Carroy et Louise Salmon, Lausanne, BHMS, 223 p.
Amaury Catel
L’avènement de la société du spectacle
25Le projet du volume est d’envisager le XIXe siècle (plus précisément dans sa seconde moitié) sous un angle relativement peu abordé. Il vise en effet à mettre en évidence au cours de la période considérée la constitution progressive de la première « société du spectacle ». Écartant une approche dictée par des jugements de valeur, il veut rendre compte de manière globale et croisée des caractéristiques de ce phénomène à partir des quatre grandes capitales de l’Europe du Nord-Ouest. Elles sont toutes tributaires d’un contexte commun, la forte expansion urbaine de la seconde moitié du siècle qui amène dans ces métropoles des nouvelles catégories de publics aux attentes diversifiées suscitant elles-mêmes une offre accrue où se juxtaposent des formes traditionnelles et les manifestations de l’innovation, des avant-gardes aux caf’ conc’. L’examen de l’implantation des théâtres révèle partout la fondation de nouvelles salles de spectacles parallèlement à une spécialisation des secteurs de loisirs. Par voie de conséquence s’instaure pour tous ces établissements une situation de sévère concurrence. Les directeurs de salles sont les premiers concernés. Ils sont ici l’objet d’une présentation nuancée qui contraste avec l’image dépréciative qui en a souvent été donnée. Chefs d’entreprises à la tête d’un personnel nombreux (près de 210 personnes en moyenne à Paris), ils entretiennent des relations délicates avec les auteurs, les acteurs et en premier lieu avec leurs commanditaires étant donné les recettes substantielles requises pour atteindre l’équilibre financier. Dans l’ensemble, ils exercent un métier où l’avenir est toujours incertain. Offenbach lui-même à la Gaîté, Sarah Bernhardt au théâtre éponyme connaissent des difficultés. D’où la rotation accélérée des directeurs à quelques exceptions près (Claretie, administrateur de la Comédie française). Face aux contraintes, l’opposition entre théâtre dit artistique et théâtre commercial est beaucoup moins nette qu’on le dit habituellement. Chez les acteurs et actrices, l’augmentation des effectifs s’accompagne également d’un regain de la concurrence. L’enquête menée sur ce milieu présente l’originalité de s’attacher à l’ensemble de la profession au lieu de se borner aux seules vedettes retenues par la postérité. Elle fait apparaître les incidences du libéralisme économique dans le monde du spectacle : un fort clivage se creuse entre une majorité plus ou moins exposée aux aléas de la précarité et les quelques vedettes qui finissent par compromettre la rentabilité de l’activité théâtrale par l’importance des cachets qui leur sont consentis. Bien entendu, la concurrence sévit aussi parmi les auteurs qui aspirent de plus en plus nombreux à tirer parti de l’expansion de la société du spectacle. À Paris, Christophe Charle estime que « les rois du théâtre » ne sont pas plus d’une cinquantaine alors que les postulants à ce statut privilégié comptaient plusieurs centaines de noms. Récapitulant les caractéristiques sociales et les carrières des auteurs favoris du public, il fait ressortir que les atouts (origine sociale, formation scolaire et universitaire) dont disposaient les auteurs du « boulevard » littéraire les distinguaient de leurs homologues du boulevard moyen et populaire. Cette distinction à laquelle les contemporains étaient parfaitement sensibles déterminait leur implantation dans un type de théâtre donné et leur interdisait généralement parlant d’en franchir les limites. Personne au demeurant ne détenait la recette du succès. Il existait pourtant des facteurs susceptibles de le favoriser. Outre la notoriété des auteurs et des acteurs, la localisation des salles ajoutée à un certains type de pièces pouvaient constituer des facteurs décisifs. Il était utile d’être joué dans le quartier central des théâtres fréquenté par une clientèle bourgeoise d’habitués fidèles. Un autre atout était de donner dans le vaudeville (Feydeau) ou le genre historique (Sardou, Rostand).
26Après avoir passé en revue les composantes de la société du spectacle, la seconde partie du livre s’est appliquée à relever les représentations de la société tout court qui s’y font jour. La censure et la crainte des réactions du public face à des transgressions trop catégoriques freinent certes les audaces des auteurs, mais la scène ne manque pas d’enregistrer les mutations en cours. Après la guerre de 1870 surtout, le déclin de l’aristocratie trouve son écho dans les pièces de Dumas fils et d’Augier. La remise en cause de la domination masculine s’affirme selon des modalités diverses aussi bien chez Dumas fils, Sardou, Hervieu que chez Feydeau. La satire de l’affairisme (Les Corbeaux, Les affaires sont les affaires) est un thème récurrent au tournant du XIXe et du XXe siècles. Le monde ouvrier lui-même est représenté par le biais du théâtre naturaliste ou du théâtre d’avant-garde, au prix, il est vrai, d’une certaine retenue. Le dernier chapitre retrace les péripéties de la longue lutte menée contre la censure dans les capitales envisagées. Plusieurs affaires significatives sont rappelées à cette occasion. À Berlin, l’accusation d’exciter la haine de classe servit longtemps à justifier l’interdiction opposée aux Tisserands d’Hauptmann (1892). À Vienne, Professeur Bernhardi de Schnitzler qui dénonçait l’antisémitisme dans la société viennoise se heurta également à une interdiction. Même La Belle Hélène d’Offenbach n’y fut autorisée qu’après la coupure de nombreux passages jugés un peu trop lestes. À Paris, les contrôles s’assouplirent peu à peu après l’arrivée d’une majorité républicaine au pouvoir. Les décisions d’interdictions, devenues nettement plus rares, donnaient régulièrement lieu à des scandales politico-littéraires relayés par des campagnes de presse. Finalement, la suppression par la Chambre en 1906 des salaires alloués aux censeurs entraîna de fait la suppression de l’institution dont ils étaient les agents.
Christophe Charle, Théâtres en capitales. Naissance de la société du spectacle à Paris, Berlin, Londres et Vienne, Albin Michel, 2008, 574 p.
Géraldi Leroy
L’œuvre de jeunesse d’un grand savant
27L’édition d’un inédit d’Ernest Renan mérite que l’on y prête attention. Certes, il s’agit d’une œuvre de jeunesse : la réponse couronnée par l’Académie des inscriptions et belles-lettres en 1848 d’un jeune savant, âgé alors de 25 ans. Les plus de sept cents pages consacrées à la langue grecque dans l’Occident de l’Europe entre la fin du Ve et celle du XIVe peuvent paraître tout à la fois spécialisées et un peu datées vue l’évolution de l’historiographie sur ces questions. Cependant, comme le montre très bien dans sa longue préface, Perrine Simon-Nahum, qui a assuré le travail d’édition critique de ce manuscrit conservé dans les archives de l’Institut, ce volume aide à mieux comprendre l’œuvre entière de Renan, figure intellectuelle majeure de la seconde moitié du XIXe siècle français et européen.
28D’abord hébraïsant, le jeune Renan se passionne pour l’Allemagne et les travaux exégétiques qui y sont alors menés. Plus largement, il s’intéresse à une discipline encore quasi-absente de l’Université française : la philologie. Le moment est pour lui important car il abandonne la carrière ecclésiastique et il se lance à la conquête des grades universitaires. La question complexe réside ici dans le fait de savoir quelle est la logique à l’œuvre dans la démarche philologique que Renan construit. Perrine Simon-Nahum propose une inspiration oratorienne via le séminaire de Saint-Sulpice, se distinguant de la tradition des Jésuites. L’objet du mémoire confronte Renan également aux médiévistes de son temps et son éditrice commente : « bien loin d’apparaître sous l’aspect monolithique d’une époque de décadence, celui-ci offre un visage contrasté, traversé de courants divers et, par certains aspects, plus moderne que celui décrit par ses contemporains » (p. 36). Au-delà des éléments précis de la démonstration de Renan, l’enjeu du travail de recherche est bien résumé par Perrine Simon-Nahum quand elle écrit : « En montrant la continuité du grec comme langue d’échange et de culture dans l’Occident médiéval, Renan construit une histoire de la pensée concurrente de celle enseignée par l’Église » (p. 48). Par ailleurs, l’éditrice présente également brièvement le rapport de Renan aux événements politiques de 1848.
29Ernest Renan, Histoire de l’étude de la langue grecque dans l’Occident de l’Europe depuis la fin du Ve siècle jusqu’à celle du XIVe, édition critique par Perrine Simon-Nahum, Paris, Le Cerf, 2009, 790 p.
Loïc Hanatrait
Amitiés épistolaires de Maurras
30Les éditeurs ont prélevé 80 des 25 000 lettres rassemblées dans le fonds Maurras aux Archives nationales. Leur chronologie s’échelonne de l’affaire Dreyfus à la mort de leur destinataire (1952). Quatorze correspondants ont été retenus. La sélection se veut représentative dans la mesure où elle a pris en compte les trois grandes classes d’âge qui ont accompagné le devenir de l’Action française. La plus ancienne comprend les pionniers et les fondateurs comme Antoine Schwerer, Henri Vaugeois, Lucien Moreau, Maurice Pujo, Léon de Montesquiou. La plus récente est celle des « jeunes » où apparaissent Robert Brasillach et Thierry Maulnier. La génération intermédiaire est représentée par Bernard de Vaulx, Lucien Lacour, Jacques Bainville, Marius Plateau, Georges Calzant, Maxime Réal del Sarte. Un autre critère est invoqué pour légitimer le choix opéré : tous ces hommes témoignent de la diversité des profils socioculturels des ralliés à la Ligue. La minceur de l’échantillon expose pourtant inévitablement à l’impression d’arbitraire, tant dans le choix des lettres que dans celui des correspondants où l’absence de Léon Daudet étonne. Tel quel l’ouvrage est une source précieuse de renseignements. Les notices biographiques sur des personnalités qui ont souvent défrayé l’actualité de leur temps, mais qui sont maintenant à peu près oubliées, sont évidemment bienvenues. Une annotation précise éclaire nombre de détails ou d’allusions qui sans elle resteraient obscurs. La forme épistolaire elle-même comporte une dimension originale par rapport aux livres et aux journaux. Elle éclaire sur les réactions immédiates des individus, non rectifiées pour des raisons tactiques comme dans les articles de presse, non dotées non plus d’une cohérence fallacieuse comme dans le genre des mémoires. On perçoit ici l’Action française au quotidien, dans les potins dont elle est le théâtre, dans l’élaboration de sa stratégie, en particulier dans ses initiatives provocatrices à l’égard du régime en place, et aussi dans la complaisance envers ses fantasmes (le coup de force). Par là se dessine au plus près les contours d’un mouvement campé et crispé sur des valeurs d’extrême droite, obstinément réfractaire à la théorie et à la pratique de la démocratie. En contradiction avec l’image d’unité et de discipline que l’A. F. veut afficher, on trouve dans ces missives la trace de querelles personnelles parfois fort vives et de dissensions intestines. On voit par exemple Pujo contester l’opportunité des ménagements que Daudet, devenu député, observe à l’égard du régime parlementaire. On perçoit aussi les échos de la contestation menée par les dissidents qui se trouveront dans la Cagoule. Dans ce dernier cas, il ne s’agit que d’un groupe très minoritaire au sein du mouvement. D’une façon générale, on est frappé par l’extraordinaire ascendant exercé par Maurras sur ses compagnons. Les éventuels états d’âme, les conflits internes lui sont directement confiés afin qu’il les arbitre personnellement. À cet égard, le comportement de l’amiral Schwerer, peut être protégé par sa brillante carrière militaire, est à remarquer. Il n’hésite pas à dénoncer le décalage entre la radicalité du discours et les atermoiements qui ont caractérisé l’attitude de la Ligue le 6 février 1934, une certaine gabegie dans l’organisation, le recrutement insuffisamment sélectif des camelots. Mais en définitive lui aussi s’en remet à l’autorité du « Maître ». À la fin de l’ouvrage, un regret saisit le lecteur : les réponses du destinataire, pour des raisons évidemment indépendantes de la volonté des éditeurs, sont totalement absentes. C’est pourtant en relation avec elles qu’on aurait pu appréhender vraiment la qualité propre à ces échanges car le sourd qu’était Maurras ne dialoguait jamais mieux que par écrit.
Agnès Callu, Patricia Gillet (éditeurs), Lettres à Charles Maurras. Amitiés politiques, lettres autographes, 1898-1952, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2008, 256 p.
Géraldi Leroy
La jeunesse morte
31Les éditions Claire Paulhan réalisent un travail des plus appréciables d’édition soignée, aussi bien pour l’élégance formelle que pour la qualité de l’appareil scientifique, d’un certain nombre d’inédits importants de la littérature politique et sociale du premier XXe siècle. Récemment vient ainsi d’être édité Sur les routes avec le peuple de France (12 juin-29 juin 1940) de Marguerite Bloch, la fille de Jean-Richard Bloch. En 2008, les mêmes éditions avaient publié La jeunesse morte de Jean Guéhenno (1890-1968) dans une édition établie par Philippe Niogret avec le concours de Patrick Bachelier et de Jean-Kély Paulhan. Les lecteurs des Cahiers Jaurès ont été informés de la création récente à Fougères d’une association d’amis de Jean Guéhenno dont Jean-Pierre Rioux est président d’honneur et qui favorise la relance et la coordination des études relatives à cet écrivain si marqué par le souvenir de Jaurès.
32La jeunesse morte est un roman écrit par Guéhenno entre 1916 et 1920 que l’auteur ne parvint pas à faire publier. Il s’agit d’un récit autobiographique qui suit un groupe de jeunes normaliens, dont Toudic, le héros double de l’auteur, Hardouin et Lévy, inspirés par les figures d’amis proches, Marcel Étévé et André Durkheim. Le roman oppose les promesses de l’été 1914 (de mai à juillet) et l’enfer de la guerre qui suit. Il ne manque pas de qualités. Sans doute le récit, assez barrésien de forme, reste parfois un peu dissertatif et les personnages encore un peu raides. Mais ce roman émouvant et pacifiste exprime bien des thèmes qui vont nourrir la vie et l’œuvre future de Guéhenno, du Front Populaire et de Vendredi à la Résistance et du Journal d’un homme de quarante ans ou du Journal des années noires, ces chefs d’œuvre absolus, aux si tendres et populaires Changer la vie et La mort des autres.
33Jean Guéhenno, La jeunesse morte, édition établie par Philippe Niogret avec le concours de Patrick Bachelier et Jean-Kély Paulhan, préfacée par Jean-Kély Paulhan et Philippe Niogret, Paris, éditions Claire Paulhan, 2008, 288 p.
Robert Lindet
Une histoire des idées « à l’estomac »
34On connaissait les nouveaux réactionnaires. Il y a maintenant les anciens progressistes. Au moins le livre de Daniel Lindenberg se présentait pour ce qu’il est : un regard engagé, un pamphlet, une offensive idéologique. Au contraire, l’ouvrage que Michael Christofferson consacre à la gauche intellectuelle française, issu d’un travail de thèse dirigé par Robert Paxton, se présente comme une étude historique de l’histoire intellectuelle récente de la France contemporaine. Contre l’opinion qui veut que les années 1970 aient marqué le basculement de celle-ci du marxisme vers le libéralisme, M. Christofferson entreprend de démontrer que celui-ci n’a en réalité jamais existé, les intellectuels ayant commencé à s’éloigner du communisme dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’est donc non seulement la réalité de ce qu’on a appelé la pensée antitotalitaire mais, à travers elle, le prisme jeté sur l’histoire intellectuelle française de la seconde moitié du XXe siècle qu’il s’agit de revisiter. L’entreprise de déconstruction s’avère d’autant plus nécessaire que la pensée antitotalitaire s’apparente selon l’auteur à la fois à un révisionnisme historique – auquel succombaient encore récemment certains de ses collègues les plus avisés, Sunil Khilnani (Arguing Revolution: The Intellectual Left in Postwar France, Yale University Press, 1993) ou de l’historien Tony Judt, récemment disparu, qui publiait en 1992 Un passé imparfait. Les intellectuels en France, 1944-1956 – comme à une entreprise idéologique, dont Alexandre Soljenistyne sur le plan des droits de l’homme et François Furet auquel son passage par le Parti Communiste apporte une légitimité à posteriori incarnent chacune des deux faces. Ce n’est pas un hasard en effet si les historiens, en présentant les années 1970 comme des années de rupture intellectuelle, ont cherché à accréditer l’idée d’une relation organique et durable depuis la Libération entre les intellectuels qui les ont précédés et le communisme. Ils s’inscrivaient se faisant dans le cadre d’une entreprise politique particulière : la stratégie mise en œuvre par le Parti Socialiste dans le cadre du Programme commun de gouvernement. Si l’usage du concept de totalitarisme s’impose donc dans le débat scientifique français, au moment où il tend à s’effacer ailleurs, c’est parce qu’il permet, tout en stigmatisant l’Union Soviétique, de marginaliser le Parti Communiste.
35Dès lors c’est l’ensemble de l’histoire intellectuelle française que M. Christofferson entreprend de passer au crible depuis 1945. Celle-ci se déroule sous le double signe de l’aspiration à la révolution et d’une aspiration à la liberté à laquelle les intellectuels n’ont jamais renoncé. L’éloignement avec le communisme intervient très tôt, pratiquement dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. La guerre froide, l’invasion de la Hongrie en 1956 puis la guerre d’Algérie viennent scander un éloignement progressif des intellectuels à l’égard des positions du Parti Communiste, éloignement encore accentué par les transformations de la société tout au long des années soixante, et qui culmine dans le mouvement de Mai 68. On peut être surpris de cette lecture dans la mesure où la critique du communisme qui émerge des rangs de la gauche intellectuelle s’accompagne selon l’auteur d’une autonomisation de celle-ci à l’égard des différents partis, voire de sa dépolitisation. La preuve en est la distance prise par les intellectuels sans exception à l’égard des espoirs portés par les révolutions chinoise et cubaine. Pour qui a en mémoire certaines déclarations de Sartre et Simone de Beauvoir ou du groupe Tel Quel autour de Philippe Sollers, il y a là une affirmation surprenante. Mai 68 vient corroborer cette prise de distance, signant la disgrâce du projet marxiste-léniniste au profit d’un gauchisme plus libertaire. La première partie de l’ouvrage – jusqu’à l’année 1974 – est donc l’occasion pour M. Christofferson de rétablir des continuités là où celles-ci ont été passées sous silence – est-ce réellement le cas s’agissant des liens entre la revue Socialisme ou Barbarie dont ils étaient les fondateurs et les positions adoptées immédiatement au moment de Mai 68 par Cl. Lefort et C. Castoriadis dans l’ouvrage qu’ils cosignent avec E. Morin ? – et de faire naître des causalités abusives, nées de rapprochements dépourvus de sens, comme celle qui situe les mêmes Lefort et Castoriadis dans le sillage de l’échec de Sartre à refonder un courant révolutionnaire triomphant. On peut s’interroger de la même façon sur les critères qui lui permettent de placer le mouvement de la Gauche prolétarienne au centre de l’histoire intellectuelle du début des années 1970. Certes, celle-ci joua un rôle auprès de certaines personnalités, mais cela ne signifie pas pour autant qu’elle ait incarné aux yeux de l’ensemble des intellectuels de gauche le seul espoir de démocratie directe. De ces affirmations découle le fait que la parution de l’Archipel de Goulag en 1974 n’ait été en réalité qu’un épiphénomène porté à hauteur d’événement par la seule faute du PCF en raison de ses attaques déployées contre Soljenitsyne et plus encore contre Le Nouvel Observateur. Le reste de l’histoire – la période 1975-1980 – relève d’une gigantesque construction ou reconstruction, les intellectuels s’accordant à voir dans l’antitotalitarisme le moyen le plus efficace pour discréditer le Parti communiste au profit du socialisme jugé plus progressiste. L’Archipel du Goulag devient sous la plume de l’auteur la « métaphore » sous laquelle s’engage le combat qui oppose sur la scène politique française les différentes forces de gauche pour la conquête du pouvoir. C’est au sein de cette comédie antitotalitaire que se forge le nouveau code génétique des intellectuels français, leur assimilation à la défense des droits de l’homme et leur engagement en faveur des dissidents de l’Est. Ultime supercherie, les « nouveaux philosophes » qui feront le lien entre les deux, prétendant entrer en dissidence contre l’avènement d’un État totalitaire en France incarné par l’arrivée possible de la gauche au pouvoir.
36Il pourra sembler facile mais pas inutile d’appliquer à notre tour à l’ouvrage de M. Christofferson la vision déconstructionniste dont il se réclame. Ce qui frappe au premier chef est le niveau de généralité du panorama qu’il dresse de l’histoire des intellectuels, une histoire ramenée à son niveau le plus plat, celui des événements politiques et des expressions publiques auxquelles ceux-ci donnent lieu. Le contraste est d’autant plus frappant avec la prétention qui est la sienne d’en dévoiler la clé : une stratégie politique prétendument cachée et agissant comme ressort unique et monolithique. Le plus problématique dans la démarche de M. Christofferson demeure sans doute le statut attribué à l’histoire des idées. Celle-ci n’apparaît, on l’a dit, qu’à l’état d’ombre, expression altérée d’une stratégie politique dictée par le Parti socialiste. Ceci explique la difficulté à suivre la version que l’auteur présente de cette histoire, à ce point évidente une fois qu’on en possède le chiffre, qu’on comprend mal que personne n’ait pu auparavant la déchiffrer. Son discours repose sur une constante valorisation des positions au détriment des œuvres, rendant inutile, voire superfétatoire toute forme d’exégèse ou de distance critique. Si les idées disparaissent de cette histoire, que dire des hommes ? Ceux-ci sont omniprésents et effacés à la fois et lorsqu’émergent certaines personnalités c’est en raison du rôle machiavélique qu’est le leur. Fi des débats entre intellectuels eux-mêmes. Les groupes se forment et se défont au gré des enjeux politiques. On peut alors se demander si l’auteur ne succombe pas à son tour à une forme de naïveté, celle-là même qu’il reproche aux historiens pourtant parmi les meilleurs connaisseurs de la période à l’image de Pierre Grémion ou Sudhir Hazareesingh, en interprétant le reflet d’un positionnement stratégique ponctuel comme le résultat d’une démarche intellectuelle durable ? Voici l’histoire des intellectuels de gauche réduite à la portion congrue, pâle superstructure d’une infrastructure elle-même ramenée aux tensions qui agitèrent les années d’existence du Programme commun. Stade ultime de la misère philosophique, jivaroïsation de la pensée soumise au seul déterminisme politique.
37Au-delà de ces remarques, on peut néanmoins s’interroger sur l’importance prise depuis quelques temps par les années 1970 dans l’interprétation du paysage intellectuel français contemporain. De ce point de vue l’ouvrage de M. Christofferson trouve sa place dans le courant révisionniste qui cherche à repenser la place du communisme dont il réactive en même temps l’idéal et relit dans cette perspective l’histoire intellectuelle de la seconde moitié du XXe siècle. On ne peut s’empêcher en effet de rapprocher ces thèses de M. Christofferson du climat philosophique actuel, qui, relativisant la réalité historique des régimes communistes, le hisse au rang de nouvel humanisme. Le premier et le dernier chapitre sont de ce point de vue révélateurs. C’est d’abord en effet le concept même de totalitarisme que M. Christofferson met en cause au début de son travail. Loin d’être scientifiquement fondé, l’emploi de ce dernier est étroitement corrélé au contexte de politique intérieure propre à chacun des pays dans lequel il se développe et de ce fait incapable de rendre compte des réalités politiques qu’il prétend saisir, qu’il s’agisse de l’Union soviétique ou du régime nazi. Le relativisme auquel aboutit M. Christofferson concerne non seulement l’interprétation à laquelle renvoie le terme de totalitarisme mais aussi les faits qu’il désigne. Ainsi peut-il évoquer dans le cas de l’Union Soviétique l’absence de stratégie de terreur globale, ou s’agissant de l’Allemagne nazie l’existence d’un consensus de la population visant à l’élimination de certaines de ses franges et mettre ainsi en doute l’idée selon laquelle la notion de terreur qualifierait adéquatement ces régimes. On peut également lire sous sa plume que la terreur n’est en rien inhérente au régime soviétique comme en témoigne sa disparition à la mort de Staline ou que l’effondrement de l’URSS en 1991 corrobore le caractère émancipateur de l’idéologie communiste. La lecture de la littérature dissidente ou celle de l’étude d’Anne Appelbaum, Goulag, le renseignerait peut-être sur une tout autre réalité. Le chapitre final consacré à François Furet est tout aussi éclairant sur le projet du livre. Il s’agit en effet de discréditer les conclusions formulées par l’historien dans L’avenir d’une illusion, lesquelles s’inscrivent en faux contre le tableau fantasmatique dressé aujourd’hui par les théoriciens d’un nouveau communisme humaniste. On ne discutera pas ici l’importance que M. Christofferson prête à François Furet dans l’évolution des idées en France. On critiquera le fait que cette excessive personnalisation vise à discréditer le travail d’un historien à l’aide d’arguments empruntés à une soi-disant stratégie personnelle. L’œuvre de Furet est en effet étudiée par M. Christofferson comme le lieu d’une double mystification, celle qui établit un lien historique direct entre révolution et totalitarisme mais aussi celle qui personnifie la mutation des intellectuels de gauche. Pour quel profit ? Qu’est-ce qui conduit un intellectuel de renommée internationale à mettre sa science au service d’une stratégie partisane aussi limitée dans le temps que dans ses ambitions ? Cela ne nous est jamais dit ; sans doute la noirceur de l’âme humaine et plus encore celle d’un fils de banquier en rupture de banc avec son milieu. L’ouvrage de M. Christofferson sur ce point ne fait que donner une expression plus large à l’ensemble de ceux qui, définissant une variante américaine de l’interprétation jacobine de la Révolution française, ont choisi depuis plusieurs années de faire de François Furet leur cible privilégiée.
Que nous apprend en fin de compte cette histoire de nous-mêmes ? Son principal intérêt tient en réalité au fait qu’elle souligne nos propres lacunes et notamment l’absence d’étude sur l’histoire de la pensée antitotalitaire et des courants qui la constituent. S’il faut en effet retenir quelque chose de la lecture de M. Christofferson, c’est l’urgence qu’il y a aujourd’hui à nous pencher sur cette période dont l’intérêt n’est pas seulement politique ou philosophique mais dont l’importance tient avant tout dans le rétablissement de ce que fut la réalité historique du totalitarisme.
Michael Christofferson, Les Intellectuels contre la gauche. L’idéologie antitotalitaire en France (1968-1981), Marseille, Agone, coll. « Contre-feux », 2009, 445 p.
Perrine Simon-Nahum
Notes
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[1]
Camille Grousselas, « Minorité et majorité : le débat Jaurès-Clemenceau à propos de « Un ennemi du peuple » d’Ibsen », Bulletin de la Société d’Études Jaurésiennes, n° 117, avril-juin 1990, pp. 4-6. Cet article constitue la présentation de l’article de Jaurès « À propos d’Ibsen », paru dans La Petite République, 30 décembre 1894.
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[2]
La RépubliCature, la caricature en France (1870-1914), Paris, CNRS Editions, 1997 (rééd. 2002) ; À la charge ! La caricature en France de 1870 à 2000, Paris, éditions de l’Amateur, 2004.
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[3]
Émile Gallé, le verrier dreyfusard, Paris, éditions de l’Amateur, 2004.
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[4]
La Commune de Paris, révolution sans images ? Politique et représentations dans la France républicaine (1871-1914), Seyssel, Champ Vallon, « Époques », 2004.